Article autour du basculement entre Mythos et Logos
Entretien: autour du basculement “Mythos et Logos”
Le passage du mythos au logos a marqué un tournant majeur dans l’histoire de la Grèce, et même dans celle de l’Occident. Alors que l’époque d’Homère privilégiait le mythe, le récit, la poésie et les dieux, l’époque de Platon privilégiera au contraire la raison, le vrai, la logique et la science : c’est toute la modernité qui se trouvait ainsi en gestation. Mais le logos doit-il exclure le mythos ? Un monde livré à la seule raison raisonnante serait-il viable culturellement ?
Question : Pour porter une véritable « politique de civilisation », au sens où vous l’entendez vous-même, après Edgar Morin, vous préconisez une nouvelle Renaissance et un retour à l’héritage grec. Votre intérêt pour le logos platonicien de la Grèce classique ne dénote-t-il pas pourtant une rupture avec ce qui constituait le cœur battant de la Grèce archaïque, à savoir le mythos, mis en avant par Nietzsche et Heidegger ? Une civilisation n’a-t-elle pas besoin de mythes pour s’épanouir ?
Réponse : Non, je ne suis pas à moitié grec, vilipendant le mythos et admirant le logos, cependant que d’autres font le contraire ! Je suis complètement grec, c’est-à-dire admirateur à la fois du mythos et du logos. Et, pourtant, il existe une coupure historiale entre les deux. Coupure essentielle, qui a peut-être existé dans d’autres civilisations (en Inde ? en Chine ?), mais qui, nulle part ailleurs, n’a été aussi marquée qu’en Occident.
Comment rendre compte de cette différence entre mythos et logos ? J’ai essayé de les définir, dès mes premières publications, il y a trente ans, comme deux formes de discursivité différentes, au sens où elles sont relatives à deux formes de vérité (aléthéia en grec) sans commune mesure.
Pour comprendre cette différence, les travaux de Jean-Pierre Vernant et de Marcel Détienne sur le mythe grec sont essentiels. Dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque [1979], Détienne a montré que, dans l’aléthéia archaïque du mythos, la vérité ne s’oppose pas au faux, mais à léthé, l’oubli. Donc, dans le mythe, le conteur, le devin ou le rhapsode parle pour transmettre de génération en génération les actes des dieux (dont les noms renvoient aux forces de la nature dans la Phusis grecque) et les exploits des hommes héroïques confrontés à ces forces extrêmes, de façon à les conserver en les actualisant dans la mémoire des hommes.
Le logos substituera à ce rapport Vérité vs. Oubli une autre opposition : là, le locuteur autorisé, c’est-à-dire le philosophe, cherchera à rompre avec les histoires multiples des hommes pour atteindre à une proposition universelle susceptible d’être soit vraie, soit fausse.
Question : Le mythe joue un rôle de dévoilement et de transmission : il implique un rapport au monde fondé sur la métaphore, s’élabore dans un cadre collectif et se transmet de génération en génération. La raison est à la fois plus individuelle et plus universelle : c’est ici un individu qui formule une « vérité » à valeur absolue, censée valoir en tout lieu et en tout temps. Comment distingueriez-vous plus précisément mythos et logos ?
Réponse : Il s’agit de deux façons de parler dont il faut remarquer qu’elles découlent l’une comme l’autre d’une propriété sous-jacente à toute parole, mise au jour par le grand linguiste Émile Benveniste. La parole est en effet structurée par une forme trinitaire telle que, quand j’ouvre la bouche pour parler, je dis nécessairement je à un tu à propos de il.
Dans le mythe, cette propriété trinitaire est constitutive d’un savoir narratif tel que, quand je parle, je (narrateur actuel) transmets à tu (narrataire actuel) des histoires que ce je tient de il (ancien narrateur). Or, dans le mythe, le fait de se trouver en position de narrataire (celui qui écoute) place ipso facto ce dernier en position de narrateur potentiel. Autrement dit, avoir entendu une histoire de la part d’un narrateur autorisé me place dans la position, voire dans l’obligation, de bientôt devoir la transmettre à mon tour. On peut donc dire que le mythe, en transmettant les exploits fondateurs des héros, ne cesse d’actualiser un passé immémorial en convoquant des sujets appelés à prendre rang dans des lignées narratives. Il ordonne des effets de subjectivation et de socialisation.
Le philosophe est celui qui affectera de ne rien comprendre aux histoires dont il est le destinataire au point qu’il se placera dans l’incapacité de les retransmettre. C’est là la position socratique par excellence.
