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Dissertation : "La philosophie est-elle dangereuse ?"

La philosophie est-elle dangereuse ?

 

 

 

Introduction:

 

   La philosophie se définit généralement comme un retour critique sur l'expérience et les données constitutives de notre existence. Au sens étymologique, elle est "amour de la sagesse" (philein: aimer ; sophia: sagesse). Le philosophe est celui qui aime le savoir (donc: il ne le détient pas !) Il est en route, il cherche la vérité, il questionne, il s'interroge et opère une réflexion critique. Philosopher, c'est donc, comme l'a fort bien dit Jaspers, "être en route". La philosophie se comprend comme une certaine façon d'être en marche ; loin d'apporter des certitudes, elle apparaît comme un itinéraire, un cheminement, une mise en question. Pour le philosophe, rien ne va de soi. Bien au contraire, devant le spectacle des choses, il jette ce regard étonné qui semble inhérent à tout exercice philosophique. Ainsi, la philosophie est une exigence spirituelle, un mouvement de l'esprit qui s'interroge en rompant le cercle des évidences établies, en tentant d'échapper aux quotidiennes pesanteurs. Activité réflexive, le travail philosophique prend donc pour objet n'importe quelle situation humaine sur laquelle il jette le regard de la critique.

   Par danger, on entend, au sens courant du terme, ce qui menace ou compromet la sûreté, l'existence d'une personne ou d'une chose. Un danger est proche d'une menace, cette dernière représentant plutôt son indice. Est dangereux ce qui a le pouvoir de nuire, ce à quoi on ne peut se fier, ce qui annonce un péril.

   Dès lors, la question est de savoir si l'exercice critique recèle un pouvoir de nuire. Mais cette question elle-même pose problème ! Elle contient une contradiction majeure qu'il va nous falloir résoudre : en effet, la philosophie, avons-nous dit, est "amour de la sagesse". Mais comment l'amour de la sagesse peut-il bien être dangereux et gros de périls ? Tel est le problème majeur soulevé par le sujet, auquel il va nous falloir tenter de donner une réponse.

 

Développement:

 

A/ THÈSE: la philosophie, exercice de la négativité, est "dangereuse".

 

   La philosophie se définirait, en première instance, comme une exigence spirituelle, un retour critique sur le vécu, une faculté de la pensée critique. Elle actualiserait le pouvoir de la pensée négative. Elle aurait ainsi comme fin essentielle de briser l'assurance, la confiance en soi- même et le contentement de soi du sens commun. En somme, face à la puissance des faits donnés, la réflexion philosophique figurerait le pouvoir de la pensée qui dit non, qui met en question. Le philosophe entreprend de tout mettre à distance, de tout repenser par soi-même, de renverser toutes les opinions admises jusqu'ici pour tenter de les reconstruire. Ainsi en est-il du "doute cartésien", exercice exemplaire de la négativité philosophique. Le philosophe mettra en doute toutes les opinions antérieurement admises, tous les préjugés, de manière à parvenir à une connaissance certaine et indubitable. Il doutera du sensible, des vérités corporelles, de l'immédiateté concrète, mais aussi des vérités mathématiques, car un certain Mauvais Génie (hypothèse cartésienne, dans les Méditations métaphysiques) peut nous tromper en toutes choses, y compris dans le domaine de l'évidence mathématique.

   Mais cette opération de la négativité et du doute n'est pas si innocente. Elle est dangereuse au sens profond du terme. Elle annonce un péril. Quel péril ? Celui de la libre-pensée, puisqu'elle met en question les évidences immédiates du sens commun. L'exercice philosophique sape l'ordre existant, il stimule l'esprit d'indépendance et d'indignation, il développe l'esprit critique. Il constitue bel et bien une sorte de menace pour les fausses évidences du sens commun. La philosophie, dans la mesure où elle nous ramène au centre spirituel où l'homme devient lui-même, nous libère des préjugés, de ce qui est jugé avant nous. Elle nous invite à forger notre sagesse, à tout repenser par nous-mêmes. Oui, elle constitue bien une menace vis-à-vis de l'ordre ambiant, comme en témoignent les rapports de la philosophie avec la société, rapports malaisés s'il en fut. Contre toutes les tyrannies intellectuelles, le philosophe témoigne de la liberté de l'esprit. Menace et danger social par excellence, il est banni ou tué. Anaxagore de Clazomènes (500-428) est accusé de mépris envers les dieux et devient l'objet d'une plainte judiciaire. Victime d'une démocratie "bigote", il est banni d'Athènes. Socrate, pour sa part, accouche les esprits et leur fait décou­vrir leur propre vérité. Il met à jour les semences spirituelles de chacun (c'est la maïeutique). Il conduit chaque interlocuteur dans le chemin de l'embarras, il le dirige vers l'insatisfaction. Mais tout cela finit bien mal ! La recherche de la sagesse semble une menace vivante pour la Cité constituée. En 399, Socrate est accusé de corrompre la jeunesse et de ne pas croire aux dieux de la Cité. Il meurt, comme chacun sait, en buvant la ciguë.

