Introduction à la littérature grecque
Parcours de la littérature grecque archaïque et classique
La littérature grecque apparaît avec Homère, vers le VIII° siècle avant J.C.. Hésiode le suit de près, puis un long silence s'installe, entrecoupé des rares échos, que renvoie la poésie lyrique de Sapho ou, plus tard, celle de Pindare. Et puis soudain, au -V° siècle, relayant des traditions populaires, la tragédie règne en souveraine à Athènes. Il lui faut moins d'un siècle, avec Eschyle, Sophocle et Euripide, pour produire les plus grands chefs-d'œuvre. Mais le silence tombe à nouveau sur la cité attique, qui ne peut plus prétendre à contenir la Grèce dans ses seuls murs. Alexandre le Grand et ses généraux ont porté au loin le rayonnement de la Grèce classique : à Alexandrie, des savants ont capté l'héritage athénien, l'ont enrichi de leurs propres recherches, avant de le laisser se répandre vers Rome, vers Pergame, en Orient, en Asie, en Syrie… Cette littérature paraît donc aussi brillante que son éclat est bref. Et pourtant, elle reste l'une des plus belles manifestations de l'esprit humain, qui se défie du temps et des bouleversements culturels.
Parce que la littérature grecque archaïque avec les épopées homériques ou la poésie saphique , et classique avec son théâtre , a toujours mis l'accent sur l'homme, scrutant à l'infini l'énigme de sa destinée, prise dans les rets des dieux omniprésents. L'individu n'y tient guère de place, elle a préféré tendre à l'universel, brossant à grands traits des caractères profondément humains, sans les outils affinés de l'analyse psychologique, sans le secours d'une langue conceptuelle. Mais elle a su poser toutes les questions essentielles. Il semble qu'elle ait aussi excellé dans tous les genres poétiques, exploré toutes les possibilités de la métrique classique, osé toutes les images… Pour longtemps encore, les poètes alexandrins ne pourront que collecter, reproduire et copier, sans jamais épuiser les ressources du monde homérique, de la poésie lyrique ou de l'univers tragique.
"Le poète des poètes… sans rival dans la diction et dans la pensée." Dans sa Poétique, Aristote célèbre ainsi celui que les Grecs, dès le -VII° siècle, tenaient pour le poète par excellence. Des scènes tirées de l'Iliade et l'Odyssée sont peintes sur la céramique des Cyclades et sur la céramique proto-attique dans le second quart du –VII° siècle. En -594, Solon impose aux rhapsodes la récitation exclusive des poèmes d'Homère lors des fêtes données en l'honneur de la naissance d'Athéna (les Panathénées). Il est vraisemblable qu'une première "édition" des textes suivit de peu cette décision : les enfants grecs apprennent désormais à lire dans Homère, écrivent lors de leur première leçon d'écriture qu'"Homère n'est pas un homme, c'est un dieu", exercent leur mémoire à la récitation des exploits homériques. Plus tard, ils découvrent les dieux et la mythologie dans les longues querelles qui opposent entre elles les divinités, soutiens et défenseurs des différentes parties en présence lors du siège de Troie. Les rhéteurs admirent et étudient la composition des discours homériques. Historiens et géographes tâtonnent dans les premières chronologies, reconstituent maladroitement les tracés des différents périples. Les philosophes méditent sur l'action des hommes et les interventions divines. Il faut attendre Thucydide pour restituer à la guerre de Troie sa véritable dimension historique (elle ne fut qu'une des nombreuses campagnes des Achéens et sans doute l'une des dernières) et Platon pour traiter Homère de "mauvais théologien" : en s'affranchissant de cette paternité redoutable, philosophes et historiens ont tiré la pensée et la compréhension de la réalité hors de la mythologie et sont entrés dans l'âge de la maturité.
L'Iliade et l'Odyssée sont les plus anciennes manifestations connues d'une littérature grecque : elles appartiennent au genre de l'épopée, premier genre répertorié, auquel il faudrait encore rattacher un "cycle épique", rédigé aux -VII° et -VI° siècles par différents auteurs (un cycle troyen poursuivait l'histoire de la guerre de Troie, un cycle thébain rassemblait les légendes de Thèbes…) Ces longs poèmes narratifs avaient en commun avec l'œuvre homérique de dérouler en hexamètres solennels les exploits de héros, jetés dans des batailles ou exposés à des voyages périlleux, et toujours sous le regard des dieux de l'Olympe, témoins vigilants et actifs des péripéties humaines. Comme l'Iliade et l'Odyssée, ils étaient lus par des aèdes et obéissaient à certaines règles stylistiques aisément reconnaissables, destinées à favoriser l'improvisation. Mais aucun de ces textes n'a joué le rôle qu'a tenu Homère dans la transmission de l'identité culturelle grecque et la mémoire s'en est progressivement perdue. Aujourd'hui, à peine plus d'une centaine de vers ont été retrouvés.
