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Cours sur la liberté

La liberté

 

 

Introduction

 

La liberté… Quel joli mot ! La liberté est un idéal. En fait, nous désirons la liberté avant même de savoir ce qu’elle signifie.

 

LIBERTÉ : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre.

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, « Fluctuations sur la liberté » (1938)

 

Méfiance, donc. Avec les mots de ce genre, le « terrorisme conceptuel » risque d’être fréquent. Si un penseur défend une conception de la liberté, bien souvent il ne fait pas œuvre de scientifique ni d’analyste, et ne s’en tient pas à une recherche purement conceptuelle. Au contraire, défendre une conception de la liberté constitue souvent un moyen de défendre un certain idéal. Nommer cet idéal « liberté » signifie simplement : je désire cet idéal, et tout le monde devrait le désirer, car tout le monde veut être libre…

A l’encontre de cette tendance, analysons froidement le concept de liberté. La liberté peut signifier plusieurs choses :

 

(1) En physique, on parle de « degrés de liberté » pour désigner l’excès du nombre de dimensions sur le nombre de contraintes. Par exemple, une perle astreinte à se mouvoir le long d’une tige fixe a un degré de liberté (droite). Une boule de billard, si on considère qu’elle ne peut sauter, a deux degrés de liberté (plan).

(2) Liberté extérieure (liberté d’agir, liberté politique) : désigne l’absence d’entraves extérieures, autrement dit, le fait de ne pas être empêché les choses que l’on peut et que l’on veut faire.

(3) Liberté intérieure (liberté de penser et de vouloir, liberté métaphysique). C’est ici que les choses se compliquent. Cette liberté désigne une certaine propriété de la volonté humaine ou de l’âme. On peut la concevoir de différentes manières :

(a) Spontanéité de la volonté : simple capacité de vouloir et d’agir.

(b) Absence de toute détermination.

(c) Adhésion à soi, accord avec soi-même.

(d) Faculté de penser.

(e) Indépendance d’esprit, indépendance à l’égard des influences extérieures.

Et on pourrait certainement allonger la liste. Nous étudierons cela plus en détail par la suite.

 

I. La liberté extérieure

A. La liberté comme absence d’entraves (Hobbes)

 

Nous concevons spontanément la liberté comme la capacité de faire ce qu’on veut, comme le fait de ne pas être empêché d’agir. Ce sens, le plus simple et le plus naturel, est celui que retient le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) :

 

Le mot LIBERTÉ désigne proprement l’absence d’opposition (par opposition, j’entends les obstacles au extérieurs au mouvement), et peut être appliqué aux créatures sans raison ou inanimées aussi bien qu’aux créatures raisonnables. Si en effet une chose quelconque est liée ou entourée de manière à ne pas pouvoir se mouvoir, sauf dans un espace déterminé, délimité par l’opposition d’un corps extérieur, on dit que cette chose n’a pas la liberté d’aller plus loin. C’est ainsi qu’on a coutume de dire des créatures vivantes, lorsqu’elles sont emprisonnées ou retenues par des murs ou des chaînes, ou de l’eau lorsqu’elle est contenue par des rives ou par un récipient, faute de quoi elle se répandrait dans un espace plus grand, que ces choses n’ont pas la liberté de se mouvoir de la manière dont elles le feraient en l’absence d’obstacles extérieurs. Cependant, quand l’obstacle au mouvement réside dans la constitution de la chose en elle-même, on a coutume de dire qu’il lui manque, non pas la liberté, mais le pouvoir de se mouvoir ; c’est le cas lorsqu’une pierre gît immobile ou qu’un homme est cloué au lit par la maladie.

D’après le sens propre (et généralement admis) du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, s’agissant des choses que sa force et son intelligence lui permettent de faire, n’est pas empêché de faire celles qu’il a la volonté de faire.

Thomas Hobbes, Léviathan (1651), II, 21

 

Ce texte de Hobbes nous permet donc de préciser notre concept intuitif de liberté, en distinguant la liberté de la puissance. Être libre ne consiste pas exactement à pouvoir faire tout ce qu’on veut, mais plutôt à ne pas être empêché de faire ce qu’on peut faire. Ainsi, ne pas pouvoir voler dans le ciel comme un oiseau ou comprendre les équations d’Einstein n’est pas tant un manque de liberté que de puissance (physique ou intellectuelle).

B. La liberté et la loi

 

La liberté au sens de Hobbes peut donc désigner la liberté politique. Car la loi, même si elle n’est pas un obstacle physique, est similaire à un obstacle physique. Les actes qu’elle interdit sont sanctionnés, donc la loi est bien une limitation de la liberté humaine par la crainte de la sanction (amende, prison, etc.).

1. Etat de nature et Etat social

Il semble donc que la loi constitue un obstacle à notre liberté, car elle nous interdit de commettre certains actes. Mais si la liberté que la loi me fait perdre est évidente, il faut avoir conscience aussi de la liberté que me donne la loi. La loi m’empêche par exemple de nuire à autrui, ce qui est une restriction de ma liberté, mais elle empêche aussi (en tout cas si elle est juste) à autrui de me nuire. Je perds en liberté, mais je gagne en sécurité. Sans la loi, ce serait l’état de nature, la « loi de la jungle », l’anarchie, peut-être la guerre civile. Je serais absolument libre, mais je serais aussi sans doute moins en sécurité.

On peut même dire que la loi favorise la liberté, dans la mesure où la sécurité qu’elle instaure me permet d’agir plus librement. Grâce à la loi, je suis libre d’aller et venir tranquillement le soir dans les rues. On se sent plus libre quand on se promène dans un quartier sûr que dans un quartier chaud, on se sent plus libre dans les rues de Marseille que dans les rues de Bagdad en 2007. Car le danger est une contrainte qui limite notre liberté d’aller et venir.

De même, la loi organise la vie en communauté et rend possible certaines actions qui ne seraient pas possibles sans elle. En particulier, la loi assure le respect des contrats et permet ainsi de développer la liberté de travailler et d’entreprendre. Il faut donc bien voir ce qu’on gagne et ce qu’on perd par l’instauration de la loi :

 

Hors de l’état civil, chacun jouit sans doute d’une liberté entière, mais stérile ; car, s’il a la liberté de faire tout ce qu’il lui plaît, il est en revanche, puisque les autres ont la même liberté, exposé à subir tout ce qu’il leur plaît. Mais, une fois la société civile constituée, chaque citoyen ne conserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre bien et vivre en paix, de même les autres perdent de leur liberté juste ce qu’il faut pour qu’ils ne soient plus à redouter.

Hors de la société civile, chacun a droit sur toutes choses, si bien qu’il ne peut néanmoins jouir d’aucune. Dans une société civile par contre, chacun jouit en toute sécurité d’un droit limité.

Hors de la société civile, tout homme peut être dépouillé et tué par n’importe quel autre. Dans une société civile, il ne peut plus l’être que par un seul.

Hors de la société civile, nous n’avons pour nous protéger que nos propres forces ; dans une société civile, nous avons celles de tous.

Hors de la société civile, personne n’est assuré de jouir des fruits de son industrie[1] ; dans une société civile, tous le sont.

On ne trouve enfin hors de la société civile que l’empire des passions, la guerre, la crainte, la pauvreté, la laideur, la solitude, la barbarie, l’ignorance et la férocité ; dans une société civile, on voit, sous l’empire de la raison, régner la paix, la sécurité, l’abondance, la beauté, la sociabilité, la politesse, le savoir et la bienveillance.

Thomas Hobbes, Le Citoyen (1642)

 

Certes, toutes ces affirmations dépendent de l’idée qu’on se fait de la nature humaine et de la conception de l’état de nature qui en découle. Hobbes, qui écrit dans une période de guerre civile, a une conception très pessimiste de l’état de nature. On peut critiquer ce pessimisme. L’état de nature n’est pas nécessairement un état de guerre. Mais même si on conçoit l’état de nature de manière moins conflictuelle, comme Rousseau, peut-être préfèrera-t-on toujours l’état social à l’état de nature :

 

Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer ; ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession, qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté.

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Du Contrat social (1762), livre I, chap. 8

 

Ce qui se pose est au fond la question de la liberté collective et non de la liberté individuelle. Comment peut-on être libre à plusieurs ? Rousseau affirme qu’une collectivité est plus libre si elle se donne une loi que si elle en reste à l’état de nature : « car comme qu’on s’y prenne tout gêne dans l’exécution d’une volonté désordonnée. Il n’y a donc point de liberté sans Lois. »[2] Sans loi, la volonté du peuple serait désordonnée et auto-destructrice. Il faut donc l’organiser par l’élaboration d’une loi qui vise à satisfaire l’intérêt général.

Pour compléter la réflexion, il faut tenir compte de la nature du régime politique. En effet, la situation n’est pas la même dans le cas d’une dictature et dans le cas d’une démocratie.