   Nous pourrions continuer indéfiniment la liste de nos exemples. Giordano Bruno périt en 1600 sur le bûcher, expiant ses fautes théologiques. Spinoza lui-même apparaît comme le "Juif des Juifs", puisqu'il est exclu de la communauté juive d'Amsterdam en 1656. Les rapports de la philosophie et de la Cité ne sont pas faciles. La Cité constitue une menace pour l'ordre de la société, elle représente bel et bien un danger parce qu'elle est une arme offensive et critique., bien souvent sociale et politique. Ainsi le rationalisme cartésien s'est avéré une arme critique. "Au moment où la bourgeoisie entreprenait de saper les institutions de l'Ancien Régime, il s'attaquait aux significations périmées qui tentaient de les justifier." Sartre, Critique de la raison dialectique.

   La philosophie semble donc dangereuse, elle constitue une menace dans la mesure où elle ébranle les certitudes du sens commun, les opinions politiques ou morales habituelles. Quel est son vrai danger ? Mettre à distance, séparer, éloigner l'individu du tout social. Elle semble critique et dissolvante. Elle sépare ce qui était réuni. En ceci résiderait son péril majeur. Elle compromet l'existence et la sécurité des divers systèmes d'ordre. . Néanmoins, si elle annonce le péril du "questionnement", de l' interrogation, en retour, elle donne à voir les mondes à venir, les avenirs qui se construisent, certaines formes d'utopies sociales ou politiques. Elle ne semble dangereuse que relativement , et non point certes, dans l'absolu. Concluons, en toute première analyse que si péril il y a, ce péril n'est péril que relativement à l'ordre établi, non point dans l'absolu.

 

B/ ANTITHESE:

 

   Mais ce danger et cette menace sont-ils bien inhérents à la philosophie en général ? C'est sur ce point que nous pouvons maintenant faire porter le débat et la discussion. Est-il bien certain que la tâche philosophique se confonde avec l'exercice même de la négativité et du doute, exercice critique gros de tous les périls de la pensée, telle est la question qui se pose maintenant à nous. Ainsi notre problème pourrait-il s'évanouir de lui-même: l'amour de la sagesse ne serait plus porteur de malaise, de périls ou de menaces. Or l'exercice philosophique ne saurait être placé sous le seul' angle de la négativité critique. La tâche du philosophe peut être comprise aussi à travers la recherche de la totalité. Au travail de la négativité et du doute, à la philosophie critique s'impose ou plutôt s'oppose un autre type de recherche philosophique, qui semble par moments ne comporter aucune inquiétude, aucune remise en question, fort peu d'étonnement réel. Ici, ce qui compte, ce n'est plus la prise de conscience de l'ignorance, mais bel et bien le "savoir absolu". Alors la philosophie se confond avec l'établissement du système et la vision de la totalité. Nous la définirons comme la recherche d'un discours cohérent portant sur le tout de la réalité. La philosophie devient discours cohérent et exhaustif. Ainsi en est-il chez Hegel où la philosophie découvre le système absolu. Alors la tâche du philosophe semble être simplement de comprendre globalement et synthétiquement ce qui est. Qu'est-ce que philosopher ? C'est unifier, accorder entre elles les connaissances et les activités humaines, c'est montrer qu'elles relèvent de la même totalité. On nous rétorquera que ce point de vue "totalitaire" et réaliste n'est nullement incompatible avec la dialectique critique et négative. En fait il est certain que, par exemple, le point de vue essentiellement totalisant a été plus ou moins développé chez Hegel lorsqu'il a publié les Principes de la philosophie du droit (en 1821) à Berlin. Ici, ce qui prime, c'est le « système », c’est le « palais d'idées ». Dès lors, la philosophie, ensemble cohérent et systématique se borne à dire ce qui est, de manière fort réaliste et ne semble guère annoncer de menace ou de péril pour l'ordre de la pensée, de l'histoire ou de la politique. Ainsi Hegel apparaît-il, par moments, simple philosophe d'Etat, hors de tout exercice critique et dissolvant.

   De la sorte, dans la Préface de la Philosophie du droit, Hegel nous donne-t-il à voir cette tâche descriptive de la philosophie. Elle ne critique pas, elle ne dissout pas, elle ne pratique pas l'exercice du soupçon. Que fait-elle alors? Elle conçoit ce qui est, le "réel" tel qu'il se manifeste, l'existence dans sa réalité. Elle ne peut que connaître.

   Comment ce travail réaliste et objectif pourrait-il présenter quelque danger ? Non, la philosophie n'est pas dangereuse; elle n'annonce nul péril, elle ne nuit à aucun ordre, puisque, précisément elle dit simplement l'ordre des choses. "Concevoir ce qui est, est la tâche de la philosophie, car ce qui est, c'est la raison. (La philosophie) résume son temps dans la pensée." Ainsi la philosophie, loin de séparer, de disjoindre, réconcilie avec la réalité. Le philosophe est d'autant moins dangereux qu'il se borne à comprendre l'histoire et à l'élever au concept. Il ne crée pas l'histoire, il ne la fait pas, il est le simple lecteur d'une histoire déjà faite, il la met au jour quand le travail historique est terminé. Il pense l'histoire, mais n'agit pas sur elle et, se tenant simplement dans l'ordre des faits, ne présente aucune menace pour la Cité ni les gouvernants. Notons que cette seconde vision peut sembler présenter une certaine légitimité: Hegel était philosophe d'Etat.