Tout autre est le destin de l'œuvre d'Hésiode. S'il n'est pas strictement contemporain d'Homère, on suppose qu'à peine une ou deux générations séparent les deux grands représentants de la poésie épique grecque. Hésiode appartient bien à la même tradition littéraire que signalent l'emploi des formules, des images et du vocabulaire propres à l'univers homérique, et le recours systématique à l'hexamètre dactylique.
Deux œuvres, très différentes l'une de l'autre, sont incontestablement attribuées à Hésiode : la Théogonie appartient à une pensée mythique archaïque et donne une lecture "théologique" très rudimentaire de l'univers ; Les Travaux et les Jours fournissent des informations irremplaçables sur la vie agricole de la Grèce archaïque.
La Théogonie conte en plus de mille hexamètres la naissance et la généalogie des dieux depuis la création du monde. Du Chaos, "gouffre béant" et premier être créé de la cosmogonie grecque, surgissent les divinités primordiales : Gaia (la Terre), Tartare (les Enfers), Eros (l'Amour). Gaia enfante Ouranos (Ciel) et tous deux donnent naissance aux Cyclopes et aux Titans. Cronos, le plus jeune des Titans, père des divinités olympiennes, dévore ses enfants à l'exception de Zeus. La Théogonie poursuit en décrivant la révolte de Zeus contre son père, le châtiment réservé au Titan Prométhée, coupable d'avoir volé le feu divin, la création de la femme, châtiment infligé aux hommes par un Zeus en colère, et enfin la lutte contre les Titans, précipités dans le Tartare. Zeus règne désormais sans partage sur l'Olympe et s'assure une nombreuse descendance avec diverses épouses.
Dans Les Travaux et les Jours, Hésiode exhorte son frère Persès, individu veule et dépensier, à une vie de labeur et de justice, rythmée par les "travaux" des champs et les "jours" fastes et néfastes. Proverbes, maximes morales alternent avec des conseils pour construire une charrue, ensemencer une terre, affronter la dureté de l'hiver en Béotie… Hésiode en appelle à la mythologie pour mener à bien sa démonstration, évoquant tour à tour Pandore et Prométhée, morcelant l'histoire de l'humanité en cinq âges (âge d'or, d'argent, de bronze, âge héroïque et âge de fer).
Il semble qu'à partir de cette époque, montent derrière ces grandes voix épiques, d'autres voix, plus humbles et plus dispersées, qui renoncent à la majesté de l'hexamètre homérique pour assouplir et affiner le vers, désertent l'imposante galerie des divinités olympiennes pour exhorter à la guerre, critiquer les politiques, louer les vainqueurs des jeux, chanter les plaisirs de l'amour et du vin. Cette poésie "lyrique", c'est-à-dire "chantée au son de la lyre", a été répertoriée au -III° siècle par des savants alexandrins : ils ont retenu neufs poètes, dignes de figurer au canon de la poésie lyrique, parmi lesquels Sapho de Mytilène (née à la fin du -VII° siècle), qui sut si bien dire la passion amoureuse, et Pindare (-518-446), le poète des héros olympiques.
Avec Sapho, la poésie lyrique investit le domaine de l'émotion amoureuse, en décrit longuement les symptômes physiques. Elle ne se livre pas pour autant à l'analyse psychologique que l'acception moderne du mot "lyrique" pourrait laisser supposer ; et si elle emploie le "je" et magnifie l'individu, elle a gardé de la tradition homérique cette mise à distance du sujet et de ses sentiments, toujours abordés du dehors.
Née dans une famille aristocratique de l'île de Lesbos, Sapho est la seule grande poétesse connue de la Grèce ancienne et les Anciens l'admiraient autant qu'Homère. Platon l'appelait la "Dixième Muse". L'Antiquité conservait neuf livres de poèmes lyriques et un recueil de chants nuptiaux (Epithalames) dont ne subsistent que de rares fragments. Sapho animait sans doute un cercle de jeunes filles et de femmes, réunies et instruites pour participer, par leurs chants et leurs danses, aux cérémonies des cultes locaux. A ce public restreint et raffiné, elle lisait ses poèmes, dont certains sont de brûlantes déclarations d'amour, comme l'Hymne à Aphrodite ou ce long fragment où elle décrit les effets physiques de la passion avec un grand réalisme : « O ! Dès que je t'aperçois un instant, il ne m'est plus possible d'articuler une parole ; mais ma langue se brise, et, sous ma peau, soudain se glisse un feu subtil ; mes yeux sont sans regard, mes oreilles bourdonnent. La sueur ruisselle de mon corps, un frisson me saisit toute ; je deviens plus verte que l'herbe, et peu s'en faut je me sens mourir. »
La littérature a longtemps porté l'écho de ces vers : Plutarque, les poètes latins Catulle et Lucrèce les ont repris et, plus près de nous, Racine se souvient encore de Sapho quand Phèdre avoue son amour pour Hippolyte :
« Je le vis : je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler. »
Un siècle plus tard, Pindare (né en -518) est le représentant le plus fécond et le plus original de la poésie lyrique chorale : à la différence de la poésie saphique, jouée pour un petit nombre par un récitant unique, celle-ci est chantée par un chœur, accompagné d'une lyre ou d'une flûte, et reste inséparable des grands rassemblements religieux et sportifs. La renommée de Pindare s'étend très vite à tout le monde grec : on lui commande des odes pour célébrer les vainqueurs des jeux panhelléniques ; il gagne très jeune des concours de dithyrambes. Le clergé de Delphes le comble d'honneurs, les tyrans de Sicile l'invitent à leur cour. Après sa mort, les citoyens athéniens lui élèveront une statue sur l'agora et lors de la destruction de Thèbes par les troupes d'Alexandre en 335, le conquérant exigera que soit épargnée la maison de Pindare.
