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Cours sur l'inconscient

L’inconscient

 

 

 

 

Introduction :

 

Dès le XVIIe siècle, Spinoza soulignait le fait que nous ignorons « ce que peut le corps », anticipant ainsi l’idée d’inconscient :

Personne n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le Corps, c’est-à-dire que, jusqu’à présent, l’expérience n’a enseigné à personne ce que le Corps est en mesure d’accomplir par les seules lois de la Nature, considérée seulement en tant que corporelle, et ce qu’il ne peut accomplir sans y être déterminé par l’Esprit. Car personne jusqu’ici n’a acquis une connaissance assez précise de la structure du Corps pour en expliquer toutes les fonctions, et nous ne dirons rien de ce que l’on observe souvent chez les animaux et qui dépasse de loin la sagacité humaine, ou des nombreuses actions qu’accomplissent les somnambules pendant leur sommeil et qu’ils n’oseraient pas entreprendre pendant la veille ; tout cela montre assez que le Corps, par les seules lois de sa nature, a le pouvoir d’accomplir de nombreuses actions qui étonnent son propre Esprit. Personne ne sait d’autre part selon quel principe et par quels moyens l’Esprit meut le Corps, ni quelle quantité de mouvement il peut lui attribuer, ni à quelle vitesse il peut le mouvoir. C’est pourquoi, lorsqu’on dit que telle ou telle action du Corps provient de l’Esprit qui a tout pouvoir sur lui, on ne sait en réalité ce que l’on dit, et l’on ne fait rien d’autre qu’avouer en un langage spécieux qu’on ignore la vraie cause des actions qui ne nous étonnent pas.
Baruch Spinoza (1632-1677), Ethique (1677), III, 2, scolie

Aujourd’hui, le mot « inconscient » évoque immédiatement l’inconscient de Freud et de la psychanalyse. Mais il existe en fait d’autres types d’inconscient. Nous commencerons par évoquer ceux-ci avant d’en venir à celui-là.

 

I. Les conceptions non psychanalytiques de l’inconscient

 

A. L’inconscient psychique

 

1. La conscience moindre : les petites perceptions (Leibniz)


Leibniz, philosophe allemand du XVIIe siècle, a introduit le premier le concept d’inconscient. Il désigne par ce mot les « petites perceptions », trop ténues pour être conscientes, mais qui peuvent produire une impression consciente si elles sont en grand nombre : car la conscience les agrège et les additionne, si bien que toute perception consciente est en réalité constituée d’une myriade de perceptions inconscientes.
Par exemple, si je perçois le bruit de la mer, je ne perçois pas le bruit de chaque vague, bien que chaque vague contribue au murmure que j’entends. Il faut donc supposer que chaque vague produit une petite perception inconsciente, et que c’est l’agrégation de ces petites perceptions qui finit par produire, à partir d’un certain seuil critique, une perception consciente – en l’occurrence la perception du bruit de la mer. On pourrait décliner les exemples, et montrer que dans chaque perception visuelle je ne suis jamais parfaitement conscient des moindres détails de l’image que je perçois, bien que ma perception soit créée par chacun de ces détails infinitésimaux .
L’inconscient est donc pour Leibniz une conscience moindre qui est la condition de possibilité de la conscience.

 

2. Inconscient et concentration (Kant, Condillac)


Il n’y a pas que les perceptions qui peuvent être inconscientes : l’inconscient peut également concerner les actions. Par exemple, si je me promène avec un ami dans la rue, absorbé dans la conversation, j’ai une certaine conscience du chemin et des obstacles (trottoirs, voitures, poteaux, arbres), puisque j’en tiens compte dans mon mouvement, mais ce traitement d’information ne passe pas véritablement par ma conscience, il semblerait que mon corps réagisse tout seul à ces stimuli afin de libérer ma conscience pour qu’elle puisse se concentrer sur la conversation. Kant cite l’exemple similaire d’un pianiste qui discute avec un ami. On peut donc voir dans ces exemples un certain lien entre conscience, automatisme et concentration : ce qui est automatique est évacué de la conscience, qui est ainsi libre de se concentrer sur d’autres aspects de l’expérience vécue. Condillac avait insisté sur le lien entre inconscient et concentration : si je me concentre sur une partie de mon champ perceptif (une partie de mon champ visuel ou des sons que j’entends), le reste devient inconscient. Cette faculté est spécialement développée chez les enfants, qui peuvent discuter dans un coin de la cour de récréation sans entendre le vacarme autour d’eux. [Cf. « cécité cognitive » ou « jeu du ballon » sur YouTube.]

 

3. Inconscient et automatisme (Bergson)


Henri Bergson développe cette idée d’un lien entre conscience et concentration. Sa thèse est que la conscience se retire des tâches devenues automatiques pour ne demeurer quand dans celles qui présentent un caractère imprévisible, qui exigent un « choix » :

Si, comme nous le disions, la conscience retient le passé et anticipe l’avenir, c’est précisément, sans doute, parce qu’elle est appelée à effectuer un choix : pour choisir, il faut penser à ce qu’on pourra faire et se remémorer les conséquences, avantageuses ou nuisibles, de ce qu’on a déjà fait ; il faut prévoir et il faut se souvenir. Mais d’autre part notre conclusion, en se complétant, nous fournit une réponse plausible à la question que nous venons de poser : tous les êtres vivants sont-ils des êtres conscients, ou la conscience ne couvre-t-elle qu’une partie du domaine de la vie ?
Si, en effet, la conscience signifie choix, et si le rôle de la conscience est de se décider, il est douteux qu’on rencontre la conscience dans les organismes qui ne se meuvent pas spontanément et qui n’ont pas de décision à prendre. (…) La conscience, originellement immanente à tout ce qui vit, s’endort là où il n’y a plus de mouvement spontané, et s’exalte quand la vie appuie vers l’activité libre. Chacun de nous a d’ailleurs pu vérifier cette loi sur lui-même. Qu’arrive-t-il quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s’en retire. Dans l’apprentissage d’un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu’il vient de nous, parce qu’il résulte d’une décision et implique un choix ; puis, à mesure que ces mouvements s’enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît.
Henri Bergson, L’Energie spirituelle (1919), « La conscience et la vie »

 

4. Inconscient et mémoire (Bergson)


Bergson complète cette conception « fonctionnelle » de l’inconscient en affirmant que l’inconscient est essentiellement mémoire. En effet, qu’est-ce donc que la mémoire, sinon une forme d’inconscient ? Tous les souvenirs qui se gravent dans notre esprit au fil de nos aventures restent inconscients la plupart du temps. Ce n’est qu’au moment où nous nous laissons aller à un peu de contemplation nostalgique que ces vieilles sensations émergent temporairement dans notre conscience. Et il ne faut pas oublier, outre les souvenirs et connaissances, les savoir-faire, qui sont eux aussi stockés dans l’inconscient ou dans le corps : la maîtrise d’une langue, d’un instrument de musique, savoir faire du vélo ou du ski, etc.

