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Dissertation : "Est-il possible d'expliquer une oeuvre d'art ?"

« Est-il possible d'expliquer une œuvre d'art ? »

 

   Devant une œuvre d'art, surtout lorsqu'on ne fait pas partie des « connaisseurs », la tentation peut être grande de demander des explications. Certains guides de musées en fournissent d'ailleurs à profusion : éléments biographiques, circonstances historiques, idées politiques ou religieuses du peintre, etc. Cependant, ne se trompe-t-on pas d'objectif en désirant immédiatement comprendre rationnellement une œuvre ? N'est-ce pas aussi une question de sensibilité ? Ne serait-il pas préférable de se mettre en condition d'être touché par l'œuvre ? Ainsi nous en venons à nous demander s'il est possible d'expliquer une œuvre d'art. « Expliquer » renvoie à l'idée de relier une œuvre à d'autres éléments qui permettraient de la comprendre. D'une certaine manière, on peut chercher par là à éclairer les causes, certainement multiples qui ont conduit à sa création. Néanmoins, ces causes sont-elles suffisantes pour comprendre pleinement une œuvre ? Et ne risquons-nous pas, à travers notre volonté de maîtrise, de passer à côté de l'essentiel de l'œuvre ? Dans un premier temps, nous verrons qu'il n'est pas exclu de pouvoir éclairer une œuvre par l'analyse des conditions dans lesquelles elle a été produite. Cependant, la dynamique créatrice ne saurait être réduite à une série de causes explicatives. Ainsi, ne vaut-il pas mieux s'exposer à l'œuvre d'art, s'y rendre pleinement disponible, plutôt que de chercher à se l'approprier par l'explication ?

 

   Il est difficile d'apprécier une œuvre d'art si nous ne connaissons absolument rien au domaine considéré ainsi qu'à l'époque et à la logique dans lesquelles elle s'inscrit. Il est donc important de se constituer une certaine culture. Outre le fait, essentiel, d'être en contact répété avec les œuvres, nous pouvons aussi recourir à l'analyse rétrospective de leurs conditions de production.

   C'est d'abord le contexte historique et culturel qu'il convient de prendre en compte. Considérons par exemple la grande mosquée de Cordoue, dans le sud de l'Espagne. Son existence est liée à la présence arabe en Espagne au Moyen-âge et elle a été fondée par Abd al-Rahman I° au VIII° siècle. Ensuite, elle a été agrandie aux siècles suivants, avant d'être reconvertie en lieu de culte catholique lors de la « Reconquista » au XIII° siècle, par Ferdinand III. Cette histoire mouvementée permet d'en apprécier le cadre à la fois grandiose et composite, tout en donnant à réfléchir sur le lien entre architecture et religion. Autre exemple : les œuvres de Kirchner et de Nolde, appartenant tous deux au courant de l'expressionnisme allemand (début du XX° siècle). Peintures et gravures violentes et inquiètes, elles entrent en résonance avec les circonstances historiques : montée de la haine en Europe et Première Guerre mondiale. Ainsi, les circonstances historiques et les valeurs qui traversent une époque réapparaissent-elles dans les œuvres. Lorsque nous en prenons connaissance, nous sommes davantage en mesure de juger de leur influence.

   Par ailleurs, l'état des techniques et des savoirs permet de mieux repérer les transformations qui traversent les pratiques artistiques. Aujourd'hui, certains artistes contemporains utilisent beaucoup la vidéo ou les images de synthèse. Cela n'est bien entendu possible qu'à condition que les moyens techniques existent ; et plus ils se perfectionnent, plus les artistes auront des moyens nouveaux pour formaliser leurs propos. Au début de la Renaissance, les sciences de l'optique et la géométrie sont en pleine expansion. L'architecture et la peinture s'en ressentent, d'abord en Italie, où on voit naître la période du Quattrocento (XV° siècle) : des peintres comme Piero della Francesca, Botticelli ou Léonard de Vinci, des sculpteurs comme Donatello ont pleinement participé à cette intégration des innovations liées à la perspective dans les œuvres de l'art. Néanmoins, nous devons préciser tout de suite que les moyens techniques et les connaissances ne constituent pas une « fin en soi » : ce n'est pas la technique qui guide l'œuvre mais la perspective artistique du créateur qui se subordonne les moyens techniques à disposition ; ceux-ci peuvent néanmoins agir en retour et donner à réfléchir à l'artiste. Il n'est donc pas suffisant d'expliquer l'art par les connaissances techniques.