2. Liberté négative et liberté positive

La distinction entre liberté négative et liberté positive peut nous servir à évaluer cette différence. La liberté négative consiste à ne pas être entravé, à ne pas être empêché d’agir. La liberté positive désigne notre capacité à agir, à entreprendre une action.

Ainsi, dans une dictature on ne jouit que d’une liberté négative, et souvent limitée : la liberté de faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi. Dans une démocratie, en plus de cette liberté négative, on jouit, de la liberté positive de participer à la vie publique et à l’élaboration des lois. Dans le cas d’une démocratie représentative[3], cette liberté positive s’exprime périodiquement, au moment du vote, ou de la participation à une pétition, une manifestation, un référendum, etc.

Selon Benjamin Constant[4], la liberté des anciens, c’est-à-dire des Grecs et des Romains, consistait essentiellement à participer à la vie publique, alors que la liberté des modernes (depuis la révolution française) consiste plutôt dans la sphère privée, c’est-à-dire dans le fait que l’Etat ménage à chaque individu une sphère de liberté où chacun peut faire ce que bon lui semble. Pour les Grecs et les Romains, la participation à la vie de la cité était telle que la sphère privée n’existait pas vraiment et n’avait aucune importance : il faut que l’individu soit esclave pour que le peuple soit libre. Ainsi, les anciens voyaient dans la liberté surtout la liberté positive qui se déploie dans la sphère publique, alors qu’aujourd’hui la liberté signifie plutôt la liberté négative qui consiste à pouvoir faire, dans la sphère privée, tout ce qui n’est pas interdit par la loi : liberté d’opinion, de religion, d’expression, de faire des affaires, etc. Cette évolution est l’un des multiples symptômes du développement de l’individualisme au cours de l’histoire. Elle est aussi liée, selon Constant, au passage de la guerre au commerce (qui visent la même fin : l’appropriation). Avant on passait son temps à débattre les choix politiques, aujourd’hui on passe son temps à commercer.

3. L’esclave et l’enfant

Une autre approche permettant d’évaluer les lois, et leur rapport à la liberté, est de considérer l’intérêt qu’elles visent. Il existe de multiples formes de domination, bien différentes en termes de liberté. Par exemple, l’enfant est soumis à des règles, mais ces entraves à sa liberté visent en réalité à lui faire acquérir une plus grande liberté, par exemple en le rendant maître de lui-même. Il en va de même de la relation entre professeur et élève : la supériorité provisoire du maître ne vise qu’à affranchir et libérer son élève par la connaissance. En revanche, l’esclave n’est pas soumis à une loi qui vise à le libérer, bien au contraire. La question est donc de savoir si la loi est établie dans l’intérêt du dominé ou du dominant. Si la loi existe dans l’intérêt de celui qu’elle soumet, peut-être ne constitue-t-elle pas véritablement une entrave à sa liberté, mais au contraire le moyen de sa libération.

 

[O]n devra proclamer libre l’individu qui choisit volontairement de guider sa vie sur la raison. Quant à la conduite déclenchée par un commandement, c’est-à-dire l’obéissance, bien qu’elle supprime en un sens la liberté, elle n’entraîne cependant pas immédiatement pour un agent la qualité d’esclave. Il faut considérer avant tout, à cet égard, la signification particulière de l’action. A supposer que la fin de l’action serve l’intérêt non de l’agent, mais de celui qui commande l’action, celui qui l’accomplit n’est en effet qu’un esclave, hors d’état de réaliser son intérêt propre. Toutefois, dans toute libre République et dans tout Etat où n’est point pris pour loi suprême le salut de la personne qui donne les ordres, mais celui du peuple entier, l’individu docile à la souveraine Puissance ne doit pas être qualifié d’esclave hors d’état de réaliser son intérêt propre. Il est bien un sujet. Ainsi, la communauté politique la plus libre est celle dont les lois s’appuient sur la saine raison. Car, dans une organisation fondée de cette manière, chacun, s’il le veut, peut être libre, c’est-à-dire s’appliquer de tout son cœur à vivre raisonnablement. De même, les enfants, bien qu’obligés d’obéir à tous les ordres de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves ; car les ordres des parents sont inspirés avant tout par l’intérêt des enfants. Il existe donc, selon nous, une grande différence entre un esclave, un fils, un sujet, et nous formulerons les définitions suivantes : l’esclave est obligé de se soumettre à des ordres fondés sur le seul intérêt de son maître ; le fils accomplit sur l’ordre de ses parents des actions qui sont dans son intérêt propre ; le sujet enfin accomplit sur l’ordre de la souveraine Puissance des actions visant à l’intérêt générale et qui sont par conséquent aussi dans son intérêt particulier.

Baruch Spinoza, Traité théologico-politique (1670), chap. 16

 

Pour Spinoza, l’obéissance à la raison est donc liberté.

4. La liberté d’expression

La liberté d’expression est une liberté politique (elle dépend de la loi), mais elle est étroitement liée à la liberté de penser. La liberté d’expression est presque toujours limitée. La question philosophique qui se pose est de savoir si ces limites sont justifiées ou non. Mais quelles sont ces limites ? On peut distinguer quelques grandes catégories :

(1) Le respect des individus : respect de la vie privée, respect de la sensibilité des enfants (pornographie, violence), voire des cultures (cf. affaire des caricatures).

(2) Eviter de conduire à des actes nuisibles : interdiction de l’incitation au crime, interdiction des opinions racistes, etc.

(3) Assurer le fonctionnement de l’Etat : secret d’Etat, censure en temps de guerre, etc.

Dans chaque cas, ces limites sont discutables. Les motifs sécuritaires peuvent toujours justifier une restriction des libertés, mais la restriction de la liberté d’expression est peut-être plus nuisible encore que les propos « choquants » ou « dangereux ».

C. Travail et liberté

1. La libération par le salaire

En un premier sens, le travail est une contrainte temporaire qui permet d’acquérir une liberté très concrète et très rapidement : la liberté de consommer et de prendre des vacances grâce à l’argent gagné. C’est pour cette liberté que nous travaillons le plus souvent, surtout quand nous pensons à court terme.

Mais cette libération n’est généralement que temporaire : une fois l’argent dépensé, il faut se remettre au travail. Ce n’est donc pas là une véritable libération du travail. Celui qui est en vacances n’est jamais qu’un travailleur en sursis, et le travail l’attend tôt ou tard.

2. La libération par l’apprentissage (Hegel)

A un niveau plus fondamental, c’est par l’apprentissage que le travail nous libère. En travaillant, on apprend un métier, on acquiert un savoir-faire. Cette maîtrise sur les choses se traduit par une autorité sur les hommes : celui qui a de l’expérience et un savoir-faire peut l’apprendre aux autres. Ainsi l’expérience permet de monter en grade, de grimper dans la hiérarchie socio-économique. Hegel a exprimé cette idée par la dialectique du maître et de l’esclave :

 

(1) Le conflit originaire

Lutte entre deux individus pour le pouvoir ; au terme du conflit, l’un des deux abandonne et se soumet : il sera l’esclave, le serviteur. Il se soumet, c’est-à-dire qu’il préfère la vie à la liberté. Il nie donc sa propre liberté. Il se dissout dans la conscience du maître, il devient l’instrument de la liberté du maître.

 

(2) La relation de servitude

(a) Le maître jouit, comme l’animal. Il n’est plus en rapport à la nature, donc sa conscience ne se développe plus. Il a besoin de l’esclave, donc il le reconnaît comme un moyen, le moyen de sa survie.

(b) L’esclave prend conscience de lui-même dans la peur de la mort et travaille, donc développe sa conscience en humanisant la nature (« la transformation du monde est transformation de soi »). Il rend objective[5] son talent en l’incarnant dans un objet. Il prend conscience de soi, et du fait qu’il est le maître de la nature. Il découvre également qu’il est maître de soi, contrairement au maître (qui reste dominé par ses désirs et ses passions). Il se libère donc. Il est reconnu (comme moyen) par le maître.

La situation est donc asymétrique : le maître reconnaît l’esclave (comme moyen) mais l’esclave ne reconnaît pas le maître.

 

(3) L’émancipation de l’esclave

L’esclave prend conscience que c’est par accident qu’il est esclave, que le maître n’a rien de supérieur à lui, qu’au contraire il dépend de lui. Il va donc se révolter et exiger que le maître le reconnaisse comme son égal.

 

Ce schéma, pour Hegel, vaut non seulement au cours de l’histoire individuelle mais aussi au cours de l’histoire de l’humanité. C’est ainsi que les classes laborieuses finissent par se révolter contre leurs maîtres et par prendre le pouvoir, comme semble l’illustrer la révolution française de 1789, au cours de laquelle les bourgeois renversent l’aristocratie et prennent le pouvoir.

