Leçon 3 : la revanche de l'artiste sur son rival l'artisan [ Seconde partie] (Cliquez sur le lien !)
Examinons cette hypothèse d'un artiste prenant sa revanche, en se hissant au niveau de la "création", prétendant ainsi marcher immodestement dans les pas du divin, quand il ne prétend pas purement et simplement corriger, voire remplacer Dieu et lui ravir la dévotion humaine. Partons d’un mythe : celui de Prométhée, ami des hommes, qui échange sa mortalité contre l’immortalité du dieu Chiron.
Bref résumé du mythe :
« Provoqué trop de fois par l'insolent Prométhée, Zeus décide de le punir, non pour avoir donné le feu et donc, le savoir aux hommes, mais pour avoir volé les dieux : en effet, la tâche confiée à Prométhée était de donner un souffle de vie à chaque créature, celle de son frère de les armer (griffes, défenses, crocs…) afin qu'elles puissent se défendre. Épiméthée ayant failli, le don du feu corrigeait la faiblesse humaine, et était justifié.
Zeus demande donc à son fils Héphaïstos de modeler la première femme, Prométhée n'ayant créé que des hommes. Chaque dieu et déesse offre une qualité à la créature : Athéna lui offre de beaux vêtements, Aphrodite la grâce et la beauté... et Hermès la curiosité, sur ordre de Zeus. Puis, le roi des dieux nomme la femme Pandore, ce qui signifie « cadeau de tous » (sous-entendu : de tous les dieux), et charge Hermès de l'offrir à Épiméthée. Celui-ci hésite, car son frère lui a ordonné de n'accepter aucun cadeau qui vienne des dieux. Mais celui-ci est subjugué devant la beauté de Pandore, et accepte.
En plus de punir les hommes, Zeus punit leur protecteur : Prométhée sera enchaîné sur le Mont Caucase et un aigle viendra dévorer son foie, qui repoussera néanmoins chaque nuit.
Héraclès délivre, enfin, Prométhée, lequel devient immortel grâce au centaure Chiron : celui-ci, blessé accidentellement par les flèches empoisonnées d’Héraclès, ne supportant plus la souffrance mais ne pouvant ni guérir ni mourir, demande la mort aux dieux. Zeus la lui accorde après que Chiron a légué son immortalité à Prométhée, car Zeus est alors reconnaissant envers Prométhée de lui avoir prédit que, s’il avait épousé la Néréide Thétis, le fils qu’ils auraient eu ensemble aurait été plus puissant que lui et l'aurait détrôné. »
Analyse :
La revanche de l’artiste sur l’artisan : l’artiste, un nouveau Prométhée
Prototype de l’homme du progrès, caractérisé par sa tension perpétuelle vers l’avenir, Prométhée, figure légendaire de la culture grecque, incarne également l’ambition de l’artiste s’octroyant, d’autorité, le droit à la « création » - à distinguer de la « production » et de la « fabrication » propres à l’humaine condition -, marchant ainsi délibérément sur les traces du divin, seul apte à faire surgir l’ « être » du « néant ».
Pas tout-à-fait un homme, en raison de son audace vertigineuse, mais pas non plus un dieu, car il est bien mortel, Prométhée incarne une situation tragique d’intermédiaire, de médiateur entre un inaccessible au-delà et un ici-bas « humain, trop humain », comme le dirait Nietzsche. C’est l’image traditionnelle que l’on retient de lui : enchaîné à mi-hauteur de la montagne et condamné à un châtiment éternel : l’aigle divin dévorant sans cesse son foie qui toujours repousse.
Tel est le destin de l’artiste classique, privé de tout droit sur la Beauté, valeur métaphysique inscrite dans la Nature, qu’il ne peut, tout au plus qu’imiter de manière dérisoire. Il lui faudra attendre bien des siècles pour qu’enfin il ne se contente plus de représenter de belles choses, mais que lui soit confié, pour reprendre la formule de Kant, le don (le Siècle des Lumières forgera la notion de « génie ») de créer de belles représentations des choses.
Souvent marginal, éternel provocateur, l’artiste se garde, toutefois, d’être un simple héros narcissique : c’est bien pour ses semblables qu’il œuvre, ne serait-ce qu’à titre d’éveilleur de conscience et de sensibilité. Cette philanthropie ne suffit cependant pas à l’exonérer de toute souffrance : à l’image de Prométhée enchaîné, condamné à une mutilation éternelle, l’artiste véritable est condamné à engendré son œuvre dans la douleur.
Privé du confort de l’artisan qui multiplie ses ouvrages à loisir sans perdre son âme, l’artiste, lui, s’il cherche le chef-d’œuvre, est conduit à s’offrir tout entier à son œuvre, à se perdre en elle, corps et âme, à habiter la matière qui lui offrira, en échange, l’immortalité. Que nous reste-t-il de nos plus grands artistes désormais disparus, sinon leurs œuvres qui vibrent encore de leur présence ?
Bref, pour filer jusqu’au bout la comparaison avec cette figure mythologique, on notera que cette souffrance engendrée par la création authentiquement esthétique va porter ses fruits, puisque l’artiste va avoir l’opportunité de se substituer à un dieu mort pour lui, tel Prométhée héritant de l’immortalité du dieu Chiron recevant en retour sa mortalité.
L’homme prométhéen qui porte la culture à son plus haut degré d’expression, repousse sans cesse les limites de l’humanité et s’ouvre les portes d’une dimension illimitée qui n’est pas sans le rapprocher, toute proportion gardée, de Dieu.
On reparlera un peu plus loin des ambitions divines de l’artiste, mais d’ores-et-déjà, on peut s’en faire une idée à travers :
- L’esthétique d’Yves Klein qui dirige ses « pinceaux vivants », « à la manière de… » Dieu : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était … Yves Klein »
- L’esthétique de Salvador Dali : son Opéra : « Être Dieu ».
Deux liens :
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