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Dissertation : "Oublier, est-ce la condition de la vie humaine ?"

 « Oublier, est-ce la condition de la vie humaine ? »

 

    Nous sommes interrogés ici sur le fait d'oublier, c'est-à-dire d'effacer et de gommer, consciemment ou inconsciemment, ses sou­venirs. Oublier, c'est ne pas retrouver le souvenir d'un événement ou d'une personne, laisser s'abolir les « traces mnésiques » corres­pondantes. Nous prendrons ici l'oubli essentiellement en son sens actif et non point comme simple perte de mémoire. Ce travail - car il serait naïf d'y voir un simple fait, et non point une tâche - est-il la condition de la vie humaine, c'est-à-dire ce sans quoi cette existence ne pourrait se produire, ce qui en permet l'existence ? Une condition désigne ce qui rend possible une réalité (sans toutefois s'identifier à la cause de cette réalité). Dans le cas présent, l'existence humaine représente non pas un mode d'activité purement biologique mais l'existence au sens fort du terme, comme mouvement par lequel l'homme est au monde et y dessine sa figure.

    Le sens du sujet est donc le suivant : effacer ses souvenirs dési­gne-t-il ce sans quoi l'existence du sujet ne pourrait se faire (premier sens) ? Mais aussi : oublier représente-t-il la situation fondamentale de l'existant humain (deuxième sens) ?

    Le problème sera le suivant : puisqu'il s'agit de comprendre si l'oubli représente la condition nécessaire de toute existence authenti­que, on peut se demander ceci : de l'oubli ou de la mémoire, lequel permet la construction de la personne ? La solution apportée à ce problème permettra de répondre à la question posée.

 

 

   Procédons, ici, en imaginant un personnage chez qui la faculté d'oubli n'existerait pas : un homme voué à ne rien effacer. Condamné à ne jamais refouler les contenus mnésiques, il conserve­rait la totalité de ses faits psychiques et serait littéralement submergé par eux. Nul tri, nulle sélection possible ! Or cette mémoire totale qui serait sienne s'avérerait être l'obstacle absolu à la constitution de la personne. Cet exemple par l'absurde nous signale donc qu'oublier est, en un premier sens, fondamental, la condition sine qua non de toute constitution et organisation de soi par soi, de toute formation et réalisation de l'existence humaine. Sans oubli, nous serions perdus dans une masse immense de souvenirs et ne pourrions même pas savoir réellement qui nous sommes. Immergés dans l'immensité de notre passé, noyés et engloutis en lui, nous ne pourrions donc nous construire, car privés de cet effacement qui est choix et construction positive. «Un tel homme [privé d'oubli] ne croirait plus à son propre être, ne croirait plus en lui-même. Il verrait toutes choses se dérouler en une série de points mouvants, il se perdrait dans cette mer du devenir» (Nietzsche, Considérations inactuelles.)

   En un premier sens, l'oubli s'avère donc la condition de l'existence humaine : loin d'être une maladie de la mémoire, il rend possible la formation et la construction de la personne. En dégageant la conscience du poids du passé, l'oubli la libère et il nous permet de nous constituer.

   Allons plus loin : condition de la construction de la personne, l'oubli conditionne, d'une manière générale, toute adaptation à la vie et, plus spécialement, à la vie heureuse. Sans oubli, au sens actif du terme, l'homme serait livré aux traces mnésiques qui se trouvent en lui, aux empreintes durables et il serait conduit uniquement à réagir à ces traces. Or le poids de ces traces ou empreintes représente­rait (souvent) quelque chose d'infiniment cruel, un ensemble d'af­fects pénibles ou de souffrances : songeons à ces êtres qui ne parvien­nent pas à se libérer du passé. N'arrivant à se débarrasser de rien, ils sont souvent voués au ressentiment et à la haine de soi. Blessé par tout, souffrant de tout, l'homme privé d'oubli dynamique subit la mémoire de traces qui le blessent infiniment. Nietzsche a fort bien décrit ce type de mémoire « venimeuse », livrée à l'esprit de ven­geance et de cruauté. L'homme incapable d'oublier ressent le poids du passé et son souvenir est comme « une plaie purulente ». Ainsi, l'oubli ne désigne pas seulement la condition de la constitution de la personne, mais la condition de l'accès à une vie heureuse et délivrée du ressentiment. La mémoire des traces passées est trop souvent hai­neuse : elle nuit à la création positive, féconde. Elle favorise le res­sentiment et la haine de soi. Vengeance, esprit de rancune, réactions passives entravant l'action, tels sont les produits des «traces mnési­ques ». Ainsi, on peut voir dans la faculté d'oublier une condition de la bonne santé mentale et du bonheur, donc une condition de l'existence humaine authentique.. Oublier répond pleinement aux né­cessités de l'adaptation et de l'action.

