Philoforever

Cours sur la religion

La religion

 

 

 

Introduction

 

Etymologiquement, religion signifie relier. Mais que s’agit-il de relier ? Les hommes et les dieux, comme le suggère saint Augustin ? Ou faut-il penser que Dieu n’est qu’un intermédiaire mystérieux destiné à relier les hommes entre eux par le respect de règles éthiques ? L’anthropologie pourrait encore suggérer qu’il s’agit de relier les vivants aux morts : la religion est en effet coextensive au culte des morts.

Nous commencerons par tenter de caractériser la religion en l’envisageant dans sa dimension anthropologique. Puis nous discuterons la religion comme doctrine théorique prétendant donner (révéler) une vérité sur le monde. Enfin, nous aborderons la religion du point de vue éthique, c’est-à-dire en tant que système de valeurs dont il s’agira d’évaluer les effets.

 

I. Le fait religieux

 

A. Essai de définition du fait religieux

 

La religion est un phénomène social mystérieux. Il semble consubstantiel à l’homme dès son origine, et peut même servir de critère de l’humanité : on a pu faire commencer l’humanité avec les premiers cultes des morts. C’est donc l’universalité du phénomène qui s’impose à première vue : on ne connaît guère de société sans religion. Mais l’universalité de la religion est problématique, puisqu’il existe des individus irréligieux, agnostiques ou athées, et même, depuis l’époque moderne, des sociétés laïques.

De plus, l’universalité du phénomène religieux dissimule une grande variété des formes concrètes que prend ce phénomène. Commençons donc par voir si nous pouvons extraire de cette multiplicité une essence commune afin de parvenir à une définition du « fait religieux ».

 

1. La dimension sociale

La dimension sociale est un élément essentiel de la religion. C’est ce qui distingue la religion de la magie ou de la simple croyance personnelle. La religion est toujours, par définition, organisée en Eglise et s’accompagne toujours d’un minimum de rites.

Durkheim a beaucoup insisté sur cette dimension sociale. Cherchant à comprendre d’où vient la puissance coercitive[1] de la religion et l’« aura » des dieux, il affirme que cette puissance ne peut venir que du groupe, de la société. C’est en effet seulement de la collectivité, qui dépasse chaque individu et s’impose à lui, que peut venir une telle force. La religion n’est jamais qu’une modalité de la conscience collective, c’est-à-dire du lien social, de la contrainte exercée par le groupe sur chaque individu. Dieu, c’est le clan, écrit-il. Toute religion consiste à adorer la société. De plus, toutes les religions suscitent un sentiment intense d’appartenance à un même corps.

Ajoutons deux remarques qui vont dans le même sens. D’abord, il est vrai que l’obéissance au dieu est au fond obéissance au groupe : car d’autres groupes croient en d’autres dieux. Quand l’individu se soumet à son dieu, il ne se soumet pas tant au dieu lui-même qu’à son groupe qui lui recommande de choisir ce dieu-là. La croyance religieuse est d’abord un processus d’identification sociale et culturelle. Croire en un dieu, c’est accepter la culture et les valeurs d’un groupe culturel donné.

Autre élément : Nietzsche émet l’hypothèse que la religion prend son origine dans le respect dû aux ancêtres (Généalogie de la morale, II, § 19). La conscience d’une dette envers les ancêtres, qui sont à l’origine du groupe, serait le premier germe de toute religion. Plus généralement, il est très clair, pour Nietzsche comme pour Freud, que la religion est un discours qui exprime l’« instinct du troupeau » : étant essentiellement morale, elle est essentiellement sociale.

 

2. Le profane et le sacré

Cette « force » du groupe, continue Durkheim, s’incarne (s’objective) ensuite dans des objets quelconques, qui acquièrent un statut « sacré », c’est-à-dire qui sont séparés, interdits : fétiche, totem, temple, etc. L’essence du religieux est dans cette distinction entre le profane et le sacré : cette distinction se retrouve dans toutes les religions :

 

Nous arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent.

Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912

 

Freud avait voulu expliquer l’origine de cette distinction par un parricide originel qui expliquerait l’émergence du totem et du tabou : le meurtre du père serait à l’origine de la mauvaise conscience religieuse et le père assassiné serait l’idole symbolisée par le totem, devenu tabou pour exorciser et expier le meurtre. Mais cette hypothèse n’est plus guère retenue par les chercheurs actuels.

Mircea Eliade, célèbre historien des religions, insiste lui aussi sur cette distinction entre le profane et le sacré, qui seule peut définir la religion :

 

Comme nous l’avons répété à plusieurs reprises, l’homme religieux assume un mode d’existence spécifique dans le monde, et, malgré le nombre considérable des formes historico-religieuses, ce mode spécifique est toujours reconnaissable. Quel que soit le contexte historique dans lequel il est plongé, l’homo religiosus croit toujours qu’il existe une réalité absolue, le sacré, qui transcende ce monde-ci, mais qui s’y manifeste et, de ce fait, le sanctifie et le rend réel. Il croit que la vie a une origine sacrée et que l’existence humaine actualise toutes ses potentialités dans la mesure où elle est religieuse, c’est-à-dire : participe à la réalité. Les dieux ont créé l’homme et le Monde, les Héros civilisateurs ont achevé la Création, et l’histoire de toutes ces œuvres divines et semi-divines est conservée dans les mythes. En réactualisant l’histoire sacrée, en imitant le comportement divin, l’homme s’installe et se maintient auprès des dieux, c’est-à-dire dans le réel et le significatif.

Il est facile de voir tout ce qui sépare ce mode d’être dans le monde de l’existence d’un homme areligieux. Il y a avant tout ce fait : l’homme areligieux refuse la transcendance, accepte la relativité de la « réalité », et il lui arrive même de douter du sens de l’existence.

Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, 1965

 

Ce texte montre qu’il y a un lien étroit entre cette distinction et la transcendance. Celle-ci constitue donc une dimension essentielle de la religion, qui est à la source de la distinction entre le profane et le sacré. C’est parce que la religion est d’un autre ordre qu’elle produit cette distinction radicale. La transcendance caractéristique de la religion explique sa dimension irrationnelle qui la distingue de la philosophie et de l’éthique, et qui permet de comprendre de multiples aspects de la religion, notamment le caractère central des notions de foi et de croyance, la nécessité de la révélation pour délivrer le message religieux, ainsi que la nécessité de rites et de procédés artistiques ou liturgiques pour accompagner et entretenir le culte : on voit en effet mal la nécessité de telles pratiques pour entretenir un discours fondé en raison.

 

3. La règle du jeu

Enfin, la religion se caractérise par sa dimension normative[2] : en même temps qu’elle nous donne une vision du monde elle nous indique quel est notre devoir. Toute religion constitue ainsi une morale ou une éthique, c’est-à-dire une règle du jeu, un ensemble de prescriptions accompagné de sanctions – récompenses ou punitions. C’est particulièrement clair pour les trois monothéismes (judaïsme, christianisme, islam), qui présentent leur Dieu comme un justicier suprême qui veille au respect de sa loi. Mais on trouve sensiblement la même structure dans le bouddhisme, bien qu’il n’y ait aucun dieu pour faire respecter la loi : le bouddhisme n’en recommande pas moins une voie vers le nirvana qu’il convient de suivre si l’on veut atteindre le salut.

On pourrait donc retenir trois caractéristiques principales de la religion : (1) sa dimension sociale, qui se manifeste par des rites, des cultes et des institutions, et qui la distingue de la magie ou de la croyance individuelle ; (2) son rapport à une transcendance qui explique sa dimension irrationnelle et la nécessité de la révélation, ainsi que la distinction entre le profane et le sacré, et qui permet de distinguer la religion de la philosophie ; (3) et enfin sa dimension morale, le fait qu’elle indique la voie à suivre pour atteindre le salut, ce qui la met en rapport direct avec la morale, la politique et le droit.

NB : on pourrait ajouter un autre trait distinctif de la religion : elle a rapport à l’absolu et à la totalité. Elle seule pose un absolu moral qui donne un sens objectif et ontologique à la vie. De plus elle répond à la double question de l’origine du monde et de l’homme et de leur destin ultime.

Autre remarque pour aller plus loin : pourquoi définir la religion ? Pourquoi ne pas nous contenter, en toute simplicité, de décrire les différents cas qui se présentent à nous ? Que signifie cette recherche d’une « essence » de la religion, ou d’une « essence » de l’art ?

 

B. La religion comme dispositif moral et politique

 

1. Religion et morale

La religion entretient donc un rapport intime à la morale. D’une part, on peut considérer qu’elle énonce et fonde en Dieu les règles morales traditionnelles afin d’en accroître l’autorité par un juge suprême, omniscient et omnipotent qui décide du sort de notre âme dans l’au-delà au moment du jugement dernier. Cela nous révèle le caractère absolu de la morale religieuse ainsi que le caractère relatif, par contraste, de toute morale simplement humaine, dont le seul fondement est la conscience morale et la punition des hommes.

Remarquons simplement quelques paradoxes que révèle une analyse un peu détaillée de la logique de la morale et du rapport entre morale et religion. D’abord, nous venons de dire que la religion fonde la morale, mais Kant a retourné cette affirmation. La morale n’a pas besoin de la religion comme fondement, car elle est fondée sur la raison, qui est pratique par elle-même (qui nous commande de faire le bien par elle-même). C’est au contraire cette moralité issue de la raison qui fonde la religion, car elle a pour conditions la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, et requiert donc ces dogmes comme postulats pratiques. Chez Kant comme chez Platon, la religion se déduit d’exigences morales, le théorique se déduit du pratique, le Vrai se déduit du Bien.

Mais il y a un autre rapport encore plus paradoxal entre la moralité et la religion : en donnant à la morale un fondement absolu en Dieu, la religion a pour effet de détruire la possibilité de tout véritable désintérêt, et donc de toute véritable moralité au sens de désintérêt (c’est en ce sens que Kant, par exemple, comprend la moralité). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la religion rend impossible la véritable bonté, ou plus exactement elle donne des raisons de douter de la pureté des intentions. Toutes choses égales par ailleurs, l’athée est moins suspect de rechercher son intérêt égoïste dans la bonne action que le croyant. On pourrait dire ainsi que la morale culmine quand Dieu est mort, et qu’il faut choisir entre religion et moralité. Toutefois, tout ceci est fondé sur une conception bien particulière de la valeur morale (définie à partir du seul désintérêt), qui est elle-même hautement contestable, bien qu’elle réponde indéniablement à une certaine logique.

Dernier paradoxe, qui se présente sous la forme d’un conte : c’est l’histoire d’un type qui perd sa maison dans une tempête et qui ne peut être remboursé par son assurance car il s’agit d’un « cas de force majeure » (act of God en anglais). Puisque c’est un acte de Dieu, il décide tout alors d’intenter un procès à Dieu. Puisque l’Eglise prétend être l’institution qui représente Dieu sur terre, il attaque l’Eglise en justice et lui demande de rembourser sa maison. Cette histoire cocasse, racontée par un auteur de théâtre australien (et citée par Slavoj Zizek), vise surtout à montrer que la judiciarisation et la recherche sans fin de coupables est finit par toucher à l’absurde. Remarquons qu’à strictement parler, il serait difficile d’attaquer Dieu en justice puisqu’il est aussi la cause de tout le Bien, et de notre existence même. Cela fonctionnerait peut-être pour les malades ou handicapés à vie qui intentent un procès à leurs parents ou aux médecins qui les ont laissés naître : dans ce cas il serait possible – du point de vue de la cohérence morale – de traîner Dieu en justice. Nous aborderons plus loin ce grand problème théologique qu’est le problème du mal.

 

2. Religion et politique

Le lien entre religion et politique est aussi évident que le lien entre religion et morale, et comme lui nous l’avons déjà évoqué dans un cours précédent. Rappelons l’essentiel : d’abord, il existe un lien profond entre la religion et la politique dans la mesure où la religion est en rapport étroit à la société et à la morale. La religion ne laisse jamais le pouvoir politique indifférent et le concerne au premier chef, qu’elle soit une source de rébellion (comme peut l’être l’islamisme actuel, qui effectue la synthèse entre des idées inspirées du Coran et des idées socialistes) ou d’obéissance (comme le fut longtemps le christianisme en Europe). On peut même comprendre la religion dès l’origine comme un dispositif politique : cela fonctionne bien pour le judaïsme : on peut voir dans le passage du polythéisme à l’hénothéisme[3] puis au monothéisme un instrument politique qui vise à assurer la cohésion du peuple hébreux. De même, le succès du christianisme n’est guère séparable de son adoption par l’empire romain, et l’islam aussi est né à travers des conflits politiques et des rapports de pouvoir.

Ce lien intime entre religion et politique explique que les philosophes politiques aient dû tenir compte de la religion dans leur pensée. C’est très clair chez Platon, qui invente la religion comme un instrument politique essentiel pour parvenir à la Cité idéale. On retrouve la nécessité politique de la religion chez Rousseau qui introduit la notion de religion civile : ce concept désigne la partie de la religion nécessaire au bon fonctionnement de l’Etat, démocratique en l’occurrence. Rousseau dégage les caractéristiques nécessaires de cette religion civile :

 

[I]l importe bien à l’Etat que chaque citoyen ait une Religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette Religion n’intéressent ni l’Etat ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plaît, sans qu’il appartienne au souverain d’en connaître : car comme il n’a point de compétence dans l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir, ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci.

Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de Religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon Citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable. (…)

Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision sans explications ni commentaires. L’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du Contrat social et des Lois ; voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul ; c’est l’intolérance : elle rentre dans les cultes que nous avons exclus. (…)

Maintenant qu’il n’y a plus et qu’il ne peut plus y avoir de Religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs du Citoyen.

Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, IV, 8

 

On retrouve cette idée que la religion est nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie chez Alexis de Tocqueville. Comparant la France et l’Amérique du XIXe siècle, il considère que la démocratie fonctionne mieux en Amérique qu’en France grâce à la force de la religion qui règle le monde moral et permet d’établir un monde politique de discussion et de contestation. En fait, pour Tocqueville une société égalitaire requiert une discipline morale individuelle. Des mœurs bien réglées sont la condition de la liberté.

 

C. Approche phénoménologique : les sentiments religieux et mystiques

 

On peut aborder la religion d’un point de vue phénoménologique, indépendamment de la question de sa vérité. Il s’agit alors d’étudier la manière dont la religion est vécue : comment est vécu le rapport à Dieu, le rite, le culte, etc. A l’étude de Dieu comme entité mystérieuse et transcendante, on peut substituer l’étude de Dieu comme structure existentielle immanente, c’est-à-dire étudier le rapport à Dieu. Les religieux et mystiques décrivent une grand nombre d’états et de sentiments religieux, mais on peut néanmoins en décrire quelques formes principales, sans prétendre à l’exhaustivité. Le but ici est de comprendre comment la religion peut être appréhendée et vécue du point de vue du simple croyant.

 

1. Le sentiment « océanique »

Romain Rolland, dans sa correspondance avec Freud, parle d’un sentiment « océanique » qui est, selon lui, la véritable source de la religiosité et qui désigne une sensation de l’« éternité », le sentiment de l’absence de frontière et de borne, ou encore le sentiment de faire un avec le monde. Ce sentiment est le sentiment mystique par excellence, que l’on retrouve dans de nombreux transports mystiques, voire dans certaines expériences esthétiques[4]. On retrouve encore ce sentiment dans la philosophie spinoziste.

La religion, en tant que doctrine, s’accorde avec ce sentiment dans la mesure où elle affirme que nous sommes fondamentalement une partie du Tout, que nous participons de l’être divin, du « royaume de Dieu », de la « cité céleste ».

 

2. Le frisson métaphysique

Le théologien Rudolf Otto insiste sur un autre sentiment, qu’il appelle le numineux (de numen, la divinité) et qui désigne la pure émotion du sacré. Le numineux indique un sentiment de dépendance, le sentiment d’être une créature, et un effroi devant une grandeur incommensurable. Ce n’est pas une peur ou une angoisse devant ce que l’avenir nous réserve d’inconnu, mais un sentiment de vénération, d’adoration, de respect : il est à la fois mysterium tremendum (mystère qui fait trembler) et mysterium fascinans (mystère qui fascine). Voici ce que dit Otto du mysterium tremendum :

 

Considérons ce qu’il y a de plus intime et de plus profond dans toute émotion religieuse intense qui est autre chose que foi au salut, confiance ou amour, ce qui, abstraction faite de ces sentiments accessoires, peut à certains moment remplir notre âme et l’émouvoir avec une puissance presque déconcertante ; poursuivons notre recherche en nous efforçant de le percevoir par la sympathie, en nous associant aux sentiments de ceux qui, autour de nous, l’éprouvent et en vibrent à l’unisson ; cherchons-le dans les transports de la piété et dans les puissantes expressions des émotions qui l’accompagnent, dans la solennité et la tonalité des rites et des cultes, dans tout ce qui vit et respire autour des monuments religieux, édifices, temples et églises : une seule expression se présente à nous pour exprimer la chose ; c’est le sentiment du mysterium tremendum, du mystère qui fait frissonner. Le sentiment qu’il provoque peut se répandre dans l’âme comme une onde paisible ; c’est alors la vague quiétude d’un profond recueillement. (…)

Il peut aussi surgir brusquement de l’âme avec des chocs et des convulsions. Il peut conduire à d’étranges excitations, à l’ivresse, aux transports, à l’extase. Il a des formes sauvages et démoniaques. Il peut se dégrader et presque se confondre avec le frisson et le saisissement d’horreur éprouvé devant les spectres. Il a des degrés inférieurs, des manifestations brutales et barbares, et il possède une capacité de développement par laquelle il s’affine, se purifie, se sublimise. Il peut devenir le silencieux et humble tremblement de la créature qui demeure interdite… en présence de ce qui est, dans un mystère ineffable, au-dessus de toute créature.

Rudolf Otto, Le Sacré, 1917

 

On retrouve ce même type de frisson métaphysique dans les arts, et notamment dans la musique. Ne perdons pas de vue le lien intime, notamment en Europe, entre le développement des arts et les doctrines religieuses ; car ceux-là étaient au service de celles-ci. Nietzsche, après Schopenhauer, souligne ce rapport entre la musique et les sentiments religieux :

 

L’ART REND LE CŒUR LOURD AU PENSEUR. – Quelle est la force du besoin métaphysique et avec quelle peine finalement la nature s’en sépare, on peut le déduire de ce que, dans l’esprit libre encore, alors qu’il a secoué toute métaphysique, les plus hauts effets de l’art produisent aisément une résonance des cordes métaphysiques dès longtemps muettes, voire brisées, lorsque, par exemple, à un certain passage de la Neuvième Symphonie de Beethoven, il se sent planer au-dessus de la terre dans un dôme d’étoiles, le rêve de l’immortalité au cœur : toutes les étoiles semblent scintiller autour de lui et la terre descendre toujours plus profondément. – Prend-il conscience de cet état, il sentira peut-être une piqûre profonde au cœur et soupirera après l’être qui lui ramènerait la bien-aimée perdue, qu’on l’appelle Religion ou Métaphysique. C’est en de pareils moments que son caractère intellectuel est mis à l’épreuve.

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 153

 

La question du rapport des religions avec ce sentiment originel n’est pas évident. Emmanuel Levinas[5], par exemple, considère que les monothéismes (c’est-à-dire d’abord le judaïsme) ont rompu avec le numineux ; car le numineux transporte au-delà de la volonté et du pouvoir, donc de la liberté, et pour le judaïsme la liberté est la condition de toute valeur que l’homme puisse atteindre ; c’est pourquoi le monothéisme nie ces dieux numineux et nombreux ; à l’égard du divin qu’ils incarnent, il n’est qu’athéisme (Difficile liberté, 1963).

On pourrait penser, de manière plus générale, que tous ces sentiments mystiques, pour enthousiasmants qu’ils soient, n’en restent pas moins des erreurs d’interprétation, des confusions entre vivre et connaître qui ne peuvent déboucher que sur des erreurs théoriques :

 

ART ET VERTU DE L’INTERPRETATION FAUSSE. – Toutes les visions, les terreurs, tous les accablements, les enchantements du saint sont des états morbides bien connus qu’en raison d’erreurs religieuses et psychologiques enracinées, il interprète seulement d’autre façon, c’est-à-dire non comme des maladies. (…) Il n’en va pas autrement de la folie et du délire des prophètes et des prêtres d’oracles ; c’est toujours le degré de savoir, d’imagination, d’effort, de moralité dans la tête et le cœur des interprètes, qui en a fait tout cela. Au nombre des effets les plus grands produits par ces hommes qu’on appelle génies et saints, relève celui de se procurer à eux-mêmes des interprètes qui les mésentendent pour le salut de l’humanité.

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, § 126

 

3. L’amour

Toutefois, cette critique ne s’applique peut-être pas à ce sentiment religieux fondamental – en tout cas pour le christianisme – qu’est l’amour. Ici, il ne s’agit plus en effet d’un sentiment mystique réservé à la transe extatique (ou en tout cas plus seulement), mais d’un sentiment général qui permet sans doute d’expliquer, pour une bonne part, le rapport des hommes à cette religion et la compréhension qu’ils en ont. L’idée de Dieu permet, ici comme ailleurs, de pousser à l’extrême une dimension de l’existence humaine. L’amour de Dieu se présente comme un amour inconditionnel, absolu, infini. Il est l’amour par excellence, l’amour humain divinisé.

Ce sentiment présente peut-être la porosité d’une transition de la religion transcendante et irrationnelle à une religion immanente et rationnelle : un indice nous est fourni par le spinozisme, qui représente précisément un intermédiaire entre une vision religieuse et une vision athée du monde, et dans lequel le sentiment d’amour joue un rôle tout à fait central. Il en va de même, d’ailleurs, du sentiment « océanique » de la rupture des limites entre le moi et le monde extérieur : un tel sentiment est intimement lié à l’amour et à la compassion universelle, et on le retrouve dans nombre de visions quelques peu exaltées qui restent néanmoins dans un cadre rationaliste.

 

II. Logique de la religion

 

Ici, la question est d’aborder la religion au niveau où elle se place, c’est-à-dire de se poser la question de sa vérité. En un mot : Dieu existe-t-il ? On pourrait appeler cela la question religieuse. Une question préalable pourrait être de s’interroger sur l’importance de la question religieuse. Ceci permet déjà de distinguer l’esprit religieux de l’esprit croyant. L’homme religieux prend la question religieuse au sérieux, il considère que c’est une question importante, fondamentale même, car elle détermine l’ensemble de sa vie et son éventuel salut. Ainsi, un esprit religieux peut fort bien se révéler parfaitement athée s’il finit par répondre négativement à la question de l’existence de Dieu.

 

A. Approche théorique

 

Poser la question de la religion du point de vue théorique consiste simplement à se demander si les dogmes religieux sont vrais, indépendamment de la question de savoir si leurs effets pratiques sont bons ou mauvais. Cette question est délicate dans la mesure où les religions sont extrêmement diverses. Cela fournit d’ailleurs un premier angle d’attaque critique : partout où les dogmes se contredisent, ils ne peuvent être tous vrais en même temps, et par conséquent il nous faut accepter a priori que la majorité d’entre eux (au moins tous sauf un, et peut-être tous) sont faux. Mais cela doit aussi attirer notre attention sur la grande variété des sens que l’on peut donner à un même terme, comme le mot « Dieu ».

 

1. Ce que signifie « Dieu »

La signification du mot « Dieu » est parfaitement ambiguë. Cette notion varie évidemment considérablement entre les différentes religions, qu’elles soient monothéistes, hénothéistes ou polythéistes. Mais en amont même de ces distinctions multiples, nous pouvons déjà identifier une première grande différence, fondamentale, entre le Dieu des philosophes et le Dieu des religieux. Il s’agit ici d’indiquer deux pôles dans la manière de concevoir Dieu, étant entendu qu’une multiplicité d’intermédiaires sont possibles entre ces deux extrêmes.

Le « philosophe », en tant que tel, c’est-à-dire en tant que penseur faisant exclusivement usage de sa raison, concevra Dieu à partir de considérations purement théoriques et logiques. Ainsi, Aristote est arrivé au concept du « divin » à partir de considérations métaphysiques, en déduisant de l’observation du mouvement la nécessité logique d’un premier moteur pour éviter la régression à l’infini[6] :

 

Il existe donc[7] quelque chose, toujours mû d’un mouvement sans arrêt, mouvement qui est le mouvement circulaire. Et cela est d’ailleurs évident, non seulement par le raisonnement, mais en fait. Par conséquent, le premier Ciel[8] doit être éternel. Il y a, par suite, aussi quelque chose qui le meut ; et puisque ce qui est à la fois mobile et moteur n’est qu’un terme intermédiaire, on doit supposer un extrême qui soit moteur sans être mobile, être éternel, substance et acte pur. (…)

Mais puisqu’il y a un être qui meut, tout en étant lui-même immobile, existant en acte, cet être ne peut être, en aucune façon, autrement qu’il n’est : la translation est, en effet, le premier des changements, et la première translation est la translation circulaire ; or ce mouvement circulaire, c’est le premier Moteur qui le produit. Le premier Moteur est donc un être nécessaire, et, en tant que nécessaire, son être est le Bien, et c’est de cette façon qu’il est principe. Car le nécessaire présente tous les sens suivants : il y a la nécessité qui résulte de la contrainte, en ce qu’elle force notre inclination naturelle ; puis, c’est ce sans quoi le Bien est impossible ; enfin, c’est ce qui n’est pas susceptible d’être autrement, mais qui existe seulement d’une seule manière.

A un tel principe sont suspendus le Ciel et la nature.

Et la vie aussi appartient au divin, car l’acte de l’intelligence est vie, et le divin est cet acte même ; et l’acte subsistant en soi du divin est une vie parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous divin un vivant éternel parfait ; la vie et la durée continue et éternelle appartiennent donc au divin, car c’est cela même qui est le divin.

Aristote, Métaphysique, livre L, chap. 7

 

Insistons un instant sur cette conception aristotélicienne, qui ne manque pas de beauté : car la « cause » suprême, pour Aristote, n’est pas la cause efficiente, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais plutôt la cause finale, c’est-à-dire le but, la fin. Par exemple, quand l’homme agit, la cause de son action est le Bien qu’il cherche à atteindre. De sorte qu’on peut comprendre que le divin dont parle Aristote est au fond le Bien ou l’idée de Bien (ce qui rappelle le rôle fondamental de cette entité mystérieuse chez son maître Platon). On pourrait donc dire que le divin d’Aristote est l’idéal, ou même l’amour universel, qui meut le monde.

