Dissertation : "Savoir tout ce que nous savons".
Quelles réflexions vous suggère cette remarque de Paul Valéry :
« Chaque homme sait une quantité prodigieuse de choses qu’il ignore qu’il sait. Savoir tout ce que nous savons ? Cette simple recherche épuise la philosophie. »
Dissertation rédigée (brièvement).
Pour Socrate, le savoir philosophique est la conscience d’un non-savoir : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». Aristote, en revanche, identifiera la philosophie à un savoir encyclopédique : « j’appelle philosophe, celui qui, dans la mesure du possible, possède la totalité du savoir ». C’est dire que les relations entre la conscience philosophique et le savoir ont été au cours du temps bien diversement interprétées. Valéry propose de voir dans la recherche philosophique un approfondissement, une prise de conscience lucide de ce que chacun de nous savait déjà, mais obscurément, avant de philosopher : « Savoir tout ce que nous savons ? Cette simple recherche épuise la philosophie ». Essayons de préciser la nature du savoir – ou du non-savoir – philosophique.
L’idée d’Aristote qui considère la philosophie comme un savoir universel est admise par tout le Moyen-Âge et on la trouve encore au XVII° siècle. Au temps de Descartes, de Leibniz, de Newton, le philosophe et le savant sont encore volontiers confondus. Le mot de philosophie est, à cette époque tenu pour synonyme de science physique. L’ouvrage où Newton expose sa mécanique s’intitule Principes mathématiques de philosophie naturelle. Descartes, dans une page très célèbre de ses Principes de philosophie, déclare que « toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique et les trois maîtresses branches la mécanique, la médecine et la morale ». Par un phénomène d’inertie linguistique, dont on pourrait citer d’autres exemples, le langage contemporain garde encore des traces de cette confusion. Dans bien des universités étrangères, la « faculté de philosophie » est le nom de la faculté des sciences. Certains ingénieurs ou physiciens suisses ou allemands ont pour titre scientifique un « doctorat en philosophie ».
Mais il est clair, et depuis longtemps, que la philosophie n’est pas la science. L’avènement des sciences au sens strict, capables de s’exprimer dans la précision du nombre, capables de vérifier leurs hypothèses par la conduite expérimentale, a progressivement pris ses marques sur le « savoir » philosophique. Dès l’Antiquité, avec Euclide et Archimède, les mathématiques ont pris quelques distances avec la philosophie ; la physique a définitivement conquis son autonomie au XVII° siècle avec Galilée et Newton, la chimie au XVIII° siècle avec Lavoisier, la biologie au XIX° siècle avec Lamarck et Claude Bernard. On peut croire quelque temps, que, tandis que la science sera seule compétente pour parler du monde extérieur, le savoir philosophique aura pour domaine le monde humain et la vie intérieure. Mais c’est sans compter sur les progrès incontestables des sciences humaines et sociales. Le domaine de l’humain, traditionnellement conçu comme « chasse gardée » des philosophes est, à présent devenu l’objet d’un savoir scientifique. Dès le milieu du XIX° siècle, Auguste Comte prétend fonder une sociologie « positive », c’est-à-dire, scientifique, expérimentale et non plus vraiment philosophique. A la fin du XIX° siècle, avec Freud, notamment, le psychologue prend à son tour la blouse blanche et entre au laboratoire. Il est peu contestable d’admettre que la psychologie et la sociologie ont désormais introduit dans l’étude du comportement humain la méthode expérimentale et la mesure.
Tandis que la science crée un langage rigoureux et construit des preuves qui font l’accord des esprits compétents, les philosophes discutent sans se convaincre. Il faut donc se soumettre à cette évidence : la philosophie n’est pas un savoir. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle ne soit rien par rapport au savoir.
« Chaque homme, dit Valéry, sait une quantité prodigieuse de choses qu’il ignore qu’il sait ». Le rôle de la philosophie, selon Valéry, serait tout simplement d’enseigner à cet homme à savoir ce qu’il sait. Cette définition - un peu énigmatique au premier abord - s’éclaircit lorsque nous comprenons que Valéry considère la philosophie non comme savoir, mais comme ré-flexion, sur le savoir. La réflexion est en quelque sorte un mouvement de retour sur lui-même de l’esprit qui met en question les connaissances qu’il possède. Etre philosophe, c’est réfléchir sur notre savoir, nous interroger sur lui. Définir la philosophie comme réflexion, c’est voir en elle une connaissance non du premier degré mais du second degré, un savoir du savoir.