   Enfin, on peut être tenté d'expliquer une œuvre d'art par la « psychologie » de l'artiste : les joies et les peines de sa vie privée, les traits de son caractère, ses croyances politiques ou religieuses, etc. Ainsi souligne-t-on souvent la noirceur et le pessimisme de Baudelaire, en rappelant certains passages de ses poèmes, à l'image du Spleen LVIII :

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis… »

   On se plaît parfois également à rendre compte de la fougue angoissée de Richard Wagner, dans les quatre opéras de sa Tétralogie (seconde moitié du XIX° siècle), par son existence mouvementée, ses tendances révolutionnaires puis germanophiles (il prôna à la fin de sa vie la thèse de la pureté de la race germanique, ce qui lui vaudra d'être « récupéré » par les nazis trente ans plus tard). Néanmoins, on n'a pas encore rendu compte par là des œuvres elles-mêmes et du talent de leur auteur. Des dizaines d'hommes ont vécu des vies similaires sans jamais produire d'œuvres d'art. Et il n'est pas jusqu'à Freud lui-même, pourtant tenté d'éclairer les œuvres par les influences de l'inconscient, qui ne reconnaisse que l'expression des désirs inconscients dans l'œuvre n'explique pas tout : « Mais nous devons avouer aux profanes (ceux qui ne sont pas experts en psychanalyse), qui attendent ici peut-être trop de l'analyse, qu'elle ne projette aucune lumière sur deux problèmes […]. L'analyse ne peut en effet rien nous dire de relatif à l'élucidation du don artistique, et la révélation des moyens dont se sert l'artiste pour travailler le dévoilement de la technique artistique, n'est pas non plus de son ressort », écrit-il dans Ma Vie et la Psychanalyse. L'éclairage rétrospectif, grâce à des éléments extérieurs à l'œuvre elle-même, permet donc de la resituer. Il ne nous fournit cependant pas la « clé » nous permettant d'approcher la dynamique créatrice proprement dite. Nous ne sommes pas non plus en mesure par là, du moins immédiatement, d'être davantage sensible et réceptif, d'aiguiser notre sensibilité esthétique.

 

   On a parfois trop tendance à exagérer le « génie » propre à chaque artiste, comme si ses œuvres dépendaient uniquement d'un don surnaturel qui lui permettrait de créer facilement, sans difficultés. Or, l'art est un travail à temps plein, auquel les grands artistes se consacrent intégralement, quitte à vivre dans la misère, comme le peintre Van Gogh ou l'écrivain Robert Musil. Cependant, le travail n'est pas suffisant : les grandes œuvres ont été élaborées par des hommes et des femmes ayant du « talent » ou du « génie ». Au-delà d'un simple savoir-faire, même très perfectionné, le génie permet à ces artistes d'inventer de nouvelles manières de peindre, d'écrire, de composer de la musique … uniques et singulières. Kant nous fournit trois éléments importants qui caractérisent le génie, dans la Critique de la faculté de juger. D'abord, il est capable de « produire ce pour quoi on ne saurait donner de règle déterminée » : à la différence du fabricant de chaussures ou de pots en terre cuite, l'artiste construit les principes de sa création au fur et à mesure qu'il avance dans son travail. Picasso et Braque ont inventé progressivement les règles du cubisme. Ensuite, les œuvres ainsi produites deviennent des modèles, « sans être elles-mêmes créées par imitation, elles doivent être proposées à l'imitation des autres» : elles présentent une telle force et une telle richesse qu'elles suscitent l'admiration. Néanmoins, le risque serait de tomber dans l'académisme, i.e. la pure et simple reproduction du modèle ou du style de l'artiste ; aussi, chaque génie invente-t-il de nouveaux modèles. Enfin, « le créateur d'un produit qu'il doit à son génie ignore lui-même comment et d'où lui viennent les idées de ses créations ; il n'a pas non plus le pouvoir de concevoir ces idées à volonté ou d'après un plan ». Il n'y a pas de recettes que l'artiste pourrait suivre et qu'il pourrait transmettre : une œuvre véritable est toujours propre à son auteur et impossible à reproduire.