3. La libération par la technique (Marx)

Mais la libération par l’apprentissage elle-même reste une libération superficielle et relative, au sens où elle ne concerne que l’individu et suppose qu’il doit toujours y avoir un esclave (ou un apprenti) qui travaille pour que la société fonctionne.

On peut penser une libération encore plus essentielle à partir de l’idée que la technique, en remplaçant les travailleurs par des machines, peut libérer définitivement l’humanité de la pénible contrainte du travail. Le travail serait donc le moyen de mettre fin au travail en construisant des machines qui travaillent à notre place. Et il faut reconnaître que les faits semblent confirmer une telle idée : grâce aux progrès techniques, la productivité n’a cessé d’augmenter, de façon parfois spectaculaire, depuis maintenant plusieurs siècles. Ainsi, l’homme moderne est déjà considérablement libéré du travail, au sens où la technique lui permet de parvenir aux mêmes résultats en un temps considérablement réduit.

Selon Karl Marx, ce progrès technique permettra finalement à l’humanité de se libérer complètement du travail. C’est-à-dire qu’il restera du travail à accomplir, mais en quantité si réduite qu’il ne sera plus vécu comme une contrainte. Les individus pourront participer à plusieurs travaux – menuisier le matin, peintre à midi et poète le soir – et ils travailleront par plaisir, chacun selon ses moyens. L’abondance règnera, et par conséquent la délinquance, la propriété privée et l’Etat disparaîtront d’eux-mêmes. Ce sera l’avènement d’une société communiste.

On peut songer qu’une telle conception de l’avenir de l’humanité est complètement utopique, mais force est de reconnaître que le progrès technique est une tendance historique qui ne s’est pour l’instant jamais démentie, et qu’elle a déjà permis une libération considérable à l’égard du travail (cf. les statistiques montrant l’évolution du temps de travail annuel moyen).

On peut tout de même tempérer l’enthousiasme de Marx par plusieurs remarques : d’abord, l’homme n’est jamais satisfait et se crée toujours de nouveaux besoins. Ainsi, grâce à la mécanisation de l’agriculture au cours des Trente glorieuses, le pouvoir d’achat a augmenté, ce qui a permis d’acheter de nouveaux produits, et ce qui a créé de nouveaux emplois, notamment dans le tertiaire[6]. Ainsi, les gains de productivité n’ont pas libéré l’homme du travail, car il s’est empressé de se trouver de nouveaux besoins, donc de consommer plus et de continuer à travailler. Toutefois, on peut se demander si la capacité de l’homme à s’inventer des besoins de plus en plus futiles est illimitée : peut-être qu’à un certain stade la plupart des hommes préfèreront cesser de travailler pour jouir de leur temps libre.

De plus, le progrès technique ne permettra peut-être pas de réduire suffisamment la quantité de travail nécessaire pour parvenir au communisme, à cause de contraintes naturelles ou liées à la nature du travail en question (ce qui est surtout vraisemblable dans le cas d’une économie de services).

Enfin, on peut penser que l’abondance ne suffirait pas à mettre fin à la délinquance et à l’Etat. A partir d’une vision pessimiste de l’être humain, on peut imaginer que les hommes trouveront toujours de nouvelles raisons, même non économiques, de se haïr et de se combattre. Mais il faut reconnaître que ces questions n’ont rien d’évident, et il ne faudrait pas rejeter trop vite l’hypothèse marxiste sous prétexte qu’elle semble un peu trop idyllique…

4. Problème : quand il est enfin libre, l’homme est devenu esclave (Arendt)

Hannah Arendt apporte une autre critique à l’idée d’une libération du travail grâce à la technique. Elle reconnaît que la technique a bel et bien libéré l’homme du travail, dans une certaine mesure, et ce dès le XXe siècle. Mais elle remarque également que l’homme enfin libéré du travail a subi la contrainte du travail pendant tant d’années qu’il a fini par acquérir une mentalité d’esclave et n’est même plus capable de profiter de sa liberté pour s’épanouir. Il s’empresse au contraire de combler ses moments de loisir par de nouvelles formes d’aliénation.

 

C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.

Cela n’est vrai, toutefois, qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. (…) Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958)

 

II. La liberté intérieure

A. L’origine du concept de liberté intérieure

 

Le concept de liberté comme absence d’entrave est un concept simple, clair, naturel. La liberté a d’ailleurs été d’abord comprise en ce sens, comme une propriété observable, portant sur les actions humaines, et liée à chaque système politique. Mais le concept de liberté a été ensuite déplacé pour s’appliquer non plus aux actions mais à la volonté elle-même, à l’intériorité humaine. D’un concept politique de la liberté, on a voulu faire un concept métaphysique.

 

Le champ où la liberté a toujours été connu, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique. (…)

En dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercé sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. (…)

[L]e cœur humain, nous le savons tous, est un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans son obscurité ne peut être désigné comme un fait démontrable. La liberté comme fait démontrable et la politique coïncident et son relatives l’une à l’autre comme deux côtés d’une même chose.

Hannah Arendt, La Crise de la culture, « Qu’est-ce que la liberté ? »

 

B. La liberté de vouloir

1. La liberté des Stoïciens

Selon les Stoïciens, nous pouvons être absolument libres, pour peu que nous sachions distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, et nous contenter de ce qui dépend de nous, c’est-à-dire de notre citadelle intérieure :

 

Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave d’autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d’un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses que seul dépend de toi ce qui dépend de doit, que dépend d’autrui ce qui réellement dépend d’autrui, tu ne te sentiras jamais contraint à agir, jamais entravé dans ton action, tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire ; nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t’atteindre.

Epictète, Manuel, I, 1

 

La liberté de vouloir est absolue. Personne ne peut nous contraindre à vouloir ceci ou cela. Et si nous sommes vraiment libres de vouloir, personne n’aura de pouvoir sur nous :

 

Homme, tu possèdes par nature une volonté qui ne connaît ni obstacles ni contraintes : voilà ce qui est écrit dans ces entrailles. Je te le ferai voir d’abord à propos de l’assentiment. Y a-t-il quelqu’un qui puisse t’empêcher d’adhérer à la vérité ? Personne ; tu vois bien que, en cette matière, ta volonté ne rencontre ni contrainte, ni obstacle, ni empêchement. Eh bien ! en est-il autrement dans le cas des désirs et des tendances ? Qui peut vaincre une tendance, sinon une autre tendance ? un désir ou une aversion, sinon un autre désir ou une autre aversion ? Si l’on me menace de mort, dis-tu, on me contraint ? Ce n’est pas cette menace qui te contraint d’agir, c’est l’opinion que tel ou tel acte est préférable à la mort ; c’est donc bien encore ton jugement qui t’y oblige ; c’est la volonté qui oblige la volonté.

Epictète, Entretiens, livre I, chap. 17

 

Par exemple, si je suis prêt à me suicider, personne ne peut rien sur moi, personne ne peut me donner aucun ordre. Car alors je ne crains pas la menace de mort.

Mais alors, si l’homme est libre de vouloir, il sera toujours libre, absolument libre, y compris de ses actes, puisque tout acte ne peut être accompli que par la volonté. La théorie stoïcienne semble miraculeuse.

En fait, il faut bien voir la limite de cette théorie. D’abord, la liberté de vouloir n’est pas si absolue que cela : certes, la volonté n’est limitée que par elle-même, mais nous ne nous sentons pas libres de vouloir n’importe quoi pour autant. Par exemple, nous ne nous sentons pas libres de vouloir mourir, ou souffrir : nous pouvons le vouloir, mais il nous en coûte. On pourrait même dire que nous ne voulons jamais de telles choses, et que nous ne pouvons vouloir un mal que pour échapper à un plus grand mal. En ce sens nous ne sommes pas du tout libres de vouloir.

D’autre part, il faut bien voir que la prétendue liberté dont parlent les Stoïciens est la liberté d’échapper à un mal par un plus grand mal. Si on me force à aller en prison, je peux bien sûr me suicider. Mais qui préfère la mort à la prison ? Une telle liberté est donc, concrètement, bien limitée. Il est donc vrai que celui qui ne craint rien ne pourrait être commandé, car on ne peut être commandé que par la menace, et la menace n’a de prise sur nous que si on craint quelque chose. Mais pour la plupart d’entre nous, la « liberté » de vouloir ne nous permet pas du tout d’échapper aux menaces, ce n’est qu’une liberté abstraite parfaitement insignifiante, qui nous permet seulement d’échapper à un mal par un plus grand mal : la belle affaire.

2. L’indépendance à l’égard de nos instincts (Rousseau, Kant)

Mais la liberté de vouloir peut s’entendre en un autre sens important : elle peut désigner la capacité de nous opposer à nos instincts, c’est-à-dire la faculté de vouloir indépendamment de nos instincts (penchants, désirs).

Selon Rousseau, c’est même cette liberté qui distingue l’homme de l’animal, plutôt que la faculté de penser :

 

Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règles qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer. (…)

Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister.