 

5. L’arrière-plan (philosophie analytique)


On peut regrouper toutes ces dimensions de l’inconscient que nous venons de voir sous le concept général d’« arrière-plan ». S’inspirant de Wittgenstein, certains philosophes du courant analytique ont élaboré ce concept, qui désigne l’ensemble des facultés cognitives constituant la trame de fond nécessaire pour que se produise un état conscient, ou attitude intentionnelle : penser, désirer quelque chose, avoir une croyance, etc. Par exemple, si je souhaite me présenter aux élections, ce désir conscient suppose une foule de croyances, de connaissances, de savoir-faire et de facultés inconscientes : il faut non seulement que j’aie un projet politique et que je sois prêt à le défendre, mais aussi que je sache ce qu’est une élection, ce qu’est le système politique et comment tout cela fonctionne . D’une manière générale, donc, tout acte intentionnel (et donc tout acte conscient) repose sur tout un arrière-plan de facultés cognitives et pratiques qui lui donnent sens (car, par exemple, une croyance ne se réfère qu’à des actions et des perceptions possibles) et qui le rendent possible.

 

B. L’inconscient social

 

En dehors de l’inconscient psychique, on peut caractériser un inconscient « social ». Cet inconscient très vaste désigne tout ce qui, en l’homme, n’est pas conscient en tant que tel mais qui nous est révélé par les sciences humaines. Ainsi, l’homme est conscient de ses actes, mais il n’a pas toujours conscience de leur entière signification, de leur logique ou de leur fonction sociale. Même des actes simples comme le fait de s’habiller ou de parler peuvent être largement inconscients dans la mesure où leur sens manifeste (se protéger du froid, échanger des idées) dissimule une signification latente qui constitue leur véritable sens (affirmer tel ou tel état d’esprit en revêtant telles ou telles couleurs ; se distinguer par un vêtement ou par l’usage d’un certain langage). Et on pourrait multiplier les exemples à l’infini, de la danse de la pluie des indiens Hopi (fonction manifeste : faire pleuvoir ; fonction latente : assurer la cohésion du groupe) au mariage (fonction consciente : vivre avec la personne qu’on aime ; fonction latente : échange de capitaux visant à assurer la transmission d’un patrimoine) en passant par les goûts esthétiques (fonction manifeste : prendre du plaisir ; fonction latente : se distinguer socialement, témoigner de son appartenance à un groupe).
Karl Marx a donné un sens très fort à cette idée d’inconscient, car selon sa sociologie, l’ensemble des productions conscientes des hommes (pensées, représentations, philosophie, art, religion, etc.) ne sont qu’un épiphénomène déterminé par les conditions économiques matérielles de la société dans laquelle ils vivent. Ainsi Marx peut-il écrire que « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience » .
J’ai opposé cet inconscient à l’inconscient psychique, mais il faut bien voir que l’inconscient social ne peut exister concrètement que s’il s’incarne dans chaque individu, donc sous forme d’inconscient psychique. Tout l’inconscient social, toutes les coutumes, les préjugés, les manières de penser, de faire, de juger qui nous ont été inculquées dans l’enfance, ne peuvent régir notre comportement effectif que si elles sont stockées d’une manière ou d’une autre dans notre corps. Bref, une partie de notre inconscient est socialement déterminée. C’est le cas de l’habitus au sens de Bourdieu. Ce concept permet donc de penser comment s’opère le lien entre l’inconscient social et l’inconscient psychique. Nous reviendrons sur cette question en conclusion.

 

 

II. L’inconscient selon Freud

 

Freud a révolutionné la conception de l’homme. Depuis Descartes, l’être humain (le sujet) était essentiellement saisi à partir de sa conscience : Je pense, donc je suis, donc je suis essentiellement et avant tout une chose pensante, une conscience. Je suis un esprit avant d’être un corps. Nous avons même vu que la conscience pouvait servir à définir le concept même de personne : la personne, c’est ce que la personne pense .
Freud remet complètement en cause cette idée en avançant l’hypothèse d’un inconscient, bien plus actif que les diverses formes d’inconscient que nous avons vues précédemment. En effet, toutes ces formes d’inconscient n’étaient que des dispositions latentes et pour ainsi dire inertes – un peu comme la maîtrise d’une langue – stockées dans le psychisme, et ne constituaient donc pas une remise en cause majeure de la conception du Moi et du sujet pensant. En revanche, l’inconscient dont Freud fait l’hypothèse n’est pas un simple inconscient latent, passif, inerte. C’est au contraire un inconscient dynamique, puissant et omniprésent, qui détermine l’ensemble de notre psychisme et de nos actions, et auquel la conscience doit livrer un combat permanent sous la forme du refoulement.
Freud peut ainsi affirmer qu’il a apporté, avec la psychanalyse, le troisième grand démenti à la fierté humaine. Le premier démenti avait été apporté par Copernic en 1543 : la Terre n’est pas au centre de l’univers, donc l’homme n’est pas au centre de la création. Le deuxième démenti est intervenu au XIXe siècle avec Darwin, qui montre que l’homme n’a pas été créé par Dieu et à son image, mais qu’il descend en réalité du singe. Le troisième démenti est celui de Freud, qui affirme que le Moi n’est pas même maître en sa propre maison, car il est soumis à un manipulateur obscur : son propre inconscient.

A. L’interprétation des symptômes

Puisque l’inconscient, par définition, n’apparaît pas, il est naturel que les recherches freudiennes prennent la forme d’une herméneutique, c’est-à-dire d’une interprétation : il s’agit d’observer des signes apparents pour, à partir de ces symptômes, déceler une réalité sous-jacente qui demeure cachée.