De même, nous avons vu que chez Spinoza, « Dieu » ne signifie rien de moins que la Nature entière : Spinoza est en effet panthéiste. Ajoutons que pour certains philosophes comme Platon ou Hegel, « Dieu » pouvait signifier tout simplement la Vérité, ou la Réalité. Partant de ce principe, Hegel n’hésite pas à affirmer que la religion et la philosophie ont le même objet – le vrai, l’absolu :

 

Dans les religions les peuples ont déposé ce qu’ils pensaient du monde, de l’Absolu, de ce qui est en soi et pour soi, ce qu’ils concevaient comme la cause, l’essence, le substantiel de la nature et de l’esprit, enfin leur point de vue concernant l’attitude de l’esprit humaine ou de la nature humaine à l’égard de ces objets, de la divinité, de la vérité. (…)

La religion et la philosophie ont donc comme objet commun ce qui est vrai en soi et pour soi – Dieu en tant qu’en soi et pour soi et l’homme dans son rapport avec lui. Dans les religions les hommes ont exprimé la conscience qu’ils ont de l’objet suprême ; elles sont donc l’œuvre suprême de la raison et il est absurde de croire que les prêtres ont inventé les religions pour tromper les peuples, comme si on pouvait en faire accroire à l’homme quand il s’agit de la chose ultime et suprême.

Or, la philosophie a un objet identique, la raison universelle qui est en soi et pour soi, la substance absolue ; par la philosophie l’esprit veut s’approprier également cet objet. La religion opère cette réconciliation[9] par le moyen du recueillement et du culte, c’est-à-dire par le moyen du sentiment ; mais la philosophie veut l’opérer par la pensée, la connaissance qui pense. Le recueillement est le sentiment de l’unité du divin et de l’humain, mais un sentiment qui pense ; dans l’expression recueillement (…) est déjà contenu le penser (…).

Mais la forme de la philosophie est un penser pur, un savoir, un connaître : c’est là le point où elle commence à se différencier de la religion.

La philosophie se comporte à l’égard de son objet, l’Absolu, comme conscience qui pense ; il n’en est pas de même de la religion. Mais cette différence ne doit pas être conçue de manière abstraite, comme si dans la religion on ne pensait pas. La religion comprend aussi des idées générales et non seulement implicites, intérieurement, comme contenu qu’il faudrait dégager ainsi que cela se passe pour les mythes, les représentations de l’imagination et même pour ses histoires objectives, mais aussi explicites, sous forme de pensées.

Les religions nous présentent même expressément des philosophies, par exemple la philosophie des Pères de l’Eglise et des scolastiques. La philosophie scolastique fut essentiellement une théologie. Nous trouvons là une union ou un mélange de religion et de philosophie qui peut bien nous causer de l’embarras.

Friedrich Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie (1805-1830)

 

Autrement dit, le personnage conceptuel de Dieu peut prendre bien des formes radicalement différentes, et il y a un continuum entre ces différentes conceptions. Par exemple, un panthéisme spiritualiste comme celui de Victor Hugo (puisque l’homme a une âme, le Tout, qui le dépasse infiniment, en a certainement une aussi, et bien supérieure) se trouve à mi-chemin entre la doctrine monothéiste traditionnelle et le panthéisme quasi athée de Spinoza, ou une conception religieuse comme celle d’Albert Einstein, qui était déterministe et agnostique :

 

La connaissance de l’existence de quelque chose que nous ne pouvons sonder, des manifestations de la raison la plus profonde et de la beauté la plus resplendissante, que notre raison ne peut appréhender que dans leurs formes les plus élémentaires – c’est cette connaissance et cette émotion qui constitue l’attitude véritablement religieuse ; en ce sens, et seulement en celui-ci, je suis un homme profondément religieux.

Albert Einstein, Le Monde tel que je le vois, 1949

 

Einstein ne croyait pas en l’existence d’un Dieu personnel. Il croyait au Dieu de Spinoza, c’est-à-dire un dieu qui s’exprime par les lois de la nature et non un Dieu qui s’intéresse aux actions des hommes et les juge. On peut voir ici un point d’accroche permettant de tracer assez clairement une limite entre différentes conceptions de Dieu : l’idée d’un dieu personnel, justicier, miséricordieux, etc., et doté de la plupart des attributs humains se distingue nettement de l’idée d’un Dieu qui n’est qu’un principe inhumain à l’origine ou au fondement du monde. Autrement dit, un premier trait caractéristique de la religion au sens courant du terme (dans la tradition monothéiste au moins) serait un certain anthropomorphisme dans la conception de Dieu.

Un autre trait majeur de cette conception de la « religion traditionnelle » est l’idée d’un devoir moral absolu. Nous avons vu, dans le cours sur la morale, comment une telle idée se maintenait et s’effondrait en même temps que l’édifice religieux. Remarquons d’ailleurs que cette exigence éthique centrale a pour conséquence immédiate une exigence ontologique : l’immortalité de l’âme, ou une forme de vie après la mort. Si la morale religieuse doit se distinguer de l’éthique rationnelle par sa transcendance, son irrationalité et son caractère absolu, il est en effet nécessaire que la vie humaine ne se limite pas à ce que nous en connaissons – car si c’était le cas toute sanction ne pourrait être que terrestre et l’éthique ne pourrait être qu’immanente. Ainsi, par-delà les différences entre les différentes religions, on retrouve généralement une forme de sépulture et de croyance en un au-delà, que ce soit sous la forme de l’immortalité de l’âme individuelle (monothéismes) ou sous la forme d’un cycle de réincarnations dont il convient de se libérer (bouddhisme) ou d’une participation de l’âme individuelle à une âme universelle (certaines religions orientales).

Enfin, et c’est peut-être là la distinction la plus fondamentale entre la conception religieuse et la conception « panthéiste » du monde, la « religion traditionnelle » fait reposer le non-sens sur le sens plutôt que l’inverse. L’homme est confronté à un choix majeur pour déterminer sa conception du monde : ou bien il doit affirmer que le point de vue de l’homme est le plus fondamental, qui permet d’expliquer le reste du monde, ou bien il doit supposer au contraire que l’homme n’est qu’un résultat du monde, et que le monde ne peut être compris à partir des concepts spécifiquement humains. Autrement dit, ou bien la matière doit être comprise à partir de l’esprit, ou bien l’esprit doit être compris à partir de la matière. Dans le premier cas on dira que l’esprit existe d’abord, par exemple sous la forme de Dieu, et que la matière n’est que le produit de cet esprit, ce que cet esprit crée et utilise, comme outil, comme moyen. Dans cette conception des choses, l’esprit vient informer (mettre en forme) la matière : Dieu pétrit le monde comme le potier pétrit la glaise. Dans le deuxième cas, on préfèrera penser que c’est la matière qui a produit l’esprit ; que la matière, aveugle et inconsciente, a fini par produire, à un certain point de son évolution régie par le hasard et la nécessité, l’esprit, c’est-à-dire un certain phénomène physico-chimique qui a lieu dans les cerveaux de certains animaux. La volonté de garder le monde de l’homme et du sens comme fondement du monde, plutôt que de le déduire du non-sens et de l’inhumain, est peut-être le fondement théorique essentiel de la croyance religieuse. Tout se passe comme si, pour les uns, le sens était plus compréhensible que le non-sens, et pouvait seul être compris par soi, l’autre n’en étant qu’une dépendance, tandis que pour les autres c’est exactement l’inverse. La distinction ne se joue sans doute pas sur le terrain de la pure théorie : si le monde où le sens procède du non-sens est plus compréhensible que son symétrique, il semble aussi plus hostile, moins hospitalier, l’homme se trouvant alors comme en étranger dans un monde matériel, immoral et surtout dépourvu de sens. Notons que ce point est lié au précédent, dans la mesure où l’existence de l’âme comme substance autonome va de pair avec la continuation de son existence dans un au-delà.

Nous prendrons donc, désormais, l’idée d’un Dieu personnel comme le critère permettant de distinguer la religion d’une simple conception « spiritualiste » du monde. L’idée d’un Dieu personnel, facile à saisir, constitue un point fixe, tandis que la conception « spiritualiste » du monde est extrêmement variable et flottante, et peut être interprétée, tantôt en un sens transcendant et irrationnel, tantôt en un sens rationnel et athée.

 

2. Les arguments en faveur de l’existence de Dieu

La question qui se pose est donc celle de l’existence d’un Dieu personnel, justicier, etc. Les théologiens monothéistes ont proposé plusieurs arguments pour convaincre de l’existence d’un tel Dieu.

 

a. L’argument d’autorité

D’abord, il y a l’argument d’autorité, qui repose sur la révélation. Nous ne discuterons pas cet argument, puisqu’il est par définition indiscutable. Ce n’est pas un argument rationnel, mais un simple fait que l’on nous demande d’admettre. En revanche, on peut néanmoins remarquer un point d’importance : c’est qu’il revient toujours à l’homme, précisément, de savoir comment interpréter les signes divins. Imaginez un instant la vie des prophètes : un jour, Dieu leur parle. Ils reçoivent donc un signe, ils entendent une voix, qui s’oppose d’ailleurs généralement à la tradition religieuse admise. La question qui se pose au prophète est alors la suivante : Est-ce bien Dieu qui me parle ? Ou est-ce un simple rêve, ou même le Malin qui me tente ? C’est donc à l’homme qu’incombe toujours la responsabilité de la religion, car c’est toujours nécessairement lui qui doit décider d’accepter ou non le message divin, c’est toujours lui qui interprète les signes :

 

L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l’orientera ; car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme.

Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1946

 

b. Pas de création sans créateur

Mais les arguments en faveur de l’existence de Dieu ne se limitent pas à l’argument d’autorité reposant sur la révélation : il existe aussi des arguments rationnels, faisant appel à la raison et au bon sens. Par exemple, toute chose dans le monde a été créée par une autre chose ; il faut donc bien que le monde aussi ait été créé : il n’a pu surgir du néant. Il a donc fallu que Dieu créât le monde. La faiblesse de cet argument saute aux yeux : Mais alors qui a créé Dieu ? s’empresseront de demander les enfants. En fait, du point de vue logique il est beaucoup plus facile de concevoir un monde incréé, c’est-à-dire infini temporellement, plutôt qu’un monde créé. La seule difficulté de cette conception est qu’elle est seulement concevable, et non imaginable : on ne peut guère se représenter l’infini, sinon avec les bijections astucieuses des mathématiciens (ex : le point de fuite dans une représentation en perspective).

 

c. L’ordre du monde

Un argument plus subtil est de poser Dieu comme la seule explication possible de l’ordre du monde. Nous constatons que le monde, autour de nous, est parfaitement ordonné et fonctionne à merveille : comment tous ces êtres, tous ces animaux et écosystèmes auraient-ils pu se constituer d’eux-mêmes ? Tant d’harmonie et de beauté devait confondre l’entendement des anciens, et de ce point de vue il faut reconnaître que l’hypothèse d’un Dieu suprêmement puissant et intelligent est peut-être la plus vraisemblable et la plus naturelle. Nous devons avoir conscience de cela et du tour de force que représente le darwinisme, qui, par la théorie de la sélection naturelle, nous offre pour la première fois un moyen de comprendre toute cette organisation du monde. Si les êtres vivants sont mystérieusement constitués en vue de leurs besoins, comme si une providence bienveillante ou un Epiméthée avait distribué à chacun ce dont il a besoin, c’est par le simple jeu du hasard et de la nécessité, la sélection naturelle donnant lieu à une évolution qui produit des êtres vivants sans cesse plus développés et plus aptes à survivre dans un contexte de concurrence biologique généralisée. Le darwinisme permet, pour la première fois, de comprendre la mystérieuse finalité de la nature et de l’expliquer en termes purement mécanistes.

 

d. La preuve par le désir

Dans le même ordre d’idée, les théologiens remarquent que l’homme a un désir de pain, et le pain existe ; il a un désir d’eau, et il trouve de l’eau ; il a besoin de lumière, et le soleil lui fournit la lumière. Or l’homme présente le désir universel de Dieu : n’est-il donc pas vraisemblable que Dieu existe, puisque tous les autres désirs de l’homme sont satisfaits ? Je ne critiquerai pas cet argument, je me contente de le soumettre à votre analyse.

Notons qu’on le trouve aussi chez les philosophes, comme Descartes (cf. plus bas : mon désir me révèle ma finitude, mon imperfection, ce qui prouve que je ne suis pas Dieu, donc que Dieu existe hors de moi, car j’en ai tout de même l’idée et l’idée d’un être parfait implique que cet être existe car le plus parfait ne peut provenir du moins parfait). Pascal aussi utilise cet argument :

 

Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité [de bonheur] et cette impuissance [à l’atteindre], sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même ?

Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, § 425

 

e. L’argument ontologique

A un niveau plus abstrait, les philosophes ont eux aussi tenté de prouver l’existence de Dieu. Nous avons vu l’argument d’Aristote (nécessité d’un premier moteur pour éviter une régression à l’infini dans l’explication causale du mouvement), mais il ne permet pas de conclure à l’existence d’un dieu personnel, mais seulement à un principe physique ou métaphysique général. La force des arguments ontologiques de l’existence de Dieu, c’est que par un raisonnement purement logique ils tentent de démontrer l’existence du Dieu du christianisme (Dieu personnel, omniscient, omnipotent, etc.). Le raisonnement est d’une simplicité déconcertante :

 

Dieu est parfait.