   De plus, comme le suggère Kant dans la citation précédente, l'artiste ne peut viser un objectif précis et entièrement clair au départ. Contrairement à l'activité technique qui vise à obtenir certaines fins avec des moyens appropriés (de l'électricité avec un barrage, un vêtement imperméable grâce à des tissus synthétiques, des déplacements rapides avec l'automobile), l'art est guidé par une « finalité sans fin » : le processus de création ne suit pas un plan prédéterminé. Nous retrouvons alors le rôle essentiel de la sensibilité. Au lieu d'un objectif clairement conscient et rationnel, tel que pourraient se le fixer le scientifique ou le philosophe, l'artiste utilise sa sensibilité pour progresser.

   C'est par son contact avec les impressions sensibles, les sentiments, la matière, les couleurs, les sons, les images… et à travers leur mise en forme évolutive qu'il parvient à une œuvre. Certes, la réflexion n'est jamais absente, mais elle n'est jamais entièrement soumise à la raison, à la logique, à une méthode prédéfinie. De même pour le spectateur. Tant qu'il n'a pas fréquenté longuement les œuvres de l'art (monuments, peintures, musiques) et leur diversité historique et géographique, il risque de rester sourd et aveugle à leurs tonalités essentielles.

   Nous pouvons alors en venir à l'idée suivante : ce qu'une œuvre d'art a à nous dire, son « propos » se distingue de tout « discours », i.e. d'un ensemble d'explications relativement cohérentes qui visent un objectif précis. On peut toujours affirmer que les mosquées et les cathédrales permettent d'exprimer la gloire de Dieu et montrent l'intensité de la foi religieuse, que l'expressionnisme ou la poésie de Baudelaire parlent des souffrances de l'existence et de l'angoisse de vivre, bref, qu'une œuvre nous transmet les sentiments, les valeurs ou les idées de l'artiste. Cependant, ceci ne constitue pas le caractère le plus propre d'une œuvre d'art. En effet, pourquoi l'architecture, la peinture religieuses nous touchent, même lorsque nous ne sommes pas croyants ? Pourquoi les « poètes maudits » ou les artistes péjorativement appelés « dégénérés » par les nazis ont-ils quelque chose à nous apprendre ? Pourquoi la musique de  Haendel, de Bach ou de Satie, malgré le décalage d'époques et de cultures, peut-elle nous émouvoir ? Parce qu'au-delà de notre raison et même de nos valeurs, de nos croyances et de nos habitudes de vie, leurs œuvres nous dépaysent, nous ouvrent à la richesse des potentialités humaines de création, témoignent auprès de nos sens de la grandeur de l'homme. Sans objectif précis, sans fonction déterminée dans un cadre social, culturel ou historique avec lequel elles disparaîtraient, les œuvres de l'art résistent au temps parce que leur propos est inépuisable et produit des échos indéfinis dans leur postérité.

 

   Dès lors, il apparaît essentiel de s'ouvrir aux œuvres, de s'y exposer comme on s'expose parfois aux rayons du soleil. On ne regarde pas directement le soleil pour le maîtriser totalement par la vue, on goûte ses effets sur notre sensibilité.