Le modèle de toute prise de possession d’un savoir antérieur par la réflexion philosophique - en même temps que son exemple le plus accessible - demeure l’ironie socratique, i.e. à la lettre, l’acte d’interroger. Dans le dialogue de Platon intitulé Ménon, Socrate interroge Ménon sur la vertu. A Ménon, homme d’expérience, la vertu est familière : « Il n’y a pas pour moi, dit-il, difficulté à en parler ». Pressé par Socrate de définir la vertu, Ménon répond qu’ « elle consiste à être capable de commander aux hommes ». Socrate objecte - ce que Ménon sait bien - que l’enfant et l’esclave peuvent être vertueux et que pourtant il ne leur appartient pas de commander ! Il faut donc chercher autre chose, il faut que Ménon apprenne à faire des définitions, i.e. à ranger, à subsumer sous un seul concept des éléments de savoir dispersés dans son expérience. Mais remarquons qu’en cette démarche, Socrate ne transmet à Ménon aucun savoir. Socrate se contente de poser des questions. La matière de la ré-flexion c’est ici, non le savoir de Socrate, mais le savoir de Ménon. Ménon n’apprend rien, il réfléchit. Les problèmes qu’il découvre étaient à son insu impliqués dans son expérience et son savoir antérieurs. Socrate se comparait volontiers à sa mère qui était sage-femme. Il n’enseignait rien, mais se contentait d’ « accoucher » les esprits, de les aider à mettre au jour les problèmes et les difficultés qu’ils portaient en eux-mêmes. Mais ce mouvement réflexif n’a peut-être pas pour but - comme dans l’idée de Valéry – de révéler dans toute sa clarté un savoir d’abord inconscient de soi. Pour Socrate, il s’agit, au contraire de passer de l’illusion du savoir à la lucidité du non-savoir, d’approfondir un prétendu savoir pour en mettre au jour les faiblesses et les contradictions. Dans tous les cas, que le résultat final soit la satisfaction d’un savoir médité ou l’humilité d’une ignorance révélée, la réflexion philosophique représente l’accroissement de la conscience et de la lucidité.
Le premier fruit de cet approfondissement réflexif, c’est de nous permettre une vision synthétique, systématique (mise en ordre sous la forme d’un système), de notre « savoir » pré-philosophique. Quelqu’un a dit, en ce sens, que « la philosophie n’est pas la science de tout, mais la science du tout ». Et Valéry, lui-même nous confie : « J’appelle philosophe tout homme de quelque degré de culture qu’il soit, qui essaie de temps à autre de se donner une vue d’ensemble, une visions ordonnée de tout ce qu’il sait. »
Mais s’efforcer d’unifier tout notre savoir antérieur en l’éveillant à la philosophie, c’est se situer sur un plan nouveau par rapport à ce savoir, sur le plan du « grund » comme le disent les philosophes allemands, i.e. sur le plan du fondement. La réflexion philosophique ne se contente pas de récapituler le savoir de surface, l’ensemble - au sens quantitatif - de nos connaissances. Elle tente de le justifier, de creuser sous ce savoir pour en mettre au jour les fondements.
A cet égard, une des entreprises philosophiques les plus typiques est celle de Kant. Pour lui, l’effort philosophique consiste à chercher les fondements d’un savoir préalable. Kant part de la morale traditionnelle que lui ont enseignée sa mère et les pasteurs piétistes (le piétisme étant une branche du protestantisme de Luther. Deux figures célèbres, le philosophe Kant et le poète Hölderlin sont piétistes). Et il se demande : comment fonder solidement cette morale. Quelles sont les conditions a priori, i.e. indépendantes de l’expérience, des circonstances extérieures, qui la rendent valable. La recherche critique consiste ici à dégager l’architecture rationnelle de cette morale. De la même façon, Kant part de la physique newtonienne et se demande : « A quelles conditions ce savoir est-il fondé ? » Et c’est à partir de ce savoir qu’il dégage les catégories de l’entendement, i.e. la structure intellectuelle qui permet au savant, mais aussi à chacun d’entre nous de comprendre, voire également, de forger un savoir rationnel.
En n’étant, en somme, qu’une réflexion seconde sur un savoir préalablement acquis, il peut sembler que la philosophie soit parfois condamnée à rester prisonnière des limites et de la relativité de ce savoir. Kant ne soupçonne pas que les dogmes de la physique newtonienne seront un jour renversés, que l’austère morale piétiste est relative à une époque et à un milieu. Aujourd’hui, la réflexion philosophique est un peu protégée de cette naïveté parce qu’elle a découvert, grâce à Hegel, notamment, la dimension historique de la culture. Nous savons mieux situer dans le temps les expériences et les idées. Mais à l’égard de la culture contemporaine, nous manquons de recul, exactement comme Descartes ou Kant, pour ne citer que ces deux philosophes en exemples, étaient incapables de prendre leurs distances à l’égard du savoir de leur époque. C’est pourquoi la réflexion philosophique ne peut prétendre qu’à une lucidité relative. Elle est elle-même prise dans le cours de cette histoire qu’elle ne saurait totalement dominer.
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