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Discours sur l’origine de l’inégalité (1755)

 

La question que l’on pourrait poser est de savoir comment la volonté peut s’opposer aux instincts naturels et spontanés. Selon Kant, c’est grâce à la raison, qui est « pratique par elle-même », c’est-à-dire qui est par elle-même capable de commander à notre volonté, en lui présentant une loi morale comme un impératif catégorique, c’est-à-dire comme absolument obligatoire (ex : considérer autrui comme une fin et non seulement comme un moyen).

Cette interprétation de la liberté de la volonté est critiquable. Comment l’homme peut-il s’opposer à ses instincts par pure raison, c’est-à-dire sans qu’un autre instinct ou intérêt lui commande de s’y opposer ? Une telle pureté morale indépendante de tout intérêt est difficile à concevoir. Dans la plupart des cas, nous ne nous opposons à un instinct qu’au nom d’un autre intérêt, par exemple un intérêt à long terme qui s’oppose à l’intérêt immédiat que poursuit l’instinct. Par exemple, un homme peut s’opposer à son instinct de commettre un vol, ou de manger une friandise, au nom de son intérêt à plus long terme : éviter la sanction de la loi, ou l’indigestion. Si l’homme peut s’opposer à son instinct, c’est donc qu’il peut s’opposer à son intérêt immédiat grâce à sa conscience qui lui présente son intérêt futur.

Quelle que soit l’interprétation que l’on donne de ce phénomène, il faut reconnaître en tout cas que l’homme dispose bien de cette liberté, dont les animaux semblent privés.

C. La liberté de penser

1. L’évidence de la liberté intérieure (Descartes)

Pour Descartes, liberté de penser et liberté de vouloir vont de pair. L’idée essentielle de Descartes est que cette liberté intérieure est une évidence (du même type que le cogito) car nous l’éprouvons immédiatement. Et si on conçoit la liberté comme absence d’entraves, force est de reconnaître que notre pensée et notre volonté ne sont jamais entravées, nous les éprouvons toujours comme parfaitement libres :

 

Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. (…) Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne.

René Descartes (1596-1650), Méditations métaphysiques (1641)

 

La liberté intérieure est donc une évidence directement éprouvée.

2. La libération par la raison (Spinoza)

Mais il faudrait peut-être se méfier d’une telle évidence. Selon Spinoza, c’est une illusion : les hommes se croient libres simplement parce qu’ils ignorent les causes qui les déterminent à agir. Toutefois, soyons précis : l’idée de Spinoza permet de réfuter une liberté conçue comme indéterminisme (absence de détermination), et non une liberté conçue comme absence d’entraves. L’entrave étant, par définition, ressentie comme telle, c’est-à-dire comme un obstacle à la volonté, alors que les déterminations, internes à la volonté, ne lui apparaissent pas comme des entraves, et même ne lui apparaissent pas du tout.

Quoi qu’il en soit, à partir de sa conception déterministe du monde, Spinoza est amené à élaborer un autre concept de liberté. Pour Spinoza, chaque chose étant déterminée, la liberté consiste à être déterminé par soi plutôt que par autre chose, c’est-à-dire à agir suivant la nécessité de sa nature. La liberté, selon Spinoza, est donc libre nécessité. L’homme sera donc libre quand il sera déterminé à agir par lui-même plutôt que par autre chose, c’est-à-dire quand il aura une compréhension adéquate de lui-même et du monde qui lui permettra de ne pas être le jouet des éléments. Ainsi pour Spinoza, la liberté réside essentiellement dans la connaissance adéquate de soi et du monde. On pourrait dire, pour simplifier la pensée de Spinoza, que dans un monde déterminé le seul moyen d’être libre est d’acquérir une connaissance des déterminations qui pèsent sur nous afin de ne pas en être l’esclave : ne pas s’y opposer absurdement et apprendre au contraire à se mouvoir dans ces déterminations. On retrouve ici l’idée stoïcienne selon laquelle la liberté consiste à accepter le destin. Les contraintes étant ce qu’elles sont, l’homme qui les reconnaît et peut organiser son action en fonction d’elles semble en effet plus libre que celui qui persiste à désirer l’impossible, et qui se débat vainement contre la nécessité.

3. Liberté de penser et liberté d’expression (Kant)

La liberté de penser semble absolument inaliénable : on peut à la rigueur me forcer à faire ceci ou cela, et même à dire ceci ou cela, mais personne ne pourra jamais me contraindre à croire ce que je ne veux pas croire ou à penser ce que je ne veux pas penser. On peut néanmoins remarquer le lien étroit qui unité la liberté de penser à la liberté extérieure, et notamment à la liberté d’expression : car notre pensée est étroitement liée à notre capacité de communiquer et d’échanger avec les autres.

 

A la liberté de penser s’oppose, en premier lieu, la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d’écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l’on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser – l’unique trésor qui nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut seul apporter un remède à tous les maux qui s’attachent à cette condition.

Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786)

 

4. La liberté de penser : un fardeau bien pénible (Kant)

Concluons par cette remarque : tout le monde fait toujours l’éloge de la liberté, mais la liberté apparaît parfois comme un fardeau que les hommes s’empressent de fuir. Rien n’est plus difficile que d’être libre. Être libre, penser par soi-même, être responsable, c’est très fatiguant. Aussi les hommes n’ont-ils généralement rien de plus pressé que de s’aliéner à une habitude, à une idéologie, à des attaches affectives (amis, famille, époux), à une religion, à un parti, à une théorie, au travail ou au loisir, à la télévision, bref, à quelque chose qui nous soulage de notre pénible liberté de penser. Nous sommes absolument libres de penser ; mais nous ne supportons pas cette « insoutenable légèreté de l’être »[7] et nous nous empressons de nous glisser dans une aliénation confortable. Kant reconnaît cette paresse et cette lâcheté, mais il remarque qu’elles sont aussi entretenues par les dominants :

 

Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère (…) restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible, c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d’abord abêti leur bétail et avoir empêche avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un pas sans la roulette[8] d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s’ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n’est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de toute autre tentative ultérieure.

Emmanuel Kant (1724-1804), Qu’est-ce que les Lumières ? (1784)

 

Concluons avec Hegel : « Il est plus facile d’être esclave que maître. »

D. L’aliénation

 

La liberté intérieure n’est pas si inaliénable qu’elle pouvait le sembler au début. Sa privation est d’autant plus perverse qu’elle est généralement inconsciente. Contrairement à la entrave extérieure qui nous apparaît clairement, notre liberté intérieure ne peut nous être ôtée qu’insensiblement, sans que nous nous en apercevions, par des influences insidieuses qui nous écartent de nous-mêmes et s’insinuent au cœur de nous-mêmes. Nous allons étudier quelques grandes conceptions de cette aliénation : la menace potentielle que fait peser l’idée d’inconscient sur notre liberté ; l’aliénation sociale telle que l’a pensée Marx ; et une version existentialiste de l’expression de cette aliénation par les autres, par le groupe, par la société.

1. L’inconscient (Freud)

On peut voir dans l’inconscient une limitation de notre liberté par une aliénation intérieure. L’inconscient au sens de Freud est en effet une partie entière de nous-mêmes qui nous est obscure et incontrôlable. On peut donc y voir une aliénation de nous-mêmes par nous-mêmes : de notre conscience par notre inconscient. Mais tout dépend en vérité où nous plaçons le « moi » : si le moi est conscience, il est clair que l’inconscient constitue une limite potentielle à sa liberté. Si au contraire nous considérons que l’inconscient fait partie du moi, alors il ne s’agit pas à proprement parler d’une limitation de notre liberté (au sens d’un obstacle intérieur) mais plutôt d’une obscurité interne. En ce sens notre état n’est pas optimal, mais il ne faut pas assimiler toute imperfection à un manque de liberté, à moins d’étendre excessivement le concept de liberté. Quoi qu’il en soit, il n’est pas complètement absurde de parler d’un manque de liberté dans le cas d’un individu névrosé, perturbé par un inconscient qui l’empêche de s’engager dans une action durable ou tout simplement de vivre de façon sereine.

2. L’aliénation économique et sociale (Marx)

La théorie de l’aliénation de Marx s’élabore d’abord au niveau du travail : l’ouvrier est aliéné car il ne maîtrise pas son travail et n’en possède pas le produit, etc. Maius cette théorie a un prolongement social. Toute société produit une superstructure ou idéologie (c’est-à-dire un ensemble de productions conscientes : discours, religions, philosophies, productions artistiques, systèmes juridiques, etc.) qui vise à justifier le rapport de domination de cette société. Cet ensemble de discours s’impose insidieusement aux individus qui n’agissent, ne parlent et ne pensent plus par eux-mêmes mais qui sont « pensés », « parlés » et « agis » par l’idéologie.

