Philoforever

Florilège de philosophes

Descartes

§.1. La conception cartésienne de la subjectivité : le cogito

a. La première Méditation : le doute

1. Le doute méthodique

Le projet cartésien :

« Établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » (MM., §.1, Pléiade, p.160 / p.29). Les sciences ne peuvent progresser que si leurs fondements sont assurés : si les principes, les théorèmes ou les théories, sur lesquels je m’appuie dans ma recherche sont faux, les conclusions auxquelles je parviendrais le seront également. Or, dit Descartes, l’expérience me montre que certaines des choses que j’ai apprises et que je tenais pour vraies ne l’étaient pas. Par conséquent je dois m’en déprendre si je veux atteindre un véritable savoir, c'est-à-dire un savoir certain.

2. La méthode : le doute

Je ne tiendrai pour assuré que ce qui passera l’épreuve du doute (p.31). Tout ce dont je peux douter, est incertain, et ne peux donc être tenu pour vrai. Bien entendu, ce qui n’est pas certain n’est pas pour autant faux ; il peut être probable, voire très probable. Mais, ce qui est de l’ordre du probable peut être faux. Ce qui est probable n’est que possible, son contraire n’est donc pas impossible. Aussi le probable n’est-il jamais certain. Descartes se refuse à fonder le savoir sur des principes seulement probables, car les conclusions du travail qu’il accomplirait ensuite seraient elles aussi nécessairement seulement probable, donc peut-être fausses. Il faut donc examiner les principes de la connaissance et vérifier leur solidité si l’on veut assurer les fondations de la science à venir.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’utilisation du doute par Descartes. Le Doute a  une fonction essentiellement méthodique. Je douterai de tout, c’est à dire que je remettrai en question toutes mes ‘certitudes’ jusqu’à ce que je découvre quelque chose qui résiste à tout doute possible. Douter est le seul moyen d’acquérir des certitudes. Seul ce qui passera l’épreuve du doute pourra être tenu pour vrai. Ce « quelque chose » étant certain, il pourra être tenu pour une première connaissance et servira de fondement solide sur lequel faire reposer les Sciences. Si tel est le cas, on comprend bien, alors, que plus le doute sera radical, et plus ce qui y résistera sera assuré. Mieux seul un doute radical, poussé à bout, un doute « hyperbolique » nous permettra de découvrir le fondement recherché. On ne peut construire une maison que sur un terrain solide. Si le sol peut se dérober, alors c’est toute la maison qui peut être emportée.

3. Le doute à l’œuvre :

Descartes va partir du doute le plus ‘évident’, du doute que nous connaissons tous pour l’approfondir progressivement. D’un doute apparemment sans conséquence, ni portée philosophique, il va aller vers un doute qui ‘emporte tout sur son passage’.

A/ La première raison de douter Descartes la trouve au cœur de notre expérience sensorielle. Il est arrivé parfois que mes sens m’aient induit en erreur. Ainsi, quand regardant une tour au loin je la crois carrée alors qu’elle est ronde. Or, dit-il « il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés » (MM, p. 161 / p.31). L’argument est donc le suivant : la plupart de nos connaissances viennent des sens, or les sens sont potentiellement trompeurs, donc les connaissances que nous en tirons sont incertaines.

Cependant, il semble peut raisonnable de douter des expériences (sensorielles) les plus simples : que je suis ici, à faire ceci ou cela. Toutes les données des sens ne paraissent donc pas susceptibles de pouvoir être l’objet d’un doute.

B/ Sauf à me supposer fou. Certains insensés se croient riches lorsqu’ils sont pauvres ou habillés alors qu’ils sont nus, par exemple. Les choses les plus simples et les plus évidentes, à mes yeux, ne sont réellement vraies que si je ne suis pas fou. Or si le fou ignore sa folie (il croit qu’il est vêtu) il est possible que moi-même je sois fou. Et dès lors, ce sont les choses qui semblaient résister au doute suscité par les erreurs dues aux sens qui deviennent problématiques : rien ne m’assure plus qu’elles sont vraies.

Sans doute, mais je ne puis, moi qui cherche à fonder le savoir, me régler sur l’exemple des fous. Le Savoir, la Science suppose l’exercice de la Raison – donc, l’exclusion de la folie (p. 33).

C/ Il semble donc que l’hypothèse de la folie soit intenable, donc que certaines expériences soient indubitables. Mais, remarque Descartes, si je dois me supposer doué de Raison, je puis cependant supposer que je dors. La raison n’exclut pas le sommeil, et le sommeil rend possible le rêve. Le doute reparaît alors sous les traits du Rêve : et si je rêvais ? Et si, par conséquent ce que je vois n’était que le produit de mon imagination ? Alors, ce que je croirai être en train de faire serait illusoire.

Je ne suis pas ici, avec vous, dans cette salle de cours, à vous exposer le chemin suivi par la réflexion cartésienne ; non, je suis chez-moi, dans mon lit, à dormir, tranquillement. Et, bien entendu, vous n’êtes, vous à qui je parle que des produits de mon imagination. Vous appartenez à mon rêve. Peut-être, d’ailleurs n’avez-vous pas d’autre existence que d’être les produits de mon imagination débordante.

Or, remarque Descartes « il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors » (MM, p. 162 / p.35). Après tout si, lorsque je me réveille d’un cauchemar, je suis en sueur, c’est précisément parce que pendant le rêve j’ignorais que ce n’était qu’un rêve. Si j’ai eu peur, c’est parce que je croyais vivre réellement ce qui m’arrivait dans le rêve. Le rêveur n’a pas conscience de rêver, il ne sait pas qu’il dort, il vit son rêve.  C’est a posteriori que je prends conscience du fait qu’il s’agissait d’un rêve. Comme le dira un lecteur de Descartes, « l’incertitude vient des rêves ». Et, comme auparavant, il faut radicaliser ce doute : puisque je ne sais pas avec certitude si je suis éveillé ou si je dors, je ferai l’hypothèse, qu’en effet, je suis endormi.

Est-ce à dire que plus rien ne soit assuré ? Non. Il est vrai que les sciences de la nature deviennent douteuses, puisque leur objet n’est, peut-être, qu’une fiction. Mais les vérités les plus générales demeurent : comme par exemple les mathématiques. Que je sois éveillé ou que je dorme ne change rien à l’affaire : 2+2=4. Cette relation est vraie, que je dorme ou pas car le calcul mathématique porte sur des abstractions, des objets indifférents à la distinction réel / fiction. 2+2=4 est une proposition si simple que je ne puis la remettre en question – même si au moment où je me l’énonce je suis endormi (p. 39). Nous avons donc, semble-t-il, découvert une certitude irrévocable, le fondement de la Science.

D/ Et cependant ! Je peux faire l’hypothèse, plus radicale encore que celle du rêve, d’un Malin Génie qui me fasse me tromper chaque fois que j’additionne 2 et 2 (p. 41). Un tel être s’il est hautement improbable, n’en est pas moins possible : je peux en concevoir l’idée. Si donc je cherche des certitudes, je devrais faire comme si cet être existait aussi longtemps du moins que je n’aurais pas prouvé son inexistence. Aussi dois-je en conclure que même les mathématiques perdent leur certitude.

La Première Méditation  se clôt donc sur une absence radicale de toute certitude. Néanmoins, affirme Descartes, si je ne suis sûr de rien, je sais que je ne sais rien. En effet, il est en mon pouvoir de « suspendre mon jugement » - donc de ne point juger lorsque je n’ai pas de certitude. On peut comparer l’ignorance socratique et la suspension du jugement cartésienne : à défaut de savoir quelque chose, je sais, du moins, que je ne sais rien.

Nous cherchions une première certitude pour fonder la Science, et c’est tout l’édifice qui semble s’écrouler : rien n’est assuré, le sol est meuble : la maison peut s’effondrer !

Heureusement, les Méditations  ne s’arrêtent pas là !

Est-il si certain que rien ne soit certain ? Quelque chose ne résiste-t-il pas au doute, y compris à sa forme la plus ‘extravagante’, le Malin Génie ? Comment nous sortir de la situation dans laquelle nous nous sommes mis ?

Au terme de la première méditation une question s’impose : sommes-nous condamnés au scepticisme ou pouvons nous dépasser le moment du doute et atteindre à la certitude en un domaine ou un autre ?

b. Le dépassement du doute : le cogito

1. La première certitude : le Cogito

« je suis, j’existe (…) » (MM. P. 167 / p. 53). Ou encore « Je pense donc je suis ». Pour douter il faut être, et le doute est une modalité de la Pensée. Celui qui dit « je suis » ou qui du moins le « conçoit », sait avec certitude qu’il existe. Car, se concevoir, avoir conscience de soi, c’est savoir que l’on est d’un savoir qui ne saurait laisser place au moindre doute.

Tel est notre première certitude. Mais si je sais que je suis, que suis-je, moi qui pense ?

« Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? (…) » (MM, p. 170 / p. 63). Pour répondre à cette question, Descartes va repartir de ce qu’il a appris : on ne pense jamais à partir de rien. Il se tient pou un « homme ». Mais qu’est-ce qu’un homme ? Par lui-même le mot n’a pas de sens, c’est un son. L’important est la définition qu’on en donne.  Descartes rappelle alors la définition classique, celle qu’il a apprise durant ses études. L’homme est un « animal doué de raison ». Sans doute. Mais, remarque l’auteur des Méditations, j’ai substitué deux mots obscurs à un seul. Car qu’est-ce qu’un « animal » ? Et qu’est-ce que la « raison » ? La difficulté est redoublée plutôt que résolue. La démarche semble donc vouée à l’échec. Descartes se tourne alors vers une seconde définition possible. Je serais, moi qui sais « être », un corps doué d’une âme. C’est, là encore une définition qui semble décrire convenablement « ce que je suis ». Et pourtant ! N’est-il pas paradoxal de s’attribuer un corps alors qu’il n’a pas encore été démontré que je ne rêve pas. Car si je rêve mon corps, comme tous les autres corps, d’ailleurs, n’est qu’une fiction. Mais si mon corps est fictif, mon âme ne l’est pas moins, si l’âme est, comme le veut Aristote, le principe vital, moteur, du corps. Si je rêve je ne suis ni ce corps que je perçois, ni l’âme que je m’attribue. Or, je suis y compris si je rêve. Ce qui constitue mon essence ne saurait donc être ni mon corps ni mon âme.