   On pourrait d'ailleurs prolonger ces analyses en rappelant la théo­rie freudienne du refoulement, qui souligne infiniment la finalité positive de l'oubli et voit en lui une condition de la vie humaine. Le refoulement rejette hors du champ de la conscience ce qui est péni­ble ; ainsi, oublier correspond, à des mécanismes très puissants de défense du moi : chez Freud, lui aussi, l'oubli désigne une condition de la vie humaine.

   Enfin, on pourrait, en une signification différente et très forte - si nous identifions condition et situation fondamentale - voir dans l'oubli la condition même de la vie humaine : oui, je suis soumis à la grande loi de l'irréversibilité et du temps. En cette existence soumise au temps, existence que je subis, au sein d'une incarnation (mon prin­cipe spirituel étant incarné dans mon corps) comment l'oubli pour­rait-il ne pas constituer une situation fondamentale ? Le temps et la matérialité mettent en moi l'oubli. Si j'étais une pure conscience, indépendante du corps, de la matière et de la temporalité, je ne connaîtrais pas l'oubli. Me situant au point de rencontre d'une dou­ble existence, spirituelle et matérielle, je suis quasi contraint d'ou­blier : l'oubli représente mon lot et mon destin. En un nouveau sens, très fort, oublier désigne la situation fondamentale de l'existant humain incarné dans un corps et soumis à la temporalité.

   Néanmoins, cela signifie-t-il que mon autre dimension spirituelle - me souvenir - ne constitue pas à la fois une donnée de base et une vertu efficace permettant la construction de la personne ? Nous nous interrogeons ici sur l'oubli comme condition de l'existence. Mais qu'en est-il de cet acte par lequel je me souviens ? N'est-il pas, lui aussi, constitutif de la création de la personne et véritable condition de la vie humaine ?

 

   Comment, en effet, pourrait-on ignorer ou occulter la dimension dissolvante de l'oubli ? Condition de l'existence et du bonheur, de l'adaptation et de la vie, il représente aussi une angoissante déposses­sion de nous-mêmes, contre laquelle devra lutter le souvenir, condi­tion même de toute existence humaine, de tout rapport à l'esprit, de toute constitution de la personne. Pour accéder aux valeurs, à la morale, à la fidélité, sachons nous souvenir. Quand l'oubli nous fait perdre le contact avec notre passé et notre histoire, alors nous dirons que se souvenir est condition de la vie humaine et ce au double sens du terme condition : se souvenir désigne l'acte permettant de s'unifier et de se retrouver, de rassembler sa propre image : pensons au souvenir salvateur décrit par Proust, à la « mémoire affective » gardant l'essence même du passé et nous apportant peut-être une promesse d'éternité. Ici le souvenir est condition de la vie humaine et de l'accès à l'esprit. Tel est le sens de la recherche proustienne : l'artiste sauve le temps perdu ; l'art véritable fait oeuvre de mémoire. Sans mémoire, nulle unité spirituelle à l'œuvre contre les forces de démolition temporelle, contre l'irréversible qui nous dépouille de nous-mêmes. Par la mémoire affective, quand une impression passée revit en nous à travers une sensation présente, mais aussi par l'art véritable qui est mémoire, une tâche spirituelle authentique s'effectue. Proust nous a montré, dans A la recherche du temps perdu, que la réalité authentique ne se forme et ne, se forge que par l'acte même de la mémoire. Ce qui paraissait périssable, contingent, mortel, la mémoire lui donne profondeur, durée, réalité, consistance. Elle transmute en une joie impérissable ce qui semblait promis à la mort. L'art prolonge cet effort : il éternise, il transforme en « substance ».