Guy Debord a développé cette théorie marxiste à la fin des années soixante dans La Société du spectacle. Il montre comment, à notre époque, l’aliénation se traduit par le fait que « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ». Le capitalisme dépossède les individus de leur vie elle-même en la représentant, et en les reléguant au rôle de spectateurs.

Concrètement, on peut donc comprendre ces théories de l’aliénation à partir de multiples situations : l’homme dont la pensée est déterminée par l’idéologie dominante : il croit en la légitimité des droits de l’homme, par exemple, alors que ce ne sont là que des droits bourgeois qui visent à assurer les conditions de sa domination dans le cadre d’un système capitaliste où les richesses sont concentrées dans les mains d’un petit nombre d’individus. L’homme qui regarde la télé : d’une part, celle-ci modèle ses pensées (essayez d’analyser, la prochaine fois que vous regarderez le journal télévisé, les jugements de valeurs implicitement véhiculés par le journaliste sur les faits qu’il rapporte) ; d’autre part, et surtout, elle lui présente un idéal, aussi bien à travers les programmes (séries, etc.) qu’à travers les publicités qui peut se résumer ainsi : désirez, désirez consommer, travaillez. Autre exemple : l’ensemble des discours de légitimation du système en place, qui sont reproduits pour des raisons pratiques, indépendamment de tout fondement scientifique (discours sur l’anarchie, le libéralisme, etc.).

3. La version existentialiste de la théorie de l’aliénation (Heidegger, Sartre)

Les philosophes existentialistes du XXe siècle ont développé la théorie de l’aliénation de Marx en un sens particulier. On trouve la matrice de cette réflexion chez le philosophe allemand Martin Heidegger. Il remarque que l’être humain (qu’il appelle Dasein, ce qui signifie « être-là ») peut être authentique ou inauthentique. Le plus souvent, il est inauthentique. Ce mode d’être inauthentique, Heidegger l’appelle le « On ». De prime abord et le plus souvent, dans la vie quotidienne, le Dasein existe sur un mode inauthentique, c’est-à-dire qu’au lieu d’exister par lui-même, en vivant sa propre existence de façon unique, il vit comme on vit : il parle ce dont on parle, il se soucie de ce dont on se soucie, il lit ce qu’on lit, il pense ce qu’on pense, etc. Et s’il lit le livre que tout le monde lit, ce n’est évidemment pas parce que ce livre l’intéresse, lui, personnellement, mais simplement pour faire comme tout le monde, pour ressembler à tout le monde et pouvoir en parler avec tout le monde. Ainsi, le Dasein qui vit sur le mode du « On » n’a pas un rapport propre et authentique à sa liberté, à son existence et à sa mort. Il n’a pas véritablement conscience de sa propre mort, il se contente de penser qu’on meurt, c’est-à-dire que tout le monde meurt, sans se rendre compte que cela le concerne avant tout lui-même. Il fuit l’angoisse de la mort, qui révèle un rapport authentique à elle, dans la simple peur, et dans l’affairement quotidien (c’est un homme pressé). Il n’existe pas vraiment, car il n’envisage jamais ses possibilités comme les siennes propres, mais toujours à partir de ce qu’on ferait dans ce cas-là.[9] Ainsi, le désir de l’homme moderne de se « comprendre soi-même » par la découverte d’autres cultures ou par l’introspection psychologique à laquelle l’invitent les questionnaires des magazines bon marché constitue le comble de l’aliénation.[10]

L’idée sartrienne de la mauvaise foi rejoint cette analyse. Selon Sartre, la mauvaise foi est ce moyen quotidien que nous avons de refuser notre propre liberté, de faire croire aux autres et à nous-mêmes que nous ne sommes pas libres, en nous inventant des excuses : Dieu, l’inconscient, la nature humaine, etc. « Je ne pouvais pas, je n’avais pas le choix. C’est plus fort que moi. » Ainsi parle l’homme de mauvaise foi.

Dans chaque cas, l’aliénation au sens de l’existentialisme désigne donc un mode d’être inauthentique par lequel l’homme renonce à sa propre liberté et à sa véritable existence, ce qui n’est possible que par une sorte de mauvaise foi qui consiste à les prétendre qu’on n’est pas libre, à voiler son existence aux autres et à soi-même.

4. Toute conscience est aliénation (Nietzsche)

La conception la plus radicale de l’aliénation se trouve peut-être chez Nietzsche, car celui-ci pense l’aliénation à un niveau extrêmement fondamental. En effet, pour lui toute conscience est essentiellement aliénation. Il considère que l’immense majorité des choses, du monde, de la vie et même de la pensée est d’ordre inconscient. Le passage à la conscience se traduit toujours par une simplification, une transformation, une corruption du contenu inconscient original :

 

Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles, singulières, d’une individualité illimitée, cela ne fait aucun doute ; mais dès que nous les traduisons en conscience, elles semblent ne plus l’être… Voilà le véritable phénoménalisme et perspectivisme, tel que je le comprends : la nature de la conscience animale implique que le monde dont nous pouvons avoir conscience n’est qu’un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé, – que tout ce qui devient conscient devient par là même plat, inconsistant, stupide à force de relativisation, générique, signe, repère pour le troupeau, qu’à toute prise de conscience est liée une grande et radicale corruption, falsification, superficialisation et généralisation.

Friedrich Nietzsche (1844-1900), Le Gai savoir (1882), § 354

5. Comment se libérer de l’aliénation ?

Une suggestion naïve, pour se libérer de ces multiples aliénations, serait de vouloir se défaire de toute influence. Mais nous ne pouvons nous défaire d’une influence que pour en rejoindre une autre : notre professeur nous arrache à l’influence de nos parents, nos amis à notre professeur, notre parti à nos amis, etc. Le développement de l’individu n’est même pas pensable en l’absence de toute influence.

Par conséquent, une voie plus subtile consiste à essayer d’apprendre à se mouvoir parmi nos différentes aliénations. Il ne s’agit pas de trancher ces liens, mais d’apprendre à tirer ces ficelles, en fonction de nos buts. Être conscient des différentes influences qui pèsent sur nous et utiliser les unes contre les autres afin d’en rompre certaines et d’en utiliser d’autres pour avancer…

6. Critique de la théorie de l’aliénation

Dire qu’un individu est aliéné revient à dire que cet individu ne fait pas (ou ne pense pas) « ce qu’il voudrait vraiment faire » (ou ce qu’il voudrait vraiment penser). C’est-à-dire que sa vie repose sur une illusion, une sorte de mensonge, et qu’il en sortirait s’il en prenait conscience.

Il est indéniable que ce genre de phénomène se produit parfois. Il arrive qu’après avoir passé quelques temps à une activité, à des fréquentations ou à une pensée, nous en sortions finalement et que nous nous disions : « Non, je me suis trompé, cela, ce n’était pas moi. » Dans ce cas, il y a bien eu une forme d’aliénation, c’est irréfutable.

Mais c’est une question très délicate de savoir, dans un cas concret, s’il y a aliénation ou non. Cela suppose de connaître la « vérité » et ce que l’individu en question « voudrait vraiment ». Par exemple, il est extrêmement difficile, face à un mode de vie qui nous semble méprisable ou qui paraît révéler un certain égarement (drogue, embrigadement politique, travail, relation amoureuse, etc.), de savoir si celui qui le vit finira par s’en défaire ou si au contraire il l’accepte fondamentalement et est donc en accord avec lui-même. On ne peut savoir si un individu approuve « fondamentalement » sa conduite que par sa réaction dans la durée – et même ce dernier critère n’est pas tout à fait probant : un individu considérera peut-être une certaine partie de sa vie comme une aliénation simplement parce qu’il n’a pas réussi dans cette voie pour des raisons contingentes.

 

Une remarque intéressante sur l’aliénation médiatique

C’est une information qui reste à vérifier, mais qui offre une piste de réflexion très intéressante : dans un entretien, Noam Chomsky affirme que selon certaines études sociologiques, l’influence des médias serait beaucoup plus grande sur les classes supérieures de la population (intellectuels, cadres, etc.) que sur les classes populaires. Il y a là de quoi remettre en cause une bonne partie des réflexions classiques sur le « lavage des cerveaux » par les médias.

III. Liberté et déterminisme

 

Le déterminisme est la théorie selon laquelle tout est déterminé, i.e. selon laquelle chaque effet est déterminé par sa cause, le présent est déterminé par le passé, et l’état de l’univers à un instant donné par l’état de l’univers à l’instant précédent. Cette théorie qui soumet toute chose à une causalité universelle et absolue semble donc nier toute liberté : si l’homme est déterminé, il n’est pas libre de choisir comme il le pense car ses actes sont régis par la causalité et étaient donc déjà déterminés avant même qu’il ne soit né.

Deux grandes conceptions s’opposent à ce sujet : d’un côté, si on conçoit la liberté comme une forme d’indépendance ou de spontanéité, on tend à l’opposer au déterminisme ; si en revanche on conçoit la liberté comme une forme d’obéissance à la raison ou d’adhésion à soi on ne voit plus dans le déterminisme une difficulté pour penser la liberté.