Une seule chose demeure certaine, que je rêve ou non : la pensée. Que je pense, voilà ce dont je ne peux douter, dans la mesure même où la certitude que j’ai de mon existence suppose la conscience de moi-même. Seul un être pensant, doué si l’on veut de conscience, peut avoir la certitude de son existence : « je pense donc je suis ».

Mais surgit une objection :

Les choses que je perçois semblent plus claires et distinctes que le « je » que je suis. Il semble donc pour le moins étrange que l’on affirme que l’esprit est plus aisée à connaître que les corps – le mien comme ceux que je vois en dehors de moi. Ce n’est pourtant pas le cas. Et c’est ce que Descartes montre en analysant le « Morceau de cire » (p.69 et suivantes). Il parvient, en effet, à la conclusion que Le Je pense, c'est-à-dire au fond dans notre vocabulaire la conscience, est plus certain que ne le sont les objets qu’il perçoit, puisque celle-ci repose sur un acte de jugement du Sujet. Il écrit en effet : « puisque c’est une chose qui m’est à présent connue, qu’à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou de ce que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée, je connais évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit ».


§.2. La conception cartésienne de la vérité

a. Du malin génie à Dieu

Il y a donc quelque chose dont je ne peux douter, quelque chose de certain : le cogito. Le malin génie peut faire ce qu’il veut, il ne pourra pas faire que lorsque je crois voir telle chose, je crois en effet la voir ; que lorsque je fais l’addition de 2 et 2, je tombe sur 4.

Je me trompe peut-être, peut-être suis-je induit en erreur, il n’empêche : je vois ceci, je vois cela. A la limite : le monde dans lequel je vis n’est peut-être pas le monde réel, peut-être s’agit-il, par exemple d’un monde purement imaginaire – quoiqu’il en soit je vis bien dans ce monde, puisque je le tiens (même à tort) pour réel (pp.65-66).

Le problème est alors le suivant : comment savoir si ce que je crois vrai, l’est en effet ? Comment être certain que 2+2 font 4 ? Que lorsque je juge que ce que je vois ce sont bien des hommes et non des spectres, je ne me trompe pas ? Comment savoir, enfin si le monde existe réellement – c’est à dire indépendamment de la perception que j’en ai ?

Pour résoudre ce problème il faudra montrer que l’hypothèse du malin génie peut être récusée, qu’il n’existe pas de dieu trompeur. Il faut donc revenir sur cette idée de « Dieu », idée qui avait suscité l’hypothèse du malin génie.

Descartes va donc s’attacher à déterminer si Dieu (supposé qu’il existe, et Descartes montrera qu’il existe) peut être trompeur, s’il peut, lui qui est notre créateur, vouloir nous tromper.

Or pour Descartes Dieu existe et il ne peut, par essence, vouloir nous induire en erreur : un dieu trompeur, est un faux Dieu, il n’est pas un dieu : Dieu ne peut vouloir nous tromper, car vouloir tromper est une imperfection (et Dieu est l’être parfait).

Qu’en conclure ? Dieu ne veut pas nous tromper, donc la raison du doute (hyperbolique) disparaît. 2+2=4.

b. Origine de l’erreur : volonté et entendement

Il n’en reste pas moins que nous nous trompons quelquefois. Alors pourquoi nous trompons-nous ? Pourquoi ai-je jugé que la tour était ronde, alors qu’elle est carrée ? Quelle est l’origine de l’erreur, s’il est vrai que Dieu ne veut pas cette erreur ? Dieu n’est-il pas, après tout- puissant ? Mon erreur n’est-elle pas la preuve de sa faiblesse ? Donc la première raison de douter de son existence. Car, après tout, je censé être sa créature…

On retrouve ici, je le dis en passant, un problème classique auquel se heurtent depuis toujours les théologiens : comment concilier le fait irrécusable de l’erreur comme de la faute (le problème du mal) et l’affirmation de la bonté divine ? Comment concilier le mal partout visible dans la création et la bonté du créateur ? L’erreur humaine et la véracité divine ? Un tel problème peut nous sembler abstrait, mais il faut se replacer dans l’horizon de la pensée de l’époque. A cette époque, cette difficulté était absolument fondamentale et il était vital de la résoudre : c’est la possibilité même du christianisme qui se jouait sur cette question. Il fallait expliquer le mal, l’erreur sans rejeter la faute sur Dieu, puisque c’eut été en dénier les attributs essentiels. Pour un chrétien, et plus généralement pour un chrétien, ce n’était rien moins qu’une question abstraite. Au fond cette question n’est abstraite que pour celui qui ne croit pas.

Comme tous les autre penseurs chrétiens de son temps l’auteur du Discours de la méthode rencontre cette difficulté. En l’occurrence, c’est dans la quatrième méditation que Descartes apporte sa réponse. On en trouve un bon résumé dans les §§.43-45 des Principes de la Philosophie. C’est ce dernier texte que nous allons maintenant lire de près.

Quand donc nous trompons-nous ? La réponse paraît claire. Nous nous trompons lorsque nous  portons un jugement sur quelque chose qui ne nous apparaît qu’obscurément, indistinctement. A l’inverse si nous ne portons de jugement que lorsque la chose jugée nous apparaît clairement et distinctement, alors nous ne saurions nous tromper : Dieu en est le garant (mais combien même Dieu serait trompeur nous ne saurions douter de ce qui nous apparaît avec clarté et distinction dans le moment où nous le percevons).

Si je me trompe parfois ce n’est donc pas à cause de Dieu, mais parce que je précipite mon jugement. D’où le principe méthodique de Descartes : suspendre son jugement tant que l’on est pas certain, c’est à dire tant que la chose jugée n’apparaît pas clairement et distinctement. Certes je peux me tromper, mais l’erreur naît uniquement lorsque je porte un jugement alors que ce que je n’ai pas une conscience claire et distincte de ce qui constitue l’objet de mon jugement. Celui qui ne porte de jugement que quand il perçoit clairement et distinctement ce sur quoi porte son jugement ne peut se tromper. On ne saurait donc en aucun cas faire porter la responsabilité de l’erreur à Dieu.

§. 3. La conception cartésienne de la liberté

a. La suspension du jugement : fondement de la liberté

La conscience possède en soi les critères de la certitude. Tout ce que je me représente avec clarté et distinction est nécessairement vrai. Si je me trompe c’est que j’ai porté un jugement sur ce qui, pourtant, ne m’apparaît pas avec clarté et distinction. Cependant cette erreur m’est toujours imputable puisque j’ai le pouvoir de suspendre toute prise de position tant que la lumière n’est pas faite : « Nous apercev(i)ons en nous une liberté si grande, que nous pouv(i)ons nous empêcher de croire ce que nous ne connaiss(i)ons pas encore parfaitement bien » (Principes de la philosophie, §.39).  Ainsi la conscience est maîtresse d’elle-même, ou du moins peut-elle l’être si elle respecte le grand principe de la ‘clarté’ et de la ‘distinction’.

b. La liberté est fonction de la connaissance

Il me semble intéressant de poursuivre encore un peu l’analyse. Nous finirons ainsi de dégager le sens de la conception cartésienne de la liberté – conception que la psychanalyse remet en question. Je partirai pour se faire d’un texte extrait de la quatrième méditation métaphysique.

  « Il n’est pas en effet nécessaire, pour que je sois libre, que je puisse me porter vers l’un et l’autre côté, mais au contraire plus j’incline d’un côté, soit que je le reconnaisse de manière évidente la raison de son caractère vrai et bon, soit que Dieu dispose ainsi le plus profond de ma pensée, plus je suis libre en le choisissant ; et jamais la grâce divine ni la connaissance naturelle ne diminuent la liberté, elles l’augmentent plutôt et la fortifient. Quant à cette indifférence que j’expérimente lorsqu’aucune raison ne me pousse vers un côté plutôt que vers l’autre, elle est le plus bas degré de la liberté et ne témoigne d’aucune perfection en celle-ci, mais seulement d’un défaut, c’est à dire d’une certaine négation, dans la connaissance ; car si je voyais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne délibèrerais jamais sur le jugement et le choix à faire, et ainsi, quoique pleinement libre, jamais pourtant je ne pourrais être indifférent ».

Descartes distingue ici des « degrés » dans la liberté. Dans ces conditions une question se pose nécessairement : quel est le facteur qui détermine ce « degré » ? La réponse est à chercher du côté de la connaissance (« si je voyais toujours… »). La liberté, du moins la liberté véritable, portée à son plus haut degré, suppose la connaissance. Je suis libre lorsque je me décide en toute connaissance de cause…lorsque la possibilité de l’hésitation disparaît.

Cette position est d’autant plus intéressante qu’elle prend le contre-pied  de la conception peut-être la plus partagée de la liberté. Pour beaucoup  en effet, être libre c’est pouvoir choisir entre les termes d’une alternative, ce dont nous faisons l’expérience dans le moment de la délibération. Or, s’il s’agit bien ici de liberté, il s’agit en fait, dit Descartes, d’une liberté imparfaite, voire de son « plus bas degré ». Si je délibère c’est parce que je ne vois pas clairement lequel des termes de l’alternative est le meilleur – si je le voyais, alors la question du choix se résoudrait d’elle-même. Bien souvent, sinon toujours, la délibération est le signe de l’ignorance.

Partant il faut dire que « la perception de l’entendement doit toujours précéder la détermination de la volonté ». Je ne suis pleinement libre, ou : je suis d’autant plus libre, que j’ai la peine conscience, ou : connaissance, de ce que je fais.

Mais l’exercice d’une liberté ainsi comprise suppose la possibilité pour l’individu de suspendre son jugement et par conséquent aussi sa décision tant que la lumière n’est pas faite sur ce dont il retourne. Il n’y aurait pas de liberté sans liberté de suspendre son jugement. Nul ne saurait nous contraindre à juger de ce qui n’apparaît pas clairement et distinctement à notre conscience. Pas même le malin génie.

