Philoforever

Cours sur l'Histoire

L’histoire

 

 

Introduction

 

« Rien de nouveau sous le soleil », écrivait l’Ecclésiaste. « Le soleil est chaque jour nouveau » rétorque Héraclite. Permanence et changement sont tous deux nécessaires pour qu’il y ait histoire : changement, pour qu’il y ait quelque chose à raconter : « les peuples heureux n’ont pas d’histoire » ; et permanence, pour que l’histoire ait malgré tout un sens qui la rende intelligible.

Mais comment étudier l’histoire, concrètement ? Et pourquoi ?

 

I. Comment ? Epistémologie

A. Quelques principes épistémologiques

 

L’histoire a d’abord été conçue comme une enquête. C’est la vision de l’historien grec Thucydide (460-395 av. J.-C.), un des premiers historiens avec Hérodote. L’histoire est une enquête, car nous n’avons jamais les faits en première main : il faut interroger les gens, et se contenter de témoignages et d’indices.

Pour qu’il y ait histoire, remarque Cournot[1], il faut être à mi-chemin entre la nécessité et le hasard. Si la nécessité régnait, comme dans les phénomènes naturels, il ne s’agirait pas d’histoire mais de science. Mais si l’histoire n’était faite que de hasards, comme à la loterie, il ne pourrait pas y avoir de discipline historique du tout[2].

Max Weber apporte un élément important à l’épistémologie de l’histoire avec sa célèbre distinction entre explication et compréhension qui permet de distinguer les sciences naturelles des sciences humaines. Dans les sciences naturelles comme la physique et la chimie, on procède par explication : on décrit, de l’extérieur, les rapports entre les phénomènes. Dans les sciences humaines en revanche, comme l’histoire, la sociologie et l’économie, on procède par compréhension, c’est-à-dire qu’on tente de se mettre à la place des hommes que l’on étudie et de comprendre les choses de leur point de vue, subjectivement, par empathie.

B. Structure ou événement ?

Classiquement, l’histoire était conçue comme histoire événementielle. Il s’agissait de raconter les grands événements les plus marquants : guerres, accords, famines, relations entre dirigeants politiques et religieux, etc. Une révolution se produisit en France dans les années 1930 avec l’Ecole des Annales, groupe de jeunes historiens (Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel) qui remirent en cause cette approche au nom d’une approche structurale. Au lieu de se focaliser sur les grands événements qui ne sont jamais que « l’écume de l’histoire », il faut faire une micro-histoire qui analyse les petits faits structurels : sociaux, économiques, démographiques, etc. Fernand Braudel conçoit ainsi le temps historique comme un temps hétérogène, composé de plusieurs strates superposées : le temps géographique (temps long), le temps social (temps moyen) et le temps individuel (temps court, à l’échelle d’une vie humaine)[3].

Nous pouvons illustrer cette théorie de manière assez simple avec la notion de cycle économique : là aussi on observe une périodicité structurale (qui ne dépend pas des individus mais de règles propres à un système économique) et une superposition de différentes temporalités : cycles longs ou Kondratiev (40 à 60 ans), cycles des affaires ou Juglar (7 à 11 ans) et cycles mineurs ou Kitchin (3 à 4 ans). Chaque cycle est composé d’une phase A de croissance et d’une phase B de récession. Voici, à titre d’illustration, les cycles Kondratiev depuis la révolution française :

 

dates

1790

1814

1848

1873

1896

1929

1945

1975

2005

 

 

A

B

A

B

A

B

A

B

 

durée

 

24

33

24

23

33

16

30

30

 

durée

 

57

56

46

60

 

 

Concluons par l’hypothèse, défendue dans les années 1970 par l’historien Pierre Nora, d’un retour de l’événement, notamment en raison de l’influence des médias qui, combinés à la démocratie, peuvent donner un retentissement important à un événement singulier, et donc produire des conséquences historiques au même titre que les données structurelles des pays considérés.[4]

NB : l’approche structurale de l’histoire est proche de la conception marxiste.

