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Dissertation : "L'enfant, le fou, le primitif : que nous apprennent-ils sur l'homme ?"

« L’enfant, le fou, le primitif : que nous apprennent-ils sur l’homme ? »

 

Type de corrigé : plan détaillé

 

Remarques de méthode :

 

    Le libellé du sujet nous invite à réfléchir sur deux problèmes con­nexes, mais distincts, qui doivent être envisagés successivement. Tout d'abord, quel(s) rapport(s) unit les trois termes : enfant/fou/primitif ? Quel(s) point(s) commun(s) le sujet présuppose-t-il entre eux ? On ne peut guère imaginer en effet qu'il s'agisse de trois termes indépendants : il faut donc construire la problématique qui les réunit. La réponse à cette première interrogation conditionne l'accès à l'autre problème : la réflexion sur les rapports entre les trois figures et la notion d'homme.

 

Introduction :

 

   L'actuel développement de la recherche en sciences humaines s'inté­resse particulièrement aux cas d'individus longtemps considérés comme marginaux : l'enfant, le fou, le primitif. La constitution et la vogue, depuis un demi-siècle, de la psychanalyse et de l'ethnologie sont un symptôme d'une transformation des mentalités. Jugées un temps peu dignes d'intérêt, parce que signes d'une exceptionnelle anomalie ou d'une phase transitoire de l'évolution de l'homme, ces trois figures occupent aujourd'hui la recherche, parce que la conception de l'homme lui-même se modifie. C'est l'enjeu de cette évolution qui doit être analysé.

 

1 - Les figures de l'Autre :

 

a)      La notion d'écart :

 

   L'enfant, le fou, le primitif peuvent être considérés, en un sens, comme des « inventions » de notre culture. L'histoire montre en effet que ces trois notions se construisent progressivement par rapport à un type de l'homme normal, dont elles s'écartent d'une ou de plusieurs manières.

L'enfant est conçu comme un âge spécifique depuis Rousseau, qui, l'un des premiers, récuse l'identité, en modèle réduit, de l'enfant et de l'homme. M. Foucault a montré, dans son célèbre ouvrage L'Histoire de la folie, que le fou naît de la raison triomphante, qu'il en est l'envers nécessaire. Le primitif est, enfin, spécifié comme l'autre visage de l'homme, celui du sauvage, homme de la nature, qui s'oppose au civi­lisé, homme de la culture. Le socle commun à ces trois notions dans la rationalité occidentale est donc celui de l'altérité : le fou, l'enfant, le primitif se définissent d'abord par leur différence.

 

b)      La notion de différence :

  

   En allant un peu plus loin dans Investigation, on s'aperçoit vite que ce qui est senti comme altérité, dans ces trois figures, concerne l'usage de la raison. Elles représentent ceux à qui on dénie la capacité de raison­ner : irresponsabilité psychologique et juridique de l'enfant et du fou ; pensée magique, superstitieuse, irrationnelle du primitif. Leurs structu­res mentales se caractérisent par un fonctionnement spécifique et non reconnu. Ces trois personnages tracent les limites extérieures de la rai­son, dont ils sont exclus : ils vivent dans un univers dominé par l'imagi­naire, la croyance, l'illusion, auquel est refusée toute pertinence.

 

c)      Un jugement de valeur :

 

   Définir le fou, l'enfant, le primitif comme l'Autre, celui qui est diffé­rent conduit à s'interroger sur la valeur qu'on affecte à cette reconnais­sance. On sait que juridiquement, l'enfant, le fou ne sont pas considérés comme des hommes ayant les mêmes droits que les autres. Ils ne sont pas des citoyens et des individus disposant des garanties (droits et devoirs) identiques à celles des autres : ils subissent leurs différences comme une inégalité. Le primitif, s'il n'est pas considéré a priori comme irresponsable, a pourtant subi une dévalorisation, culturellement ren­voyé, par la dénomination elle-même, à un stade inférieur/antérieur de l'humanité.