 


FREUD

 

§.1. La blessure narcissique

Si Freud s’est heurté à une véritable levée de boucliers c’est avant tout parce qu’en introduisant l’hypothèse d’un Inconscient psychique, il remettait en question la souveraineté de la conscience : loin d’être maîtresse d’elle-même, nos comportements conscients trouvaient leur explication en dehors d’eux-mêmes, dans l’Inconscient, justement.

Cette remise en question Freud la compare à deux autres découvertes scientifiques : l’héliocentrisme avec Copernic, et la théorie de l’évolution des espèces, avec Darwin.

Freud parlera à cet égard d’une triple humiliation, ou encore d’une triple blessure narcissique.

§.2. La théorie freudienne : les deux topiques.

Freud a consacré ses premières recherches à la compréhension du phénomène hystérique. Il travaille alors, en tant que psychiatre, en collaboration avec Charcot.

Cependant sa première très grande œuvre sera son Interprétation des Rêves. Il y montre que les rêves ne sont pas des élucubrations de l’esprit. Loin d’être dénués de sens, ils sont extrêmement significatifs. En effet, si lorsque nous sommes éveillés, notre conscience parvient à s’autocensurer, à ne pas laisser remonter tous nos ‘désirs’ ; lorsque nous sommes endormis, ces défenses s’affaissent, laissant transparaître nos ‘désirs’.

Freud montre que les rêves ne présentent pas directement, tels quels nos ‘désirs’, ceux-ci ne transparaissent que transformés. Le Contenu manifeste du rêve cache son Contenu essentiel qui reste latent. Le rôle de l’interprète sera de découvrir ce sens profond du rêve. Freud montre ici que le rêve joue sur des symboles. Parce que ce qui s’exprime à travers nos rêves, ce sont nos désirs refoulés, on pourra dire que leur interprétation constitue la « voie royale » vers l’Inconscient.

On peut dégager deux moments essentiels : les deux topiques.

1/ La Première Topique.

Elle se présente sous la forme suivante : Conscience, Préconscient, Inconscient.

1. Dès la petite enfance, le sujet se heurte à des ‘difficulté’, des désirs, auxquelles il ne peut faire face, aussi les refoule-t-il au tréfonds de sa conscience. Ce que la conscience ne peut assumer, elle le rejette, le dénie, c'est-à-dire le refoule. Refouler, c’est rejeter hors de la conscience ce que celle-ci ne peut soutenir. C’est à partir de ce processus, pense Freud (du moins à cette époque) que se constitue l’Inconscient.

2. Les Névroses, si l’on suit Freud, sont les produits de ce refoulement : en effet, les conflits non résolus reparaissent après coup sous la forme de névroses (exemple : les troubles obsessionnels).

3. D’ailleurs la cure analytique consiste à retrouver le conflit originel (ce qui est difficile, précisément parce qu’il a été refoulé), car dès lors les troubles pour lesquels le patient est venu consulté disparaissent. Soulignons que plus le patient se rapproche de ce conflit originaire, et plus se font jour des résistances de sa part (exemple : il oublie de venir à ses séances). Ces résistances naissent de l’angoisse que déclenche le retour du refoulé.

4. Mais comment retrouver les désirs enfouis du malade ? Comment retrouver le conflit  qui se trouve à l’origine de la névrose ? Parmi les moyens à la disposition du malade et de son thérapeute, se trouve, par exemple, le travail d’interprétation des rêves. C’est que, comme nous l’avons souligné plus haut, à travers nos rêves ce sont nos désirs qui remontent et s’expriment, fut-ce masqués.

2/ La Seconde Topique.

Mais pourquoi certains désirs sont-ils refoulés ? Quelles sont les lois qui régissent les mécanismes du refoulement ? Ces questions vont conduire Freud à faire évoluer sa conception du psychisme. Aussi va-t-il présenter une nouvelle topique. Celle-ci se présente sous la forme suivante : Ca, Moi, Sur-Moi.

On remarque tout de suite que les termes d’Inconscient et de Conscient ont disparu. Il n’empêche que l’idée demeure. On remarquera aussi qu’il ne faut d’ailleurs pas identifier le Ca avec l’Inconscient et le Moi avec le Conscient (et que devient alors le Sur-Moi ?). Des pans entiers du Moi restent inconscients.

Dans la 31ème des Nouvelles Conférences, Freud décrit ainsi le Ca : « nous l’appelons un chaos, un chaudron plein d’excitations en ébullition ». On y retrouve, entre autre, le Refoulé.

Le Moi « est la partie du Ca qui a été modifiée sous l’influence directe du monde extérieur par l’intermédiaire du préconscient-conscient, qu’il est en quelque sorte une continuation de la différentiation superficielle ». Le Ca doit intégrer les limites que lui impose le réel. Le Moi a pour fonction d’intégrer cette contrainte (Principe de réalité) pour que celle-ci laisse sa place au plaisir (Principe de Plaisir). On peut dire que le Principe de Réalité est un détour emprunté par le principe de Plaisir pour se réaliser : il le limite, certes, mais ce faisant il le rend possible.

Le Surmoi est une partie du moi qui s’en séparer pour le juger et le critiquer. Il observe le moi, il le juge (conscience morale). Il se pose enfin en Idéal du Moi (en particulier comme sublimation du modèle parental). Le Surmoi est l’héritier du complexe d’Œdipe. 

Répétons la question : pourquoi certains désirs sont-ils refoulés ?

Le Surmoi dit quels sont les désirs licites et ceux qui ne le sont pas. Il fait le partage, il donne ses lois au désir. Ce que le surmoi condamne apparaîtra in-assumable au moi, il sera par conséquent refoulé et disparaîtra dans le Ca. Sont refoulés les désirs dont l’assouvissement est littéralement interdit par le surmoi.

Mais que le désir soit refoulé, cela ne signifie en aucun cas qu’il soit mort : il subsiste dans l’Inconscient. C’est ce que montrent le rêve, le lapsus ou les névroses – le refoulé tend à remonter à la surface. La frontière conscience/Inconscient n’est pas imperméable. Au refoulé répond le retour du refoulé. Malgré le surmoi, le désir cherche sa voie, il cherche.

Le désir ne pouvant se présenter dans sa vérité à cause de la censure exercée par le moi / le surmoi, il devra, pour s’exprimer et, peut-être, se réaliser, prendre un masque. Ainsi la conscience peut-elle être induite en erreur par le désir Inconscient. Je croirai, par exemple agir par devoir, lorsque, en réalité, je réaliserai un désir (dont je n’ai pas moi-même conscience).

Conclusion : le concept freudien d’Inconscient

Avec le concept d’Inconscient il ne s’agit pas, pour Freud, d’affirmer simplement que nous pensons des choses sans en avoir clairement conscience. Freud ne se situe pas sur ce plan. Inconscient ne veut pas dire, avant tout, in-aperçu (cf. le schéma construit précédemment). « Inconscient » ne qualifie pas un degré de perception, une perception trop faible pour apparaître à la conscience. En résumé, Freud n’emplie pas le terme « Inconscient » pour désigner les perceptions dont je ne prends pas conscience.

Si Freud est novateur (seul Nietzsche l’a vraiment devancé sur ce terrain) c’est parce qu’il soutient qu’il ne faut pas penser l’Inconscient à partir de la conscience, comme son degré le plus bas. L’Inconscient n’est pas une modalité, un cas-limite de la conscience. C’est l’inverse qui est vrai : pour Freud, l’essentiel de la vie psychique est inconscient, et la conscience n’est que l’interface entre l’inconscient et l’extériorité, le réel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

KANT

 

§.1. Une morale de l’intention

A quoi reconnaît-on la valeur morale d’un individu ? La réponse de Kant ne fait pas doute : à la pureté de ses intentions. « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, lisons-nous au début des Fondements de la métaphysique des mœurs, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est  seulement une bonne volonté ». Il n’est rien de bon qu’une bonne volonté – c’est à dire une intention « louable »[1].

Il peut sembler étrange que Kant ne fasse pas ici allusion aux actes mais seulement à l’intention qui les motive, qui les cause. Pourquoi ? Pourquoi une telle réduction de la moralité à l’intention ?

Il y a au moins deux raisons à cela. La première est que si je suis maître de ma volonté (c’est moi qui veut), je ne puis cependant être a priori certain de réaliser mes projets. La seconde est que si je peux agir conformément à mon devoir je peux le faire pour des raisons qui n’ont rien de « moral » (en vertu d’une contrainte extérieure ou par « amour-propre »).

1. La bonne volonté

La valeur morale d’une personne se juge à ses intentions car les conséquences de ses actes lui échappent, la débordent de toutes parts. Un simple exemple suffira à s’en convaincre. Je vois une vieille dame à proximité d’un passage clouté. Visiblement elle a du mal à traverser la rue. Je décide alors de lui venir en aide : je m’en approche. Hélas, nous sommes en hiver, et je glisse sur une plaque de verglas. Dans un réflexe désespéré je tends le bras dans l’espoir de me raccrocher à quelque chose. Hélas encore, la seule chose qui me tombe sous la main est le bras de la vieille dame : je l’entraîne dans ma chute ; elle se casse le col du fémur[2]. Faut-il me condamner pour les souffrances infligées à cette personne ? Sans doute pas. A l’évidence je voulais bien faire, et si le temps avait été moins rigoureux cette personne m’aurait sûrement remercié pour mon aide – et je serais devenu la coqueluche du quartier…La vie, on le voit tient à peu de choses. On ne saurait donc qualifier un acte de « mauvais » si l’intention est « bonne ».

Précisons tout de même. L’intention vise toujours, bien entendu,  la réalisation. Ainsi, par exemple, avoir l’intention d’arrêter de fumer, c’est tout faire pour. Il ne suffit pas de faire des « discours », aussi beaux et convaincants soient-ils. Il faut essayer de parvenir à ses fins – donc tout mettre en œuvre pour « réussir », pour atteindre l’objectif que l’on s’est fixé. D’ailleurs, on reste rarement très longtemps persuadé qu’un de nos amis veut réellement arrêter de fumer, lorsqu’il ne fait rien pour. Les actes témoignent le plus souvent de nos intentions. Le plus souvent, donc, mais pas toujours, nous l’avons vu. Donc, l’intention vise la réalisation ; mais je peux « manquer ma cible ».