   Le danger, néanmoins, serait d'aboutir à une mystique de l'art, autrement dit à une sorte de religion où  l'art deviendrait « sacré », donc à la fois intouchable et entièrement inexplicable. On en arriverait ainsi à convertir l'art en une sorte de religion dans laquelle les artistes seraient les prophètes ou les saints, et les spectateurs les fidèles, sans distance critique aucune. D'une certaine manière, cela se produit un peu de nos jours avec les musées, que certains visitent avec déférence et soumission, en écoutant la bonne parole du guide sans se confronter individuellement à la singularité de l'œuvre et sans en éprouver personnellement ce qu'elle a à nous dire. Probablement pour d'autres motifs, le marché de l'art contemporain obéit également à une sorte de mysticisme : parfois sans fondement esthétique justifiable, des œuvres ou des artistes atteignent des tarifs exorbitants par le simple effet de la spéculation et du comportement irrationnel de certains acteurs du marché. Dans tous les cas, la véritable relation avec l'œuvre se perd au profit d'un discours artificiel qui divinise l'artiste sans raison.

   A l'inverse, néanmoins, on peut aussi s'orienter vers une recherche excessive des raisons qui permettraient d'expliquer une œuvre. Par certains aspects, l'histoire de l'art risque d'effacer la singularité des œuvres. En les replaçant dans une fausse continuité, elle gomme ce qui fait encore le propre de l'œuvre : son caractère de surprise, d'évènement inanticipable. Quant à la sociologie de l'art, en mettant en avant les déterminations sociales et culturelles de la création elle occulte, elle dissimule le rôle essentiel de la liberté, qui transcende ces conditions tout en les utilisant. A force de réduire l'art à ses dimensions rationnelles, clairement explicables, on risque fort de le dessécher, de détruire ce qui le rend vivant et créateur.

   Or, il se pourrait bien que ces deux attitudes inverses représentent en fait des protections contre les effets de l'exposition à l'art. Elles nous permettent en effet d'échapper à ce qui en lui pourrait nous troubler, nous déranger, voire remettre en questions nos manières de voir, de penser et de vivre. Commentant un tableau de Van Gogh intitulé Les Vieux Souliers aux lacets, Heidegger indique à quel point une véritable attention pour l'œuvre d'art pour nous mener à une remise en question radicale. De quelle manière ? « Non pas au moyen de la description ou de l'explication d'une paire de chaussures réellement présentes ; non pas par un rapport sur le processus de fabrication des souliers […]. Nous n'avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C'est lui qui a parlé. La proximité de l'œuvre nous a soudain transportés ailleurs que là où nous avons coutume d'être. » Quel est cet « ailleurs » ? Le lieu où se posent les questions de notre existence, de notre fragilité, de notre mortalité. Où se posent les questions cruciales liées à notre place dans la société, dans le monde et dans l'univers. Où se présentent les risques de déséquilibres engendrés par la technique, par la haine et l'aveuglement  humains. Lieu de la vérité occultée et qui n'est pas toujours belle ni facile à entendre et à voir.

 

   Ainsi, si expliquer une œuvre d'art peut présenter un intérêt relatif et nous fournir une certaine compréhension de son contexte, nous devons prendre garde aux effets stérilisants de la simple explication par les causes et les motivations qui mènent à la production d'une œuvre d'art. La véritable création, parce qu'elle pose les questions les plus intimes sur l'être et sur l'homme, dépasse notre capacité de maîtrise. C'est pourquoi la sensibilité s'avère essentielle dans notre rapport aux œuvres ; et, si elle se cultive comme une plante fragile et exigeante, on ne saurait en revanche la soumettre totalement aux principes et aux règles de l'analyse explicative, qui trouve là ses limites.

 

      



24/05/2009
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