Remarquons bien que ces questions ne se posent que pour la liberté intérieure, métaphysique, et non pour la liberté extérieure, qui elle ne dépend que de conditions physiques ou politiques contingentes, et non de la nature essentielle (métaphysique) de l’univers.

 

A. L’affirmation du libre arbitre

1. La liberté comme acte gratuit (Gide)

Si on pense que liberté et déterminisme sont contradictoires, c’est généralement qu’on pense la liberté comme une forme d’indépendance. On passe de l’idée de la liberté comme absence d’entraves extérieures à la liberté comme absence de toute entraves (extérieures ou intérieures), c’est-à-dire une liberté comme absence de toute détermination. En ce sens, sera dit libre le phénomène qui ne relève d’aucune cause, mais seulement du pur hasard, un peu comme un lancer de dé.

L’écrivain français André Gide (1869-1951) avait une telle conception de la liberté. Il en est ainsi venu à penser la liberté comme acte gratuit.

 

J’ai longtemps pensé que c’est là ce qui distingue l’homme des animaux, une action gratuite… Et comprenez qu’il ne faut pas entendre par là une action qui ne rapporte rien, car sans cela… Non mais gratuit, un acte qui n’est motivé par rien. Comprenez-vous ? Intérêt, passion, rien… L’acte désintéressé ; né de soi ; l’acte aussi sans but ; donc sans maître ; l’acte libre, l’acte autochtone.

André Gide, Le Prométhée mal enchaîné

 

André Gide a mis en scène une telle liberté dans ses romans comme Les Caves du Vatican. Alors qu’il est dans un train, le héros, Lafcadio, décide de commettre un acte – un meurtre – à partir de raisons purement arbitraires :

 

– Là, sous ma main, cette double fermeture – tandis qu’il est distrait et regarde au loin devant lui – joue, ma foi ! plus aisément encore qu’on eût cru. Si je puis compter jusqu’à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir[11] est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq ; six ; sept ; huit ; neuf… Dix, un feu…

André Gide, Les Caves du Vatican

 

Mais cet exemple montre a contrario la difficulté de penser un acte purement libre. L’acte de Lafcadio, malgré la méthode arbitraire qu’il choisit, n’est pas un acte libre, il repose sur un motif très clair, la volonté d’accomplir un acte libre. Tout acte découle nécessairement de certains motifs, sans quoi nous ne parlerions pas d’acte mais de phénomène biologique ou de réflexe… Et dans ce cas encore, même si cet « acte » est sans motifs, il n’est pas sans cause… Il semble donc difficile d’échapper au déterminisme universel. A opposer ainsi liberté et déterminisme, ne se condamne-t-on pas à devoir nier l’existence de la liberté ?

2. La liberté comme initiation d’une chaîne causale (Kant)

Certains penseurs ont voulu voir dans l’homme une sorte de pouvoir magique, la liberté, lui permettant d’échapper momentanément au déterminisme universel afin de déclencher un « acte libre », c’est-à-dire d’initier une chaîne causale qui ne naîtrait de rien. C’est en ce sens qu’on parle généralement de « libre arbitre ». On imagine qu’il existe en l’homme une sorte de libre arbitre au-dessus du match que jouent les passions, les désirs, les instincts et penchants naturels.

On peut interpréter la philosophie de Kant en ce sens, bien que Kant ait voulu dépasser l’opposition entre déterminisme et liberté. En effet, Kant voit dans la raison une faculté qui peut déterminer la volonté, et ainsi introduire dans l’homme une liberté qui ne relève pas du monde empirique, un acte qui ne relève d’aucun penchant naturel…

Mais une telle conception de la liberté semble bien difficile à accepter d’un point de vue scientifique.

3. L’existence précède l’essence (Sartre)

Sartre aussi fait partie des philosophes qui semblent avoir opposé déterminisme et liberté. La solution de Sartre consiste à affirmer que l’homme est libre car l’existence précède l’essence : il n’y a pas d’essence (ou de nature) humaine. L’homme n’est pas quelque chose, il est au contraire un néant (cf. cours sur la conscience), c’est-à-dire que grâce à sa faculté de projection il n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Ainsi l’homme peut être libre malgré le déterminisme universel.

4. La liberté précède la causalité (Heidegger)

Heidegger est sans doute le philosophe qui a trouvé la solution suprêmement subtile de résoudre la contradiction entre déterminisme et liberté, c’est-à-dire de maintenir la croyance en une liberté tout en opposant ce concept au déterminisme. Pour Heidegger, la liberté du Dasein est avant tout sa capacité à projeter un monde, à connaître la vérité, à comprendre. Par conséquent, Heidegger peut affirmer que cette liberté (de connaître, en quelque sorte) est antérieure à la causalité, puisque la causalité, au même titre que le « monde » connu, les lois de Newton, etc., fait partie des idées construites par la liberté du Dasein. Puisque la liberté (de penser le monde) est antérieure à la causalité (que nous concevons par l’esprit), alors cette causalité ne saurait porter atteinte à cette liberté.

Il est tout de même assez facile de critiquer cette solution : non seulement les concepts de liberté et même de causalité ont ici un sens tout à fait inhabituel, mais surtout Heidegger semble oublier que la vérité projeté par le Dasein, sa conception du monde, doit néanmoins s’appliquer à lui : cela fait partie de ses contraintes essentielles. Par exemple, si je construis une théorie selon laquelle le monde est constitué d’atomes, je dois reconnaître que je suis moi-même constitué d’atomes : que la théorie me décrive à titre de partie du monde fait partie de ses exigences premières. Heidegger ne peut donc dire que la liberté du Dasein échappe à la causalité du monde qu’en concevant cette liberté non comme la liberté d’agir (ou de penser) d’un être concret mais comme une sorte de liberté transcendantale, abstraite et en quelque sorte « hors du monde ». Ce qui fait toute la subtilité de sa théorie – mais aussi toute sa faiblesse.

 

B. Le libre arbitre est une illusion

 

Les partisans du libre arbitre affirment l’existence de la liberté contre le déterminisme. Tous les phénomènes naturels sont déterminés (c’est-à-dire que la cause détermine l’effet, l’état du monde à un instant donné est déterminé par son état à l’instant précédent), mais l’homme échapperait à ce règne de la loi de causalité.

Mais n’est-il pas absurde de faire ainsi de l’homme un « empire dans un empire »[12] qui échapperait aux lois naturelles ? Cela ressemble à une affirmation gratuite venant satisfaire un désir humain, contre l’évidence scientifique la plus indéniable. On peut ainsi à bon droit s’élever contre cette idée de libre arbitre inventée de toutes pièces par les philosophes pour satisfaire un besoin moral et religieux, voire pour assurer les conditions idéologiques du fonctionnement de l’appareil répressif d’Etat : le libre arbitre légitime le châtiment car il rend tout homme responsable de ses actes. Il est la théorie dont le pouvoir a besoin.

Mais si tout est déterminé, comment expliquer notre sentiment de liberté ? Il doit s’agir d’une illusion. Plusieurs arguments ont été avancés, notamment par les deux grands critiques du libre arbitre que sont Spinoza et Nietzsche (on pourrait ajouter Marx et Freud).

 

1. L’homme se croit libre car il ignore les causes qui le déterminent à agir

Selon Spinoza, si l’homme se croit libre c’est tout simplement parce qu’il est conscient de ses actes et de ses désirs. Voyant que ses actes sont conformes à ses désirs (ou volontés), il en déduit un peu hâtivement qu’il est « libre ». Mais en réalité, s’il est vrai que les actes sont conformes aux désirs, il n’en reste pas moins que les désirs sont eux-mêmes déterminés. Or l’homme n’est pas conscient de ce qui détermine son désir. C’est pourquoi il se croit libre : il croit que son désir « tombe du ciel », indéterminé. L’homme est comme une pierre qui tombe qui croirait tomber librement, par un libre décret de sa volonté :

 

Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit, d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre, il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.

Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait un effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent.