Imaginez Robin de Bois s’entraînant au tir à l’arc. Il bande son arc, vise le cœur de la cible, puis relâche la corde. La flèche file droit vers la cible. Jusque là rien que de très normal. Mais, voilà. A cet instant surgit Marianne courant, le cheveu au vent (bien entendu), à la poursuite d’un marcassin (pourquoi pas). Le marcassin passe sous la flèche. Pas Marianne. La flèche vient se planter dans son cœur. C’est déjà ça !

C’est pour cette raison que Kant opère une réduction à l’intention. Non que l’acte soit indifférent, mais parce qu’il nous échappe : on ne peut prévoir les toutes les conséquences[3]

2. La conformité au devoir

La seconde raison est l’envers de la première. Je peux vouloir « bien faire » et pourtant commettre un acte « regrettable ». Sans doute. Mais je peux aussi faire quelque chose d’admirable, pour des raisons qui elles ne le sont pas. Pour le montrer il suffira de reprendre l’exemple de la vieille dame. Cette fois il fait beau, il y a du monde aux terrasses des cafés, et la vieille dame attend toujours pour traverser la rue. Je m’approche alors d’elle et l’aide à se rendre sur le trottoir d’en face. Mais pourquoi ? Par souci de rendre service ? N’est-ce pas plutôt parce qu’il y a toutes ces personnes, et plus particulièrement cette jeune fille fort charmante[4]

Il est certainement bel et bon d’aider une dame, et qui plus est âgée, à traverser la rue, mais cela ne signifie pas nécessairement que l’intention est noble. Là encore, on le voit, c’est l’intention qui fait la qualité morale de l’acte.

Il n’est rien de bon qu’une bonne volonté. Mais qu’est-ce qu’une « bonne volonté » ? Que veut une bonne volonté ? C’est à cette question qu’il nous faut maintenant répondre.

§.2. L’impératif catégorique

Nous devons ici opérer une distinction fondamentale. Et, si cette distinction est fondamentale, c’est parce qu’elle nous permettra de résoudre notre problème de départ. Distinguons donc l’impératif hypothétique et l’impératif catégorique.

1. L’impératif hypothétique. Il s’énonce de la manière suivante : qui veut le fin, veut les moyens. Exemple : si je veux réussir mon bac, alors je dois travailler. Il est impératif que je travaille si je veux réussir ; mais il n’est pas nécessaire de désirer réussir. La structure logique (formelle) de cet impératif est donc du type « si (…) alors (…) ». Ce que je fais, je le fais en fonction du but que je poursuis. L’impératif « travaille ! » a un caractère impératif parce que si je ne me donne pas les moyens je n’obtiendrai pas la fin, mais il reste hypothétique parce que rien ne m’impose de désirer cette fin : après tout si le bac ne m’intéresse pas, je n’ai aucune raison de faire les efforts souhaitables. 

Plusieurs questions se posent alors. Si le choix des moyens est fonction de la fin visée, tous les moyens sont-ils bons ? D’autre part, toutes les fins méritent-elles d’être poursuivies ? Et surtout : avons-nous un critère nous permettant de déterminer si la fin visée est « légitime », c'est-à-dire moralement bonne (ou au moins indifférente) ?

Prenons un nouvel exemple. Supposons que je veuille vous tuer. Je devrai, alors, me munir d’une arme. L’arme sera le moyen grâce auquel je mettrai fin à vos jours. L’impératif se formulera donc ainsi : « Si je veux vous tuer, alors je dois me munir d’une arme ». C’est tout à fait exact. Mais peut-on en conclure que j’ai le droit de vous tuer ? Que le moyen dépende de la fin, ne nous dit pas si la fin est bonne ou pas !

2. L’impératif catégorique. On voit bien le problème –notre problème : il s’agit de savoir parmi les fins possibles, lesquelles me sont moralement interdites, mais aussi lesquelles me sont imposées par ma conscience. Que dois-je faire ? Que n’ai-je pas le droit (au point de vue moral) de faire ? Kant répond à travers la formulation de ce qu’il appelle l’impératif catégorique. Cet impératif s’énonce sous deux formes.

 La première est la suivante : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle ». C’est seulement si tout le monde peut agir comme je souhaite le faire, que j’ai le « droit » de le faire. Si ma maxime n’est pas universalisable, c’est que mon acte est « égoïste », c’est à dire qu’il relève essentiellement de mon inclination naturelle.

La seconde se présente comme suit : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais seulement comme un moyen ». Ce qui doit être respecté c’est la Personne en tant que telle : non pas moi seulement. Si je dois être respecté c’est parce que je suis une personne, et pas l’inverse. Ce qui vient limiter ma liberté de choix de manière légitime c’est donc ce qui fait ma dignité et celle de toute autre personne : sa liberté, c’est à dire sa raison (comme capacité à s’élever au-dessus de soi). Conséquence : je ne peux en droit faire que ce qui ne réduit pas autrui ou moi-même au rang d’objet. Exemple : l’esclavage.

Il s’agit au fond, dans ces deux formules, d’un principe très simple : je ne dois m’autoriser à faire – et je dois m’obliger à faire – que ce que j’autoriserais tout autre que moi à faire – de même pour l’obligation, bien sûr.

Ainsi, mon devoir consiste à ne prendre pour maximes de ma volonté que celles qui sont universalisables. Il me semble nécessaire d’expliquer en un mot le présupposé de Kant. En fait, celui-ci pense le monde des personne, qu’il nomme « règne des fins » par analogie avec le « règne de la nature ». S’il existe une nature, si l’univers n’est pas pur chaos, c’est parce qu’il est régit par des lois : ce sont ces lois qui en font un cosmos[5]. Pas de nature sans lois. De même, pense Kant, si les relations intersubjectives ne sont pas régulées a priori par des lois morales, alors, il n’existera d’impératif qu’hypothétique – autant dire qu’il n’existera ni bien ni mal, mais seulement des règles de prudence[6]. Si le monde des personnes n’est pas un chaos, s’il constitue bien un monde, c’est parce qu’il obéit à des lois, c'est-à-dire à des principes universels.

§.3. L’intention moralement bonne vise l’universalité

Il devient maintenant possible de dire ce que veut une « bonne volonté », donc de savoir ce que signifie « bien agir ». On peut définir la bonne volonté comme une volonté qui se soumet au critère de l’universalisation de la maxime. Ma conscience me commande de ne faire que ce qui peut être universalisé. La « fin » n’est légitime (donc moralement « bonne ») que si son universalisation ne transforme pas le « règne des fins » en chaos. Un exemple est sans doute nécessaire pour éclairer ce point décisif, mais obscur.

Kant s’appuie sur plusieurs exemples dont celui du mensonge. Admettons que dans une situation donnée, dire la vérité desserve mes intérêts. Mentir me permettrait de m’en tirer à bon compte. J’y ai donc tout intérêt. Mais, demande Kant, ai-je pour autant le droit de mentir ? Pour répondre à cette question, je dois me demander ce qui se produirait si j’universalisais cette maxime (j’ai le droit de mentir chaque fois que dire la vérité peut me causer des désagréments). Pour Kant, la réponse est claire : je ne pourrais plus me fier à personne – comme personne ne pourrait plus se fier à moi. Or toute communication suppose la véracité de chacun des participants. En effet, si je vous pose une question, c’est que j’attends de vous que vous me disiez ce que vous pensez. Mais, si je ne peux vous faire confiance, si je ne peux présupposer que vous me dites bien ce que vous pensez, alors rien ne me sert de vous parler. Pourquoi poser une question si l’on part du principe qu’on ne peut se fier à la réponse ? En quoi serais-je plus avancé ? Or, si nous ne pouvons plus communiquer nos pensées (si je ne peux présupposer la véracité de mon interlocuteur), il n’est plus de relations possibles, car c’est bien sur le langage que reposent nos relations[7].  Autrement dit, et pour conclure : c’est le monde social qui s’écroule.

Universaliser le « droit de mentir » c’est ruiner le « règne des fins », signer l’arrêt de mort du monde des relations intersubjectives.

Maintenant, il se peut que la maxime qui « ferait mon bonheur » ne soit pas universalisable. Mentir, par exemple, pourrait me permettre de « briller en société ». Dans ces conditions, soutient Kant, je dois renoncer à ma maxime, je dois être prêt à sacrifier mon bonheur. Mieux vaut faire son devoir qu’être heureux.

« Y’a-t-il un homme, même moyennement honnête à qui il ne soit parfois arrivé de renoncer à un mensonge, par ailleurs inoffensif, par lequel il pouvait se tirer lui-même d’un mauvais pas, ou bien même rendre service à un ami cher et méritant, uniquement pour pouvoir ne pas se rendre secrètement méprisable à ses propres yeux ? L’honnête homme frappé par un grand malheur qu’il aurait pu éviter, s’il avait seulement pu manquer à son devoir, n’est-il pas soutenu par la conscience d’avoir maintenu et honoré en sa personne la dignité propre à l’humanité, de n’avoir point à rougir de lui-même et de ne pas redouter le regard interne de l’examen de conscience ? Cette consolation n’est pas le bonheur, elle n’en est pas même la moindre partie. Nul, en effet, ne souhaitera l’occasion de l’éprouver, ni peut-être même la vie à ces conditions ; mais il vit et ne peut souffrir d’être à ses propres yeux indignes de la vie » (Critique de la raison pratique, folio essais, p. 125).