 

 

II. Pourquoi ?

 

 

A. Tirer les leçons du passé

 

L’histoire nous permet de tirer les leçons du passé : « celui qui ignore son histoire est condamné à la revivre ». Cette idée est critiquable : peut-on vraiment tirer des leçons du passé ? En effet, l’histoire ne se répète jamais deux fois à l’identique. Chaque situation est toujours nouvelle. C’est donc uniquement dans la mesure où elle consiste en une analyse suffisamment profonde pour nous faire accéder à une vérité universelle et intemporelle sur l’homme que l’histoire peut nous servir pour aborder le présent et l’avenir.

Au-delà, on peut penser qu’il existe un devoir de mémoire afin de ne pas commettre les mêmes erreurs, que ce soit envers nous-mêmes ou envers les autres. L’idée d’une responsabilité collective peut favoriser cette idée. Par exemple avec l’idée que les hommes sont responsables des actes de leurs ancêtres.

Cette idée est discutable : il faut aussi savoir tirer un trait sur le passé, sans quoi aucune paix ne serait possible et on tomberait dans un fonctionnement de type « vendetta ». Qu’il s’agisse du conflit israélo-palestinien, de l’esclavage ou de la Seconde Guerre mondiale, il faut sans doute, à un moment donné, admettre que l’histoire appartient au passé pour aller de l’avant et construire l’avenir sur de nouvelles bases.

Autrement dit, ici comme ailleurs l’oubli et le pardon sont des facteurs essentiels de paix, d’harmonie et de justice.

 

B. Connaître l’homme (histoire et poésie)

 

L’histoire entretient un lien avec l’existence en ce qu’elle permet de la connaître. Etudier l’histoire, c’est-à-dire ce qu’ont fait les hommes, permet de mieux connaître la nature humaine. En ce sens l’histoire peut être rapprochée de la poésie. De manière assez étonnante, les philosophes classiques ont généralement considéré que la poésie était un meilleur moyen de connaître l’homme que l’histoire.

C’est d’abord Aristote qui exprime ce point de vue. La supériorité de la poésie sur l’histoire comme voie d’accès à la nature humaine se justifie, selon lui, par le fait que la poésie présente le général alors que l’histoire ne donne que le particulier. Or il n’y a pas de science du particulier, il n’y a de science que du général (la science étudie les choses en général, et non les individus particuliers).

 

[L]a différence entre l’historien et le poète ne vient pas du fait que l’un s’exprime en vers ou l’autre en prose (…) ; mais elle vient de ce que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi l’on peut s’attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier. Le général, c’est telle ou telle chose qu’il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément à la vraisemblance ou à la nécessité ; c’est le but visé par la poésie, même si par la suite elle attribue des noms aux personnages. Le particulier, c’est ce qu’a fait Alcibiade, ou ce qui lui est arrivé.

Aristote, Poétique, IX

 

Quelques siècles plus tard, Schopenhauer aboutit à la même conclusion qu’Aristote, qu’il illustre par une métaphore éclatante :

 

[L]a peinture de l’homme dans la série continue de ses aspirations et de ses actions, tel est donc le but élevé de la poésie. Sans doute, l’expérience et l’histoire nous apprennent aussi à connaître l’homme ; mais elles nous montrent les hommes plutôt que l’homme ; c’est-à-dire qu’elles nous fournissent des notions empiriques sur la façon dont les hommes se conduisent les uns envers les autres, notions d’où nous pouvons tirer des règles pour notre propre conduite, plutôt qu’elles ne nous ouvrent des vues profondes sur la nature intime de l’humanité. (…) L’histoire est à la poésie ce que le portrait est au tableau d’histoire ; la première nous donne la vérité particulière, la seconde la vérité générale. (…) Le poète place, avec choix et intention, des caractères importants dans des situations importantes ; l’historien prend, comme ils viennent, situations et caractères. (…)

[C]’est pourquoi, quelque paradoxal que cela paraisse, il faut attribuer beaucoup plus de vérité intrinsèque, réelle, intime à la première qu’à la seconde. (…)

L’historien pur et simple, qui travaille seulement sur des données certaines, ressemble à un homme qui, sans aucune connaissance des mathématiques, sur des figures trouvées par hasard, calcule leurs rapports par des dessins ; le résultat, auquel il arrive empiriquement, est entaché de toutes les fautes de la figure dessinée ; le poète au contraire est comme le mathématicien qui construit ces rapports a priori, dans l’intuition pure, et qui les exprime, non tels qu’ils sont dans la figure dessinée, mais comme ils sont dans l’idée que ce dessin doit représenter.