   Ces perspectives, qui ont longtemps prévalu, impliquaient que l'homme devait, pour se réaliser pleinement, dépasser ces états, soit individuellement (enfant, fou), soit collectivement (primitif). Dans la conception traditionnelle, l'homme accompli se caractérise donc par la négation des phases antérieures de son évolution. S'il y a un enseigne­ment à tirer de ces trois figures, c'est la nécessité de les dépasser, parce qu'elles sont des marques d'incomplétude, d'inachèvement, d'archaïsme.

   On décèle ici les traces d'une vision à la fois ethnocentriste et monoli­thique de l'évolution de l'espèce, qui pose le modèle de l'homme occi­dental comme référence absolue. Tout ce qui ne correspond pas à ses critères relèverait d'une anomalie, d'une déviance. C'est ce schéma que les sciences humaines, aujourd'hui, remettent en cause.

 

2 - Les figures du Même :

 

a)      L'intériorisation des figures :

 

   Le refus des jugements de valeur qui caractérisent la méthodologie des sciences humaines a entraîné une révision de la place de l'enfant, du fou, du primitif. Il n'est plus question d'inégalité, mais seulement de différences, et d'interrogations sur la primauté de la raison traditionnel­lement affirmée comme constitutive de l'homme.

   La psychanalyse, en mettant en lumière l'importance des premières années de la vie dans la structuration de l'inconscient individuel, ren­verse la vision passée. Si l'enfance reste un stade obscur sur le plan de la raison, elle devient fondamentale dans la constitution de la personnalité.

   Les exemples du fou et du primitif sont similaires. Ils projettent un éclairage nouveau sur l'homme « normal ». Les frontières si nettement tracées paraissent s'estomper, et l'enseignement à en retirer semble se modifier.

 

b)      La face cachée de l'homme :

 

   La théorie psychanalytique, initialement construite pour les comporte­ments pathologiques, a bouleversé la conception du psychisme humain tout entier. Mais elle a aussi remis en question les distinctions en vigueur jusqu'alors. Elle a souligné en particulier la difficulté d'isoler une vérita­ble pathologie, et la parenté qui nous unit à la mentalité primitive, à tra­vers la persistance de schémas de comportements (mythes, croyances). Du même coup, la leçon précédente, que l'on tirait par pure négation de ces figures jugées inférieures, se trouve modifiée. Loin d'être radicale­ment autres, l'enfant, le fou, le primitif, apparaissent comme des élé­ments qui, à divers titres, subsistent en nous, comme des traces. Ils ne sont plus tout à fait les grandes figures étrangères, que l'on cherche avant tout à exorciser, mais plutôt notre face cachée, celle que la raison occulte, mais ne détruit pas.

 

c)      L'inquiétante présence :

 

   Cette conception n'est pas sans conséquence : en récusant la disconti­nuité radicale entre l'homme « normal » et ces formes inachevées ou déviantes, les sciences humaines nous inquiètent, puisqu'elles décou­vrent que la raison n'est qu'une construction fragile et aléatoire, mena­cée en son soubassement. Alors que l'homme apparaît superficiellement comme une totalité homogène, son unité recouvre des clivages profonds qui font coexister, souvent conflictuellement, des éléments divers. Ainsi l'enfant, le fou, le primitif en viennent-ils à nous interroger sur la vali­dité même des notions au nom desquelles nous les marginalisons : la normalité et l'idée d'une nature humaine homogène.

 

3 - La mort de l'homme ? :

 

a)      Le refus d'une norme :

 

   Les sciences humaines interrogent donc l'idée même de normalité. Freud, dans La psychopathologie de la vie quotidienne, ou La Science des Rêves, souligne la part de l'inconscient en chacun de nous, similaire, en son fonctionnement, à celui d'un sujet soumis à des troubles pathologiques. Il n'y a pas de différences de nature, mais un passage graduel du comportement sain au trouble caractérisé. Freud n'a pas récusé vrai­ment la différence entre maladie et santé mentale, mais il a contribué à remettre en cause son caractère absolu. Les dimensions et les incertitu­des médicales et juridiques qui entourent aujourd'hui l'existence de la psychiatrie ont leur lointaine origine dans ce lent déplacement des rap­ports entre la normalité et la folie.