Que dit ce texte ? Qu’un homme honnête sacrifiera son bonheur à son devoir, non par plaisir, bien entendu, mais par respect pour ce qu’il éprouve comme s’imposant à sa conscience – donc aussi par respect pour lui-même. C’est là un point important. Car on ne voit pas a priori pourquoi je devrais me sacrifier au nom de mon « devoir ». Qu’y a-t-il de plus haut que le désir d’être heureux ? Et dès lors, pourquoi s’en détourner sciemment. La réponse de Kant est très clair : parce que celui qui n’obéit pas à la voix de sa conscience, c’est à dire ici qui prend pour maxime un précepte qui ne saurait sans contradiction être universalisé (mentir), se sentira méprisable, indigne. Et il semble que pour Kant rien ne soit pire que ce sentiment. Inversement, en faisant mon devoir[8], je ferai peut-être mon malheur, mais je pourrai au moins me respecter moi-même - ce que l’on appelle communément « avoir bonne conscience »[9]. Seul ce sentiment de « respect », qui est à la fois respect pour la loi (morale) et pour moi-même en tant qu’y obéissant, peut expliquer le sacrifice du bonheur. Le respect (au double sens que nous lui avons attribué) sera donc le mobile de l’acte moral.

Voici comment on peut présenter les choses de manière (très) schématique :

  

                       ®     Raison : universalité    ®              Loi          ®               Bien 

Volonté  

                       ®     Inclination : singularité  ®  désobéissance à la loi  ®    Mal      

 

 

Ici, la volonté est appelée à se déterminer rationnellement, donc à faire passer à ses maximes l’épreuve de l’universalisation. Cette capacité à surmonter le seul désir (les inclinations naturelles) par la soumission de celles-ci aux exigences de la raison, est, selon Kant, ce qui fait de nous des personnes. Être une Personne c’est pouvoir dépasser la singularité du désir par la raison. La Raison libère de l’arbitraire du désir, de l’inclination. Et c’est cette capacité qui fait la Liberté humaine, et sa Dignité. Mais je peux ne pas soumettre mon inclination à ma Raison : être libre c’est pouvoir ne pas l’être. Dès lors deux[10] possibilités peuvent être envisagée.

1.      La maxime est conforme à la loi. Ce que je me propose de faire n’entre donc pas en contradiction avec ce que j’ai le « droit » de faire. Il n’y a pas de problème ici : je peux faire ce que je veux « en toute bonne conscience ».

2.      La maxime n’est pas conforme à la loi. Ce que je veux faire m’est donc moralement interdit. L’affaire se complique car, là encore nous pouvons envisager deux possibilités. Il faut subdiviser.

     a. Je renonce à mon projet par respect de la loi morale (par devoir) et ainsi je conserve le respect de ma personne (je peux me regarder dans la glace).

     b. Je suis mes inclinations, je réalise mes désirs quitte à désobéir à la loi – donc à mal agir (mon intention est mauvaise puisqu’elle n’est pas universalisable).

 

 

 

 

 


Nietzsche

 

§.1. Les deux morales

Nietzsche retrace ainsi que l’indique le titre même de l’un de ses ouvrages une généalogie de la morale. Il essaie d’en déterminer la provenance. Sa question directrice est donc la suivante : d’où viennent les valeurs fondamentales de notre civilisation ? Il convient cependant de bien comprendre les motifs de ce questionnement. S’il faut se poser cette question c’est avant tout pour savoir ce que vaut notre morale, pour évaluer nos valeurs : « c’est la valeur de ces valeurs qu’il faut commencer par mettre en question » (Généalogie de la morale, Avant –propos, §.6).

Cette question ne va pas de soi, d’ailleurs personne ou presque ne la pose. Nos valeurs nous semblent tellement évidentes, que nous ne voyons pas comment on pourrait les mettre en question. Le simple fait de porter un regard critique, dénué de complaisance, sur ces valeurs, nous paraît aberrant sinon scandaleux.

Ainsi, la majorité d’entre nous accepte les valeurs « chrétiennes » parce qu’elles nous semblent aller de soi. Mais est-ce si sûr ? Est-il justifié, légitime, de prendre ces valeurs pour « argent comptant » ? Pour en décider il faut se débarrasser des « évidences » et oser se demander sur quoi repose notre morale.

Nietzsche oppose deux Types d’hommes : les Faibles et les Forts. A chacun de ces types correspond une morale : la morale des esclaves et la morale aristocratique. Deux manières de penser la morale, c’est à dire d’instituer des Valeurs. Le peuple juif est l’archétype de la première, on trouvera le modèle de la seconde chez les grecs (avant Socrate, avant Platon) et surtout chez les romains. Une morale aristocratique contre une morale d’esclaves conduits par des prêtres. La première distingue le « bon » du « mauvais », la seconde oppose le « bon » et « méchant ». Toute le travail de Nietzsche consiste à montrer que le « bon » de l’un est le « méchant » ou le « mauvais » de l’autre.

 

Ethique des Forts

Morale des Faibles

Bon : Soi-même

Bon : Soi-même

Mauvais : Faibles

Méchant : Forts

 

Pour la morale aristocratique (qui est davantage une éthique, d’ailleurs qu’une morale), le « bon » c’est le fort, celui qui dit « oui » à la vie, c’est à dire celui qui surmonte ce qui dans la vie, résiste à la vie, et le mauvais, c’est le faible. Pour la morale des esclaves le « bon » c’est le faible, celui qui érige son impuissance en mérite, et le « méchant », c’est le fort celui qui ne dit pas « non » à la vie, et qui exerce sa puissance pour s’affirmer.

Nietzsche a donné sa définition du « bon » et du « mauvais » dans l’Antéchrist :

 

« Qu’est-ce qui est bon ? – tout ce qui, en l’homme, augmente le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même. Qu’est-ce qui est mauvais ? – Tout ce qui provient de la faiblesse. Qu’est-ce que le bonheur ? – le sentiment que la puissance croît, qu’une résistance est surmontée » (§.2)

 

§.2. Le Nihilisme européen

 Or, constate Nietzsche, ce sont les faibles qui ont vaincu, ils ont vaincu leurs maîtres : les faibles se sont rendu maître de leurs maîtres (§.9, p. 47 ; §.16). La Judée est sortie vainqueur de son combat contre Rome et elle s’est imposée en imposant sa morale. Autrement dit la morale sur laquelle repose l’Europe c’est la morale des faibles, puisque c’est elle qui est sortie vainqueur de son combat avec les valeurs aristocratiques de Rome. Et la morale des faibles est, précisément, une morale de la négation de la vie[11]. L’origine du mal dont souffre l’Europe est là : elle souffre de la victoire de faibles, de ce que ceux-ci ont imposé leurs valeurs aux forts – valeurs de renoncement à la vie, valeurs réactives, valeurs nées du ressentiment.

Nos valeurs vont à l’encontre de la vie. Et le malheur est double :

(1) Tant que cette morale domine, le Sensible, le Corps, la Vie est inhibée, niée dans son essence même. (2) Quand cette morale s’efface ou du moins vacille sur ses propres bases, l’homme se retrouve livré à lui-même : car il a été tellement intoxiqué qu’il ne peut plus vivre sans son poison.

§.3. Au fond de notre morale : le ressentiment

Ainsi ce que prétend montrer Nietzsche en faisant une généalogie de la morale (c’est à dire de nos valeurs, de ces valeurs en lesquelles l’Europe croit), c’est que nos « Idéaux » (nos valeurs essentielles) ne sont pas aussi nobles que nous le croyons. Les valeurs d’égalité, de compassion, de pitié, notre conception de la justice, sont en réalité le produit du ressentiment. Et c’est contre le ressentiment que Nietzsche part en guerre : il ne s’agit pas nier l’idée même de valeur, mais de se délivrer des valeurs réactives issues du ressentiment, pour instituer des valeurs actives, fondées sur un « oui » à la vie.

Prenons l’exemple de la « justice ». La morale aristocratique ne détruit pas l’idée de justice. Il y a une place pour la Justice chez les forts. Il suffit pour s’en convaincre de lire le §.11 de la deuxième dissertation. J’en cite simplement un passage :

« Considéré historiquement, le droit représente sur terre (…) le combat précisément contre les sentiments réactifs (…). Partout où la justice est exercée, où la justice est maintenue, on voit une force plus puissante face à de plus faibles qui lui sont soumises (qu’il s’agisse de groupes ou d’individus) chercher des moyens de mettre fin à la fureur insensée du ressentiment (…). Mais ce que l’autorité suprême fait et impose de plus décisif contre la prédominance des sentiments contraires et réactifs (…) c’est l’institution de la loi, la mise au clair impérieuse de tout ce qui à ses yeux doit être tenu pour permis, juste, interdit, injuste » (II, §.11, p. 86-87 – lisez tout le passage, il est très éclairant et absolument décisif).

Il y a deux concepts de la justice : le premier repose sur le désir de vengeance : je souffre donc tu dois souffrir. Je ne serai satisfait que quand tu auras payé pour la souffrance que je subis (et dont tu es peut-être la cause) – morale des faible ; le second repose quant à lui sur la mesure : il faut juger pour « arrêter » la logique de la vengeance –morale des forts. Ce sont les forts qui sont mesurés ! Ce sont eux qui, pour rompre avec la logique sans fin de la vengeance, instaurent des compromis, et des « équivalents aux préjudices » (II,§. 11, p. 87).

Mais, on l’a vu, ce sont les faibles qui paradoxalement ont imposé leurs valeurs aux forts. La Judée, dit Nietzsche, est sortie vainqueur de son combat contre Rome (Cf. §.16). Cela signifie que les valeurs fondamentales de notre civilisation sont bel et bien celles des Faibles (Judée). Dès lors la question est : qu’est-ce qui définit les valeurs des faibles ? Qu’est-ce qui en constitue le cœur ? La réponse de Nietzsche est claire sur ce point : les valeurs des faibles sont le produit du ressentiment, du désir de vengeance. Désir qui se cache pour se réaliser. Autrement dit, les faibles pour se venger de la domination des forts, par ressentiment devant leur « bonne santé », proclament que leur faiblesse est voulue, qu’elle est vertu – qu’elle doit être imitée. Les faibles appellent les forts à la faiblesse : vous autres forts devez agir à notre image, c’est à dire ne pas exercer votre force. Vous devez vous retenir – et si vous ne le faites pas vous en subirez les conséquences, peut-être pas en cette vie, mais du moins au jour du jugement dernier.