Or l’existence est une perfection.

Donc Dieu existe.

 

Ce raisonnement vient originairement de saint Anselme, mais il a été repris par Descartes, aussi bien dans le Discours de la méthode que dans les Méditations métaphysiques :

 

Je voyais bien que, supposant un triangle, il fallait que ses trois angles fussent égaux à deux droits ; mais je ne voyais rien pour cela qui m’assurât qu’il y eût au monde un triangle. Au lieu que, revenant à examiner l’idée que j’avais d’un Être parfait, je trouvais que l’existence y était comprise[10], en même façon qu’il est compris en celle d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou celle d’une sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évidemment ; et que, par conséquent, il est pour le moins aussi certain que Dieu, qui est cet Être parfait, est ou existe, qu’aucune démonstration de géométrie ne le saurait être.

René Descartes, Discours de la méthode (1637), 4e partie

 

Or maintenant, de cela seul que je puis tirer de ma pensée l’idée de quelque chose, il s’ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose lui appartient en effet, ne puis-je pas tirer de ceci un argument et une preuve démonstrative de l’existence de Dieu ? Il est certain que je ne trouve pas moins en moi son idée, c’est-à-dire l’idée d’un être souverainement parfait, que celle de quelque figure ou de quelque nombre que ce soit. Et je ne connais pas moins qu’une actuelle et éternelle existence appartient à sa nature, que je connais que tout ce que je puis démontrer de quelque figure ou de quelque nombre appartient véritablement à la nature de cette figure ou de ce nombre. Et partant, encore que tout ce que j’ai conclu des Méditations précédentes ne se trouvât point véritable, l’existence de Dieu doit passer en mon esprit au moins pour aussi certaine, que j’ai estimé jusques ici toutes les vérités des mathématiques, qui ne regardent que les nombres et les figures : bien qu’à la vérité cela ne paraisse pas d’abord entièrement manifeste, mais semble avoir quelque apparence de sophisme[11]. Car, ayant accoutumé dans toutes les autres choses de faire distinction entre l’existence et l’essence, je me persuade aisément que l’existence peut être séparée de l’essence de Dieu, et qu’ainsi on peut concevoir Dieu comme n’étant pas actuellement. Mais néanmoins, lorsque j’y pense avec plus d’attention, je trouve manifestement que l’existence ne peut non plus être séparée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’un triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits, ou bien de l’idée d’une montagne l’idée d’une vallée ; en sorte qu’il n’y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu (c’est-à-dire un être souverainement parfait) auquel manque l’existence (c’est-à-dire auquel manque quelque perfection), que de concevoir une montagne qui n’ait point de vallée.

René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), 5e Méditation

 

Cette preuve est merveilleuse, car elle est purement logique, ou si l’on veut, mathématique : elle nous permet de démontrer l’existence de Dieu par la seule logique, sans même faire appel à l’expérience ! Il y a là quelque chose de miraculeux, et même de franchement louche. En réalité, ce raisonnement n’est pas valide. Pourquoi ? D’abord parce que l’existence n’est pas une propriété. Quand on dit « Dieu existe » et « Dieu est parfait », la construction grammaticale de ces propositions suggère dans chaque cas que l’on attribue une propriété à Dieu : tantôt la perfection, tantôt l’existence. Mais l’existence n’est pas une propriété :

 

Être[12] n’est évidemment pas un prédicat[13] réel, c’est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse s’ajouter au concept d’une chose[14]. C’est simplement la position d’une chose ou de certaines déterminations en soi. Dans l’usage logique[15] il n’est que la copule d’un jugement[16]. La proposition : Dieu est tout-puissant, contient deux concepts qui ont leurs objets : Dieu et toute-puissance ; le mot est n’est point un prédicat, mais seulement ce qui met le prédicat en relation avec le sujet. Si je prends le sujet (Dieu) avec tous ses prédicats (parmi lesquels est comprise la toute-puissance), et que je dise : Dieu est, ou, il est un Dieu, je n’ajoute pas un nouveau prédicat au concept de Dieu, mais je pose seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats, et en même temps l’objet qui correspond à mon concept. Tous deux doivent contenir exactement la même chose ; et, de ce que (par l’expression : il est) je conçois l’objet comme absolument donné, rien de plus ne peut s’ajouter au concept qui en exprime simplement la possibilité. Et ainsi le réel ne contient rien de plus que le simplement possible. Cent thalers[17] réels ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car, comme les thalers possibles expriment le concept, et les thalers réels l’objet et sa position en lui-même, si celui-ci contenait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier, et par conséquent il n’y serait plus conforme. Mais je suis plus riche avec cent thalers réels que si je n’en ai que l’idée (c’est-à-dire s’ils sont simplement possibles). En effet l’objet en réalité n’est pas simplement contenu d’une manière analytique dans mon concept[18], mais il s’ajoute synthétiquement à mon concept, sans que les cent thalers conçus soient eux-mêmes le moins du monde augmentés par cet être placé en dehors de mon concept.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781), Dialectique transcendantale

 

Le fait que l’existence n’est pas une propriété apparaît très clairement en logique, quand on traduit formellement les propositions dans lesquelles le verbe « être » désigne une existence (Dieu est, je suis, la tour Eiffel est) ou une essence (Dieu est parfait, je suis un être humain, la tour Eiffel est métallique).

 

Dieu est parfait.                      D est P.                                               P(D)

Dieu existe.                            Il existe un x tel que x est D.              $x D(x)

 

On voit clairement que ces deux propositions ont des formes logiques différentes. La propriété porte sur un sujet, tandis que l’existence porte sur une propriété. Dire que Dieu existe, c’est dire qu’il existe un être qui possède les caractéristiques divines, c’est donc dire que ces propriétés sont incarnées par un être, c’est donc affirmer quelque chose de ces propriétés – et non quelque chose d’un être.

Mais au-delà de cette distinction formelle, le point fondamental est que la logique ne nous dit rien du monde. La logique permet d’établir la validité d’un raisonnement, non la vérité d’une proposition. Il est possible de définir Dieu comme un être parfait, donc comme un être existant. Mais cette proposition suppose alors un fait, elle contient implicitement une thèse sur le monde. Rien ne garantit que cette thèse est juste, rien ne garantit que la définition est cohérente. Finalement, le concept d’un être parfait est comme le concept d’un éléphant rose qui, par définition, existerait : rien ne nous prouve que le concept est cohérent, car ce n’est pas un pur concept mais un concept renfermant l’affirmation d’un fait, d’une existence.

On trouve une autre version de l’argument ontologique chez Descartes. J’ai l’idée de Dieu, dit Descartes, c’est-à-dire d’un être parfait ; or le plus parfait ne peut être produit par le moins parfait ; comme je ne suis pas Dieu (je suis un être fini, comme me le révèle mon désir), je n’ai donc pas pu produire cette idée. Pour que cette idée soit en moi, il faut nécessairement que Dieu existe.

 

Pour ce qui est des pensées que j’avais de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel, de la terre, de la lumière, de la chaleur, et de mille autres, je n’étais point tant en peine de savoir d’où elles venaient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui ne semblât les rendre supérieures à moi, je pouvais croire que, si elles étaient vraies, c’étaient des dépendances de ma nature, en tant qu’elle avait quelque perfection ; et si elles ne l’étaient pas, que je les tenais du néant, c’est-à-dire qu’elles étaient en moi, pource que j’avais du défaut. Mais ce ne pouvait être le même de[19] l’idée d’un être plus parfait que le mien ; car, de la tenir du néant, c’était chose manifestement impossible ; et pource qu’il n’y a pas moins de répugnance que le plus parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait, qu’il y en a que de rien procède quelque chose, je ne la pouvais tenir non plus de moi-même. De façon qu’il restait qu’elle eût été mise en moi par une nature qui fût véritablement plus parfaite que je n’étais, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvais avoir quelque idée, c’est-à-dire, pour m’expliquer en un mot, qui fût Dieu.

René Descartes, Discours de la méthode (1637), 4e partie

 

Voilà encore un argument que je ne réfuterai pas !

 

3. La foi et la raison (Spinoza)

Il semble que tous les arguments avancés pour prouver l’existence de Dieu – ou pour la réfuter – ne sont pas concluants. Dieu n’est pas un objet empirique que nous pourrions rencontrer dans la vie de tous les jours : il n’est pas l’objet d’une perception directe au même titre que les corps matériels de ce monde. Par conséquent, il semble que notre raison soit incapable de répondre à la question de l’existence de Dieu. Mais peut-être y a-t-il en nous une autre faculté qui peut se substituer à la raison pour nous indiquer la voie là où celle-ci ne sait que dire. C’est le sens de la distinction entre la foi et la raison. Mais qu’est-ce que la foi ?

A première vue, il semble que la foi consiste à croire sans raison. Puisque la foi se définit par opposition à la raison, il ne faut pas espérer comprendre ce qui est de l’ordre de la foi. D’où le mot paradoxal de la scolastique : credo quia absurdum : je le crois parce que c’est absurde (sous-entendu : sinon, je le comprendrais, je n’aurais pas besoin de le croire). C’est encore ce que disait Voltaire :

 

Qu’est-ce que la foi ? Est-ce de croire ce qui me paraît évident ? non : il m’est évident qu’il y a un Être nécessaire, éternel, suprême, intelligent ; ce n’est pas là de la foi, c’est de la raison. (…) La foi consiste à croire, non ce qui est vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement.

Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Foi

 

Mais la foi n’est peut-être pas tant une croyance théorique qu’une attitude existentielle. C’est ainsi que des athées notoires comme Henry Miller peuvent affirmer avoir la foi :

 

I believe because not to believe is to become as lead, to live prone and rigid, forever inert, to waste away…

« Je crois parce que ne pas croire c’est devenir comme le plomb, c’est vivre prostré et rigide, pour toujours inerte, et s’étioler… »

Henry Miller, La Crucifixion en rose, t. I, Sexus, chap. I

 

Il semble que la foi concerne davantage la pratique que la théorie, l’existence plutôt que la connaissance. La conception de la foi de Spinoza, qu’il expose dans le chapitre 14 du Traité théologico-politique de 1665, va dans ce sens. L’essentiel est de comprendre que l’objet de l’Ecriture (de la Bible) est seulement d’enseigner l’obéissance : aimer son prochain comme soi-même est la règle unique de toute la foi vraiment catholique. On ne doit être jugé fidèle ou infidèle que par ses actions. Par conséquent, la seule fonction de la foi est de produire l’obéissance. Tous ses dogmes doivent être déterminés à partir de cette seule idée. Par conséquent la foi doit être multiple, car les hommes sont de complexion[20] multiple, et elle doit les faire tous obéir. Le seuls dogmes nécessaires de la foi universelle sont donc les suivants : il existe un Dieu, c’est-à-dire un être suprême, souverainement bon et miséricordieux, et auquel tous sont tenus d’obéir en pratiquant la justice et la charité envers le prochain ; et ce Dieu est omniprésent, omniscient et omnipotent : ainsi il voit tout et peut tout punir. Mais il pardonne le péché aux repentants (il faut admettre cela, car tout le monde pèche). Les questions relatives à ce qu’est Dieu (hors ces propriétés) n’importent en rien pour la foi. Chacun doit choisir l’interprétation qui le fait le mieux obéir. Ainsi, la foi et la philosophie constituent deux ordres radicalement séparés :

 

Il reste à montrer enfin qu’entre la Foi ou la Théologie et la Philosophie il n’y a nul commerce, nulle parenté ; nul ne peut l’ignorer qui connaît le but et le fondement de ces deux disciplines, lesquels sont entièrement différents. Le but de la Philosophie est uniquement la vérité ; celui de la Foi, comme nous l’avons abondamment montré, uniquement l’obéissance et la piété. En second lieu, les fondements de la Philosophie sont les notions communes et doivent être tirés de la Nature seule ; ceux de la Foi sont l’histoire et la philologie et doivent être tirés de l’Ecriture seule et de la révélation (…). La Foi donc reconnaît à chacun une souveraine liberté de philosopher ; de telle sorte qu’il peut sans crime penser ce qu’il veut de toutes choses ; elle condamne seulement comme hérétiques et schismatiques ceux qui enseignent des opinions propres à répandre parmi les hommes l’insoumission, la haine, l’esprit combatif et la colère ; elle tient pour fidèles, au contraire, ceux-là seulement qui, dans la mesure où leur Raison et leurs facultés le leur permettent, répandent la justice et la Charité.