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, III, § 51

 

L’histoire ne nous livre donc pas tant la connaissance de l’homme abstrait, comme la poésie, que celle de l’homme concret, du peuple pris dans tel ou tel contexte particulier. A ce titre, elle permet aux hommes d’acquérir une conscience collective d’eux-mêmes, de comprendre d’où ils viennent et où ils vont.

 

L’histoire est pour l’espèce humaine ce que la raison est pour l’individu. Grâce à sa raison, l’homme n’est pas renfermé comme l’animal dans les limites étroites du présent visible ; il connaît encore le passé infiniment plus étendu, source du présent qui s’y rattache : c’est cette connaissance seule qui lui procure une intelligence plus nette du présent et lui permet même de formuler des inductions pour l’avenir. (…) De même un peuple qui ne connaît pas sa propre histoire est borné au présent de la génération actuelle : il ne comprend ni sa nature, ni sa propre existence, dans l’impossibilité où il est de les rapporter à un passé qui les explique ; il peut moins encore anticiper sur l’avenir. Seule l’histoire donne à un peuple une entière conscience de lui-même. L’histoire peut donc être regardée comme la conscience raisonnée de l’espèce humaine ; elle est à l’humanité ce qu’est à l’individu la conscience soutenue par la raison, réfléchie et cohérente.

Schopenhauer, Id., Supplément au livre III, § 38

 

Le philosophe contemporain Paul Ricœur rejoint ce point de vue. Selon lui, l’histoire vise à élaborer une subjectivité d’ordre supérieur. L’histoire est une riposte à notre décourageante historicité (Histoire et vérité). C’est une recherche d’authenticité et de vérité. C’est le mouvement par lequel l’homme prend conscience de lui-même. Il s’agit d’édifier une subjectivité de haut rang : la subjectivité de l’homme.

 

 

C. L’influence de l’histoire sur la vie

On peut envisager, plus précisément, le rapport de l’histoire à la vie. C’est le grand souci de Nietzsche, dont la réflexion est focalisée sur la vie et sur les conditions qui la favorisent ou la répriment. L’histoire, comme toute connaissance, peut être envisagée dans son rapport à la vie. Nietzsche distingue ainsi trois types d’histoire : l’histoire monumentale, l’histoire antiquaire et l’histoire critique.

 

L’histoire appartient avant tout à l’actif et au puissant, (…) qui, ayant besoin de maîtres, d’exemples, de consolateurs, ne saurait les trouver parmi ses compagnons (…) qui ne font que s’agiter et se débattre ; pour qu’il ne se prenne pas à désespérer et à ressentir du dégoût, il a besoin de regarder derrière lui. (…)

L’histoire appartient en second lieu à celui qui conserve et qui vénère, à celui qui, avec fidélité et amour, tourne les regards vers l’endroit d’où il vient, où il s’est formé. (…) Il veut conserver les conditions sous lesquelles il est né, pour ceux qui viendront après lui, et c’est ainsi qu’il sert la vie. (…) Quand l’histoire sert la vie passée au point qu’elle mine la vie présente et surtout la vie supérieure, quand le sens historique ne conserve plus la vie mais qu’il la momifie, c’est alors que l’arbre se meurt. (…)

Pour pouvoir vivre, l’homme doit posséder la force de briser un passé et de l’anéantir et il faut qu’il emploie cette force de temps en temps. (…) Il arrive pourtant parfois que cette même vie qui a besoin de l’oubli exige la destruction momentanée de cet oubli. Il s’agit alors de se rendre compte combien injuste est l’existence d’une chose, par exemple d’un privilège, d’une caste, d’une dynastie, de se rendre compte à quel point cette chose mérite de disparaître.