D’où proviennent donc les valeurs de la morale des esclaves (c’est à dire la nôtre, puisque, je le rappelle, c’est bien elle qui s’est imposée) ? Du Ressentiment, de la haine, et du désir de vengeance. Haine du fort, ressentiment à son encontre. Ces valeurs naissent en réaction aux forts. La morale des esclaves n’est pas affirmation de soi, mais négation de l’autre qu’elle tient pour son ennemi. Nietzsche dit en ce sens qu’elle a besoin de « stimuli extérieurs » pour se développer (§.10, p.48).

A l’inverse les forts ne cherchent pas en leurs autres de « stimuli » pour instituer leurs propres valeurs. Ils n’en ont pas besoin : ils s’affirment en toute innocence (selon un terme qu’emploie souvent Nietzsche lui-même pour les qualifier), il se savent « supérieurs » au malades, à la foule – cela leur suffit : celui qui a confiance en lui-même ne cherche pas à être rassuré par le regard approbateur de son interlocuteur. La confiance qu’il a en lui-même lui suffit. Les valeurs des forts ne viennent pas en réaction à…, elles ne reposent pas sur le ressentiment, elles sont l’expression innocente de la vitalité des bien-portants.

Qu’est-ce donc qui se cache au cœur de notre morale ? Le ressentiment, la haine pour le fort, l’homme en « bonne santé ». D’où le principe de l’interprétation nietzschéenne de nos valeurs : celles-ci sont les instruments de l’assouvissement du désir de vengeance des faibles. Nos « vertus » n’en sont pas. Nous croyons faire notre devoir en nous pliant à nos valeurs, mais en vérité ces dernières sont bien moins belles et désintéressées qu’elles ne prétendent l’être. Nos valeurs ne sont pas ce pour quoi elles se donnent : elles sont le produit d’un mensonge – et ce mensonge produit chez ceux qui l’écoutent, au premier rang desquels se trouvent les forts eux-mêmes, une illusion (nous pouvons y croire de « bonne foi »). Les Prêtres sont, selon Nietzsche, ceux qui utilisent le mensonge pour assouvir le désir de vengeance des faibles.

Il faut savoir lire entre les lignes, retrouver derrière les apparences ce que signifie réellement le discours des faibles. Prenons un exemple : l’égalité. « Nous sommes tous égaux ». Voilà ce que dit le faible. Maintenant pourquoi le dit-il ? Ce propos est-il si innocent ? Quel est le but poursuivi ? La réponse est simple : prôner l’égalité c’est précisément appeler les forts à la faiblesse, exiger d’eux qu’ils n’exercent pas leur puissance. Puisque le faible ne peut pas exercer une puissance qu’il n’a pas, il se résout à exiger du fort qu’il retienne sa force. A défaut d’être aussi fort que le fort, il exige de ce dernier qu’il soit aussi faible que lui. A défaut d’être en « bonne santé », il veut voir son autre malade. Le faible jalouse le fort et en nourrit du ressentiment. Le principe d’égalité ne veut pas dire que tous les hommes sont « égaux », mais que les moins forts veulent être aussi forts que les autres. Il s’agit donc d’une ruse qui permet aux faibles de se rendre maîtres de leurs maîtres. La ruse, l’intelligence, est l’arme des faibles, des malades. Principe de la logique des Prêtres : retourner par le discours l’impuissance en vertu, donner à croire que c’est par choix et non par impuissance que les faibles (qui de ce fait n’apparaissent plus comme tels) ne ripostent pas (§.14, p.58). Eriger la faiblesse en Mérite. L’impuissance passe pour de la Bonté. Reste qu’il s’agit bien ici d’impuissance et non de bonté.

D’un côté donc l’affirmation joyeuse de soi-même, et de l’autre la négation haineuse de l’autre, seule condition pour s’affirmer. Voilà soutient Nietzsche le cœur des deux morales qui s’opposent. Voilà aussi pourquoi il rejette l’une et vante les mérites de l’autre.

Donc quelle est la thèse de Nietzsche ? Réponse : notre morale repose sur des valeurs réactives, c’est à dire finalement sur le ressentiment. Elle n’est pas ce qu’elle prétend être. Elle prône l’amour, mais cet  « amour » est un moyen pour assouvir une haine plus profonde. 

 


 §.4. « Sois toi-même »

Quel est, au fond, le projet de Nietzsche ? En d’autres termes pourquoi écrit-il une Généalogie de la Morale ?

Pour lui nous sommes malades. « Le prêtre ascétique a gâté la santé de l’âme ». Il a introduit en nous l’idée de la « faute », du « péché » et donc de la « culpabilité ». Nous nous sentons coupables à tous égards, nous sommes rongés par la culpabilité. Il s’agit de retrouver la santé. Il faut guérir de tous ces principes, il faut se libérer de la morale, des notions de « Bien » et de « mal ». Nietzsche nous appelle à nous défaire de nos illusions pour être nos propres maîtres : « sois toi-même », c’est à dire ai la force de te donner à toi-même tes propres valeurs.

Nietzsche ne prône pas le nihilisme, il nous appelle à la liberté, il veut réveiller en nous le vieil instinct (endormi) de liberté (II, §.17, pp.99-100). Nous devons nous libérer des traditions, de tout ce qu’on nous impose. Non pas accepter passivement les valeurs portées par le grand nombre, mais avoir la force et le courage d’être soi-même. Non pas fuir devant le « tragique » de l’existence, mais l’affronter. Ne pas nier la vie, mais lui dire « oui » ; nous libérer de la Morale du ressentiment pour pouvoir instaurer une Ethique « supérieure », fondée sur l’assomption des conditions de la vie – fondée sur le « oui » à la vie.Le « fort » n’est pas «méchant» - il ne l’est que du point de vue du « faible ». La « force » doit être libérée de la morale chrétienne, pour instituer de nouvelles valeurs, des valeurs qui ne nieront pas la vie elle-même, qui ne la rendront pas malade.

§.5. Esquisse de Critique

Mais prôner ainsi les valeurs aristocratiques, affirmer que le fort n’a pas à se soucier des autres (lorsqu’il pose ses valeurs) – selon le principe de distance, cela ne signifie-t-il pas que nous devons renoncer à nous retrouver sur des valeurs communes. L’authenticité (du fort) serait incompatible avec l’universalité des valeurs : ce sont mes valeurs, que m’importe quelles soient les tiennes ?

Mais si tel est le cas pouvons-nous encore porter un jugement moral ? Renoncer, au nom de l’authenticité à l’universalité, n’est-ce pas ne plus pouvoir juger ? N’est-ce pas, par ailleurs, et de ce fait ne plus pouvoir vivre-ensemble (Cf. III, §.18, p.154)?

Peut-être ne peut-on pas se satisfaire de la position nietzschéenne. Elle est un passage : en tant qu’appel à l’authenticité, à la « force », elle est libératrice, mais elle se heurte à ses propres limites. Elle appelle son dépassement (dépassement et non négation).

 


HOBBES

 

§.1. L’Etat de Nature

Faisons l’hypothèse que nous nous trouvons dans l’état de nature. Qu’est-ce à dire ? Il convient tout d’abord de souligner que cette hypothèse a une fonction essentiellement méthodologique : elle a pour rôle de nous reconduire à un état qui précède en droit la société telle qu’elle existe en fait. C’est que, pour comprendre la société, il faut se replacer avant son institution. Ou encore : pour déterminer comment elle s’instaure, il faut en retracer la genèse –donc se placer ‘en imagination’ avant sa naissance. Très concrètement se placer dans l’état de nature c’est reconduire le regard dans un monde qui n’est pas encore régit par l’Etat et par les lois.

Mais comment un tel monde se laisse-t-il décrire ? Que se passe-t-il dans l’état de nature ?

A/ Supposons que je désire un objet quelconque. Je n’ai qu’à le prendre, rien ne m’en empêche – en tout cas pas les lois, puisque celles-ci n’existent pas, n’ayant pas encore été instituées. Ce que je veux m’appartient, et il m’appartient parce que je le veux. Ma liberté et mon droit ne rencontrent ici aucune limite. Ou plutôt la seule limite qu’ils rencontrent est celle de la limite de mes forces physiques. Le monde est mon monde, tout ce qui s’y trouve est mien.

Mais je ne suis pas seul et si je désire une chose, je ne suis peut-être pas seul à la désirer. Or, si le monde est mien, il appartient tout autant et pour les mêmes raisons, à tous les autres individus. Si rien ne limite mon droit, rien ne limite le vôtre. Dès lors nos désirs entrent en conflit : car si nous pouvons tous désirer le même objet, il est en revanche impossible que nous le possédions tous.

(Comment résoudre ce conflit ? Réponse en instaurant le droit de Propriété – c'est-à-dire en instituant des lois. C’est parce qu’à l’état de nature il n’y a pas de lois, que nul n’est propriétaire de ce qu’il possède – donc est susceptible de se faire « prendre » son bien ; sans d’ailleurs qu’on puisse parler de vol, puisqu’il ne peut y avoir de vol qu’à la condition qu’existe la propriété légitime.)

B/ Mais le désire de posséder, la RIVALITE, n’est pas la seule source de conflit entre les hommes dans l’état de nature. Hobbes montre que la MEFIANCE et la FIERTE constituent les autres causes principales de la querelle incessante des hommes dans cet état.

 

Le monde à l’état de nature est un monde de luttes et de conflits : nos passions (désir de possession, de gloire, de domination…) font de chacun d’entre nous l’ennemi potentiel de tous les autres. Et Hobbes précise : aucun homme n’est assez faible pour ne pas être suffisamment fort pour me tuer. Conséquence : dans l’état de nature nul n’est en sécurité. D’où la formule fameuse : « l’homme est un loup pour l’homme ».

Or, à suivre l’auteur du Léviathan, cette insécurité foncière nous maintient dans un état de quasi-animalité : étant toujours en danger, nous consacrons l’essentiel de nos forces et de notre temps à nous protéger pour survivre, pour nous conserver. Ce qui implique que nous ne pouvons pas nous consacrer aux activités de production, construction, etc. Nos forces se concentrant sur notre survie, elles sont détournées de toute forme de « progrès ».