Spinoza, Traité théologico-politique, 1665, chap. 14

 

Rousseau, dans le Contrat social, retrouvera sensiblement les mêmes principes généraux quand il énoncera les dogmes fondamentaux de toute religion civile. Là aussi, la foi est envisagée avant tout du point de vue de ses effets pratiques. Mais si la foi est purement pratique, comment peut-elle nous permettre de répondre à la question théorique de l’existence de Dieu, et plus généralement, de la vérité des dogmes religieux ? Cela semble impossible. Et pourtant…

 

4. Les limites de la raison (Pascal, Kant)

Et pourtant, si la raison ne nous permet pas de conclure, pourquoi ne pas choisir la thèse la plus utile du point de vue pratique et moral ? C’est l’idée de Pascal et de Kant. Pascal, le premier, constate que le monde est infini. L’homme est perdu, coincé entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Par conséquent, il est voué à l’ignorance : noyé dans l’infini, sa raison ne pourra jamais lui découvrir qu’une fraction infinitésimale du réel, et une part négligeable de la vérité. D’ailleurs il est impossible de connaître véritablement une partie sans connaître le Tout[21]. Il faut donc se résoudre à admettre notre ignorance et les limites de la raison :

 

267. – La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible, si elle ne va jusqu’à reconnaître cela. (…)

272. – Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison. (…)

277. – Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point. (…)

278. – C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison.

Blaise Pascal, Pensées (1670), éd. Brunschvicg

 

Insistons bien sur deux points : premièrement, c’est la raison elle-même qui reconnaît son insuffisance, qui reconnaît ses limites de l’intérieur, en quelque sorte, et qui cède le pas au sentiment. Deuxièmement, pour Pascal la raison n’est pas le seul moyen de connaître : il existe une appréhension de la vérité par le cœur et la foi. Pascal ne limite donc pas la foi ou la vérité du cœur à une dimension purement pratique comme Spinoza. Bien au contraire il affirme clairement que ce qu’il appelle le « cœur » nous donne accès à des vérités, et même que toute notre connaissance, y compris rationnelle, ne repose au fond que sur le « cœur », car les premiers principes (qui servent d’axiomes et de prémisses aux inférences[22] rationnelles) sont connus par le cœur :

 

Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part essaye de les combattre. Les pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non point l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, [est] aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. (Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies.) Et il est aussi ridicule et inutile que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions, au contraire, jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment ! Mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a, au contraire, donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.

Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. Mais ceux qui ne l’ont pas nous ne pouvons la [leur] donner que par raisonnement, en attendant que Dieu ne la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine, et inutile pour le salut.

Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, § 282

 

NB : Remarquons que ce que Pascal appelle le « cœur » est une entité mystérieuse, aussi mystérieuse que cette « intuition » qui nous permet, selon Aristote, de saisir les premiers principes. Il ne faudrait pas réduire trop vite ce cœur-là au simple sentiment...

A ceux qui ne seraient pas convaincus par son raisonnement, Pascal suggère, toujours dans les Pensées – ouvrage inachevé qui devait s’appeler Apologie de la religion chrétienne – un autre argument, extrêmement célèbre : celui connu sous le nom du « pari de Pascal ». L’argument est simple : il consiste à dire qu’il vaut mieux parier sur la religion chrétienne, c’est-à-dire croire en Dieu, car nous avons plus à perdre qu’à y gagner :

 

« Dieu est, ou il n’est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux. Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vous n’en savez rien.

– « Non ; mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix ; car, encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier. »

– Oui ; mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire : vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? (…) Votre raison n’est pas plus blessée, en choisissant l’un que l’autre, puisqu’il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter.

– « Cela est admirable. Oui, il faut gager ; mais je gage peut-être trop. »

– Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager ; mais s’il y en avait trois à gagner, il faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcés à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie et de bonheur. Et cela étant, quand il y aurait une infinité de hasards dont un seul serait pour vous, vous auriez encore raison de gager un pour avoir deux, et vous agiriez de mauvais sens, étant obligé à jouer, de refuser de jouer une vie contre trois à un jeu où d’une infinité de hasards il y en a un pour vous, s’il y avait une infinité de vie infiniment heureuse à gagner. Mais il y a ici une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un hasard de gain contre un nombre fini de hasards de perte, et ce que vous jouez est fini. Cela ôte tout parti ; partout où est l’infini, et où il n’y a pas infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer, il faut tout donner. Et ainsi, quand on est forcé à jouer, il faut renoncer à la raison pour garder la vie, plutôt que de la hasarder pour le gain infini aussi prêt à arriver que la perte du néant.

Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, § 233

 

Les arguments de Kant en faveur des dogmes religieux se situent exactement dans le même esprit que ceux de Pascal, même si leur formulation précise en diffère dans le détail. L’idée générale de Kant peut se résumer ainsi : quand la raison ne peut répondre à une question, il faut choisir l’idée qui est préférable d’un point de vue moral. Quand on ignore le Vrai, il faut choisir le Bien. En matière religieuse, cela se traduit ainsi : on ne peut ni prouver ni réfuter les dogmes religieux ; or ils sont moralement utiles (ils nous aident à pratiquer la vertu) ; donc il faut les croire. Il faut supposer que Dieu existe, que l’âme est immortelle et que l’homme est libre. On n’en sait rien, mais ces croyances nous aident à faire le bien.

 

[Les postulats de la raison pratique] partent tous du principe fondamental de la moralité, qui n’est pas un postulat, mais une loi par laquelle la raison détermine immédiatement la volonté. La volonté, par cela même qu’elle est ainsi déterminée, en tant que volonté pure, exige ces conditions nécessaires à l’observation de son précepte. Ces postulats ne sont pas des dogmes théoriques, mais des hypothèses dans un point de vue nécessairement pratique ; ils n’élargissent donc pas la connaissance spéculative, mais ils donnent aux idées de la raison spéculative en général (au moyen de leur rapport à ce qui est pratique) de la réalité objective et les justifient comme des concepts dont elle ne pourrait même pas sans cela s’aventurer à affirmer la possibilité.

Ces postulats sont ceux de l’immortalité, de la liberté considérée positivement (comme causalité d’un être, en tant qu’il appartient au monde intelligible) et de l’existence de Dieu. Le premier découle de la condition pratiquement nécessaire d’une durée appropriée à l’accomplissement complet de la loi morale ; le second, de la supposition nécessaire de l’indépendance à l’égard du monde des sens et de la faculté de déterminer sa propre volonté, d’après la loi d’un monde intelligible, c’est-à-dire de la liberté ; le troisième, de la condition nécessaire de l’existence du souverain bien dans un tel monde intelligible, par la supposition du bien suprême indépendant, c’est-à-dire de l’existence de Dieu.

Kant, Critique de la raison pratique, 1788

 

Nous avions déjà noté, dans le cours sur le devoir, un certain paradoxe de cette théorie : car, à suivre Kant dans sa définition de la bonté par l’absence de tout égoïsme, il faudrait reconnaître que les croyances religieuses sont en réalité des entraves à la véritable moralité. Kant reconnaît d’ailleurs qu’il est bon que Dieu ne nous soit pas connu avec certitude – sans quoi la moralité véritable serait impossible. Malgré cela, Kant affirme que les dogmes religieux favorisent la moralité, notamment en favorisant le respect pour la loi morale, comme le montre le raisonnement suivant :

 

Nous pouvons donc supposer un honnête homme (ainsi Spinoza), qui se tient pour fermement persuadé que Dieu n’existe pas et (…) qu’il n’y a pas de vie future ; comment jugera-t-il sa propre destination finale intérieure en vertu de la loi morale qu’il respecte en agissant ? Il ne réclame aucun avantage résultant de l’obéissance à la loi morale, ni en ce monde, ni en un autre ; désintéressé il veut bien plutôt faire le bien, vers lequel cette sainte loi oriente toutes ses forces. Mais son effort est limité. (…) Le mensonge, la violence, la jalousie ne cesseront de l’accompagner, bien qu’il soit lui-même honnête, pacifique et bienveillant ; et les personnes honnêtes qu’il rencontre, en dépit de leur dignité à être heureuses, seront cependant soumises (…) à tous les maux de la misère, des maladies et d’une mort prématurée et le demeureront toujours, jusqu’à ce qu’une vaste tombe les engloutisse tous (honnêtes ou malhonnêtes, peu importe) et les rejette, eux qui pouvaient croire être le but final de la création, dans l’abîme du chaos sans fin de la matière, dont ils ont été tirés.

Ainsi cet homme convaincu du bien en obéissant à la loi morale avait et devait avoir sous les yeux une fin qu’il lui faudrait assurément abandonner comme impossible ; ou bien, s’il veut rester dévoué à l’appel de sa destination morale intérieure, et s’il ne veut pas affaiblir le respect que la loi morale lui inspire immédiatement pour l’obéissance, par la nullité du seul but final idéal conforme à la haute exigence de cette loi (ce qui ne peut avoir lieu sans préjudice pour le sentiment moral), il doit, (…) pour se faire au moins un concept de la possibilité du but final qui lui est prescrit moralement, admettre l’existence d’un auteur moral du monde, c’est-à-dire de Dieu.

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 87

 

Ces arguments de Pascal et de Kant qui déterminent le vrai à partir du bien, le théorique à partir du pratique, ne sont pas sans rappeler le raisonnement de Platon : l’homme juste est heureux parce qu’il faut bien le dire si l’on veut que les hommes se comportent justement[23]. Cette manière de décider du vrai à partir de ce qu’il nous serait utile de croire peut sembler complètement démente. Quand l’homme ne cherche le vrai que pour faire le bien, je parie qu’il ne trouve rien !, disait Nietzsche[24]. Mais il faut reconnaître que dans le cas où l’on ignore absolument ce qu’il en est, l’argument semble moins farfelu, et même d’une grande solidité. On peut tout de même le critiquer de plusieurs manières :

D’abord en remettant en question que la croyance aux dogmes religieux soit utile pour l’action, la vie et la moralité, que ce soit au niveau concret (on peut penser aux guerres de religions) ou au niveau théorique (cf. l’argument que nous évoquions plus haut). Ces questions restent hautement discutables, et sont tributaires d’une anthropologie. Il est également possible que la réponse varie selon l’homme et la culture dont il est question. Peut-être l’homme a-t-il besoin de religion à un certain niveau de développement et dans certaines circonstances, mais peut s’en passer dans d’autres cas. Il faudrait d’ailleurs distinguer ici spiritualité et religion.

Autre critique : il est absurde de mêler deux ordres aussi différents que le théorique et le pratique, et de vouloir déterminer le vrai à partir du bien. Et il faut reconnaître que même si on suit Platon, Pascal et Kant, on n’aboutit pas à la vérité mais à l’utile : on ne choisit pas l’idée la plus vraisemblable mais l’idée la plus utile.

Enfin, dernière critique, et c’est sans doute la plus fondamentale : c’est qu’il n’est pas vrai que la raison ne nous permet pas de décider entre les dogmes religieux et leur négation. La raison ne permet certes pas de prouver ou réfuter ces dogmes (elle ne permet d’ailleurs de ne démontrer absolument aucune thèse sur le monde, comme nous le verrons dans le cours sur la démonstration), mais elle ne nous donne pas moins des indications pour pencher plutôt d’un côté que de l’autre.

 

5. Vivre et connaître (positivisme, Russell, Freud)

Insistons sur ce que les arguments que nous venons de voir ont de choquant : ils mélangent deux ordres radicalement hétérogènes, le vrai et le bien, le théorique et le pratique, la raison et le sentiment. Déterminer le vrai à partir du bien, c’est un peu comme vouloir tailler un crayon avec une gomme.

Les positivistes, philosophes du XIXe et du XXe siècle marqués par l’esprit scientifique, ont insisté sur la nécessité absolue de distinguer très rigoureusement vivre et connaître, la raison et le sentiment, au risque de tomber dans le mysticisme, la métaphysique (au mauvais sens du terme) et tout simplement dans l’erreur. Si notre but est de trouver le vrai, alors il ne faut se fier qu’à la raison, et surtout laisser de côté nos sentiments et désirs personnels !

A partir de cette distinction, on peut envisager les rapports entre la connaissance et la religion sous un tout autre angle. En effet, l’histoire des religions se présente comme une histoire du dogme et de l’obscurantisme en opposition constante avec la science et l’esprit scientifique. La religion, dans la mesure où elle constitue une force sociale traversée par toutes les tensions du pouvoir et repose en même temps sur une conception du monde figée dans un dogme auquel son autorité est étroitement liée, ne peut que s’opposer à la science et à son esprit critique qui tend sans cesse à remettre en question les « vérités » religieuses. Le philosophe et logicien anglais Bertrand Russell a abondamment souligné cette opposition séculière entre la science et la religion. Force est de constater que de bûcher en mise à l’index, la religion chrétienne s’est illustrée, tout au long de son histoire, par une opposition systématique à toutes les grandes vérités qui bouleversaient sa conception du monde. Le philosophe italien Giordano Bruno fut brûlé en 1600 pour avoir affirmé que l’univers était infini. Galilée, ayant remis en cause l’immobilité de la Terre, a dû renoncer publiquement à ses théories[25] pour éviter le même sort. Il ne faut pas non plus exagérer l’obscurantisme de l’Eglise, puisque celle-ci a fini par réhabiliter Galilée… en 1992 !

