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Dissertation : "Est-il vrai de dire que l'observation directe de soi ne suffit pas pour apprendre à se connaître ?"

Est-il vrai de dire que “ l’observation directe de soi est loin de suffire pour apprendre à se connaître ? »

 

   La connaissance de soi est longtemps apparue comme un idéal de vie : dans la tradition classique, elle est rendue possible par l'examen intérieur, l'introspection. Le sujet s'observe et apprend à se connaitre par l'étude minutieuse de ses réactions. Celle-ci ne peut cependant offrir les garanties que l'on attend d'un savoir objectif. C'est pourquoi il est permis de douter que l'observation de soi suffise pour apprendre â se connaitre. Mais, plus fondamentalement, on peut s'interroger sur le sens exact d'une telle entreprise et ses conditions de possibilité.

 

 

   L'observation directe de soi peut paraître le plus sûr moyen de parvenir à se connaître. La « vie intérieure », comme le dit l'expression courante, semble ne pouvoir être saisie que par celui qui en est le théâtre. De là, sans doute, la fortune de l'introspection, dans les premiers balbutiements de la psychologie : chacun est le mieux placé pour s'observer. On connaît le succès littéraire des œuvres autobiographiques de Montaigne et de Rousseau qui, avec des options différentes, se proposaient toutes deux, une exploration de leur propre personnalité.

   Les observations très nombreuses de Montaigne sur ses manières de réagir face à des situations similaires, ou les constats de Rousseau sur son caractère, sont des exemples significatifs de cet apprentissage sur soi-même.

 

   La démarche se heurte cependant à un ensemble d'objections, dont certaines ont été formulées très souvent. Tout d'abord, elle n'offre aucune garantie scientifique. En effet, elle ne distingue pas le sujet observant et l'objet observé, et ne tient pas compte de la contradiction qui existe à tout instant entre vivre et se regarder en train de vivre. Peut-on appeler connaissance, l'attitude de Rousseau qui fait retour sur lui-même bien des années après les événements ? Ses biographes ont montré l'incertitude de son témoignage, tant au plan des faits que de leur interprétation.

   On peut faire remarquer cependant que toute connaissance ne s'élabore pas sur le modèle scientifique. Sans nier la valeur de la distinction entre le sujet observateur et l'objet qu'il observe, on est en droit de penser que d'autres formes plus intuitives de la connaissance sont possibles, et mieux adaptées à certains domaines.

 

   L'observation directe de soi se heurte en outre à une autre difficulté : elle risque à tout instant d'être mise en défaut par le sujet lui-même. Celui-ci peut, en effet, se mentir à lui-même, ou vouloir donner à autrui une certaine image. Il faut faire référence ici aux analyses de Sartre sur la mauvaise foi. Le choix d'une attitude mensongère par rapport â soi peut résulter d'une volonté de se masquer sa responsabilité, d'un refus d'assumer sa liberté. Est-il possible d'être sincère avec soi-même : n'existe-il pas toujours une tentation de jouer un rôle, de prendre une posture par rapport aux autres et à sa propre conscience ? De plus, la connaissance qui m'objectiverait à mes propres yeux peut sembler contradictoire avec le projet de vivre qui dépasse toujours par définition ce que l'on est, à un moment donné du temps.

   Admettre que l'on puisse apprendre à se connaître par observation directe revient alors à accepter de se figer, de s'immobiliser en un ensemble de déterminations qui aliènent la personnalité. La perspective sartrienne oblige à considérer, au contraire, que la liberté de chacun lui permet d'échapper aux déterminations qui le constituent. Plus fondamentalement, le projet d'apprendre à se connaître s'oppose à une conception existentielle, pour laquelle l'homme n'est pas une essence, mais un existant. Certes la connaissance de soi reste possible, mais elle ne peut être complète : on peut rappeler ici les reproches de Sartre à Mauriac à propos de ses personnages romanesques : Sartre fait remarquer que les héros de Mauriac manquent d'humanité parce que leurs réactions sont prévisibles, en fonction de ce que l'on sait d'eux. Ils sont prisonniers de leur « psychologie » qui les détermine. Or, pour Sartre, le personnage doit pouvoir, comme chez Dostoïevski par exemple, commettre des actes imprévisibles, y compris de lui-même.

 

 

 

   L'objection la plus forte à l'idée d'une connaissance de soi par observation directe, vient de la psychanalyse. La théorie freudienne montre que la conscience, en son fonctionnement, est dans un rapport de méconnaissance avec l'inconscient. Pour le sujet, l'inconscient reste toujours hors de portée. Ses motivations profondes qui prennent forme dans cette instance inaccessible, lui échappent. En d'autres termes, la connaissance que le moi peut avoir de lui-même est limitée, puisqu'elle ne touche pas aux fondements des principes qui font agir l'individu.

   Bien au contraire, ce qu'il peut savoir ou croit savoir est marqué du sceau de la méconnaissance, de l'illusion. Le moi conscient résulte en effet d'un compromis qui s'instaure entre des forces qu'il ne contrôle pas, et qu'il ne connaît pas.

   C'est seulement par le biais du psychanalyste et le mécanisme du transfert que la connaissance devient partiellement possible. La médiation du praticien est obligatoire : seul le psychanalyste, qui joue un rôle de catalyseur, peut orienter le sujet vers la découverte de lui-même. Il empêche la résistance du patient de faire son œuvre, en occultant une fois de plus les véritables motivations, en interdisant le retour du refoulé.

   L'objection de la psychanalyse, si on l'accepte, récuse donc toute observation directe : on ne peut pas se psychanalyser soi-même. S'il en est ainsi, c'est parce que le sujet ne forme pas un tout homogène. Il est, au contraire, étranger à lui-même ; la conscience n'est qu'une instance constitutive, alors que l'inconscient échappe â toute connaissance. Pour reprendre l'expression consacrée, le sujet est le lieu d'un clivage, d'une division qui le rend étranger : il n'est pas « maître dans sa propre maison » selon les termes de Freud.

   Les sciences humaines, en mettant en cause également la primauté de la conscience individuelle, ont renforcé les objections adressées à l'observation directe de l'individu par lui-même. Mais surtout elles ont mis en cause le présupposé qui se situe au fond du problème : celui de l'identité de l'individu. Est-il encore légitime de considérer que le sujet est souverain sur tout ce qui le concerne après les acquis de la psychanalyse et des sciences humaines ? Peut-on encore penser les problèmes en les rapportant au sujet conçu comme une unité sans faille ? La réponse à cette question conditionne l'analyse même du problème.

  

 

 

   La réponse à la question posée peut donc se dédoubler : dans la perspective de la psychologie, l'observation directe fournit une connaissance intuitive, mais invérifiable qui se heurte aussi bien aux réticences scientifiques qu'aux philosophies qui refusent l'objectivation de l'homme. Mais elle est récusée dans son fondement même par tous ceux qui dénient toute validité à la notion de sujet. La question de la connaissance de soi devient alors un problème mal posé.

 



08/01/2009
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