 

1. Les rêves


Les rêves sont la voie royale menant à l’inconscient, disait Freud. Car dans le rêve, la conscience se relâche et c’est l’inconscient lui-même qui est en quelque sorte projeté sur la toile de ce cinéma nocturne. Freud part de cette hypothèse : les rêves sont l’expression de l’inconscient, et plus précisément ils sont la réalisation de désirs inconscients. Mais ces désirs ne sont pas toujours exprimés de manière directe et explicite, bien au contraire : bien souvent nos rêves sont bizarres, incompréhensibles, et nous ne pouvons y lire la réalisation de nos désirs, fussent-ils inconscients. C’est que le rêve n’échappe pas totalement à la conscience et à sa censure : même quand nous dormons, la censure continue de fonctionner, elle est seulement légèrement relâchée. Aussi l’inconscient doit-il en quelque sorte ruser pour contourner la censure, tout comme les intellectuels ou les artistes confrontés à la censure du gouvernement sont obligés d’utiliser des manières détournées d’exprimer leur critique politique, par exemple par des métaphores. Il faut donc bien distinguer le contenu manifeste du rêve de son contenu latent. L’objectif de la psychanalyse est de découvrir le contenu latent en partant du contenu manifeste.
Au terme de ses investigations, Freud a découvert les grandes lois du rêve, c’est-à-dire les grandes ruses que déploie l’inconscient pour échapper au contrôle de la censure, au autrement dit les grandes lois qui régissent la transformation du contenu latent en un contenu manifeste. Il y a d’abord la condensation et le déplacement. La condensation désigne le fait que le rêve est extrêmement dense, il parvient à exprimer de très nombreux contenus psychiques en très peu d’images et de temps. Le déplacement désigne le fait que le rêve est focalisé sur un aspect psychiquement insignifiant, sans grande importance. La partie du rêve qui révèle un désir caché est souvent marginale, comme si ce n’était qu’un détail.
Les deux autres loi caractérisant le travail du rêve sont la métaphore et la métonymie. C’est-à-dire qu’au lieu de représenter l’objet du désir inconscient lui-même, le rêve représente souvent, afin de contourner la censure, un autre objet, uni au premier, dans le psychisme du rêveur, par un lien de ressemblance (métaphore) ou par tout autre lien (métonymie). Par exemple, je rêve d’une grande fête où ma cousine, m’offre des ballons. Cette image est très brève : condensation. Les ballons représentent en réalité les seins de ma cousine, que je désire inconsciemment (métaphore). Les ballons n’apparaissent pourtant que comme un détail dans le rêve, qui est centré sur la fête et ses réjouissances (déplacement). Pour donner un exemple de métonymie, Freud raconte l’un de ses propres rêves : il a rêvé qu’il écrivait un livre de botanique. Au réveil, il se souvient avoir vu un livre dans une vitrine consacré à une fleur, la fleur préférée de sa femme. Et il se reproche par ailleurs de ne pas prendre suffisamment soin de sa femme, notamment de ne pas lui offrir de fleurs assez souvent. Ainsi, le rêve d’écrire un livre exprime, par métonymie (car la fleur est associée dans son esprit à sa femme par un lien qui n’est pas un lien de ressemblance), son désir de prendre davantage soin de sa femme.
Concluons cette analyse du rêve par une analogie : pour Freud le cas de l’artiste est analogue au cas du rêveur, à ceci près que l’artiste parvient à intéresser les autres à ses rêves, grâce à sa capacité de les exprimer avec beauté. Cette beauté formelle constitue une « prime de séduction » qui nous permet de nous identifier à l’artiste (ou au héros du roman, etc.). Ainsi nous jouissons des œuvres d’art car elles offrent une satisfaction (imaginaire, certes) aux désirs irréalisables de notre ça .

 

2. Les actes manqués


Mais l’inconscient ne se montre pas seulement dans les rêves. Selon Freud, les actes manqués, eux aussi, ne peuvent être compris qu’à partir de l’hypothèse de l’inconscient. Les actes manqués sont de plusieurs sortes : lapsus, oublis, etc. Dans un cas comme dans l’autre, bien souvent l’acte manqué ne peut pas être expliqué seulement par des raisons fortuites (fatigue, etc.). Seuls des désirs inconscients peuvent expliquer les oublis à répétition ou certains lapsus qui se produisent quand nous ne sommes pas du tout fatigués, mais au contraire particulièrement concentrés sur ce que nous disons.

 

3. Les névroses


Enfin, le symptôme par excellence reste la névrose . Freud est d’abord un médecin, et la psychanalyse s’est d’abord construite sur le terrain thérapeutique. Il s’agissait avant tout de soigner des malades, des névrosés. Freud raconte ce que découvrit le Dr Joseph Breuer lorsqu’il fut confronté au cas d’une patiente névrosée :

 

On avait remarqué que dans ses états d’absence, d’altération psychique avec confusion, la malade avait l’habitude de murmurer quelques mots qui semblaient se rapporter à des préoccupations intimes. Le médecin se fit répéter ses paroles et, ayant mis la malade dans une sorte d’hypnose, les lui répéta mot à mot, espérant ainsi déclencher les pensées qui la préoccupaient. La malade tomba dans le piège et se mit à raconter l’histoire dont les mots murmurés pendant ses états d’absence avaient trahi l’existence. (…) Après avoir exprimé un certain nombre de ces fantaisies, elle se trouvait délivrée et ramenée à une vie psychique normale. (…) La malade elle-même qui, à cette époque de sa maladie, ne parlait et ne comprenait que l’anglais, donna à ce traitement d’un nouveau genre le nom de talking cure. (…)
On remarqua bientôt, comme par hasard, qu’un tel « nettoyage » de l’âme faisait beaucoup plus qu’éloigner momentanément la confusion mentale toujours renaissante. Les symptômes morbides disparurent aussi lorsque, sous l’hypnose, la malade se rappela avec extériorisation affective à quelle occasion ces symptômes s’étaient produits pour la première fois. Il y avait eu, cet été-là, une période de très grande chaleur, et la malade avait beaucoup souffert de la soif, car, sans pouvoir en donner la raison, il lui avait été brusquement impossible de boire. Elle pouvait saisir le verre d’eau, mais aussitôt qu’il touchait ses lèvres, elle le repoussait comme une hydrophobe. (…) Cela durait depuis environ six semaines, lorsqu’elle se plaignit un jour, sous hypnose, de sa gouvernante anglaise qu’elle n’aimait pas. Elle raconta alors, avec tous les signes d’un profond dégoût, qu’elle s’était rendue dans la chambre de cette gouvernante et que le petit chien de celle-ci, un animal affreux, avait bu dans un verre. Elle n’avait rien dit, par politesse. Son récit achevé, elle manifesta violemment sa colère, restée contenue jusqu’alors. Puis elle demanda à boire, but une grande quantité d’eau, et se réveilla de l’hypnose le verre aux lèvres. Le trouble avait disparu pour toujours.
Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Première leçon

Cette expérience cruciale fut lourde de conséquences : elle signifie que certains troubles psychiques ne sont pas purement physiologiques mais qu’ils ont un sens, ils sont liés à une signification pour le sujet qui les subit. Les symptômes des névroses sont comme des résidus d’expériences émotives – les traumatismes psychiques. Autrement dit, les hystériques souffrent de réminiscences . De multiples expériences confirmèrent cette idée, concordant à montrer que tout un ensemble de névroses sont liées à l’existence de désirs puissants et refoulés. Ces désirs ne pouvant s’exprimer normalement ni même apparaître à la conscience, ils se manifestent par des symptômes névrotiques. Les névroses constituent donc une classe privilégiée de symptômes révélant l’existence d’un inconscient dynamique.