C’est très différent dans le logos. Le philosophe est en effet celui qui affectera de ne rien comprendre aux histoires dont il est le destinataire au point qu’il se placera dans l’incapacité de les retransmettre. C’est là la position socratique par excellence. Socrate est celui qui, au lieu de transmettre l’histoire qu’il tient de son interlocuteur, va mettre en doute l’énoncé entendu, en torpillant son interlocuteur (« Socrate la torpille ») par cette apostrophe : « La différence entre toi et moi est que toi, tu crois que tu sais, alors que moi, je sais que je ne sais » – adage fameux que Platon prête à Socrate dans l’Apologie de Socrate (21d) et dans le Ménon (80d 1-3).
Bref, Socrate est celui qui ne comprend rien et qui ne veut surtout rien comprendre aux histoires dont on l’abreuve et qu’on lui demande de retransmettre. Il leur oppose une fin de non-recevoir. Il ne joue plus le rôle d’un tu qui accepte de devenir un narrateur potentiel. Il devient un il, en affectant d’être sourd et absent aux histoires des autres, renvoyant ainsi ces histoires au rang de semblants.
Question : De ce point de vue, le logos serait du côté de l’esprit critique, tandis que le mythos serait du côté de la tradition. Mais cela ne signifie-t-il pas du même coup que la raison est abstraite, dans le sens où elle s’abstrait du monde ? Le je n’a plus de tu auquel se rapporter. Il est perdu dans sa tour d’ivoire spéculative… Plus aucune médiation n’intervient entre l’individu borné et l’univers infini. Le poète tisse des liens ; le philosophe s’isole, en quelque sorte.
Réponse : En fait, dans le dialogue philosophique, dans le logos, le tu devient absent cependant que le il acquiert une sorte de présence. Mais, bien loin que cela mette fin au discours, cela le redéfinit et le relance autrement. Car ce il, qui ne représente plus qu’une pure forme impersonnelle dans les relations de personne, devient alors une non-personne idéale qui peut objecter à tout ce que le locuteur, celui qui dit je, affirme. Ce qui place ce locuteur dans une alternative nouvelle. Soit, devant un tel interlocuteur si peu coopératif, il se tait et renonce à raconter son histoire. Soit il se résout à produire une autre proposition, moins spécieuse, mieux formée, c’est-à-dire plus universellement soutenable. Si je en vient à formuler cette nouvelle proposition, cette dernière sera à son tour sujette à l’objection possible de il. Et ainsi de suite. Lorsque, devant la dernière proposition émise par je, le il ne sera plus en mesure de fournir une objection pertinente, la proposition sera considérée comme valide… jusqu’à ce qu’une nouvelle objection, émise dix minutes, dix ans ou dix siècles plus tard, force l’énonciateur qui l’aurait reprise à son compte, le je, à remanier à nouveau sa proposition.
Pour voir à l’œuvre ce fonctionnement, il suffit de se reporter au Ménon où l’on voit l’esclave avancer pas à pas, après chaque objection de Socrate, vers la seule réponse recevable à la question de savoir comment doubler la surface d’un carré.
Dans ce passage d’une forme à l’autre, le savoir produit a changé de statut : il était narratif, il est devenu démonstratif (ou apophantique selon le mot d’Aristote).
Le il du savoir démonstratif à l’œuvre dans le logos, par son impersonnalité même, fonctionne donc comme le pire et le meilleur des interlocuteurs : le pire parce qu’en émettant l’objection exacte aux propos du je, il peut ruiner ce propos, mais le meilleur parce qu’il permet aussi à ce dernier d’avancer vers une nouvelle proposition mieux construite, éventuellement (et temporairement) recevable comme vraie. Pour voir à l’œuvre ce fonctionnement, il suffit de se reporter au Ménon où l’on voit l’esclave avancer pas à pas, après chaque objection de Socrate, vers la seule réponse recevable à la question de savoir comment doubler la surface d’un carré.
Ce il, objecteur impénitent, est concevable comme un « personnage philosophique » (concept de Deleuze) dans la mesure où il est appelé à tenir ce rôle du pire et du meilleur des interlocuteurs propre à l’énonciation démonstrative dans la philosophie qui se constitue : après Socrate, dans le dialogue platonicien, ce sera, par exemple, le Malin Génie chez Descartes, ou Dionysos chez Nietzsche…
Question : Peut-on dire que le savoir narratif du mythos cherche à rendre compte des forces immenses de l’univers tout en renonçant à les expliquer de manière rationnelle, alors que le savoir démonstratif du logos part en quête d’une vérité universelle, objective, quitte à recentrer son discours sur des fragments du monde, sur des objets d’expérience et de raisonnement ?