Seconde considération inactuelle, 1874

 

Essayons de donner un sens concret à ce texte étonnant. La réflexion de Nietzsche nous permet de comprendre l’essence du conservatisme politique : il ne s’agit en effet de rien d’autre que de conserver des conditions qui ont fait leurs preuves dans le passé de leur capacité à organiser la société et donc à conserver la vie. On trouve ce genre d’arguments chez les philosophes conservateurs, par exemple chez les contre-révolutionnaires Edmund Burke, Louis de Bonald ou Joseph de Maistre.

Heidegger remarque que ces trois genres d’histoire sont liés aux trois ekstases temporelles du Dasein, c’est-à-dire aux trois projections temporelles : projection dans l’avenir (à laquelle correspond l’histoire monumentale, qui donne des exemples pour l’action), projection dans le passé (histoire antiquaire), et projection dans le présent (histoire critique)[5].

Nietzsche poursuit sa réflexion en remarquant que l’excès des études historiques est nuisible à la vie et à l’action, notamment à cause de l’historicisme, qui introduit scepticisme et cynisme. Pour agir il faut ignorer, il faut ne voir qu’une partie des choses, car celui qui voit les choses entièrement voit aussi leur mauvais côté. Par exemple, l’histoire monumentale ne doit pas révéler la totalité de l’action des grands hommes si elle veut servir de modèle d’action. Elle doit laisser de côté ce qu’il y a de mesquin, de petit, de mauvais dans les grandes actions. Ainsi seulement l’histoire pourra entretenir un enthousiasme pour la vie et l’action. Cette vision des choses découle de l’idée nietzschéenne selon laquelle la vie a besoin du mensonge pour se conserver. C’est une idée discutable.

Voici un exemple concret de relation entre histoire et existence. Selon Tolstoï, pour l’homme civilisé la mort n’a plus de sens. Elle ne peut en avoir car la vie du civilisé est plongée dans le « progrès » et l’infini. Selon son sens immanent, une telle vie ne devrait pas avoir de fin. Au contraire, Abraham et les paysans d’autrefois pouvaient se dire « satisfaits » de la vie.

III. Quelques interprétations de l’histoire

 

Pendant très longtemps, de très nombreux peuples ont eu une vision cyclique de l’histoire. De nombreuses religions prévoient une sorte de cycle, au terme duquel les péchés de l’humanité seront rachetés et tout repartira de zéro… Et il faut reconnaître que tout invite à penser l’histoire ainsi : le cycle des jours, le cycle de la lune, le cycle des saisons, voire le cycle de la vie elle-même… Il est important de comprendre que l’idée d’une histoire linéaire et orientée vers un but (ou du moins progressant vers une nouveauté constante) est une idée récente qui n’a pas toujours été de mise.

A. Les téléologies

1. Origine : la religion chrétienne (Saint Augustin)

Les téléologies (du grec telos, le but ou la fin) sont des conceptions de l’histoire qui reposent sur l’idée de finalité, autrement dit sur l’idée que l’histoire se dirige vers un certain but prédéterminé. Cette idée est d’abord une idée religieuse, qui s’exprime pour la première fois, dans la culture européenne, chez Saint Augustin (354-430). Le 24 août 410, le monde antique s’écroule car Rome est pillée par les troupes du roi wisigoth Alaric. Or Rome était chrétienne depuis un siècle. Augustin répond à l’opinion publique païenne qui y voit la responsabilité du christianisme. Il explique que le monde est constitué de deux cités : la cité de la terre et la cité terrestre. L’histoire du monde est un combat entre ces deux cités. Le combat entre l’amour du bien et l’amour de soi est un principe directeur de l’histoire du monde. Au terme de ce combat aura lieu le jugement dernier qui apportera la condamnation éternelle des méchants et le bonheur éternel des justes. Le Christ descendra du ciel pour juger les vivants et les morts. Cette conception de l’histoire eut une grande influence sur le Moyen Âge et sur les utopies sociales et historiques.