Baruch Spinoza, Lettre à Schuller

 

2. L’homme se croit libre car il s’identifie à son désir dominant

Nietzsche propose un autre argument subtil pour expliquer l’illusion de liberté que nous ressentons : nous croyons que notre volonté se réalise toujours parce que nous appelons « notre volonté » celui de nos désirs qui l’a emporté sur les autres et qui donc se traduit en actes : nous avons en nous une guerre civile de désirs, mais nous nous identifions à celui qui emporte la bataille, créant ainsi l’idée fictive d’un « moi » unitaire :

 

Ce qu’on nomme « libre arbitre » est essentiellement notre sentiment de supériorité à l’égard de celui qui doit obéir. (…) Un homme qui veut commande en lui-même à quelque chose qui obéit ou dont il se croit obéi. Mais (…) si (…) nous sommes à la fois celui qui commande et celui qui obéit, et si nous connaissons, en tant que sujet obéissant, la contrainte, l’oppression, la résistance, le trouble, sentiments qui accompagnent immédiatement l’acte de volonté ; si, d’autre part, nous avons l’habitude de nous duper nous-mêmes grâce au concept synthétique du « moi », on voit que toute une chaîne de conclusions erronées, et donc de jugements faux sur la volonté elle-même, viennent encore s’agréger au vouloir. Ainsi celui qui veut croit-il de bonne foi qu’il suffit de vouloir pour agir. Comme dans la très grande majorité des cas, la volonté n’entre en jeu que là où elle s’attend à être obéie, donc à susciter un acte, on en est venu à croire, fallacieusement, qu’une telle conséquence était nécessaire. (…) L’effet, c’est moi : ce qui se produit ici ne diffère pas de ce qui se passe dans toute collectivité heureuse et bien organisée : la classe dirigeante s’identifie aux succès de la collectivité.

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 19

 

C. Liberté et déterminisme ne s’opposent pas

 

Au petit jeu de l’opposition entre déterminisme et libre arbitre, c’est sans doute le déterminisme qui gagne. Mais c’est peut-être une erreur que d’opposer la liberté au déterminisme, c’est-à-dire d’identifier la liberté à l’indéterminisme, ou libre arbitre. Le libre arbitre n’existe sans doute pas, mais est-ce vraiment là ce que nous avons à l’esprit quand nous parlons de liberté ? Il est probable que non.

L’opposition entre liberté et déterminisme, et l’identification de la liberté au libre arbitre qui lui est corollaire, vient naturellement quand on déplace le concept de liberté extérieure, conçue comme absence d’entrave extérieure, des actes à la volonté et qu’on en vient à penser la liberté comme absence de toute entrave, donc de toute détermination. Mais il est possible de se garder de cette illusion en ayant présents à l’esprit quelques paradoxes et absurdités qui en découlent.

1. La liberté n’est pas l’indéterminisme

a. L’indéterminisme ne constitue qu’une liberté insignifiante

Tout d’abord, remarquons qu’une liberté conçue comme indéterminisme est absolument insignifiante pour nous, elle n’a aucune valeur. En ce sens, la liberté signifierait simplement « contingence », c’est-à-dire « absence de détermination ». Nous serions libres dans l’exacte mesure où nous pourrions accomplir des actes gratuits, c’est-à-dire à chaque fois qu’un acte naîtrait en nous de rien, jaillirait spontanément du néant. Nous serions donc libre si, par exemple, les processus de notre cerveau laissaient place à un hasard intrinsèque et irréductible (comme peut à la rigueur le suggérer une interprétation hâtive de la mécanique quantique), de sorte que certains de nos actes ne seraient déterminés par rien du tout.

Il est évident qu’une telle liberté n’a aucune valeur pour nous, puisque de tels actes, n’étant déterminés par rien du tout, ne sont pas déterminés par nous-mêmes et ne peuvent être dits nôtres que par métonymie (à partir du simple fait qu’ils ont eu lieu en nous).

b. Le déterminisme n’est pas le fatalisme, bien au contraire

Il faut bien comprendre également que le déterminisme n’est pas le fatalisme. Selon le fatalisme, quoi que nous fassions, les mêmes événements se produiront. Selon le déterminisme au contraire, chacun de nos actes a une influence sur notre avenir[13].

c. Le déterminisme est nécessaire à notre liberté

Ainsi, le déterminisme est nécessaire à notre liberté. Pour que nous puissions agir, il faut que le monde soit réglé par des lois. Plus exactement, le déterminisme absolu n’est pas nécessaire, mais il faut au moins qu’il y ait des régularités dans le monde telles que celles que nous observons. Il le faut non seulement pour que mes volontés soient « obéies » par mon corps et se traduisent systématiquement par des actes, et aussi pour que mes actes eux-mêmes se traduisent par les effets escomptés.

d. La facticité est la condition de la liberté

Bref, on peut résumer tout cela en remarquant que pour être libre, il faut être quelque chose. Penser la liberté non seulement comme absence d’entrave, mais comme absence de toute détermination, c’est penser la liberté de Dieu, c’est-à-dire la liberté de se créer soi-même à partir de rien. Mais une telle liberté est absolument incompréhensible, invraisemblable, et au surplus, dépourvue de toute valeur, car ce n’est que la liberté parfaitement arbitraire d’un néant. Ainsi le « libre arbitre pur » auquel ont rêvé tant de philosophes se révèle pour ce qu’il est : purement arbitraire, donc sans intérêt.

A cette liberté mythique, qui ne peut être que la liberté d’un néant, et qui est incompréhensible, invraisemblable et dépourvue de valeur, il nous faut opposer la liberté concrète et empirique d’êtres réels. Pour être libre, il faut d’abord être, il faut être quelque chose. Par conséquent la liberté absolue n’existe pas, la facticité[14] est la condition absolue de toute liberté. On ne peut parler de la liberté que pour un être donné. Et cette liberté ne peut consister à nier totalement ce donné pour se choisir absolument : car, une facticité étant donné, toute projection en dépend et en découle. Il faut une origine, et on ne peut rompre avec cette origine. La liberté absolue n’a donc pas de sens, il n’y a de liberté que relative à une existence, à un être donné, à une facticité.

Ceci étant posé, l’idée même de liberté comme indéterminisme est écartée. Le fait qu’un être soit déterminé par des causes n’est pas une objection contre la liberté de cet être. La liberté est absence d’entraves, or il n’y a d’entrave que pour un être (ou une volonté) donné, le concept d’entrave ou d’obstacle est relatif à un être, à un projet[15]. La liberté est absence d’entraves et non absence de déterminations. Elle suppose donc un être donné et ne s’oppose pas au déterminisme.

Ce point étant établi, voyons maintenant deux conceptions de la liberté intérieure compatibles avec l’idée de déterminisme. Il ne faut plus concevoir la liberté comme une forme de spontanéité (au sens d’indéterminisme) mais plutôt comme une forme d’adéquation à soi-même ou de conscience.

2. La liberté comme connaissance (Spinoza)

Nous avons déjà évoqué cette conception. Spinoza réfute une liberté conçue comme indéterminisme (les hommes ne se croient libres que parce qu’ils ignorent les causes qui les déterminent à vouloir et donc à agir), mais il admet un autre genre de liberté. Son éthique vise invite à se libérer par la connaissance adéquate du monde. Il s’agit en quelque sorte d’être conscients que nous ne sommes que des instruments dans la main de Dieu, d’accepter la nécessité et les contraintes, voire de nous identifier à Dieu (en comprenant que nous sommes une partie de cet être éternel et infini) et d’accéder à une forme d’éternité par la connaissance.

3. La liberté comme adhésion à soi (Bergson)

Dans un cadre déterministe, nous pourrions également penser la liberté comme adhésion à soi. Serait libre non pas l’être qui échappe aux lois de la nature en produisant des actes chaotiques, mais simplement l’être qui parvient à une lucidité sur soi et à un accord profond avec soi-même. L’acte libre ne serait donc pas l’acte qui ne découle de rien mais bien au contraire l’acte qui découle exactement de nous-mêmes, c’est-à-dire l’acte qui révèle notre nature essentielle, l’acte qui a avec nous cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve entre l’œuvre d’art et son créateur.

IV. Liberté et morale

 

On ne peut juger (moralement ou juridiquement) une personne que pour les actes dont elle est responsable, c’est-à-dire les actes qu’elle a commis librement. La liberté est la condition de la responsabilité, et la responsabilité est la condition de la moralité. Il y a donc un lien très étroit entre liberté et morale : la liberté est la condition de la morale. On ne peut agir moralement que si on est libre de ses actes.

A. Tu dois donc tu peux (Kant)

 

Par conséquent, la moralité que nous observons en l’homme peut suffire à prouver qu’il est libre. Si en effet je constate un devoir moral en moi, c’est la preuve que je suis capable de lui obéir. Un ordre n’a de sens que si on peut lui obéir. Ressentir l’obligation de la loi morale, c’est être capable de lui obéir, donc en particulier être libre de s’opposer à ses penchants naturels égoïstes (cf. II. B. 2). C’est en tout cas l’argument de Kant :

 

Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788)

 

Remarquons simplement que ce raisonnement, s’il est valide, ne permet de prouver rien de plus qu’une liberté au sens d’une certaine indépendance à l’égard de nos instincts (cf. II. B. 2). Il ne permet en aucun cas de démontrer l’existence d’une liberté métaphysique comme le libre arbitre qui entrerait en contradiction avec le déterminisme naturel.

B. L’homme est condamné à être libre (Sartre)

 

L’essence d’une chose, c’est ce qu’elle est, sa nature, sa définition. L’essence d’un outil, c’est sa fonction. L’essence de la hache est de fendre, l’essence d’un coupe-papier est de couper le papier. Or un outil est conçu avant d’être fabriqué. Il faut d’abord que quelqu’un imagine l’outil, le conçoive dans son esprit, avant de le fabriquer. Ainsi, pour l’outil, l’essence précède l’existence.