 

B. La théorisation de l’inconscient

 

A partir de l’interprétation de ces différents types de symptômes, Freud a élaboré un nouveau concept d’inconscient : l’inconscient dynamique, qui consiste en désirs refoulés. On distingue deux « topiques » qui correspondent à deux manières de penser l’inconscient successivement envisagées par Freud au cours de ses recherches.

 

1. La première topique (1900)


Dans la première topique, Freud distingue le conscient, le préconscient et l’inconscient. C’est le modèle de l’iceberg. La conscience est la partie visible de l’iceberg : c’est la partie de notre psychisme, très minoritaire, qui nous apparaît directement comme telle. L’inconscient est la partie immergée : il consiste en un ensemble de désirs refoulés. Le préconscient, enfin, correspond à la partie à peine immergée, et correspond à l’inconscient non dynamique, c’est-à-dire à l’inconscient au sens traditionnel. C’est l’inconscient au sens de Leibniz, Bergson, etc. Cet inconscient n’est pas dynamique car il consiste en un ensemble de dispositions et de facultés latentes qui ne sont pas présentes à la conscience mais qui ne disposent pas d’une énergie propre et ne font pas l’objet d’un refoulement.

 

2. La seconde topique (1923)


Dans la seconde topique, Freud distingue le ça, le moi et le surmoi. Le ça désigne l’ensemble des désirs inconscients refoulés. C’est le pôle pulsionnel, amoral (ou prémoral), un lieu sans interdit, empli de simples désirs et d’instincts : faim, désir sexuel, etc. Le ça est tout entier régi par le principe du plaisir : il recherche un plaisir maximal en toute chose.
Mais au principe de plaisir s’oppose rapidement le principe de réalité. Les désirs du ça rencontrent de nombreuses contraintes dans le monde extérieur. L’enfant rencontre d’abord ces contraintes – morales ou non – à travers la figure du père, c’est-à-dire par le biais d’une autorité (qui ne correspond pas toujours au père biologique) qui lui interdit certains actes : Ne touche pas le feu, ne te promène pas toute nue, etc. Cette autorité est à la fois haïe et admirée dans l’ambivalence du complexe d’Œdipe (cf. plus bas). Elle est intériorisée dans le psychisme sous la forme du surmoi, c’est-à-dire un moi « au-dessus » du moi : cet idéal du moi est aussi le moi idéal – ce que je serais si j’étais parfait – et représente les interdits moraux et sociaux. Bref, le surmoi est en quelque sorte le père intériorisé. L’autorité sociale extérieure a été peu à peu incorporée, introduite dans le psychisme lui-même. Pour le dire dans les termes de Nietzsche, l’instinct du troupeau a produit une cruauté de l’individu envers lui-même qui lui permet de s’opposer à ses propres instincts au bénéfice du groupe .
Enfin, le moi représente la partie plutôt consciente (mais pas intégralement) du psychisme, celle qui doit assurer la cohésion du moi et qui est tiraillée entre les exigences du surmoi et du ça. Le moi « n’est pas maître dans sa propre maison ». Il est soumis à trois maîtres : le ça, le surmoi, mais aussi la réalité extérieure. Ces trois maîtres lui donnent d’ailleurs des ordres contradictoires. Le ça lui-même produit des ordres contradictoires entre eux, car il contient à la fois la pulsion de vie (Eros) et la pulsion de mort (Thanatos). La vie du moi est donc bien difficile !

 

3. La nature de l’inconscient dynamique


L’inconscient mis au jour par Freud consiste donc en désirs refoulés. Il ne faut pas concevoir cet inconscient comme un « moi » à part entière, doté de pensées et de ruses, etc. Dans l’inconscient, on ne trouve pas de relations logiques élaborées, on ne trouve que des contenus plus ou moins fortement investis.

 

C. Le complexe d’Œdipe

 

La psychanalyse de Freud ne se limite pas à la description synchronique de l’inconscient ; elle l’envisage aussi dans sa dimension diachronique, c’est-à-dire dans la durée, dans son rapport au développement de l’individu et même au développement de l’espèce. Nous évoquerons un seul aspect, essentiel, de ces analyses génétiques : le complexe d’Œdipe.

 

1. Le mythe d’Œdipe


L’histoire d’Œdipe est un mythe célèbre de la mythologie grecque. Il a notamment été mis en scène par Sophocle dans sa tragédie, Œdipe roi. Laïos, roi de Thèbes, a appris d’un oracle que le fils qu’il aura de son épouse Jocaste le tuera. Quand l’enfant naît, Laïos demande donc qu’on l’abandonne sur une montagne. Mais le nourrisson est recueilli par un berger, qui l’appelle Œdipe à cause de ses chevilles blessées par ses liens (Œdipe signifie boiteux en grec). Il l’amène au roi de Corinthe, Polybe, qui, n’ayant pas d’enfants, l’adopte. Vers dix-huit ans, Œdipe apprend qu’il n’est pas le fils de Polybe. Il se rend à Delphes pour consulter l’oracle. Celui-ci lui apprend qu’il tuera son père et épousera sa mère. Effrayé, Œdipe quitte Corinthe, où il pense être né, et s’éloigne en direction de Thèbes. En chemin, le conducteur d’un char lui fait signe de se pousser. Œdipe n’obéit pas assez vite et reçoit un coup de bâton, ce qui le rend furieux. La dispute s’envenime et Œdipe tue le conducteur et son passager : c’était son père Laïos. En arrivant à Thèbes, Œdipe trouve la ville en émoi : une sphinge fait régner la terreur sur la ville. Elle pose une devinette à chaque homme et tue ceux qui ne trouvent pas la réponse. Même la mort de Laïos est peu de chose en comparaison de la détresse où la sphinge plonge la ville. Créon, le frère de Jocaste, ne trouve pas d’autre solution que d’offrir la main de la reine Jocaste, désormais veuve, à celui qui délivrera la cité d’un tel mal. Sans aucune crainte, Œdipe va voir le monstre. A sa question : « Quel animal a quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ? », Œdipe répond : « C’est l’homme. Le bébé avance à quatre pattes, l’adulte sur deux jambes, et le vieillard avec une canne. » Furieux de sa défaite, l’affreux monstre se suicide. C’est ainsi qu’Œdipe épouse sa mère Jocaste dont il a deux fils (Etéocle et Polynice) et deux filles (Antigone et Ismène). Quand la vérité éclate enfin, Jocaste se pend et Œdipe se crève les yeux.