2. Le progrès historique (Kant, Hegel)

Kant, le premier, constituera une téléologie moderne qu’on peut voir comme une lointaine héritière de celle d’Augustin. Dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (un ouvrage très court dont je vous recommande la lecture), Kant explique que tout, dans la nature, semble fait pour une certaine fin. En particulier, les dispositions de tous les êtres vivants sont destinées à s’épanouir. Pour les animaux, cet épanouissement se fait au cours de la vie, et l’oiseau ou le poisson atteint son développement total dès qu’il arrive à maturité. L’homme, en revanche, a une disposition bien particulière : l’intelligence et la moralité. Par conséquent, une seule vie ne suffit pas pour porter ces facultés à leur degré de développement suprême. Il faut plusieurs générations pour cela, et l’homme actuel (Kant écrit à la fin du XVIIIe siècle) n’a toujours pas abouti à cet état final, à cette fin de l’histoire.

Mais cette idée de finalité n’est guère scientifique. Kant le reconnaît, et affirme qu’il faut y voir là une hypothèse étonnante : tout se passe comme si la nature avait une fin, et suivait un plan prédéterminé, une forme de providence. Mais il faut encore dire quel est le moyen dont se sert la nature pour parvenir à un tel développement de l’homme. Selon Kant, ce moyen est l’insociable sociabilité. Ce n’est plus tout à fait le conflit augustinien entre l’amour du bien et l’amour de soi, mais ce n’en est pas très loin : il s’agit de la tension chez les hommes entre le penchant à s’associer et le penchant à s’isoler :

 

Le moyen dont se sert la nature pour mener à son terme le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où cet antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par des lois. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société. Une telle disposition est très manifeste dans la nature humaine. L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s’isoler) : en effet, il trouve en même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa guise et il s’attend à provoquer partout une opposition des autres, sachant bien qu’il incline lui-même à s’opposer à eux. Or, c’est cette opposition qui éveille toutes les forces de l’homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait que, poussé par l’appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il se taille une place parmi ses compagnons qu’il ne peut souffrir mais dont il ne peut se passer. Ainsi vont les premiers véritables progrès de la rudesse à la culture, laquelle repose à proprement parler sur la valeur sociale de l’homme ; ainsi tous les talents sont peu à peu développés, le goût formé, et même, par le progrès des Lumières, commence à s’établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer notre grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés, et ainsi enfin transformer cet accord pathologiquement[6] extorqué pour l’établissement d’une société en un tout moral. Sans ces propriétés, certes en elles-mêmes fort peu engageantes, de l’insociabilité, d’où naît l’opposition que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés en germes pour l’éternité, dans une vie de bergers d’Arcadie[7], dans une concorde, un contentement et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu’ils paissent, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leur bétail, ils ne rempliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme nature raisonnable. Il faut donc remercier la nature pour leur incompatibilité d’humeur, pour leur vanité qui en fait des rivaux jaloux, pour leur désir insatiable de possession et même de domination ! Sans cela, toutes les excellentes dispositions naturelles qui sont en l’humanité sommeilleraient éternellement sans se développer. L’homme veut la concorde ; mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.

Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4e proposition

 

Il ne faut donc pas voir dans les guerres un signe de l’inexistence de Dieu, au contraire : la conflictualité humaine est le signe d’un sage ordonnancement du monde, car ce sont les conflits qui mènent à un épanouissement des dispositions morales de l’homme : les guerres civiles aboutissent à la création d’Etats dont les lois réaliseront progressivement la paix et la justice ; et les guerres entre Etats mèneront progressivement à la constitution d’organismes internationaux régulant et pacifiant les relations entre Etats, menant à une paix universelle. Kant prévoyait dès la fin du XVIIIe siècle la création d’une Société des Nations, laquelle vit effectivement le jour en 1920, et continue d’exister aujourd’hui : il s’agit de l’ONU.