Et il faut bien reconnaître que du point de vue strictement scientifique, les idées religieuses (immortalité de l’âme et existence d’un Dieu personnel notamment, sans parler des miracles et de la révélation) sont toutes plus invraisemblables les unes que les autres. En vérité, d’un certain point de vue on doit même dire que la science réfute a priori l’idée de Dieu et de miracle. La science vise à décrire l’ensemble des phénomènes. Par conséquent, si Dieu existe, il fait partie du monde, et les miracles ne sont pas des miracles mais l’expression d’une loi naturelle. Le point de partage entre la conception religieuse et la conception scientifique du monde ne réside donc pas dans le miracle mais dans le type de causalité à l’œuvre : la religion suppose une causalité « finale » (un monde ordonné par des raisons, sur le modèle de la pensée humaine), là où la science ne veut voir que des causes efficientes, c’est-à-dire un mécanisme aveugle, sans aucun but. Les dogmes religieux se placent à un niveau tel que la science n’est pas encore en mesure de les réfuter parfaitement, mais tout indique que le monde fonctionne selon une causalité matérielle et mécanique plutôt que sur le modèle rêvé et imaginé par les prophètes et les théologiens. Ainsi, la théorie de l’évolution naturelle nous a permis de comprendre l’ordre du monde et la finalité apparente de la nature par une théorie mécaniste très simple et bien plus efficace pour rendre compte des faits observables que le dogme créationniste.

Sur la question de la « preuve », il est important de remarquer que si rien ne peut être prouvé, tout peut être néanmoins discuté en fonction de probabilités et de vraisemblances relatives et comparables. Si l’on prend compte de cela, ce qui apparaît c’est que l’existence de Dieu ne peut pas être « réfutée » stricto sensu, mais de fait on peut considérer que cette idée est réfutée. Pour être plus précis, on peut affirmer que l’hypothèse d’un Dieu personnel et bienveillant ayant créé le monde en huit jours et l’homme à son image à peu près aussi plausible que l’hypothèse de l’existence de licornes et de dragons : dans les deux cas il n’existe aucun argument en faveur de la théorie, mais un grand nombre de présomptions contre elle.

Pour être tout à fait précis, il faut même dire que l’hypothèse de l’existence de Dieu est encore moins plausible que cela. Car non seulement elle apparaît comme une erreur, mais on peut établir les causes et la généalogie de cette erreur. Les intérêts humains qui sont à l’origine des idées religieuses ne sont en effet que trop évidents. C’est en ce sens que Freud affirme que la religion n’est pas une simple erreur mais plus précisément une illusion, c’est-à-dire une idée née d’un désir, un fantasme produit par l’humanité en délire qui remodèle le monde selon ses désirs. L’homme est seul et abandonné dans le monde, alors il s’invente, sur le modèle de son père, un père imaginaire et tout-puissant – Dieu :

 

Ces idées, qui professent d’être des dogmes, ne sont pas le résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts de l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l’impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d’être protégé – protégé en étant aimé – besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à son père, à un père cette fois plus puissant. L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l’institution d’un ordre moral de l’univers assure les réalisations de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l’existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront. Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes : la genèse de l’univers, le rapport entre le corporel et le spirituel, s’élaborent suivant des prémisses du système religieux. Et c’est un formidable allègement pour l’âme individuelle que de voir les conflits de l’enfance émanés du complexe paternel – conflits jamais entièrement résolus – lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous.

Quand je dis : tout cela, ce sont des illusions, il me faut délimiter le sens de ce terme. Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus nécessairement une erreur. (…) Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains, elle se rapproche par là de l’idée délirante en psychiatrie (…). Ainsi nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci la réalisation d’un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel.

Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, 1927

 

Bref, si Dieu existe, il a décidément mis l’homme face à une épreuve redoutable en lui donnant simultanément la raison et le devoir de croire en lui : car décidément tout indique qu’il n’existe pas.

 

B. Le problème du mal

 

Mais il serait injuste d’en rester à une approche purement théorique, alors que le contenu de la religion se joue au moins autant, sinon davantage, sur le terrain de la moralité que sur celui de la théorie. En effet, on pourrait à bon droit défendre l’idée que la religion ne consiste pas essentiellement en dogmes ou en thèses sur le monde, qui sont au contraire tributaire des préjugés communs d’une époque, mais qu’elle vise avant tout à délivrer un message éthique. Ainsi, l’essentiel de la religion chrétienne ne serait pas la thèse de l’existence de Dieu ni l’explication de la création du monde, ni même l’idée d’immortalité de l’âme et de jugement dernier, mais avant tout le message d’amour délivré par Jésus : Aime ton prochain comme toi-même. Il convient donc d’envisager la religion dans une perspective morale pour en discuter la valeur, de ce point de vue, notamment par rapport aux éthiques rationnelles que propose la philosophie.

Or il se trouve que dans la perspective morale elle-même, les dogmes religieux rencontrent des difficultés pas moins grandes que dans le domaine purement théorique. Le problème le plus redoutable auquel doit faire face le christianisme est le problème du mal. Comment expliquer le mal, alors que c’est Dieu qui a créé le monde, et que Dieu est suprêmement bon ? Tel est le problème du mal.

Ce qui est insupportable, ce n’est pas la souffrance mais le fait que la souffrance n’ait pas de sens, remarquait Nietzsche[26]. La science explique le mal, mais elle le prive de sens. La religion justifie le mal, mais elle ne l’explique pas. Le mal devient donc un problème très difficile pour la religion. En effet, il y a une contradiction entre les trois thèses suivantes :

(1) Dieu est tout-puissant.

(2) Dieu est suprêmement bon.

(3) Le mal existe.

C’est là le problème du mal, lequel est à l’origine des théodicées (du grec théos, dieu, et dikê, justice), c’est-à-dire les tentatives de justification de Dieu. Puisque ces trois thèses ne peuvent être maintenues ensemble, il faut renoncer à l’une ou l’autre. Puisqu’on ne peut guère renoncer à la bonté divine, les deux grandes manières principales de défendre Dieu sont les suivantes :

(1) dire que le mal n’existe pas (vraiment)

(2) dire que Dieu n’est pas (vraiment) tout-puissant

 

1. Le mal n’existe pas

Cette thèse présente deux variantes :

(a) le mal n’existe pas

(b) le mal est la condition du bien

a. Le mal n’existe pas

Le mal n’existe pas, ou plus exactement le mal n’est rien de positif : il n’est qu’une privation, un manque, une absence, une faiblesse, une ignorance (Platon, saint Augustin, saint Thomas, Spinoza). Nul n’est méchant volontairement (Platon). Le mal n’est rien de positif, il est une passion, il procède de l’erreur, il est un manque, une impuissance (Spinoza).

Critique : ces arguments ne portent que sur le mal moral, et laissent le mal physique de côté. Or la souffrance n’est pas une simple absence de bien-être.

 

b. Le mal est la condition du bien

 

Le mal moral

Selon les Stoïciens (et aussi, sans doute, selon le taoïsme), le mal moral est la condition du bien moral : sans vices, pas de vertu. Il n’y aurait pas de vertu si la faute était impossible. Le mal est nécessaire au bien. Il faut des difficultés pour révéler la force : « A vaincre sans péril on triomphe sans gloire ».

Critiques :

(1) L’argument est trop général : comment justifier ce crime particulier ?

(2) Dieu peut-il être dit bon s’il ne veut pas diminuer le mal mais seulement augmenter le bien ?

(3) Le bien ne pourrait-il pas se passer de méchants ? pas besoin de salauds pour reconnaître le héros : des conduites indifférentes suffisent !

(4) Si le mal moral est la condition du bien moral Dieu ne peut pas être bon

(5) L’homme ne s’élèverait au-dessus du mal qu’à condition de s’élever au-dessus de Dieu (« vous êtes supérieurs à Dieu ; lui, il est en dehors de la souffrance, vous, vous êtes au-dessus »)

 

Le mal physique

Une autre manière de justifier le mal est de souligner la valeur biologique de la douleur, comme le faisait déjà Aristote. C’est ce que fait aussi Descartes, dans la VIe méditation métaphysique : « rien [d’autre que la douleur] n’eût si bien contribué à la conservation du corps ». Dieu est donc disculpé du mal physique.

Critiques :

(1) Certaines maladies entrent mal dans ce cadre. Par exemple, l’hydropique est un malade qui a une soif inextinguible et court à sa perte en buvant.

(2) Au lieu d’une douleur grandissante, Dieu aurait pu se contenter d’un plaisir décroissant. (Bayle)

(3) La douleur se produit souvent après l’acte funeste ; et il y a beaucoup de maux dolorifiques qu’il ne dépend pas de nous d’éviter (Leibniz).

(4) Il est des poisons doux et des médicaments amers ; il n’y a pas de rapport entre les degrés de douleur et le degré de gravité objective des lésions. (Max Scheler)

Bref, c’est toujours la même difficulté : que le bien ne soit pas possible sans l’existence d’une certain mal, soit. Mais dans le détail, il y a toujours trop de maux, beaucoup trop.

 

2. Dieu n’est pas tout-puissant

Certains paradoxes logiques montrent le caractère contradictoire de l’idée de toute-puissance : un être tout-puissant pourrait-il, par exemple, faire une pierre si lourde qu’il ne pourrait pas la porter ? Cela permet, semble-t-il, de justifier que Dieu, bien que tout-puissant, ne puisse pas empêcher l’existence du mal. Mais il subsiste un problème : pourquoi ne pouvait-il pas éviter le mal (dans ce monde) alors qu’il doit pouvoir le faire cesser (dans un autre monde) ? Trois réponses peuvent être proposées :

(a) le Bien est la forme du monde et le Mal sa matière

(b) le Bien est fait par Dieu et le Mal par ceux qu’il a faits

(c) le Bien est l’ordre du monde et le Mal réside dans le détail des parties

a. Le mal vient de la matière

Platon introduit l’idée que le mal vient de la matière. Dans le Timée il suppose qu’il existe d’une part la matière, une masse originelle informe, et d’autre part une forme idéale, une intelligence qui vient la mettre en ordre. La matière serait l’origine du mal, tandis que tout ce qui vient de l’idée, de la forme, de Dieu, est bon. Cette théorie s’adapte bien au christianisme, qui voit dans la chair le lieu et l’origine du mal. Chez Platon comme dans la religion chrétienne, le salut de l’âme doit être cherché par l’ascèse et le détachement d’avec le corps.

Le problème principal de cette conception est qu’elle remet en cause la toute-puissance divine. Cette théorie suppose qu’il y avait du mal dans la matière. Dieu n’a donc pas réussi à le supprimer ?

b. Le mal vient des créatures (libre arbitre)

La théodicée la plus moderne tente de résoudre le problème par le libre arbitre. Pour innocenter totalement Dieu, il faut pouvoir inculper totalement l’homme. Il faut donc supposer une liberté absolue de la volonté humaine : le libre arbitre. On trouve déjà l’idée chez Platon, qui disculpe les dieux par les âmes dans le mythe d’Er[27]. C’est ensuite saint Augustin (354-430) qui invente le concept de volonté. Il est intéressant de voir que la volonté et le libre arbitre ont été inventés à des fins théologiques, c’est-à-dire au fond à des fins morales. Le mal moral est donc expliqué : il vient de l’homme (péché). Le mal physique vient de la justice divine qui punit le coupable (punition du péché).

Mais faire reposer le mal sur la liberté de l’homme ne suffit pas. Car dans ce cas pourquoi Dieu a-t-il créé la liberté humaine ? Il faut encore montrer que le libre arbitre est en soi un bien, même s’il permet le mal. On peut dire que la libre volonté est un bien pour l’homme, un outil, un moyen pour survivre. La « chute » par laquelle nous commettons le péché au lieu de toujours bien agir est une erreur, un mouvement défectueux, et toute défectuosité venant du néant, elle ne relève pas de Dieu.

Malgré tout des critiques subsistent : Dieu sait-il tout s’il ne sait pas ce que chacun fera de son libre arbitre ? S’il le sait, le libre arbitre subsiste-t-il ? Et surtout, Dieu ne peut-il pas empêcher l’homme de mal agir ? Comment Dieu peut-il créer un être doté d’un pouvoir qui lui échappe ? Entre les deux formes de toute-puissance, il faut choisir.

c. Dieu n’est pas cause des détails

Selon les Stoïciens et Leibniz, le monde considéré comme un tout est bon, ou du moins le meilleur possible, même si dans le détail il comporte des maux. Les hommes qui se plaignent sont myopes. Le meilleur monde n’est pas celui qui est sans mal : un monde sans mal serait moins riche et donc moins parfait. Le meilleur monde est celui dans lequel un peu de mal permet le maximum de bien. Il faut des ombres pour que le tableau, dans son ensemble, soit plus beau. Bref, Dieu n’est pas la cause des détails – or, c’est bien connu, le diable est dans les détails.

Cette théorie est théoriquement la plus ingénieuse : elle permet de gagner sur les trois tableaux : Dieu est bon, Dieu est tout-puissant, et pourtant le mal existe. Mais elle perd aussi sur les trois tableaux : Dieu ne peut vouloir que le meilleur (le mieux est l’ennemi du bien, surtout s’il faut accroître le mal pour obtenir le mieux !), Dieu ne peut faire que ce qu’il doit (à savoir, le meilleur), et enfin le mal n’existe pas vraiment, il n’est qu’une illusion dont sont victimes les malvoyants que nous sommes. A quoi bon un Dieu qui ne s’occupe pas des détails, quand ces détails sont la souffrance d’un enfant ou le sacrifice d’un peuple ?

 

Conclusion

Finalement, c’est peut-être le livre de Job (de l’Ancien Testament) qui offre la théodicée la plus cohérente. Dieu met Job à l’épreuve pour savoir s’il a vraiment la foi. Malgré toutes les épreuves qu’il subit, le pauvre Job reste fidèle à Dieu, aussi celui-ci finit-il par le couvrir de bienfaits. Le mal serait donc une épreuve à laquelle Dieu nous soumet pour tester notre foi, notre fidélité.