 

2. Complexe d’Œdipe et complexe de castration


Ce mythe illustre non seulement le fait que l’inceste est l’acte le plus horrible que nous puissions concevoir, et qui est rigoureusement prohibé par toute société humaine, mais aussi, peut-être, le fait que nous avons le désir inconscient d’enfreindre cet interdit. « Dans leurs songes, beaucoup d’hommes ont rêvé qu’ils s’unissaient à leur mère », écrit Sophocle dans Œdipe roi.
Freud affirme carrément que tout être humain connaît nécessairement ce désir incestueux au cours de son enfance. Tout enfant aime en effet sa mère en raison des relations particulièrement étroites et intimes qu’il entretien avec elle au cours des premiers mois et des premières années de sa vie (allaitement, etc.). C’est ainsi que l’enfant affirme tout naïvement vouloir « se marier avec maman ».
Mais ce projet est évidemment impossible. Il faut que l’enfant apprenne progressivement à se détacher affectivement de sa mère. Il doit être sevré affectivement. Le père est la figure symbolique qui s’interpose entre l’enfant et sa mère. Il interdit l’accès à la mère, il s’interpose comme un rival et un obstacle. C’est lui qui représente l’interdit de l’inceste.
L’enfant en conçoit une haine mortelle pour son père. Il désire alors le tuer pour pouvoir épouser sa mère. Ce qui arrive à Œdipe n’est donc pas seulement le pire malheur concevable ; c’est aussi l’objet d’un désir intense et inconscient. Ce désir d’épouser sa mère et de tuer son père est ce que Freud a appelé le complexe d’Œdipe en référence au mythe grec.
Pour le petit garçon, l’interdit paternel prend la forme d’une angoisse de castration : inconsciemment, il a peur de perdre ses organes génitaux dans le conflit avec le père. Le complexe de castration existe aussi chez la petite fille, mais sous la forme de la jalousie : à partir du moment où la petite fille constate que les garçons ont quelque chose qu’elle n’a pas – le pénis, ou phallus – elle éprouve une jalousie intense, une frustration : c’est le complexe de castration féminin .

 

3. L’histoire du petit garçon et de la petite fille


Le petit garçon commence par aimer sa mère, en raison de sa relation intime avec elle. Quand l’interdit de l’inceste apparaît à travers la figure du père, le garçon désire donc tuer son père. Mais il y renonce et transfère son amour pour sa mère vers les autres femmes, parvenant ainsi à une sexualité normale.
La petite fille commence aussi par aimer sa mère. Quand elle prend conscience qu’elle n’a pas de pénis comme les garçons, elle attribue la responsabilité de ce défaut à sa mère, et lui en veut terriblement. Par conséquent, elle transfère son amour pour sa mère vers son père, poussée par le désir d’acquérir le phallus . Plus tard, il lui faudra de nouveau transférer ce désir du père vers les autres hommes, et son désir de phallus prendra la forme d’un désir d’enfantement. Selon Freud, la femme atteint la satisfaction suprême si elle a un petit garçon.
A partir de cette genèse de la sexualité, Freud pense pouvoir expliquer pourquoi les femmes sont fondamentalement bisexuelles, contrairement aux hommes, dont la sexualité est déterminée de manière plus rigide : c’est, dit-il, parce que toute femme a connu l’amour pour une femme (sa mère) dans sa petite enfance, tandis que les hommes n’ont jamais connu un tel amour pour un homme : ils sont passés directement de l’amour pour leur mère à l’amour pour les autres femmes.
Notons que Freud est celui qui a parlé, le premier, de la sexualité infantile, une idée largement choquante à son époque. Il distingue trois stades de la sexualité infantile : (1) le stade oral : durant cette période (la première année), la zone érogène principale est la bouche, le bébé retirant une jouissance intense de la succion du sein maternel ; (2) le stade anal : l’enfant se focalise entre un et trois ans sur la région rectale, le plaisir est généré par le fait de retenir les matières fécales (rétention) ou de les expulser (défécation) ; c’est aussi à ce moment que l’enfant entre en opposition constante, ce qui a parfois donné à ce stade le nom de stade sadique-anal ; (3) le stade phallique, au cours duquel l’enfant déplace enfin la fonction sexuelle vers les organes sexuels liés à l’acte sexuel « normal ». C’est au cours de ce troisième stade seulement que peut apparaître le complexe d’Œdipe.

 

D. La cure psychanalytique

 

1. Talking cure


La cure psychanalytique s’effectue essentiellement par le langage. Il s’agit simplement de s’allonger sur un divan et de se laisser aller, guidé par le psychanalyste, à la libre association d’idées, afin de mettre à jour les souvenirs et désirs refoulés. C’est pourquoi on parle de talking cure (cf. ci-dessus).
Remarquons que c’est exactement la même méthode qui permet de découvrir le sens caché de nos rêves : il faut partir du contenu manifeste du rêve et nous laisser aller à la libre association d’idées afin de découvrir la signification qu’ont ces contenus et ces images pour notre propre psychisme ; c’est à travers ces liens de métaphore et de métonymie que l’on découvrira le sens latent du rêve.

 

2. La résistance


A un moment donné de la libre association d’idées, une certaine réticence du patient à aller plus loin se manifeste. Cette résistance constitue pour Freud la preuve tangible du refoulement, et donc du caractère dynamique de l’inconscient.

 

3. Transfert et contre-transfert


A partir d’un certain stade dans le développement de la cure et de la relation au psychanalyste, se produit ce que Freud appelle le transfert : le patient transfère ses désirs et affects vers le psychanalyste lui-même. Le contre-transfert est la réaction affective de l’analyste, qui lui permet de mieux comprendre la nature du conflit psychique de son patient. Il s’agit pour l’analyste (le psychanalyste) de ne pas tomber dans le jeu de l’analysé, mais de présenter au contraire une neutralité affective qui permet au patient de retrouver une vie saine et autonome.