Comment, dès lors sortir de cet état d’insécurité permanente ? Autrement dit, comment maîtriser le jeu de nos passions, de notre naturel égoïste ?

b. Passage à l’Etat Civil

L’extrait du Léviathan propose une solution – qui sera celle de Hobbes : il faut un Tiers, une Institution qui fasse appliquer des règles. Il faut un Etat.

Pour cesser d’être dans une guerre perpétuelle de tous contre chacun et de chacun contre tous, il faut que chacun limite sa propre liberté, limite son « droit » sur les choses, il faut que les uns et les autres acceptent de limiter leur « désirs » (de possession, par exemple) : car si tous ne l’acceptent pas, aucun ne l’acceptera. En d’autres termes, il faut que chacun comprenne que la liberté infinie, illimitée est illusoire et que la liberté véritable ne s’acquiert qu’en se limitant. A une telle conception de la liberté, on objectera peut-être qu’elle constitue en réalité une négation de la liberté : suis-je encore libre si je dois limiter ma liberté ? Toute la question repose sur le sens que l’on donne à cette limitation : s’agit-il d’une limitation imposée, voulue ou consentie ? S’agit-il, par conséquent d’une limitation externe ou d’une auto-limitation ?

 Comment limiter, concrètement la liberté sinon en fixant des règles reconnues explicitement par tous, c'est-à-dire des lois ? Le rapport des libertés les unes aux autres ne peut qu’être réglé que par le Droit.

Mais pour nous assurer que chacun respectera sa parole il faut que nous déléguions un pouvoir de contrainte à un tiers – l’Etat. Et nous avons tous intérêt à remettre le pouvoir entre les mains de ce tiers, car le danger qui pèse sur nous dans l’état de nature est plus fort que tout – et par exemple plus fort que notre tendance à assouvir nos passions. La première des fonctions de l’Etat sera donc d’assurer la paix entre les individus en instaurant des lois et en les faisant respecter.

Cependant, si l’Etat apparaît nécessaire – puisque sans lui nous en resterions à un état de guerre perpétuelle - il faut encore savoir comment il est possible, comment il naît ou surgit. Comment passe-t-on de l’état de nature à l’Etat ? La réponse de Hobbes est simple : ce passage se produit par Contrat. Parce que nous avons tous intérêt à nous en remettre à un Tiers – l’Etat -, nous passons un « accord », le Contrat, par lequel nous déléguons notre pouvoir à celui-ci. On peut dire, en ce sens, que le Contrat institue l’Etat comme possesseur de la violence légitime.

Reste un dernier point à souligner. Selon Hobbes il faut que le détenteur du pouvoir, le Souverain, détienne tous les droits. Pourquoi ? Parce que selon lui c’est la condition pour donner son unité à la République : tout et tous doivent lui être subordonnés. 


Rousseau

 

Il n’est évidemment pas question d’entrer ici dans le détail des relations entre Hobbes et Rousseau. Disons que, s’ils s’inscrivent tous deux dans une même tradition – celle du Contrat -, Rousseau conteste le bien fondé des analyses de Hobbes. Je retiendrai ici deux points qui me semblent décisifs : la description de l’état de nature, la question de l’absolutisme.

§.1. l’état de nature : critique de l’anthropologie de Hobbes

Le principe de la critique est simple : pour Rousseau, Hobbes transpose dans l’état de nature l’homme tel qu’il le voit dans la société. Or, pense l’auteur du Contrat Social, il s’agit d’une erreur : l’homme de nos sociétés n’est en rien comparable à l’homme tel qu’il serait dans l’état de nature. C’est ce que nous a appris l’extrait du Discours sur l’origine de l’inégalité entre les hommes : le sauvage s’oppose en tous points à l’homme policé. Mais qu’est-ce à dire concrètement ?

Hobbes nous dit : l’homme est un loup pour l’homme – donc il faut lui mettre une muselière. Autrement dit seul l’institution de l’Etat compris comme détenteur du pouvoir de contrainte (et/ou de sanction), l’institution par contrat du grand Léviathan, peut mettre fin à la lutte de tous contre chacun.

A quoi Rousseau répond : l’homme n’est pas naturellement un loup pour l’homme  - et si, en effet, il l’est c’est parce qu’il l’est devenu. Dans l’état de nature (et là encore il ne s’agit pas de savoir si cet état a eu une existence historique) l’homme n’est l’ennemi de personne, c’est au contraire la société qui le pervertit, qui en fait, peut-être, un loup.

En effet si nous sommes les ennemis - en puissance - les uns des autres c’est en raison de nos passions : désir de gloire, de possession, etc. Or, comme nous l’avons vu, Rousseau soutient que ces passions sont nôtres : le sauvage – et à combien plus forte raison l’homme de l’état de nature – ne peut pas même concevoir les idées de « réputation » de « puissance » ou de « gloire ». Ces idées n’ont pas de sens pour lui. Comment pourrait-il, dès lors, désirer ce qu’il ne se représente pas même ? C’est avec le développement de la vie sociale que les passions se sont accrues et que les hommes sont devenus (en conséquence) des ennemis potentiels.

Reste que si la société pervertit la nature humaine en faisant croître en lui ses passions, Rousseau refuse le pessimisme de l’anthropologie hobbésienne. Du moins la refuse-t-il dans le cadre de l’élaboration de la fiction philosophique du Contrat Social. Parce qu’il refuse cette vision pessimiste de la nature humaine, Rousseau ne peut accepter le modèle hobbésien : si l’homme n’est pas un loup pour l’homme, il n’est pas « raisonnable » d’aliéner tous ses droits (hormis celui de « vivre »).

§.2. Critique de l’absolutisme : l’exigence démocratique

La pensée de Hobbes conduit à remettre tous les pouvoirs entre les mains d’un seul. Le Léviathan est un maître et un maître (quasi) absolu : il a tous les droits, mieux : il est le droit. Lui ayant remis les clés du pouvoir je ne puis plus que me plier à ses ordres.

On ne peut sans doute pas comprendre la position de Hobbes si l’on méconnaît le contexte dans lequel il a vécu. Au moment où Hobbes écrit l’Angleterre est ravagée par les guerres civiles. Il s’agit donc avant tout de penser les conditions d’une sortie de cet état de guerre ; il s’agit de penser les conditions de la paix. Hobbes semble préférer la dureté de l’Etat absolutiste à la guerre.

Mais, dans ces conditions, le peuple ne détient plus la souveraineté, il n’est plus maître de lui-même, il est, d’une certaine manière, réduit en esclavage. Le peuple a aliéné sa liberté, puisqu’il a proprement remis le pouvoir entre les mains d’un autre. Or, pour Rousseau, aliéner sa liberté, c’est renoncer à son humanité. Les seules lois qui sont légitimes sont celles que le peuple se donne à lui-même. Sans doute. Mais comment des particuliers se mettront-ils d’accord sur une même loi ? Chacun n’a-t-il pas sa volonté propre ? Ne tendons-nous pas à atteindre nos fins y compris lorsque celles-ci s’opposent à celles des autres ? Pour résoudre ce problème Hobbes déléguait tous les pouvoirs entre les mains d’un seul (ou d’une assemblée) : ainsi, il n’y avait bien qu’une volonté. Cette solution ne saurait satisfaire Rousseau pour la raison que j’ai dite : la liberté est inaliénable. Il faut donc trouver une autre voie. En élaborant le concept de volonté générale Rousseau concilie deux exigences a priori inconciliables : l’exigence démocratique et l’exigence d’unité.

Comment définir le concept de volonté général ? Contrairement aux apparences ce concept est tout sauf simple. Il faut, en effet le distinguer de deux concepts avec lesquels on tend à le confondre, à savoir la volonté de la majorité et la volonté de tous (c’est à dire l’unanimité). Dans ces deux formes de volonté, finalement, chacun est susceptible de viser son intérêt propre. Or tel n’est pas le cas avec la volonté générale. La volonté générale « correspond plutôt à ce que chacun peut vouloir rationnellement, lorsqu’il adopte le point de vue de l’ensemble ». C’est pourquoi, si, en tant qu’individu (sujet) j’ai une volonté particulière, en tant que citoyen ma volonté est la volonté générale (souverain, je suis donc membre du souverain). Essayons de dire les choses simplement : la volonté générale vise l’intérêt commun : non pas ce que je cherche, non pas ce que vous cherchez, mais ce que vous et moi pouvons désirer ensemble. Il ne saurait donc y avoir qu’une volonté générale.

Reste que, en pratique « on est bien obligé de supposer ou de postuler que la volonté unanime est la meilleure approximation de la volonté générale, du moment toutefois que les volontés individuelles n’ont pas été organisées dans des groupes partisans » (J.M. Ferry).

Dès lors que la loi est l’expression de la volonté générale, C’est le peuple  qui se donne ses lois à lui-même. Le peuple est autonome stricto sens. Il est libre.

 


MARX

 

§.1. L’Etat comme moyen de domination d’une classe

Si l’Etat tend naturellement à dégénérer, la division des pouvoirs entre différentes instances pouvant se contrôler les unes les autres, permet, au moins partiellement, de maîtriser cette tendance.

Mais, il est possible de développer une autre critique, peut-être plus radicale encore : le pouvoir que confère la fonction de représentant (membre de l’appareil d’Etat) ne tend pas seulement à être détourné au profit des représentants eux-mêmes, mais aussi à servir les intérêts d’une classe particulière : la Classe Dominante. Telle est la critique développée par Marx et Engels. Ainsi les lois édictée par l’Etat servent (consciemment ou pas) les intérêts de la classe dominante, la bourgeoisie par exemple. C’est à travers ces lois que cette classe impose son ordre et donc sert ses intérêts. L’Etat, écrit Engels, constitue une « puissance idéologique » (Engels, Ludwig Feuerbach, in Etudes philosophiques, Editions Sociales, pp.54). En instituant les lois qui règlent la société, l’Etat rend légitime aux yeux des classes dominées, leur domination.