Réponse : Là où le savoir narratif permettait de produire des savoirs multiples et uniques, le savoir démonstratif permet de produire des savoirs valides toujours et partout – au moins tant qu’une nouvelle objection n’aura pas contraint à une réélaboration.
Le mythos disait « ce qui fut, ce qui est et ce qui sera » (Détienne) dans une parole inobjectable visant à rendre visibles des forces gigantesques (celle de la phusis des Grecs) ; le logos ne parle que d’un objet du monde dans une parole objectable.
Le mythos disait « ce qui fut, ce qui est et ce qui sera » (Détienne) dans une parole inobjectable visant à rendre visibles des forces gigantesques (celle de la phusis des Grecs) ; le logos ne parle que d’un objet du monde dans une parole objectable.
À l’occasion de cette bascule entre savoir narratif et savoir démonstratif, c’est donc non seulement la définition de ce qui est vrai qui change, c’est aussi la grammaire énonciative. Nous passons d’un univers narratif unaire (qui, en se prenant lui-même comme référence, était en expansion infinie) et trinitaire (tendu dans le jeu énonciatif entre trois personnes verbales) à un univers démonstratif binaire (je/il) se devant de répondre aux fourches caudines du vrai ou du faux.
Question : Revenons-en si vous le voulez bien à ma problématique de départ : entre le mythos et le logos, lequel faut-il choisir ? Y a-t-il une incompatibilité entre les deux ?
Réponse : Je vois trois façons de répondre à cette question. La première, ce fut celle de Platon, qui a voulu créer le logos comme seul savoir légitime : puisque les poètes ne s’inscrivent pas dans l’ordre du vrai ou du faux, c’est… qu’ils mentent. L’œuvre de Platon a aussi été, on le sait, une machine à refouler les poètes hors les murs de la Cité philosophique qui se construisait. Pour le philosophe, les images exhibées par les conteurs ne traduisaient pas l’irruption des puissances gigantesques de l’invisible, elles n’étaient que le stigmate d’un non-être. Si, dans le mode narratif, elles étaient le moyen de surseoir à l’Oubli menaçant d’engloutir à jamais les exploits des héros et étaient donc, comme véhicules de la Mémoire, le meilleur organe de la Vérité, elles sont devenues dans la pensée philosophique l’expression du faux. C’est ainsi qu’elles ont été inscrites du côté du fictif, de l’illusoire, de la semblance et du faux-semblant (phantasmata). Elles ont été mises du côté de la doxa qui fait le lit de l’erreur en tant qu’elle permet l’attribution de l’être à ce qui n’est pas. Du coup, l’ancienne aléthéia du mythos a été redéfinie par cette première philosophie comme formant un couple oppositionnel non plus avec léthé (oubli), mais avec apaté (tromperie). Tous des illusionnistes – jusqu’aux sophistes qui se sont alors retrouvés mis dans le même sac que les poètes !
Il y a eu une seconde façon de répondre à cette opposition entre mythos et logos. De Nietzsche à Heidegger, il s’est en effet agi, selon des modalités bien différentes que je n’ai pas le loisir d’examiner ici, de réhabiliter le mythos (et les présocratiques) contre le logos.
Je me reconnais, pour ma part, dans une troisième philosophie qui ne joue ni le logos contre le mythos, ni le mythos contre le logos.
Je me reconnais, pour ma part, dans une troisième philosophie qui ne joue ni le logos contre le mythos, ni le mythos contre le logos.
Le mythos m’apparaît en effet comme ce qui renvoie à la génération des sujets en tant que sujets parlants se transmettant entre eux le don d’une parole référant à des forces extrêmes qui les dépassent de toute part. Cette problématique invite donc à penser qu’au fond de nous, nous sommes tous un peu Ulysse, Œdipe, Agamemnon ou Médée. C’est ce que la psychanalyse a redécouvert, nous donnant la possibilité de devenir le narrateur potentiel de son mythe individuel.
Et le logos m’apparaît comme une tentative de s’arracher aux contingences de la vie humaine où chacun est pris pour énoncer une vérité à propos d’un objet du monde dans lequel nous vivons. Dans cette perspective, on peut sortir un instant de sa condition de mortel, par exemple pour prouver que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits.
Pour conclure, je dirais que je ne veux renoncer ni au mythos, ni au logos, parce que ces deux états opposés sont constitutifs de notre être. Lequel est donc profondément clivé.
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