 

III. Critique de l’inconscient freudien

 

A. Critiques du point de vue théorique

 

D’un point de vue scientifique, on peut adresser de nombreuses critiques à la théorie de Freud, car ses méthodes ne sont pas celles des sciences naturelles classiques. Ayant affaire à l’homme, il ne peut procéder par expérimentation directe et mesure mais doit se contenter d’interprétations. Je ne mentionnerai ici que la principale de ces critiques, qui affirme que la psychanalyse dans son ensemble n’est pas scientifique.
Cette critique est celle de Karl Popper, philosophe autrichien du XXe siècle. Popper a élaboré un critère de la scientificité d’une théorie. Popper remarque qu’on ne peut jamais prouver une théorie : la loi selon laquelle le Soleil se lève tous les matins ne peut pas être prouvée, même par un nombre d’observations très élevé. C’est le fameux problème de l’induction. En revanche, une loi scientifique peut être réfutée : si un matin le Soleil ne se lève pas, c’est que la théorie était fausse. A partir de cette idée, Popper affirme qu’une théorie « vraie » est une simple hypothèse qui n’est pour l’instant pas réfutée. Toute théorie scientifique n’est qu’une hypothèse en sursis. Le vrai n’est pas ce qui est prouvé mais simplement ce que nous n’avons pas (encore) réussi à réfuter.
Est scientifique, dit Popper, toute théorie qui est réfutable, c’est-à-dire toute théorie qui exclut certains faits, et qui pourrait donc être réfutée si on observait expérimentalement ces faits exclus par la théorie. Par exemple, la loi de la gravitation universelle de Newton pourrait être réfutée si on observait certains corps dont l’attraction réciproque ne serait pas régie par la loi F = G.m1.m2 / d². Or la psychanalyse ne remplit pas cette condition : c’est une théorie trop vague, et le psychanalyste ne peut pas nous proposer un fait particulier qui, s’il était observé, réfuterait la théorie de l’inconscient. Au contraire, la théorie de l’inconscient est trop souple pour exclure rigoureusement certains faits. Chaque fait contradictoire peut être intégré à la théorie de Freud par une interprétation adéquate.
Si un individu ne manifeste aucun symptôme, le partisan de la psychanalyse dira que ses désirs fondamentaux ne sont pas en contradiction avec les exigences sociales, de telle sorte qu’il n’a pas eu besoin de refouler. Si un névrosé manifeste des symptômes difficilement explicables par les désirs, on dira que ces désirs sont plus complexes que cela, etc. Par exemple, les cauchemars, ou rêves d’angoisse, où ce ne sont pas nos désirs qui sont réalisés mais au contraire ce que nous craignons le plus, sont « expliqués » par Freud de la façon suivante : « Outre que ces rêves d’angoisse ont besoin d’être interprétés avant qu’on puisse les juger, il faut dire que l’angoisse en général ne tient pas seulement au contenu du rêve, ainsi qu’on se l’imagine quand on ignore ce qu’est l’angoisse des névrosés. L’angoisse est un refus que le « moi » oppose aux désirs refoulés devenus puissants ; c’est pourquoi sa présence dans le rêve est très explicable si le rêve exprime trop complètement ces désirs refoulés. »
La psychanalyse est donc une théorie suffisamment souple ou vague pour pouvoir être conciliée avec n’importe quel fait expérimental concevable. La notion d’inconscient est trop obscure pour que l’on puisse, sur la base de cette hypothèse, affirmer avec certitude que certains faits ne pourront pas être observés. Or selon Popper une théorie qui ne nie rien n’affirme rien non plus. Une théorie compatible avec n’importe quelle expérience ne nous apprend rien du tout.
La psychanalyse n’est pas la seule théorie à laquelle Popper refuse ainsi le nom de science : il range à ses côtés la théorie darwinienne de l’évolution. Ce qui montre que ces théories non scientifiques (selon ce critère) ne sont pas nécessairement inutiles. Elles fournissent généralement un cadre théorique flexible qui permet d’organiser et d’orienter des recherches scientifiques plus précise. La philosophie elle-même peut être conçue comme un cadre de ce genre.
Terminons en signalant que le critère de Popper est lui-même problématique. Même pour les sciences les plus « dures », en effet, telles que la physique et la chimie, on ne peut généralement pas réfuter une théorie à partir d’une seule expérience. Il faut plutôt un ensemble d’expériences, et ces expériences ne s’attaquent pas à un seul énoncé de la théorie mais à un ensemble d’énoncés, voire à l’ensemble de la théorie. C’est-à-dire que ni les énoncés théoriques ni les faits ne se présentent isolés. Ils appartiennent à un ensemble et c’est toujours du point de vue de cet ensemble que l’on décide de modifier tel ou tel aspect de la théorie pour améliorer son adéquation aux faits. Par conséquent, aucune théorie n’est directement réfutable par une expérience donnée, et le critère de Popper de la falsifiabilité n’est pas aussi net qu’il pouvait sembler à première vue.

 

B. Critiques du point de vue moral

 

L’idée d’inconscient a suscité de célèbres critiques également du point de vue moral. Car il est assez clair que cette hypothèse remet en cause notre liberté et notre responsabilité, donc notre moralité elle-même.

 

1. Alain


La première grande critique de l’inconscient du point de vue moral est celle d’Alain . Pour lui, l’essentiel est de considérer l’homme comme un être moral et responsable de ses actes. Il ne faut donc pas supposer qu’il existe en lui un « autre » à qui il pourrait attribuer la responsabilité de ses actes. On voit que cette posture n’implique pas nécessairement une critique de l’inconscient au sens de Freud , mais qu’elle met en garde contre certaines interprétations de l’inconscient qui seraient pernicieuses du point de vue moral.

Il y a de la difficulté sur le terme d’inconscient. Le principal est de comprendre comment la psychologie a inspiré ce personnage mythologique. Il est clair que le mécanisme échappe à la conscience, et lui fournit des résultats (par exemple, j’ai peur) sans aucune notion des causes. En ce sens la nature humaine est inconsciente autant que l’instinct animal et par les mêmes causes. On ne dit point que l’instinct est inconscient. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a point de conscience animale devant laquelle l’instinct produise ses effets. L’inconscient est un effet de contraste dans la conscience. On dit à un anxieux : « Vous avez peur », ce dont il n’a même pas l’idée ; il sent alors en lui un autre être qui est bien lui et qu’il trouve tout fait. Un caractère, en ce sens, est inconscient. Un homme regarde s’il tremble afin de savoir s’il a peur. Ajax, dans l’Iliade, se dit : « Voilà mes jambes qui me poussent ! Sûrement un dieu qui me conduit ! » Si je ne crois pas à un tel dieu, il faut alors que je croie à un monstre caché en moi. En fait l’homme s’habitue à avoir un corps et des instincts. Le psychiatre contrarie cette heureuse disposition ; il invente le monstre ; il le révèle à celui qui en est habité. Le freudisme, si fameux, est un art d’inventer en chaque homme un animal redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont de tels signes : les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d’où un symbolisme facile. Freud se plaisait à montrer que ce symbolisme facile nous trompe et que nos symboles sont tout ce qu’il y a d’indirect. Les choses du sexe échappent évidemment à la volonté et à la prévision ; ce sont des crimes de soi, auxquels on assiste. On devine par là que ce genre d’instinct offrait une riche interprétation. L’homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral.
Alain, Eléments de philosophie, livre II, chap. 16, note 146

