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Dissertation : "Est-ce un devoir de respecter la nature ?"

 

Corrigé de dissertation :

« Est-ce un devoir de respecter la nature ? »

 

   Ce n’est, au mieux, que depuis quelques dizaines d’années, que les performances techniques de l’humanité semblent devenir authentiquement inquiétantes. Sans doute a-t-on conçu dès le XIX° siècle (cf. le mythe de Frankenstein ou certains textes de Jules Verne) que la technique avait autant de mauvais que de bons côtés, mais c’était de manière encore fictive ou théorique. Au XX° siècle, les nouvelles conquêtes de la science et les possibilités techniques inédites qu’elles offrent sont peu à peu mises en cause, dans la mesure où elles paraissent capables de détruire le milieu même dans lequel l'homme doit vivre. La nature n'est plus seulement exploitée ou utilisée, elle commence à être sérieusement détruite. Est-il temps, dans ces conditions, de considérer que l'homme doit en venir à la respecter ? Un tel respect peut-il s'instaurer grâce à un devoir authen­tique ? Ces concepts, dans nos habitudes de pensée, ne semblent pas si aisé­ment applicables à ce qui ne saurait constituer une « personne », et c'est pourquoi il peut être également nécessaire de commencer à les élargir.

 

I. La tradition d'exploitation .

 

   Dans la mentalité occidentale, la nature est comprise comme un donné, qu'il appartient à l'homme d'utiliser à son profit : c'est un ensemble de matières premières et de sources d'énergie que la culture humaine peut utiliser pour combler les besoins. Par son travail et ses techniques, l'homme ne se prive pas de retirer ce qui lui convient de la nature, et de l'obliger à produire ce qui est nécessaire à sa propre survie. On constate ainsi que, au cours de l'Histoire, la culture humaine s'est montrée capable de passer d'une exploitation « simple » – celle que l'on rencontre dès les sociétés « primitives » ou traditionnelles par le biais de la chasse, de la cueillette ou de la pêche – à une totale transformation du milieu premier, effectuée de manière de plus en plus intense, grâce, non seulement à l'agriculture et à la métallurgie, mais surtout à la découverte sans cesse nouvelle de « richesses naturelles » (minerais, charbon, pétrole) et à la mise au point d'énergies de transformation qui finissent par déséquilibrer totalement le milieu.

   Pour Descartes, il ne s'agissait encore que de « jouir des fruits de la nature », et l'homme n'était annoncé que « comme maître et possesseur de la nature ». Il semble bien que, depuis le XVII° siècle, nous ayons oublié le sens du « comme » et que la culture moderne, effectivement devenue « maîtresse » de la nature, s'accorde à son égard tous les droits. Ce mou­vement général d'appropriation caractérise la société occidentale, en tant que technoscientifique : les « primitifs » se montrent en général plus sou­cieux de maintenir les équilibres initiaux, ou de ne pas les détériorer, comme le montrent par exemple les rituels qu'ils accomplissent avant d'entreprendre certains travaux (chasse, labours), où se manifeste le désir de ne pas « choquer » les espèces ou l'environnement – ne serait-ce que pour éviter des réactions trop agressives de leur part.

   Qu'une telle mainmise sur le milieu soit typique de l'Occident n'est peut-être pas si surprenant, si l'on pense que l'attitude scientifique qu'il a privilégiée suppose l'objectivation du monde, c'est-à-dire sa déspirituali­sation (il n'en allait pas encore ainsi chez les Grecs, qui concevaient com­bien les techniques pouvaient être violentes – ce pourquoi ils attribuaient leur découverte à des non-humains : c'est Prométhée qui ravit le feu, et non un homme ordinaire) : un univers ainsi privé de toute dimension spiri­tuelle est offert à une action qui peut se penser sans limitation.

 

II. Pourquoi respecter la nature .

 

   Les résultats de cette action sont désormais visibles, ou sensibles, et provoquent une sorte de prise de conscience. On n'en finit plus, très quo­tidiennement, de déplorer la pollution, les méfaits de l'effet de serre, le rejet dans l'atmosphère des fumées et autres déchets de l'industrie, la transformation des océans en une gigantesque poubelle, l'extinction de certaines espèces animales, etc. L'homme se trouve donc mis en accusa­tion globalement (même si l'on en profite au passage pour oublier que le responsable est surtout l'homme occidental, tel que son modèle se diffuse désormais sur tous les continents). La rupture des équilibres naturels fait affleurer des problèmes écologiques multiples.