   Ainsi la philosophie n'est pas seulement l'exercice critique de la négativité, elle est aussi bien souvent le discours exhaustif et cohérent sur ce qui est, la conception d'ensemble du réel. Alors le philosophe, loin d'être animé par l'esprit d'inquiétude ou d'utopie se borne à décrire ou à justifier  respectueusement l'ordre établi. La réalité est d'ailleurs rationnelle, pense Hegel, elle obéit au développement de la raison et de l'Idée. Inutile de la critiquer, de la dissoudre en pensée. Il suffit de laisser le réel tel qu'il est. S'en accommoder est suffisant. Où est alors le péril de la philosophie? Evanoui. Disparu. La philosophie se borne à justifier le présent, à affirmer la rationalité du devenir. Le réel est rationnel. Le rationnel est réel, affirme Hegel.

 

C/ SYNTHESE:

 

   Il faut, sans doute, concevoir la philosophie en lui concédant à la fois d'une part la composante de négativité et d'inquiétude sans laquelle elle ne serait pas elle-même et, d'autre part, l'existence d'une structure totalisante, conçue maintenant sous un jour nouveau. Nulle philosophie sans dialectique de la négativité et de la critique. Le Hegel des Principes de la philosophie du Droit a peut-être oublié cette exigence interne à la philosophie, cet examen critique fondamental. Le système et le dogme ont alors effacé l'exercice critique, le malaise, la négativité.

   D'autre part, le philosophe est bien celui qui tente de tenir un .discours cohérent sur le réel, mais ce discours vise la totalité sans jamais l'atteindre. Le philosophe est simplement celui qui cherche le nœud des vérités, qui s'efforce de tout dire sans jamais parvenir à l'unité totale du système.

   Ainsi, le vrai discours philosophique n'échappe jamais à la négativité. Philosopher, c'est toujours chercher, quitter le palais d'idées pour le travail du doute et de l'inquiétude. Dès lors, la recherche philosophique totalisante et critique est bien signe d'un péril et d'un danger, mais d'un danger d'une espèce toute particulière. Le philosophe n'est ni le destructeur iconoclaste que pourrait nous suggérer une certaine interprétation de notre thèse, ni le conformiste de l'antithèse. Si la philosophie est dangereuse, menaçante, péril­leuse, sa menace n'est pas une menace de destruction, mais bel et bien d'interprétation et de compréhension. Le danger de la philosophie est le suivant: le philosophe croit "autrement" que les autres. Il n'est pas tout à fait sur le même terrain. Certes, on ne peut se fier à la philosophie, elle annonce bien un péril et une menace, mais ce péril est appa­renté au malaise que produisent l'ironie, l'interprétation, la compréhension. Ainsi la philosophie n'est ni pure négativité ni acceptation totale, elle se situe "ailleurs". Sa tâche est équivoque et son péril ambigu. "Socrate croit à la religion et à la Cité en esprit et en vérité... Ses juges et lui ne sont pas sur le même terrain. Que ne s'est-il mieux expliqué, on aurait bien vu qu'il ne cherchait pas de nouveaux dieux et qu'il ne négligeait pas ceux d'Athènes: il ne faisait que leur rendre un sens, il les interprétait. Le malheur est que cette opération n'est pas si innocente." Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie.

   Interpréter, c'est trouver le sens. La philosophie dégage le sens et les significations des données immédiates de l'existence, elle comprend, elle permet de situer les choses et les êtres, mais elle ne détruit pas à proprement parler. Ainsi son péril réside dans le malaise que provoque toute opération d'interprétation, travail qui répugne au sens commun, lequel préfère à la religion comprise et interprétée les dieux plus "grossiers" de la religion populaire, les croyances immédiates et sécurisantes de notre vécu.

 

Conclusion :

 

   Le problème était de savoir comment la recherche de la sagesse peut être périlleuse et présenter une menace. Nous savons maintenant que cette menace n'a rien à voir avec un danger de destruction pur et simple. La recherche de la sagesse met simplement les êtres en état de malaise, elle se fait et se conquiert dans un tout autre ordre que celui de la quotidienneté. Le philosophe n'est pas tout à fait sur le même  terrain que les autre. En ceci réside le danger de la philosophie, qui n'est ni dissolution sceptique, ni adhésion totale au réel.

Ces positions extrêmes et extrémistes sont totalement étrangères à l’entreprise philosophique, pétrie d'ambiguïté et dont le danger est lui aussi ambigu et équivoque. Ainsi n'y a-t-il pas finalement de contradiction dans la question. Le péril inhérent à toute recherche de la sagesse se confond avec le malaise de la conscience malheureuse qui s'interroge sur le sens de sa destinée.

 



23/10/2008
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