Cette conception des choses est logiquement très solide : tout le caractère incohérent et absurde du monde et de la religion s’explique comme un test suprême : Dieu a arrangé le monde de telle sorte que notre raison nous écarte sans cesse de la religion, et ainsi il est certain que ceux qui sont croyants malgré tout font preuve d’une véritable foi, une foi parfaite qui défie toute logique : une foi absolument pure.

La seule chose qu’on peut objecter est que, pour qu’il y ait besoin de tester l’homme, il faut que celui-ci soit – au moins potentiellement – peccable[28]. Même la théodicée du livre de Job suppose que le mal est déjà (potentiellement) là, en l’homme, et que c’est cela qui fonde la nécessité du mal comme test. Cela suppose d’ailleurs aussi que Dieu n’est pas omniscient, puisqu’il a besoin de cette expérience pour savoir si l’homme est bon ou non.

En réalité, si toute religion est essentiellement un discours normatif[29], une loi morale, elle suppose essentiellement la possibilité d’errer, de pécher, de se tromper, de faire le mal. Le mal est donc la condition de la religion. Sans le mal la religion n’aurait pas de sens. Par conséquent la solution consistant à nier la réalité du mal est d’avance une solution incohérente dans le cadre d’une théodicée (si cette solution réussissait, la religion n’aurait plus de raison d’être car il n’y aurait plus de mal ; Dieu ne pourrait faire justice, et il se réduirait à la Nature comme chez Spinoza). Il ne reste donc que la thèse de l’impuissance divine.

Pour terminer, je propose une double conclusion :

(1) Si on se place abstraitement, au-dessus de la logique et du réel : il faut reconnaître que le monde n’est pas « tout bon ». Critique de la théodicée, du kitsch religieux. (Cf. Kundera.)

(2) Si on tient compte de la logique et du monde tel qu’il est : le monde est « tout bon », car bien et mal sont indissociables. Nous ne saurions apprécier la vie sans la mort, ni le bonheur sans le malheur, etc. (Cf. Montaigne : « tout bon, il a fait tout bon ».)

On peut donc dire que « Dieu » est tout bon s’il n’est pas au-dessus de la logique. Il faut alors remarquer, toutefois, qu’il avait le choix entre un monde avec bien et mal ou un monde privé de l’un et de l’autre, et il a choisi le premier. Dieu est donc dionysiaque au sens de Nietzsche !

Terminons cette analyse de la théodicée par un mot de Stendhal : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas. » Une formule qu’Albert Camus n’aurait sans doute pas désavouée.

 

C. L’aliénation religieuse (Marx, Nietzsche, Freud)

 

Mais le problème du mal est encore un problème théorique, pourrait-on dire. Les difficultés de la théodicée ne nous disent rien de la valeur pratique de la religion, c’est-à-dire de sa capacité à améliorer le sort de l’humanité en poussant les hommes à faire le bien.

 

1. Paradoxes éthiques et esthétiques

La réponse à cette question est, je crois, moins univoque que la réponse aux questions précédentes. Il se pourrait bien que la religion soit nécessaire pour améliorer l’homme dans sa vie concrète et quotidienne. De même que lorsque nous discutions la valeur du travail, je tiens simplement à attirer ici votre attention sur le fait qu’une telle théorie procède d’un certain pessimisme anthropologique : il faut, en vérité, avoir une assez basse idée de l’homme pour penser que les dogmes religieux lui sont nécessaires pour faire le bien. Cela signifie, au fond, qu’il ne fait guère le bien que dans la crainte de Dieu ou dans l’espoir d’un paradis. L’image d’un athée capable de faire le bien pour des raisons simplement terrestres, immanentes, c’est-à-dire simplement par raison (intérêt bien compris) et sympathie pour le genre humain, peut paraître infiniment plus belle.

Il en va de même, d’ailleurs, pour la religion en général. La religion consiste à inventer un arrière-monde idéal afin de rédimer[30] et d’embellir le monde existant. Un tel besoin signifie que l’on se fait une idée bien pauvre du monde, qu’on le sous-estime probablement, voire qu’on n’est pas capable d’en percevoir la beauté intrinsèque et immanente. De même que l’idéalisme procède d’une vision bien pauvre de la matière – on pense qu’il faut lui ajouter une substance mystérieuse, l’esprit, pour en expliquer toutes les merveilles –, la conception religieuse du monde trahit une vision appauvrie de celui-ci. Si bien que, par goût de la formule provocatrice et paradoxale, on pourrait dire qu’il faut bien mépriser Dieu et son œuvre pour être croyant, pour avoir besoin de croire en lui !

 

2. La religion est un instrument d’aliénation et de domination sociales (Marx)

Nous avons vu que l’argument ultime permettant de défendre la religion face à la croyance est de dire, comme le font Pascal et Kant, que ses effets pratiques sont positifs, qu’elle permet à l’homme d’être meilleur et de s’élever. Or même en ce dernier retranchement, la religion a dû subir une remise en question radicale au XIXe siècle, venue de la part des trois penseurs du soupçon : Marx, Nietzsche et Freud. Tous trois nous ouvrent les yeux sur le caractère aliénant de la religion. C’est-à-dire que celle-ci, loin de favoriser l’émancipation de l’homme et l’amélioration de l’humanité, entretient au contraire la misère existentielle et laisse l’homme dans une conscience malheureuse[31]. Nous sommes ici aux antipodes du kantisme : on remarque qu’il serait non seulement plus vrai, mais aussi meilleur de récuser[32] l’existence de Dieu !

Feuerbach, le premier, a dénoncé la religion comme aliénation. Le mécanisme est simple : en projetant les idéaux humains dans un au-delà, la religion en interdit la réalisation dans ce monde-ci. L’homme est dépossédé du bonheur par une religion qui le place dans le Ciel et qui légitime, au nom du péché originel et de la hiérarchie naturelle et divine, toutes les misères et toutes les oppressions. C’est ainsi que tous les régimes tyranniques d’Ancien régime ont pu recevoir si facilement le soutien de la religion chrétienne, qui dès l’origine recommandait de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. En d’autres termes : accepter toute soumission au pouvoir temporel, car tout pouvoir émane de Dieu[33].

Karl Marx reprend cette critique et l’intègre à sa théorie de l’idéologie : la religion fait partie des discours de la classe dominante – au même titre que le droit, la philosophie, l’art, etc. – qui visent à légitimer et maintenir sa domination sur le plus grand nombre. Plus précisément, son rôle consiste, comme l’avait bien vu Feuerbach, à fournir au peuple une compensation factice pour ses souffrances qui leur donne sens et lui ôte l’envie de se révolter. C’est le sens de la célèbre formule de Marx : la religion est l’opium du peuple :

 

Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l’homme fait la religion, la religion ne fait pas l’homme. Plus précisément : la religion est la conscience de soi et de sa valeur de l’homme qui ou bien ne s’est pas encore conquis lui-même, ou bien s’est déjà perdu à nouveau. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait, installé hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience du monde à l’envers, parce qu’ils sont un monde à l’envers. La religion, c’est la théorie générale de ce monde, son compendium[34] encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement général de sa consolation et de sa justification. Elle est la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de réalité vraie. La lutte contre la religion est donc médiatement la lutte contre ce monde dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature tourmentée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit de situations dépourvues d’esprit. Elle est l’opium du peuple.

L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est l’exigence de son bonheur véritable. Exiger de renoncer aux illusions relatives à son état, c’est exiger à renoncer à une situation qui a besoin de l’illusion. La critique de la religion est donc dans son germe la critique de la vallée des larmes, dont l’auréole est la religion.

Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844

 

3. La religion est négation de la vie (Nietzsche)

La critique de Nietzsche est encore plus générale que celle de Feuerbach et de Marx, qui se limitait au domaine social. La critique nietzschéenne de la religion traverse tous les domaines de l’existence : il voit dans la religion (chrétienne) la forme la plus extrême qu’a pris la négation de la vie, cette tendance morbide en l’homme que Nietzsche appelle aussi « nihilisme » ou « décadence », « maladie », et qui préfigure la pulsion de mort freudienne. La religion chrétienne consiste en effet essentiellement, selon Nietzsche, à nier le monde réel au profit d’un « arrière-monde » imaginaire et à réprimer la vie sous toutes ses formes :

 

La notion de « Dieu » a été inventée comme antithèse de la vie – en elle se résume, en une unité épouvantable, tout ce qui est nuisible, vénéneux, calomniateur, toute haine de la vie. La notion d’« au-delà », de « monde vrai » n’a été inventée que pour déprécier le seul monde qu’il y ait – pour ne plus conserver à notre réalité terrestre aucun but, aucune raison, aucune tâche ! La notion d’« âme », d’« esprit » et, en fin de compte, même d’« âme immortelle », a été inventée pour mépriser le corps, pour le rendre malade – « sacré » – pour apporter à toutes les choses qui méritent le sérieux dans la vie – les questions d’alimentation, de logement, de régime intellectuel, les soins à donner aux malades, la propreté, le temps qu’il fait – la plus épouvantable insouciance ! Au lieu de la santé, le « salut de l’âme » – je veux dire une folie circulaire qui va des convulsions de la pénitence à l’hystérie de la rédemption ! La notion de « péché » a été inventée en même temps que l’instrument de torture qui la complète, la notion de « libre arbitre », pour brouiller les instincts, pour faire de la méfiance à l’égard des instincts une seconde nature.

Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Pourquoi je suis un destin, § 8

 

Dès le début, le christianisme fut essentiellement et fondamentalement dégoût et lassitude de la vie envers la vie, simplement travestis, dissimulés, fardés sous la croyance en une « autre vie », une « vie meilleure ». La haine pour le « monde », la malédiction des affects, la peur de la beauté et de la sensualité, un au-delà inventé pour mieux calomnier l’en deçà, au fond une aspiration au néant, à la fin, au repos, au « Sabbat des Sabbats » – tout cela, joint à l’inconditionnée volonté du christianisme de ne reconnaître que des valeurs morales, m’est toujours apparu comme la forme la plus dangereuse et la plus inquiétante entre toutes les formes possibles de la « volonté de périr », ou à tout le moins un signe de profonde maladie, de fatigue, de découragement, d’exténuation, d’appauvrissement de la vie.

Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Essai d’autocritique, § 5

 

Dans le christianisme, ni la morale, ni la religion n’a aucun point de contact avec la réalité. Il n’y a là que des causes imaginaires (« Dieu », « âme », « moi », « libre arbitre », – ou même « serf arbitre ») ; que des effets imaginaires (« péché », « rédemption », « grâce », « expiation », « rémission des péchés ») ; qu’un commerce entre des êtres imaginaires (« Dieu », « esprits », « âmes ») ; qu’une science imaginaire de la nature (anthropocentrique ; absence totale de la notion de cause naturelle) ; qu’une psychologie imaginaire (faite d’une totale mécompréhension de soi-même, d’interprétations hasardeuses des sensations agréables et désagréables, par exemple des états du nervus sympathicus, à l’aide du langage symbolique propre à l’idiosyncrasie[35] religieuse et morale (« contrition », « remords de conscience », « tentation du Malin », « proximité de Dieu ») ; une téléologie[36] imaginaire (« Le Royaume de Dieu », « le Jugement dernier », « la vie éternelle »). Ce monde de pure fiction se distingue – tout à son désavantage – du monde du rêve, par le fait que ce dernier reflète la réalité, tandis que le premier falsifie, dévalorise et nie la réalité. A partir du moment où l’on inventait l’idée de « nature » pour l’opposer à l’idée de « Dieu », le mot « naturel » devenait forcément synonyme de « condamnable ». Tout ce monde de fiction prend ses racines dans la haine du naturel (– la réalité ! –) ; il est l’expression d’un profond malaise devant le réel… Mais cela explique tout. Qui donc a intérêt à s’évader de la réalité par le mensonge ? Celui qui souffre de la réalité. Mais souffrir de la réalité, cela veut dire être une réalité manquée… C’est la prédominance des sentiments désagréables sur les sentiments agréables qui est la cause de cette morale et de cette religion fictives : mais cette prédominance nous donne aussi la formule de la décadence

Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, 1895

 

Résumons : la religion nie la vie en plusieurs sens : (1) elle réprime les désirs, les passions, l’égoïsme, la jouissance, le plaisir de la beauté, le bonheur (qu’elle charge de mauvaise conscience) ; (2) elle dévalorise le monde terrestre, le monde de la vie, au profit d’un au-delà, d’un arrière-monde ; (3) elle fait l’éloge de la faiblesse et condamne toute force, toute santé, toute domination.

 

4. La religion est la névrose de l’humanité (Freud)

Freud, enfin, parachève cette critique de la religion à partir de son approche clinique. Il voit en effet dans la religion un phénomène névrotique à l’échelle de l’humanité, en tout point analogue à la névrose individuelle : à chaque fois il s’agit de déformer les aspects déplaisants du monde pour s’en former une image fantasmatique qui correspond à nos désirs.

 

L’enfant humain ne peut pas accomplir son évolution vers la civilisation sans passer par une phase plus ou moins accentuée de névrose. (…) [Il] est incapable de réprimer par un travail mental rationnel un aussi grand nombre d’impulsions instinctives que celles qu’il possède, impulsions dont plus tard, en tant que civilisé, il n’aurait que faire, et il doit par suite en venir à bout par des actes de refoulement, derrière lesquels d’ordinaire se cache un mobile de peur. La plupart de ces névroses infantiles disparaissent spontanément quand l’enfant grandit ; tel est particulièrement le cas des névroses obsessionnelles de l’enfance.