   Le grand art est mémoire : il sauve les apparences, il les transmute en une essence éternelle. Grâce à lui, le périssable acquiert une di­mension d'éternité. Tel est le sens de l'œuvre proustienne, mais aussi de tout grand art (comme la musique) qui est mémoire spirituelle. Souvenons-nous du Septuor de Vinteuil, dont nous parle tant Proust : la musique est mémoire et apporte le secret du monde et des choses. La mémoire véhicule une quintessence spirituelle.

   Ici, ne sommes-nous pas conduits vers la seconde signification du terme condition ? La mémoire est condition de la vie humaine : car liée à la situation même de l'être dans le monde. Dans une existence vouée au temps et à la mort, l'homme peut se sauver, créer des permanences. Il n'est pas seulement voué à être séparé de lui-même, mais aussi à se retrouver par la mémoire.

   Ainsi la mémoire fait oeuvre de fidélité et nous permet de nous affirmer responsables de ce que nous fûmes. En un double sens et peut-être davantage encore que l'oubli, elle est condition de la vie humaine : elle la rend possible, elle l'unifie. Elle est liée à une condi­tion humaine maîtrisée et pacifiée par l'esprit.

   Ainsi, par un retournement, c'est la mémoire qui semble à la fois la condition de l'existence humaine et le signe même de notre situa­tion dans le monde. Si, en premier temps (thèse), nous avons vu à l'œuvre un oubli nous permettant de nous construire, un oubli lié à notre situation existentielle fondamentale, ici le souvenir s'affirme, constructeur de la personne, lié à la condition humaine en son vrai sens.

Mais comment unifier le travail de l'esprit, comment comprendre cette double dimension spirituelle, celle de l'effacement et celle du souvenir ?

 

 

   Reprenons, en effet, l'idée de condition de la vie humaine, au sens fort du terme, comme situation fondamentale de l'être dans le monde. Ce qui éclaire cet être dans le monde, c'est le libre projet humain qui s'y transcende, s'efforçant de donner sens aux choses. Or, oublier et se souvenir désignent deux modalités du pour-soi, deux manières d'être complémentaires de l'existence humaine. Me projetant vers le futur, je décide d'effacer ou de faire oeuvre de mémoire, pour donner un sens aux choses. Oublier et se souvenir sont des modes de cette transcendance. L'un et l'autre sont des conditions de la vie hu­maine et sont liés à la condition de la vie humaine. Il semble donc impossible de privilégier l'oubli, comme semblait peut-être nous le suggérer l'intitulé du sujet, Qu'il soit conçu comme condition au sens premier (fait dont l'existence est indispensable pour qu'un autre fait soit) ou au sens second (comme situation), l'oubli ne saurait être privilégié aux dépens de la mémoire. Oubli et mémoire, ces deux facettes de l'existence humaine, nous permettent de nous construire et de nous édifier. Bien plus, l'oubli, sous un certain angle, n'est que l'organe de la féconde mémoire, ce véritable travail spirituel.

   Ainsi, exister, c'est donner, par son projet, un sens à notre futur et aux choses. Oubli et mémoire ne peuvent se comprendre que comme des « modes » de cet acte de transcendance libre, fécond, donneur de sens. Compris sous cet angle, l'acte d'oublier ne saurait être séparé du souvenir : l'un et l'autre sont des façons d'apporter sens à notre vie, des conditions de l'existence humaine.

 

 

   De l'oubli ou de la mémoire, demandions-nous, lequel construit la personne ? Mémoire et oubli, organes de notre libre transcendance, permettent cette édification et cette construction spirituelles. Le rôle de la mémoire ne saurait être occulté ou sous-estimé ; il faut savoir se souvenir. Mémoire est vertu.

 

 



15/06/2008
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