 

2. Sartre


De son côté, Sartre attaque l’inconscient à partir de la notion de censure. Comment peut-on censurer ou refouler quelque chose que l’on ne connaît pas ? Cela n’a pas de sens. Pour refouler quelque chose, il faut connaître cette chose, et même avoir conscience de son caractère dangereux ou contraire aux exigences morales et sociales. L’idée d’un inconscient dynamique, fruit du refoulement, est donc une contradiction dans les termes selon Sartre. Pour refouler une chose, il faut avoir conscience de cette chose.
Par conséquent, Sartre substitue au concept d’inconscient celui de mauvaise foi. Il n’y a pas d’inconscient, mais la conscience se ment à elle-même, elle se dissimule à elle-même ses désirs. Il n’y a donc pas d’inconscient, mais seulement de la mauvaise foi. Et cette mauvaise foi consiste non seulement à refouler nos désirs intimes, mais aussi et surtout à refuser notre propre liberté. Une idée comme l’idée d’inconscient est au fond le genre d’idées que la mauvaise foi adopte afin de se disculper, et de pouvoir dire : « C’est plus fort que moi. » Dans cette formule banale, on voit bien le « moi » se dissimuler derrière le « ça » tout-puissant. Or l’homme n’a aucune excuse : il est parfaitement responsable et libre, la seule liberté qu’il n’a pas est de renoncer à sa liberté. Condamné à la liberté, il ne lui reste plus que la mauvaise foi pour s’échapper. C’est ainsi qu’il tente de nier sa responsabilité et sa liberté en se cachant derrière sa « nature humaine » ou son « inconscient » qui sont autant de chimères, de vaines tentatives pour dissimuler à soi-même et aux autres sa liberté et sa responsabilité fondamentales.

 

IV. La valeur de l’inconscient

 

Nous avons vu les critiques de l’inconscient d’un point de vue moral. De ce point de vue, l’inconscient présente un danger, et sous une certaine forme il constitue carrément un mensonge de la mauvaise foi, une mauvaise excuse, un facteur de déresponsabilisation de l’homme. Et il faut reconnaître que spontanément, nous sommes tentés de juger bien sévèrement cet inconscient : comment pourrions-nous attribuer une valeur à cette partie obscure de nous-mêmes ? Certains penseurs y sont pourtant parvenus.

 

A. Les surréalistes

 

D’abord, d’un point de vue artistique, l’inconscient peut se révéler d’une grande fécondité. André Breton, qui a fait des études de médecine, s’est beaucoup intéressé à la psychanalyse et aux idées de Freud. C’est sous l’influence de ces idées qu’il fonde le mouvement surréaliste dans son manifeste de 1924. L’idée est d’utiliser la formidable puissance créatrice de l’inconscient – dont le rêve nous donne un petit aperçu – à des fins artistiques. Il faut donc appliquer la méthode psychanalytique de la libre association d’idées à la création artistique : « je résolus d’obtenir de moi ce qu’on cherche à obtenir d’eux, soit un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s’embarrasse, par suite, d’aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée. » Breton parvient ainsi à la définition suivante du surréalisme : « SURREALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. »
Les surréalistes produiront de nombreuses œuvres étranges tâchant d’exprimer « le fonctionnement réel de la pensée » ou l’univers du rêve par des association incongrues d’objets. Le peintre espagnol Salvador Dalí a peint de nombreux tableaux qui s’efforcent d’exprimer le monde onirique. On trouve chez le peintre belge René Magritte d’étranges associations d’objets, souvent comiques, qui révèlent des rapports inattendus entre eux. En littérature, on peut mentionner les œuvres de Breton lui-même (Les Champs magnétiques, fruit d’une écriture automatique réalisée avec Philippe Soupault, ou Nadja), ainsi que les œuvres de nombreux écrivains surréalistes (Lautréamont, Jarry, Eluard, Aragon, Vian) :

Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !
Lautréamont, Les Chants de Maldoror, VI

La terre est bleue comme une orange.
Paul Eluard, L’Amour de la poésie

On retrouve dans les œuvres surréalistes les grands procédés oniriques : la métaphore et la métonymie, qui justifient toutes sortes d’associations d’objets et d’idées parfois incongrues. Notons également que certains poètes avaient pressenti la découverte de Freud, comme Arthur Rimbaud qui écrivait, dès 1871, « Je est un autre ». D’autres l’exprimèrent à la suite de Freud, mais dans leurs propres termes, comme Louis Aragon : « Tout ce qui est moi est incompréhensible ». Bref, le début du XXe siècle marque la prise de conscience de l’obscurité inhérente au sujet.


B. Nietzsche

 

Nous avons peu parlé de Nietzsche, et pourtant c’est le penseur majeur de l’inconscient avec Freud et Marx. On appelle pour cette raison Marx, Nietzsche et Freud les trois grands philosophes du soupçon. Freud pense l’inconscient psychique ; Marx pense l’inconscient social ; Nietzsche pense l’inconscient total, pourrait-on dire. Et Nietzsche, dont la philosophie est une adhésion pleine et entière à l’être, fait un éloge aussi enthousiaste que surprenant de l’inconscient. Cet éloge se comprend d’abord à partir de l’idée que nous avons vue selon laquelle toute conscience est corruption, falsification, déformation :

Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles, singulières, d’une individualité illimitée, cela ne fait aucun doute ; mais dès que nous les traduisons en conscience, elles semblent ne plus l’être… Voilà le véritable phénoménalisme et perspectivisme, tel que je le comprends : la nature de la conscience animale implique que le monde dont nous pouvons avoir conscience n’est qu’un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé, – que tout ce qui devient conscient devient par là même plat, inconsistant, stupide à force de relativisation, générique, signe, repère pour le troupeau, qu’à toute prise de conscience est liée une grande et radicale corruption, falsification, superficialisation et généralisation.
Friedrich Nietzsche (1844-1900), Le Gai savoir (1882), § 354

On peut comprendre ceci à partir de nos sentiments : ils sont infiniment riches, et quand nous les exprimons nous les appauvrissons nécessairement. Quelle différence entre le sentiment infini, multiple, confus, insondable, délicieux, abyssal et rouge que nous ressentons, et le pâle « je t’aime » par lequel nous l’exprimons !