   De même, l'ethnologie a ruiné la thèse selon laquelle les sociétés pri­mitives ne seraient que des groupes retardés dans leur évolution. Dans son essai intitulé Race et Histoire, Claude Lévi-Strauss insiste longue­ment sur l'erreur qui consiste à regarder les sociétés primitives comme l'image de notre préhistoire. Ce serait croire qu'il n'existe qu'un seul modèle d'évolution historique, celui qu'a connu le monde occidental, orgueil illusoire et dangereux.

Dans ces conditions, la norme se trouve détruite ; le jugement de valeur s'efface devant le constat de la diversité des individus et des cul­tures. Il reste cependant à s'interroger sur la notion d'homme elle-même : si elle n'est plus la norme qui sert à marquer la déviance ou l'écart, que devient-elle ?

 

b)      La dissolution de l'homme ? :

 

   L'analyse d'objets comme l'enfant, le fou, le primitif oblige à recon­sidérer le présupposé qui sous-tend la recherche. Nous avons vu que cha­cun des termes était implicitement conçu comme un stade, une phase ou une différence par rapport à l'homme. Mais cette dernière notion restait impensée. Or, nous venons de le voir, les recherches font éclater cette notion, d'apparence homogène, en plusieurs instances. Diversité et spé­cifité individuelles et collectives contestent l'idée même d'une nature humaine unique : ce serait, en effet, réintroduire la normalité et l'écart. C'est sans doute pour cette raison que certains, comme Lévi-Strauss ou Foucault, annoncent la mort de l'homme, au sens de notion générique. Cet anti-humanisme constate l'impossibilité d'une généralisation de cet ordre, et les effets pervers qu'elle engendre. Ce serait l'ultime enseigne­ment à puiser auprès de nos trois figures : elles dissolvent dans une mul­tiplicité désordonnée celle qu'on leur demandait d'éclairer.

 

c)      Une révision générale de tous les termes ? :

 

   Mais nous l'avons vu, l'enfant, le fou, le primitif ne se définissent que dans leur rapport à l'homme. Si celui-ci s'efface, ne faut-il pas éga­lement remettre en question les autres catégories ? C'est bien en effet une tentation actuelle : la définition du fou est bien incertaine et pose de graves problèmes juridiques qui sont loin d'être résolus. La notion de « primitif » tend également à se vider de son sens étymologique et péjoratif.

   Une révision générale des distinctions traditionnelles est donc amorcée devant nous, sans qu'il soit encore possible d'en préciser les directions.

 

Conclusion :

 

   L'étude rapide de ce problème paraît donc aboutir à un triple ensei­gnement possible.

   Les figures de l'enfant, du fou, du primitif, constituent la limite exté­rieure traditionnelle de notre idée de l'homme : elles sont ce que nous ne désirons pas être, parce que nous les concevons comme des stades à dépasser pour survivre, ou, plus exactement, pour accomplir notre con­dition. C'est pourquoi nous les concevons comme des formes de « sous-humanité », à qui nous refusons, sous diverses formes, les droits que nous considérons comme inhérents à la nature humaine.

   Mais cette idée négative se trouve contestée par les sciences humaines, qui nous imposent plutôt l'idée de figures intérieures à nous-mêmes. L'enseignement à rechercher est positif, il éclaire le comportement de tous les individus.

   Ceci implique une troisième leçon : l'homme apparaît comme un pro­blème impensé, non un postulat indiscutable, niais une construction à étudier.

   Dès lors, les termes d'enfant, de fou, de primitif, d'homme appartien­nent à un certain état de notre culture et de notre savoir. Ils n'ont pas toujours désigné ce que nous connaissons aujourd'hui, et l'évolution actuelle laisse présager que nous sommes à un moment de bouleverse­ment des catégories sur lesquelles s'appuient nos connaissances.

 

 



09/07/2008
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