On pourrait de même admettre que l’humanité dans son ensemble passe, au cours de son évolution, par des états analogues aux névroses (et ceci pour les mêmes raisons). Aux époques d’ignorance et de faiblesse intellectuelle qu’elle a d’abord traversées, l’humanité ne pouvait réaliser les renoncements aux instincts indispensables à la vie en commun des hommes qu’en vertu de forces purement affectives. Et le résidu de ces démarches, analogues au refoulement, qui eurent lieu aux temps préhistoriques, subsiste longtemps en tant que partie intégrante de la civilisation.

La religion serait la névrose obsessionnelle universelle de l’humanité ; comme celle de l’enfant, elle dérive du complexe d’Œdipe, des rapports de l’enfant au père. D’après ces conceptions, on peut prévoir que l’abandon de la religion aura lieu avec la fatale inexorabilité d’un processus de croissance, et que nous nous trouvons à l’heure présente justement dans cette phase de l’évolution.

Freud, L’Avenir d’une illusion, 1927

 

 

III. La fin de la religion ?

 

Face à tant de critiques, la religion peut-elle encore se maintenir, est-elle encore crédible, est-elle encore utile à l’humanité – ou est-elle irrémédiablement dépassée ? Doit-on s’attendre à un déclin inexorable du religieux face aux progrès de la science ou, comme croient le pressentir certains prophètes contemporains, un retour du religieux ?

 

A. « Dieu est mort ! »

 

La critique de la religion que nous venons de voir montre assez combien la religion semblait périmée, dès le XIXe siècle, aux yeux de certains penseurs. Nietzsche est notamment celui qui ne s’est pas contenté de critiquer la religion, mais qui a aussi cru pouvoir diagnostiquer son irrémédiable déclin. C’est le sens de son célèbre mot retentissant et provocateur – Dieu est mort !

 

Le dément. – N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne en plein jour et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » Mais comme il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. S’est-il perdu comme un enfant ? dit l’un. Se cache-t-il ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ? Ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou bondit au milieu d’eux et les transperça du regard. « Où est allé Dieu ? s’écria-t-il, je vais vous le dire. Nous l’avons tué… vous et moi ! C’est nous, nous tous, qui sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné une éponge pour effacer tout l’horizon ? Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil ? Où va-t-elle maintenant ? Où allons-nous nous-mêmes ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’allons-nous pas errant comme par un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne vient-il pas toujours des nuits, de plus en plus de nuits ? Ne faut-il pas dès le matin allumer des lanternes ? N’entendons-nous encore rien du bruit que font les fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous encore rien de la décomposition divine ?… les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers ! Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu’à ce jour a saigné sous notre couteau ; … qui nous nettoiera de ce sang ? Quelle eau pourrait nous en laver ? Quelles expiations, quel jeu sacré serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte est trop grande pour nous. Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes pour, simplement, avoir l’air digne d’elle ? Il n’y eut jamais action plus grandiose et, quels qu’ils soient, ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause d’elle, à une histoire que, jusqu’ici, ne fut jamais aucune histoire ! » Le dément se tut à ces mots et regarda de nouveau ses auditeurs : ils se taisaient eux aussi, comme lui, et le regardaient avec étonnement. Finalement il jeta sa lanterne sur le sol, en sorte qu’elle se brisa en morceaux et s’éteignit. « J’arrive trop tôt », dit-il alors, « mon temps n’est pas encore venu. Cet événement énorme est encore en chemin, il marche, et il n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. »

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, § 125

 

Nietzsche reprend cette phrase choc – Dieu est mort – des chrétiens eux-mêmes, qui entendaient par là la mort de Jésus sur la croix. Mais chez Nietzsche cette formule signifie que la croyance en Dieu a perdu toute crédibilité :

 

Ce que signifie notre gaieté d’esprit. – Le plus grand événement récent – le fait que « Dieu est mort », quel a croyance au Dieu chrétien a perdu toute crédibilité – commence déjà à répandre sa première ombre sur l’Europe. Pour les rares du moins doués d’un soupçon assez pénétrant, d’un regard assez subtil pour ce spectacle, il semble qu’un soleil ait décliné, qu’une ancienne et profonde confiance se soit renversée en doute : notre vieux monde doit leur sembler chaque jour plus crépusculaire, plus méfiant, plus étranger, plus « ancien ». Mais, pour l’essentiel, on est en droit de dire : l’événement lui-même est bien trop grand, trop éloigné, trop en marge du pouvoir de compréhension de beaucoup pour que l’on puisse même simplement affirmer que la nouvelle en est déjà arrivée ; et moins encore que beaucoup savent déjà ce qui s’est produit à cette occasion – et surtout ce qui désormais, une fois cette croyance ensevelie, doit s’effondrer pour avoir été construit sur elle, avoir pris appui sur elle, s’être développé en elle : par exemple toute notre morale européenne.

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, § 343

 

 

B. Le désenchantement du monde

 

C’est le sociologue allemand Max Weber qui introduisit la formule « désenchantement du monde ». Cette formule peut être égarante, car elle ne signifie pas un quelconque déclin de la religion mais la disparition de la magie, c’est-à-dire des liens qui relient les hommes aux dieux et qui leur permettent d’interagir avec eux. C’est dès le XVIe siècle que cette transcendance absolue commence à s’affirmer avec le protestantisme de Luther (1517) et de Calvin.

On trouve chez Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie française contemporain de Max Weber, l’idée plus précise selon laquelle la religion se retire des institutions sociales, elle ne structure plus la société :

 

S’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. A l’origine, elle s’étend à tout ; tout ce qui est social est religieux ; les deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu, les fonctions politiques, économiques, scientifiques s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui était d’abord présent à toutes les relations humaines, s’en retire progressivement, il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes.

Emile Durkheim, De la division du travail social (1893)

 

Marcel Gauchet a repris la formule de « désenchantement du monde », qui donne le titre à son ouvrage de 1985, pour désigner ce déclin du religieux. Il ne s’agit pas de diagnostiquer un déclin des croyances religieuses privées, qui pourraient fort bien subsister, mais le déclin inexorable de la religion comme institution structurant la société. La religion persiste à titre de croyance personnelle privée mais elle ne structure plus la société, elle n’est plus la source de légitimation des institutions sociales.

 

Que les choses soient donc bien claires : on n’annonce pas une fois de plus et pour rien la mort en quelque sorte physique des dieux et la disparition de leurs fidèles. On met en évidence le fait que la Cité vit d’ores et déjà sans eux, y compris ceux de ses membres qui continuent de croire en eux. Ils survivent ; c’est leur puissance qui meurt. Prospéreraient-ils insolemment que son vrai ressort n’en serait pas moins irrémédiablement aboli. Ce qui a disparu, englouti dans les rouages mêmes de la civilisation, c’est la fonction dont les nécessités ont défini depuis le départ le contenu des religions, déterminé leurs formes, précipité leurs évolutions. L’opération comporte un reste, peut-être inéliminable et nullement inintelligible, dans le registre personnel, relayé par l’héritage et le crédit d’une tradition féconde. (…)

La religion à l’état pur, elle se ramasse dans cette division des temps qui place le présent dans une absolue dépendance envers le passé mythique et qui garantit l’immuable fidélité de l’ensemble des activités humaines à leur vérité inaugurale en même temps qu’elle signe la dépossession sans appel des acteurs humains vis-à-vis de ce qui confère matérialité et sens aux faits et gestes de leur existence. Co-présence à l’origine et disjonction d’avec le moment d’origine, exacte et constante conformité à ce qui a été une fois pour toutes fondé et séparation d’avec le fondement : on a dans l’articulation de ce conservatisme radical à la fois la clé du rapport religion-société et le secret de la nature du religieux.

Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, 1985

 

Marcel Gauchet considère d’ailleurs que le monothéisme, et plus particulièrement le christianisme, est ce qui a mené au désenchantement du monde. La christianisme est, dit-il, « la religion de la sortie de la religion ». Nietzsche faisait le même constat : « On voit ce qui a vraiment vaincu le Dieu chrétien : la morale chrétienne elle-même, le concept de véracité entendu en un sens toujours plus rigoureux, la subtilité des confesseurs de la conscience chrétienne, traduite et sublimée en conscience scientifique, en droiture intellectuelle à tout prix. »[37]

 

Conclusion

 

Au-delà de ce constat, il faut tout de même reconnaître l’importance que peuvent avoir les religions en tant qu’idéologies et processus d’identification. L’islamisme, par exemple, offre un exemple frappant, au cours du XXe siècle, d’une religion se liant étroitement à un projet politique et identitaire. C’est ce qu’illustre un mouvement comme les Frères musulmans, qui réunit islam, socialisme et une certaine forme de nationalisme arabe identitaire.

A un autre niveau, l’explosion à la fin du XXe siècle des mouvements New Age, notamment sur la côte Ouest des Etats-Unis, illustre un certain retour du religieux – ou en tout cas du spirituel. Mais la question de savoir si le XXIe siècle verra un retour du religieux ou du spirituel est bien trop délicate pour que nous puissions y répondre. Laissons-la donc aux prophètes.

 



[1] Coercitif : qui contraint.

[2] Dont on dégage des règles ou des préceptes ; qui établit une norme.

[3] Polythéisme qui privilégie un dieu sur les autres.

[4] Cf. la conception de Schopenhauer et de Nietzsche de la contemplation esthétique dans le cours sur l’art.

[5] Philosophe contemporain de religion juive.

[6] Voici l’argument : si A est en mouvement, il doit être mû par B. Mais si B est en mouvement, il doit être mû par C. On est condamné à répéter le raisonnement à l’infini, sauf s’il existe finalement un être qui est cause du mouvement sans être lui-même en mouvement : un moteur immobile, un premier moteur. C’est cet être dont la nécessité est logiquement établie qu’Aristote appelle le divin.

[7] Aristote vient d’établir la nécessité d’un mouvement éternel.

[8] C’est la sphère des étoiles fixes (par opposition au Soleil), mue d’un mouvement éternel.

[9] La réconciliation du fini et de l’infini, de l’humain et du divin, du relatif et de l’absolu.

[10] L’existence est compris dans l’idée que j’ai d’un Être parfait : elle constitue une des perfections que Dieu possède. Comme Dieu a toutes les perfections, il a donc cette perfection d’exister.

[11] Un sophisme est un raisonnement (volontairement) erroné.

[12] Au sens d’exister.

[13] Attribut, propriété.

[14] Par exemple, j’ajoute le concept de toute-puissance au concept de Dieu quand j’attribue la toute-puissance à Dieu. L’existence, elle, n’est pas un attribut (ou un prédicat).

[15] Dans l’usage logique du verbe être.

[16] On appelle copule le verbe être quand il met en relation un attribut à un sujet, par exemple : Dieu est tout-puissant.

[17] Le thaler est une unité de monnaie germanique qui avait cours au XVIIIe siècle.

[18] L’existence d’une chose n’est pas tirée de l’analyse de son concept.

[19] Mais il ne pouvait en aller de même pour.

[20] Constitution.

[21] Pour l’explication de ces idées, lisez le magnifique fragment 72 (éd. Brunschvicg) des Pensées de Pascal.

[22] Opération intellectuelle par laquelle on passe d’une vérité à une autre vérité, jugée telle en raison de son lien avec la première. Ex : la déduction (passage d’un principe général à un autre) et l’induction (passage de propositions empiriques singulières à un principe général) sont des inférences.

[23] Platon, Lois, livre II, 663b et 663d-e.

[24] Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 35 : « O Voltaire, ô humanitarisme, ô sottise ! Il y a à dire sur la « vérité » et la recherche de la vérité, et quand l’homme s’y prend par trop humainement – « il ne cherche le vrai que pour faire le bien » –, je parie qu’il ne trouve rien ! »

[25] Contrairement au mythe tenace selon lequel il aurait dit « Et pourtant, elle tourne. » Quitte à rester dans le mythe, il faut plutôt l’imaginer disant : « Mais non, voyons, elle ne tourne pas, j’ai jamais dit ça, c’était une blague, j’étais bourré. »

[26] Nietzsche, Généalogie de la morale, III, § 28.

[27] Cf. Platon, République, X. Voyez aussi le cours sur le devoir, I, B, 2.

[28] Susceptible de pécher.

[29] Qui donne des normes, qui indique ce que l’on doit faire.

[30] Racheter, sauver.

[31] Expression utilisée par les philosophes contemporains pour désigner la mauvaise conscience introduite par la religion, qui dévalorise le monde et place l’homme dans une distance constante à l’idéal de l’au-delà.

[32] Refuser, rejeter.

[33] Michel Onfray, Traité d’athéologie, III, II, 4 et IV, II, 3 : « Réécrivons donc les paroles du Christ à la monde paulinienne : rendez donc à César ce qui appartient à César et à César ce qui revient à Dieu – pour solde de tout compte… »

[34] Un condensé, un résumé.

[35] Ensemble des caractères, des particularités qui constituent la vie religieuse.

[36] Etude des buts, des fins poursuivis.

[37] Nietzsche, Le Gai savoir, § 357.



10/06/2022
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