Hegel, dans la lignée de Kant, pense toute l’histoire du point de vue du développement de l’homme, ou plus exactement de l’Esprit du monde, entité quelque peu mystérieuse qu’il appelle aussi Idée ou Concept. Chez Hegel aussi c’est la conflictualité qui est la source du progrès : on parle d’une vision dialectique de l’histoire. A cela, Hegel ajoute l’idée de la ruse de la raison. De la même manière que Kant affirmait que « le moyen dont se sert la nature » est l’insociable sociabilité entre les hommes, Hegel affirme que la Raison, pour se développer dans l’histoire, use d’une ruse, à savoir les passions. Les passions individuelles mènent les grands hommes à réaliser, à leur insu, les desseins de la providence, à savoir la réalisation de l’Idée. Ainsi, Alexandre le Grand, César ou Napoléon sont mus par leurs passions personnelles, quelles qu’elles soient. Et les peuples les suivent instinctivement, eux aussi par passion, sans bien savoir pourquoi. La réalité historique est que ces êtres incarnent, par leur action, le mouvement du progrès. Ils croient suivre leurs passions, mais ils réalisent en réalité, par leurs conquêtes, leurs guerres et leur soif de gloire, le progrès de la Raison universelle.[8]

L’histoire consiste en une succession d’étapes de la forme thèse, antithèse, synthèse. Par la thèse, quelque chose est posé ; par l’antithèse, cette chose est niée par une autre entité qui entre en conflit avec elle ; ce conflit se résout dans la synthèse, état final qui dépasse les deux étapes précédentes en conservant ce que chacune avait de « valable ». Voici quelques exemples de dialectique :

 

 

Thèse

Antithèse

Synthèse

Histoire

de la

philosophie

école ionienne

(Héraclite) :

tout est changement

école éléate

(Parménide) :

le changement n’existe pas

Platon : les Idées sont éternelles, mais leurs images sont changeantes

Théologie

Père

Fils

Saint-Esprit

Histoire de la religion

Catholicisme

Réforme

Contre-Réforme

Histoire des idées

Philosophie des Lumières

Romantisme

Sciences humaines

Rapports humains

Conflit

Esclavage

Révolution

Dissertation

Thèse

Antithèse

Synthèse

Dialogue

Idée

Critique

Accord

Conscience humaine

Conscience immédiate

Aliénation dans les choses (création artistique)

Prise de conscience de soi, retour en soi

 

Cf. la dialectique du maître et de l’esclave.

Cette philosophie a pour effet, comme celle de Kant, de justifier les conflits. C’est une des limites possibles de cette vision des choses. Peut-on véritablement justifier les conflits au nom de l’ordre supérieur auquel ils permettent d’aboutir ? Peut-on, par exemple, « dialectiser la Shoah », c’est-à-dire voir dans ce génocide une étape nécessaire du progrès historique ?

3. La fin de l’histoire

Selon Hegel, ce développement dialectique doit mener à un Etat final, dans lequel l’Esprit du monde, ou la conscience universelle, aura parfaitement pris conscience de lui-même. Hegel affirme même que cette fin de l’histoire a été atteinte dès 1806, quand Napoléon est entré à Iéna. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus de guerres ni de conflits à l’avenir, mais qu’avec les conquêtes napoléoniennes les idées de la révolution de liberté, d’égalité et de justice se sont répandues en Europe, ce qui constitue le sommet du développement de l’Esprit du monde. A l’avenir il n’y aura plus aucun progrès significatif de ce point de vue.

Cette idée d’une fin de l’histoire, vulgarisée en France par Alexandre Kojève dans l’entre-deux guerres, fut remise à la mode par le géopoliticien Francis Fukuyama en 1989, à la chute du mur de Berlin. Celui-ci voyait dans la chute de l’URSS le signe que le monde entrait dans une période finale, où la démocratie ne cesserait de s’imposer et de progresser, ce qui, en vertu du théorème géopolitique selon lequel une guerre est impossible entre démocraties, devrait mener rapidement à la fin de l’histoire au sens, cette fois, de la cessation des conflits violents entre les hommes. Nous serions donc en passe d’entrer dans la paix perpétuelle rêvée par Kant…

Au rebours de toutes ces conceptions qui cherchent le sens de l’histoire, on peut penser avec Shakespeare que l’histoire n’est qu’un chaos qui n’a absolument aucun sens : “Life is a tale told by an idiot, full of fury and signifying nothing.” (« La vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de fureur et qui ne signifie rien. »)