Selon l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, Dieu n’existe pas. L’existentialisme est un athéisme. Par conséquent, l’homme n’a pas été créé par Dieu, et à la différence des objets créés, son existence précède son essence. C’est-à-dire que l’homme n’a pas de nature prédéterminée. Il n’y a pas de nature humaine, chaque homme est libre de s’inventer, de se choisir, de décider ce qu’il sera. L’homme est ce qu’il se fait.

Par conséquent, l’homme est absolument libre, et il est même condamné à être libre, car il n’a pas décider d’exister et il lui est impossible de renoncer à sa liberté. La seule chose dont on n’est pas libre, c’est de renoncer à notre liberté. Tout ce qu’il peut faire, c’est nier cette liberté dans la mauvaise foi, en s’inventant des excuses : une nature humaine, un inconscient, une passion.

 

Dostoïevski avait écrit : « Si Dieu n’existait pas tout serait permis. » C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite.

Ainsi nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait.

Jean-Paul Sartre (1905-1980), L’Existentialisme est un humanisme (1946)

 

Cette conception de la liberté est une conception essentiellement morale. Les affirmations de Sartre semblent gratuites : on pourrait tout aussi bien dire que l’homme n’est pas libre du tout mais déterminé (Spinoza), ou qu’il est partiellement déterminé par sa nature, par son caractère, ce qui semblerait une description plus adéquate des choses.

L’affirmation de Sartre selon laquelle l’homme est condamné à être absolument libre n’est donc pas tant une description des faits (elle les occulte et les déforme plutôt qu’elle ne les dévoile) qu’une attitude morale face à l’homme. Elle nous en dit davantage sur l’existentialisme et sur la posture morale de l’existentialiste que sur l’homme en général. Affirmer la liberté absolue de l’homme est en fait un moyen pour Sartre de le rendre pleinement responsable de ses actes, de lui faire prendre conscience de cette responsabilité.

C. La liberté : un mythe nécessaire ?

 

Le fait que la liberté soit la condition de la moralité permet d’aborder les choses d’un tout autre point de vue, beaucoup plus critique. Si la liberté est la condition de tout jugement (moral et juridique), cette notion devient tout à coup suspecte car elle remplit une fonction pratique. Il faut prétendre que l’homme est libre si on veut justifier les punitions de la justice, c’est-à-dire leur donner un sens moral. Il se pourrait bien que la liberté soit un mythe inventé à des fins morales[16].

Mais la « liberté » nécessaire pour justifier les châtiments est une liberté minimale, en tout cas si l’on se contente de justifier les châtiments par leur valeur d’exemple dissuasif. Pour que le châtiment puisse avoir une valeur dissuasive il suffit que les hommes aient conscience de leur existence et que cette idée entre dans leur conscience à titre de mobile au moment de la décision. La faculté humaine requise est donc la simple capacité d’avoir conscience des conséquences de ses actes, en particulier de leurs éventuelles conséquences négatives pour soi-même. Ce n’est donc là une « liberté » qu’en un sens minimal (au sens de conscience morale évoqué au II. B. 2).

Conclusion

 

Le déterminisme est apparu à un grand nombre de philosophes comme un concept excluant la liberté : ils ont vu une opposition entre déterminisme et liberté. Et il faut reconnaître que cette opposition « apparaît » spontanément quand nous pensons aux idées de déterminisme et de liberté. Il convient donc de se réjouir, si nous avons su surmonter cette difficulté, mais surtout de comprendre pourquoi une telle difficulté est apparue, pourquoi on a cru que déterminisme et liberté s’opposaient.

Cela vient de l’interprétation naturelle et naïve du concept de liberté : par une sorte de déformation poétique, d’extension du concept, on passe de l’idée d’absence d’entraves extérieures à l’idée d’absence de toute entrave, c’est-à-dire à l’absence de toute détermination. C’est donc la différence entre entrave et détermination qui ne nous apparaît pas clairement. L’entrave est ressentie, éprouvée, tandis que la détermination est insensible : car la détermination est nous-même, elle est notre volonté elle-même. Ainsi, si nous nous sentons libres bien que le monde soit déterminé, c’est parce que nous sommes aveugles à nous-mêmes : nous ne nous sentons pas. La volonté ne se sent pas elle-même – en tout cas pas comme un entrave. On ignore les causes qui déterminent nos désirs, disait Spinoza : c’est-à-dire qu’on s’ignore soi-même. Bref, le moi ne sent pas le moi.

Le cas de la volonté est donc similaire au cas de la connaissance : de la même manière que le sujet connaissant ne peut se connaître lui-même – c’est-à-dire qu’il n’apparaît pas dans son propre champ visuel comme objet de connaissance –, de même le moi voulant ne se ressent pas lui-même comme une entrave – c’est-à-dire qu’il n’apparaît pas dans son propre champ de volonté comme « entrave » ou « contrainte ». A chaque fois, le sujet est la source d’un certain « champ », et par conséquent il reste hors champ, en dehors du champ. « Rien dans le champ visuel ne nous dit qu’il doit être vu par un œil », écrivait Wittgenstein[17]. Les conditions d’un ordre donné n’apparaissent pas dans cet ordre.

 

Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement,

 

écrivait à peu près François de La Rochefoucauld[18]. Le soleil, car il est trop lumineux, la mort, car elle est trop obscure. Nous ne pouvons voir les extrêmes. Mais on pourrait aussi l’interpréter ainsi : le soleil ne peut être vu car il est la condition de la vision ; la mort ne peut être imaginée car elle est la condition de la vie, donc de la pensée et de l’imagination.

Ceci nous amène précisément au dernier point sur lequel je voudrais conclure : il existe un rapport intime entre la liberté et la mort. Pour Sénèque et les Stoïciens, seul celui qui est prêt à mourir peut être libre. Pour Hegel, c’est le fait de risquer la mort dans le conflit (entre le maître et l’esclave) qui est la preuve de la liberté humaine. Pour Heidegger, on retrouve l’idée d’un lien intime entre la liberté et la mort : il n’y a que dans l’« être-vers-la-mort », c’est-à-dire la conscience angoissée de notre propre mort, que nous pouvons exister authentiquement et donc être libres. Car c’est seulement dans ce mode d’être que nous prenons conscience de ce qu’est la vie, de ce qu’est la possibilité, de ce que sont nos décisions : nous ne voyons vraiment les choses que sur fond d’absolu, en quelque sorte. L’être ne se découpe que sur fond de néant.



[1] De son travail.

[2] Rousseau, Lettres écrites de la montagne (1764).

[3] C’est-à-dire une démocratie où l’on élit des représentants. La démocratie représentative s’oppose à la démocratie directe.

[4] Benjamin Constant (1765-1830), De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819).

[5] Il rend objectif.

[6] C’est la « théorie du déversement » d’Alfred Sauvy.

[7] Selon le titre d’un roman de Milan Kundera.

[8] Berceau sur roulettes.

[9] Cette philosophie de l’aliénation se trouve dans Être et temps (§ 9, 25, 26, 27, 35, 36, 37, 38), dont vous trouverez quelques extraits significatifs en annexe. Les écrits de Heidegger sont relativement difficiles à lire. Si cela vous intéresse, je vous recommande de lire la courte nouvelle de Léon Tolstoï, La Mort d’Ivan Illich, que Heidegger mentionne lui-même dans Être et temps et qui illustre parfaitement sa philosophie de l’aliénation.

[10] Cf. le dernier paragraphe des extraits de Heidegger donnés en annexe.

[11] Etudiant.

[12] Baruch Spinoza, Ethique, III, préface.

[13] Cf. annexe, et Alain, Eléments de philosophie.

[14] Terme existentialiste désignant l’état de fait, le fait d’exister, de se trouver donné, comme tel, dans le monde. Les deux grandes structures existentielles sont la facticité (le fait d’être d’abord donné à l’état de fait) et la projection (le fait de pouvoir se projeter pour devenir autre chose, se transformer).

[15] Sartre avait souligné cet aspect. Un rocher ne se présente comme obstacle qu’à partir d’un projet donné. Pour un autre projet, il peut se présenter au contraire comme un appui, un outil, un instrument.

[16] Nietzsche soupçonne que la « liberté » est une fiction inventée pour justifier les châtiments. Et on peut peut-être interpréter l’Etranger de Camus comme l’illustration de cette négation du libre arbitre. Il n’y aurait ni liberté ni responsabilité, toutes ces choses ne seraient que des fictions grossières inventées pour légitimer le système juridique.

[17] Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus.

[18] « Le soleil, ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». La Rochefoucauld, Maximes et réflexions morales, § 29.

Id., § 38

 



10/06/2022
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