Cela signifie – si l’on suit Marx et Engels – que l’Etat tend à pérenniser la scission entre les classes, i.e. à servir des intérêts particuliers et non l’intérêt général.

§.2. L’Etat et la lutte des classes

Nous avons vu que selon Marx l’Etat sert les intérêts de la classe dominante. Est-il possible qu’il en aille autrement ? Les institutions ne tendent-elles pas par nature à reproduire l’ordre établi – donc la structure de classe? L’égalité des chances, par exemple, est-elle réellement assurée par l’Etat dans lequel nous vivons ? Ce principe n’est-il pas purement formel et illusoire dès lors que les conditions matérielles ne sont pas identiques pour tous ? Mais comment faire en sorte que tous aient un même accès au monde du savoir, de la culture, à l’école ? Les dominants ne se refuseront-ils pas à instituer une égalité véritable, sachant que celle-ci irait contre leurs intérêts ?

Pour que les choses changent il faut sans doute que les classes dominées, les minorités, fassent reconnaître leur bon droit, ce qui passe pour une part au moins par la création de Lois (Cf. le cours sur la reconnaissance).

Mais il faut avant tout que les classes exploitées renversent les rapports de pouvoir – c’est à dire avant tout les rapports économiques. Pour Marx la classe révolutionnaire, celle dont il faut attendre qu’elle opère ce renversement, est le prolétariat.

Une question se pose cependant : pourquoi Marx accorde-t-il un tel statut au prolétariat ? C’est que le prolétaire est réduit à rien (il n’est que son corps et son temps, c’est à dire sa force de travail). Réduit à rien il n’a pas d’intérêts (acquis) à défendre – mais il a tout a gagner. Je ne développe pas davantage ce point car nous y reviendrons dans le cours sur l’histoire.

§.3. Philosophie de l’histoire

On peut comprendre à partir de là que Marx – et ses successeurs – aient développé une philosophie de l’histoire. L’histoire doit se comprendre dans l’optique de la « lutte des classes », c’est à dire au fond, à partir du conflit opposant à chaque époque la classe dominante aux classes dominées.

Pour bien comprendre cette philosophie il faut partir de Hegel.

1. Hegel

Pour Hegel l’histoire est rationnelle : les événement semblent s’y dérouler de manière contingente, au « hasard », pourtant le philosophe parvient à retrouver derrière ce hasard apparent une véritable logique, une réelle cohérence. Une telle position de départ est analogue à celle de Bossuet. A la différence que pour Hegel le philosophe ne peut accepter l’idée d’une incompréhensibilité de la providence : l’histoire a un sens et nous devons pouvoir le comprendre. On peut dire que cette direction est double : elle va d’est en ouest et de l’aliénation à la liberté. Une remarque s’impose ici. A première vue il peut sembler absurde de soutenir que l’histoire va d’est en ouest. Est-ce que les perses arrêtent de vivre pour laisser advenir le monde grec ?Que les grecs meurent le jour ou Rome voit le jour ? Non bien entendu. Ce n’est donc pas en ce sens qu’il convient d’interpréter le mot de Hegel. Dire que l’histoire va d’est en ouest, c’est affirmer d’abord qu’à chaque époque un peuple domine les autres par la valeur de ses productions, par sa puissance économique, etc. ; c’est affirmer ensuite que si l’on suit le fil de l’histoire les premières grandes civilisations situées à l’est laissèrent place à de nouvelles civilisations, plus à l’ouest. Un Etat tient le premier rôle durant un temps, puis s’efface pour laisser place à un autre Etat. Cela ne signifie pas que le premier n’existe plus, cela veut dire, pour Hegel, qu’il cesse de jouer un rôle décisif dans l’histoire. Et l’histoire de Hegel s’intéresse avant tout aux premiers rôles : les destinées individuelles, les peuples « secondaires » sont comme le regrettera Lévinas réduits au silence, sacrifiés sur l’autel de l’histoire du monde.

Si maintenant nous regardons cette histoire on peut dire ceci : « en orient, un seul était libre, mais libre au sens d’un arbitraire sans bornes : le despote ; en Grèce et à Rome, quelques-uns étaient libres, les citoyens nés libres, à la différence des esclaves ; sous l’influence du christianisme, le monde germanique est parvenu à ce résultat que l’homme comme tel est libre » (K. Lowith, à propos de Hegel). Le monde germanique dans lequel Hegel vit accomplit (aux yeux de ce dernier) la synthèse de la liberté grecque – celle politique du citoyen – et de la liberté chrétienne – celle de l’intériorité, de la personne, liberté partagée par tous les hommes - : tout homme est libre en droit et l’est en fait en tant que membre de l’Etat.

2. Marx

Marx pense à partir de Hegel, mais pour le « renverser ». Car Hegel, affirme Marx, marche sur la tête ! Hegel prétend que l’histoire a atteint sa fin puisque maintenant les hommes savant qu’ils sont nés pour être libres et qu’ils le sont dans l’Etat. Cette thèse, remarquons-le a été reprise et remise au goût du jour il y a quelques années par F. Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme. Selon lui, la victoire du libéralisme sur le communisme marque la fin de l’histoire politique : sauf ‘exceptions’, il n’y a plus à attendre de mutations sur ce plan. Le libéralisme politique a montré qu’il était le meilleur régime politique possible, il ne lui reste plus qu’à se répandre sur le monde.

Mais pour Marx, Hegel se trompe : les hommes n’ont pas encore découvert la véritable liberté. Pourquoi ? Si la lutte des classes est le moteur de l’histoire, comme le prétend le Manifeste de parti communiste, cela veut dire que durant toute l’histoire une partie de la population a été exploitée par une autre. C’est cette domination des uns par les autres que nous cache l’Etat dans la mesure où celui-ci tend à légitimer au regard même de dominés leur domination. Ainsi par exemple la Bourgeoisie accorde aux prolétariat l’égalité en droit (les « droits de l’homme »), mais c’est pour mieux lui cacher l’inégalité de fait ; elle lui accorde la « liberté » (tous les hommes sont libres), mais elle le maintient dans des conditions de vie indignes.

Il est donc faux, selon Marx, de dire que l’homme est enfin devenu libre. Tant que durera la lutte des classes, les hommes ne seront pas libres, puisque la liberté des uns se paiera de l’aliénation des autres. L’histoire a un sens, une direction : elle est l’histoire d’une lutte (celle des classes) qui se terminera lorsque les classes disparaîtront. Car c’est bien la structure de classe qui engendre la domination et partant l’aliénation.

Or la « lutte finale » est celle qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie. Le prolétariat a une mission universelle : étant totalement aliéné, il ne lutte pas au nom d’intérêts particuliers, il réclame ce que tout homme veut : la liberté.

Et il n’est pas inintéressant de remarquer qu’après la victoire du prolétariat, l’Etat sera amené à disparaître.

3. Les conséquences de la théorie de Marx - Critique

Cette présentation très rapide permet de comprendre pourquoi le communisme a tant fasciné les hommes du vingtième siècle y compris de grands intellectuels comme Sartre, pourquoi beaucoup ont préféré ignorer la réalité plutôt qu’abandonner leur rêve. C’est que le communisme se présentait comme l’accomplissement de l’histoire, la réalisation de son sens. Le communisme promettait les « lendemains qui chantent », la liberté pour tous. Se rallier au communisme c’était avant tout lutter pour la liberté et contre l’oppression.

a. la victoire du prolétariat passe par une lutte émancipatrice. « La violence est le moteur de l’histoire ». Plus simplement : on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ! Ou encore la fin justifie les moyens. Et dans la mesure où la « fin » est le but ultime de l’histoire, la liberté – tous les moyens deviennent bons…Tout peut être légitimé, puisque c’est « pour le bien de l’humanité »…Voilà à quoi aboutit une philosophie qui « connaît » le sens de l’histoire : tout est permis au nom de grands principes. Dans quelle mesure la violence (peut-être nécessaire, en effet) peut être légitimée par la « fin » qui est visée ?

b. Qu’a-t-on vu en URSS ? Le prolétariat doit s’organiser don se doter d’un parti, d’une tête. Or ce qu’on a vu c’est que ceux qui détenaient le pouvoir le confisquaient (le Stalinisme en est la quintessence).


 

 

 

 

 



[1] Thème essentiellement développé par le stoïcisme.

[2] On peut encore imaginer qu’en me voyant arriver la dame prend peur (pour ses économies, que comme toute personne âgée qui se respecte elle garde toujours sur elle) et fait une crise cardiaque…

[3] C’est le fameux « effet papillon » : le papillon bat des ailes (il ne pense pas à mal), mais son battement d’aile entraîne un désastre…

[4] Ou ce jeune éphèbe, cet apollon. A vous de voir.

[5] Je rappelle que suivant l’étymologie, « cosmos » signifie « ordre » - ce qui s’oppose à l’idée de « chaos ».

[6] Rien ne m’interdira, sur le plan moral, de vous tuer. Il me reviendra seulement de me munir d’une arme, et d’éviter de me faire prendre.

[7] Habermas dit en ce sens que c’est le langage qui permet de coordonner les actions. Cf. Théorie de l’agir communicationnel

[8] en faisant mon devoir « par devoir » et non pour des raisons relevant de l’ « amour-propre » : égoïsme, désir de reconnaissance, etc.

[9] Cf. l’expression « pouvoir se regarder dans la glace ». Ici c’est ma « conscience » qui « regarde », et ce qu’elle regarde c’est « ce que j’ai fait », afin de déterminer si ce qui a été fait est conforme l’acte à ce qu’elle commandait de faire. Ce que je vois est-il à la hauteur de ce que je voudrais voir – de ce que je devrais voir ?

[10] Ou trois si l’on tient compte de la subdivision de 2. en a et b.

[11] Nietzsche définit la vie comme « volonté de puissance » (non pas avant tout comme volonté de dominer les autres, mais comme volonté d’exprimer sa puissance, sa ‘vitalité’). Les faibles sont les moins puissants. Mais par la Morale ils érigent leur impuissance en mérite et en devoir. La faiblesse devient un devoir. La vie est niée en son essence même. 



10/04/2015
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