B. Quelques interprétations de la modernité

1. Le marxisme (Marx, Moore)

Nous avons vu l’interprétation marxiste de l’histoire : société primitive, société antique (esclavage), société féodale (servage), société bourgeoise (prolétariat), société communiste. Nous avons vu l’approche marxiste employée par les historiens structuralistes de l’école des Annales. L’historien et sociologue Barrington Moore (1913-2005) présente également une interprétation marxiste de l’histoire, et en particulier du passage à la modernité. Ce passage, selon lui, peut se faire par trois types de révolutions différentes :

(1) Premier cas : la bourgeoisie peut gagner la révolution par ses propres moyens : il se produit alors une révolution bourgeoise, qui mène à la démocratie. Ex : Angleterre (1688), France (1789), Etats-Unis (Guerre de Sécession, 1861-1865).

(2) Deuxième cas : la bourgeoisie ne peut gagner qu’avec l’aristocratie terrienne : on assiste alors à une modernisation fasciste. Ex : Allemagne, Italie, Japon.

(3) Dernier cas : la bourgeoisie est quasi absente, les paysans nombreux, l’aristocratie terrienne est bureaucratisée : cela mène à une révolution communiste. Ex : Russie, Chine.

2. Le procès de civilisation (Freud, Elias)

Dans le sillage de Freud, le sociologue Norbert Elias élabore une théorie de la modernité fondée sur l’idée de culture au sens de médiation. En ce sens la culture consiste à différer les pulsions, à les médiatiser par des moyens symboliques comme le langage (ex : s’insulter au lieu de se frapper physiquement est une première forme de médiatisation de nos pulsions). Ce procès, ou processus, s’est réalisé concrètement en Europe par le phénomène de curialisation (de cour) : ce terme désigne l’extension des manières de faire à la cour du roi à l’ensemble de la société. En imitant la cour du roi, l’ensemble de la société s’est peu à peu engagé sur le chemin de la culture et de la civilisation. Cela se traduit par une société contemporaine où les pulsions antisociales sont soigneusement contrôlées et médiatisées – c’est-à-dire refoulées ou sublimées, pour reprendre le vocabulaire freudien. Par exemple, la guerre a aujourd’hui disparu d’Europe. Les affects qu’elle exprimait se déploient désormais, respectivement, dans le sport (il est intéressant de voir à quel point le sport reproduit exactement, dans sa structure et son esprit, le jeu de la guerre aristocratique : entraînement, code de l’honneur rigoureux et règles du jeu, identifications « patriotiques » locales, compétitions organisées, supporters) pour le peuple et dans les joutes oratoires de l’assemblée nationale pour les élites.

3. Rationalité et désenchantement du monde (Weber, Gauchet)

Une des lectures de la modernité les plus pertinentes est sans doute celle de Max Weber. Celui-ci voit dans la rationalité l’essence de la modernité. L’organisation rationnelle des sociétés, des rapports politiques, économiques et sociaux serait la clé permettant de comprendre l’évolution de nos sociétés au cours des derniers siècles. Cette théorie se relie à l’identification par Weber de trois formes de domination – traditionnelle, charismatique et légale rationnelle. L’idée est que l’on passe progressivement de la première forme à la troisième forme de domination – bien que le système bureaucratique, méritocratique et technocratique n’exclue pas le retour périodique de la domination charismatique, et même la favorise par la généralisation de l’élection du chef de l’Etat ou du gouvernement au suffrage universel direct.

4. Le postmatérialisme (Inglehart)

Le sociologue Ronald Inglehart insiste sur le passage d’une société matérialiste à ce qu’il appelle une société postmatérialiste. A partir d’un outil d’analyse rigoureux (le même groupe de questions posées à des échantillons représentatifs des pays occidentaux au cours d’une période de plus de trente ans), il dégage l’évolution des mentalités et des valeurs dominantes dans ces sociétés. La question posée par Inglehart était la suivante : Quel est selon vous l’ordre de priorité entre ces quatre principes ?