   Mais les agressions contre le milieu se complètent désormais de nou­velles possibilités d'action sur l'homme lui-même, qui apparaît, sinon transformable à merci, du moins susceptible de ne plus se définir tradi­tionnellement, dès lors que l'on évoque le clonage, le repérage prénatal de malformations ou d'insuffisances graves, l'éventualité de pratiquer un eugénisme à fondement « scientifique », etc. Il ne s'agit plus seulement, dans de telles conditions, de protéger les arbres ou la qualité de l'air que nous respirons : il semble, plus fondamentalement, qu'il soit désormais question de protéger l'homme lui-même contre certaines de ses capacités.

   C'est dans un tel contexte que l'on évoque de plus en plus fréquem­ment la nécessité, ou l'urgence, de concevoir un véritable devoir de res­pecter la nature, qui serait une voie – peut-être pas la seule – permettant de freiner les méfaits de la techno-science , ou même, si l'on est opti­miste, d'y mettre fin. On doit pourtant se demander, au-delà de ce que la formule peut avoir de séduisant ou de prometteur, ce que peut signifier exactement un tel devoir de respecter la nature.

   Ce devoir suppose d'abord que l'on reconnaisse à la nature et aux espèces non humaines qui la peuplent un droit à exister sans que l'homme les transforme. Or, par définition, le droit implique l'existence de sujets juridiques, et il est a priori difficile d'admettre comme tels des êtres sans conscience (Kant affirmait que l'homme n'a de devoirs qu'envers lui-même, et en aucun cas envers d'autres êtres naturels), a fortiori la « nature » dans son ensemble.

De plus, il est habituel de considérer l'existence d'une réciprocité des droits et des devoirs : comment la nature, si nous lui reconnaissons un droit, pourrait-elle avoir des devoirs envers nous (à moins de considérer qu'elle a jusqu'à présent rempli involontairement, du fait de nos techniques, ces prétendus devoirs et qu'il est temps, en échange, de lui accor­der des droits pour en constituer une sorte de compensation différée).

 

III. Un devoir élargi .

 

   Faut-il considérer que la situation à laquelle mène le progrès technique est telle que nous devons réformer la notion même de droit ? C'est ce que propose Michel Serres, avec l'idée d'un « contrat naturel » qui généralise la réciprocité fondant, dans la philosophie politique, le contrat social. Un tel contrat naturel se trouve évidemment bafoué lorsque l'humanité exploite la nature sans rien lui fournir en échange. Comme il est peu vrai­semblable que la nature soit apte à faire valoir son droit, il appartiendrait alors à l'humanité de s'imposer le devoir de la respecter.

   De la sorte, c'est toujours l'homme qui reste le seul sujet juridique, mais ce qui est attendu de ses décisions concerne l'autolimitation de ses droits sur la nature. Il est clair que, si l'humanité (ou une partie de l'hu­manité) parvient à mieux maîtriser l'évolution de sa technique, c'est avant tout pour son propre bien, beaucoup plus que pour celui des arbres ou des araignées, dont la survie n'a de sens que relativement à notre existence. Mais aussi relativement à l'existence d'une humanité future.

   On peut en effet considérer que l'humanité d'aujourd'hui a des devoirs par rapport à son propre futur. La responsabilité doit alors être entendue dans un sens élargi, qui concerne les conséquences les plus lointaines de notre comportement actuel. Hans Jonas en propose ainsi une définition nouvelle : il nous faut désormais penser l'existence de devoirs à l'égard d'êtres qui ne sont que potentiels, puisque l'humanité a désormais la pos­sibilité de se détruire en même temps qu'elle détruit la nature. La nouvelle responsabilité de l'homme s'exerce à l'égard d'êtres « vulnérables », car on doit garantir les conditions dans lesquelles ils pourront naître et vivre. D'où une nouvelle formulation de l'impératif catégorique, ne concernant plus seulement l'humanité actuelle (à laquelle « se limite » l'impératif kantien), mais une humanité potentielle : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentique­ment humaine sur terre ».

 

Conclusion .

 

   Au nom de quelle valeur supérieure la vie humaine devrait-elle ainsi être préservée ? En d'autres termes : pourquoi faut-il qu'il y ait quelque chose – une humanité – plutôt que rien ? Que la réflexion suscitée par les relations entre technique et nature débouche ainsi sur une interrogation métaphysique peut surprendre – sauf si l'on admet avec Heidegger que la technique, désormais mondiale, est la version ultime de la philosophie, caractérisée par l'oubli de l'être. La technique moderne n'est pas seulement liée à la science : son essence réalise un projet philosophique qui a entremêlé connaissance et puissance pour métamorphoser tous les étants. Elle constitue ainsi « la métaphysique poussée jusqu'à son terme » : il n'est alors plus surprenant que, dans un monde où la nature devient pro­blématique, « partout l'homme ne rencontre plus que lui-même » et le résultat de ses actions, mais que, ce faisant, « il ne rencontre plus nulle part son être ».

 



30/06/2008
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