Hélas, mes pensées, qu’êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes ! Il n’y a pas longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire – et à présent ? (…) Qu’écrivons-nous, que peignons-nous avec nos pinceaux chinois, nous autres mandarins, éterniseurs de choses qui peuvent s’écrire, que sommes-nous capables de reproduire ? Hélas, seulement ce qui va se faner et commence à s’éventer !
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886), § 296

Beaucoup plus généralement, selon Nietzsche la conscience n’est que la mince superficie des choses. Par conséquent, c’est l’inconscient qui constitue la réalité – et donc la valeur – véritable. Même dans le domaine moral où l’on a pourtant coutume de dire que la seule chose qui importe véritablement, qui fait la valeur de l’acte, est son intention consciente, Nietzsche renverse complètement cette logique et affirme que la valeur de l’action vient de ce qu’elle a d’inconscient :

Aujourd’hui où tout au moins nous autres, les immoralistes, nous en venons à soupçonner que la valeur essentielle d’une action réside justement dans ce qu’elle a de non intentionnel et que son intention tout entière, ce qu’on peut en voir, en savoir, en connaître par la conscience, appartient encore à sa superficie et à son épiderme, lequel, comme tout épiderme, révèle quelque chose mais dissimule encore plus ? Bref, nous croyons que l’intention n’est qu’un signe et un symptôme, qui exige d’abord d’être interprété.
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 32

Bref, à tous les « contempteurs du corps », Nietzsche oppose un vibrant éloge du corps :

J’ai un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je ne leur demande pas de changer d’avis ni de doctrine, mais de se défaire de leur propre corps – ce qui les rendra muets.
« Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
Mais l’homme éveillé à la conscience et à la connaissance dit : « Je suis tout entier corps, et rien d’autre ; l’âme est un mot qui désigne une partie du corps. »
Le corps est une grande raison, une multitude unanime, un état de paix et de guerre, un troupeau et son berger.
Cette petite raison que tu appelles ton esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison.
Tu dis « moi », et tu es fier de ce mot. Mais il y a quelque chose de plus grand, à quoi tu refuses de croire, c’est ton corps et sa grande raison ; il ne dit pas mot, mais il agit comme un Moi. (…)
Intelligence et esprit ne sont qu’instrument et jouets ; le Soi se situe au-delà. Le Soi s’informe aussi par les yeux de l’intelligence, il écoute aussi par les oreilles de l’esprit.
Le Soi est sans cesse à l’affût, aux aguets ; il compare, il soumet, il conquiert, il détruit. Il règne, il est aussi le maître du Moi.
Par-delà tes pensées et des sentiments, mon frère, il y a un maître puissant, un sage inconnu, qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps.
Il y a plus de raison dans ton corps que dans l’essence même de ta sagesse. Et qui sait pourquoi ton corps a besoin de l’essence de ta sagesse ?
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps »

L’inconscient, que Nietzsche appelle ici le Soi ou le corps, est notre maître absolu, auquel nous ne pouvons en aucun cas échapper. Par conséquent il serait tout à fait vain de s’y opposer ou de le mépriser : car nos jugements de valeurs eux-mêmes découlent de ce Soi. Et d’une manière générale, notre petite raison (notre conscience) n’est qu’un jouet dans les mains de notre grande raison (notre inconscient). Il faut donc apprendre a vivre cette vie corporelle, il faut apprendre à jouer notre rôle de jouet, il faut apprendre à être une fleur ou un volcan. « Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante. »

 

Conclusion :

 

D’un point de vue philosophique, l’idée d’inconscient, au sens le plus large, peut être envisagée de bien des manières. Au niveau le plus fondamental, la notion même de conscience implique celle d’inconscient comme son envers. Tout état de conscience se découpe nécessairement sur fond d’inconscience. Dans un état conscient – ou état intentionnel, la fraction d’éléments qui « apparaissent » est extrêmement réduite : si je perçois un arbre ou si je lis un texte, que de choses doivent rester dans l’ombre pour que ces actes soient possibles ! Ainsi les remarques que Nietzsche semble faire au niveau moral peuvent se comprendre en termes d’inconscient et de conscience :

Pour qu’il y ait beauté du visage, clarté de la parole, bonté et fermeté du caractère, l’ombre est nécessaire autant que la lumière. Ce ne sont pas des adversaires : elles se tiennent plutôt amicalement par la main, et quand la lumière disparaît, l’ombre s’échappe à sa suite.
Nietzsche, Humain, trop humain, III, « Le Voyageur et son Ombre »

Il y a un retrait inhérent à tout apparaître. Tout objet éclairé par la lumière du soleil ou de la science projette une ombre. Toute chose vue par un œil a sa face cachée. Tout objet intentionnel s’accompagne d’un mode de visée intentionnel, toute chose apparaît sur un certain mode d’être, lequel ne peut être vu que « du coin de l’œil ». Le voir ne peut être vu que « du coin de l’œil ». Toute action et toute conscience sont comme un faisceau de lumière concentré, qui laisse dans l’ombre la plus grande partie d’elles-mêmes. Dans un acte, on ne se concentre que sur quelques rares éléments, les motifs et les buts ; le reste, les conditions de l’acte, son origine, son sens, sont laissées dans l’ombre. Tout acte repose sur un « monde » très complexe et très riche : un monde, c’est-à-dire un réseau de croyances, de valeurs et de rapports de renvois et de signification entre les choses. L’ensemble de ce monde est laissé dans l’ombre, et n’apparaît que de façon exceptionnelle, en cas de dysfonctionnement. C’est quand l’outil se brise qu’apparaît soudain le monde de l’artisan : ce qu’il cherchait à faire, et comment il cherchait à le faire : car il est alors confronté à une nouveauté inattendue qui l’oblige à réfléchir à de nouvelles solutions.
Cette idée générale d’inconscient (Nietzsche) peut se décliner aussi bien au niveau psychique (Freud) qu’au niveau social (Marx). La sociologie marxiste est d’ailleurs parfaitement analogue à la psychanalyse freudienne : il se passe la même chose dans un corps humain et dans une société. Dans les deux cas ce sont les caractéristiques matérielles inconscientes qui déterminent les manifestations conscientes.

 



09/06/2022
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