(1) maintien d’un taux de croissance

(2) maintien de l’ordre dans le pays

(3) augmenter la participation des citoyens aux décisions du gouvernement

(4) garantir la liberté d’expression

Les deux premiers principes sont considérés comme « matérialistes », les deux seconds comme « postmatérialistes ». Inglehart montre que les préoccupations des Occidentaux ont évolué, depuis 1950, depuis les préoccupations matérialistes vers des préoccupations postmatérialistes.

5. Histoire et technique

Enfin, on peut insister sur l’importance de la technique dans le développement historique. L’étude de la guerre, par exemple, montre combien l’histoire de l’humanité est liée aux moyens techniques à sa disposition. Pour schématiser, on pourrait dire que ce sont les progrès techniques qui ont forcé les hommes à renoncer à leur vieille tradition guerrière, devenue bien trop dévastatrice, et à inventer de nouveaux types de rapports et de régulation (OMC, FMI, ONU, CPI, etc.).

La technique et la science constituent un fil directeur extrêmement solide pour comprendre l’histoire, car le progrès (en un sens moralement neutre, c’est-à-dire au sens d’orientation ou d’accumulation) qui s’y déploie est absolument incontestable. Il est douteux que l’homme évolue beaucoup d’un point de vue moral, intellectuel ou même culturel ; en revanche, l’évolution des sciences et des techniques est une évidence.

Les conséquences du progrès scientifique et technique sont multiples. Je vous renvoie au cours sur l’Etat, IVe partie : les analyses de Foucault sur le passage du gouvernement des sujets à la gestion d’une population sont en effet étroitement liées à l’émergence de savoirs nouveaux et de techniques correspondantes. L’effet cliquet qu’on observe en droit, et de manière plus générale la judiciarisation de la société, ne sont que des exemples parmi bien d’autres de l’influence de la technique sur la société. Ceci est à relier avec l’idée que l’on a la morale qu’on peut se permettre – ainsi le progrès technique fournit une clé qui permet peut-être de comprendre l’évolution des normes juridiques et morales.

Conclusion

 

Il reste une question majeure que nous n’avons pas abordée : la question de l’historicisme. Ce concept peut se comprendre en plusieurs sens assez divergents. L’historicisme peut d’abord signifier une prise en compte de l’histoire destinée à relativiser toute norme ou valeur, à montrer son ancrage historique et donc à nier l’universalité des valeurs. En un autre sens, l’historicisme peut désigner la thèse selon laquelle l’histoire est régie par un déterminisme rigoureux et des « lois de l’histoire » qui permettent de prédire l’avenir, même si ce n’est que de façon imprécise. En ce sens, le marxisme est un historicisme.

Mais nous aborderons la question de l’historicisme au premier sens lorsque nous nous interrogerons sur l’universalité des valeurs. Disons simplement que la diversité géographique ou historique des normes n’est pas un argument suffisant pour écarter immédiatement l’idée d’une certaine universalité des valeurs. Quant à l’historicisme au deuxième sens, c’est une question qui reste ouverte, bien qu’elle ait été décrédibilisée par la chute de l’URSS, et à laquelle, j’espère, ce cours et le précédent donnent quelques éléments de réponse…

 



[1] Antoine-Augustin Cournot (1801-1877), philosophe et mathématicien français du XIXe siècle.

[2] Cournot, « Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique philosophique » in Critique philosophique.

[3] Fernand Braudel, Ecrits sur l’histoire ; La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Préface à la première édition. Cf. aussi votre manuel, p. 262.

[4] Pierre Nora, Faire de l’histoire, « Le retour de l’événement ».

[5] Heidegger, Être et temps, § 76.

[6] « Pathologique » signifie : qui a pour principe quelque chose de passif. Un accord « pathologiquement extorqué » n’est pas librement consenti. Il est l’œuvre de la nature (des circonstances qui nous y forcent) et non l’effet d’une décision raisonnable.

[7] Cette expression désigne la vie innocente mais vaine des pasteurs d’Arcadie (région de la Grèce ancienne dont les poètes firent le séjour de l’innocence).

[8] Hegel, La Raison dans l’histoire, II, 2.



10/06/2022
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