Le poète abonde dans tous les genres et les savants alexandrins ne répertorieront pas moins de dix-sept livres. De cette production, il ne reste que quatre livres d'épinicies ("odes triomphales"), écrites pour célébrer les victoires aux jeux panhelléniques d'Olympie (les Olympiques), de Delphes (les Pythiques), de l'isthme de Corinthe (les Isthmiques) et de Némée (les Néméens). Ces odes obéissent toutes à une structure similaire : éloge du vainqueur, évocation de sa victoire, glorification de sa famille et de sa patrie ; pour finir, un récit mythique vient proposer dieux et héros en modèle au vainqueur. Celui-ci ne gagne que parce que les dieux en ont ainsi décidé. Mais s'ils l'ont décidé, c'est que l'athlète méritait cette victoire, par l'attention portée à son éducation et par la volonté manifestée au gymnase, le courage éprouvé au stade.
D'Homère à Pindare, la littérature grecque appartient encore à l'archaïsme : les poètes, à des degrés divers, cherchent toujours l'essentiel à travers le concret des hommes ou des choses. La simplification du trait, loin d'être maladresse ou insuffisance, est recherche de ce qui dans l'homme touche à l'universel, de ce qui relève de la condition humaine, plus que de l'individu. Ce qui est éclatant chez les héros homériques, se lit encore chez Hésiode, s'estompe progressivement chez les lyriques. Mais le fond demeure : Sapho a beau parler d'elle à la première personne, et Pindare vanter les mérites de l'athlète, l'analyse psychologique n'est pas encore vraiment décelable. Le mythe, porteur d'images concrètes, renvoie l'homme non à lui-même, mais à la divinité, non à l'écheveau de sa vie intérieure mais à la confrontation toute extérieure avec la souffrance, l'injustice et la mort.
Quand s'ouvre le -V° siècle, la littérature se dépouille de cette habitude de "percevoir les personnages et les images du mythe comme des formes concrètes et symboliques de la pensée" (J. de Romilly). Ce n'est pas dire que le mythe ne joue plus aucun rôle, ni que le concret ne serve plus à cerner au plus près l'abstrait. Il y aura désormais, manifestée avec éclat dans la tragédie, alliance entre la l'interrogation sur la condition humaine et le mythe. Et dépassant le symbole, l'homme lui-même s'avancera au devant de la scène. Les dieux demeurent, mais ils s'humanisent. Le châtiment divin et le destin régissent encore les actes humains mais ils le font, menés par la justice.
L'évolution est lente d'Eschyle, dont les pièces frémissent encore des colères vengeresses de Zeus ou des Erinyes, à Euripide qui déchiffre dans le malheur humain les voies déconcertantes de la justice divine. Mais, déjà, Sophocle peut écrire dans Antigone : "Il est bien des merveilles en ce monde, il n'en est pas de plus grande que l'homme."
Car c'est bien l'homme, que magnifie toute la tragédie antique, ce héros, qui, dans son combat contre la fatalité et l'adversité, conquiert sa grandeur, à défaut encore de sa liberté.
L'histoire du théâtre grec est mal connue. Aristote, et bien d'autres commentateurs, de Plutarque aux Alexandrins, ont esquissé une trame chronologique, pleine de zones d'ombre et de contradictions, avec les quelques titres, noms et fragments dont ils disposaient pour la période archaïque.
La tragédie ne surgit pas brusquement, lorsqu'en -472, Eschyle donne une première représentation des Perses. Elle a derrière elle la longue tradition des réjouissances et festivités populaires, liées au culte de Dionysos.
Avant la tragédie, il y a le dithyrambe, qui s'épanouit particulièrement dans le Péloponnèse dès le début du -VI° siècle. Dans la tradition de la poésie lyrique chorale, un chœur nombreux chante, en dialecte dorien, un poème en l'honneur de Dionysos ou d'un héros.
Vers le milieu du -VI° siècle, Thespis d'Icaria, un poète attique, introduit dans le dithyrambe un acteur, chargé, face au chœur, de dire le prologue et le récit. Cet acteur (hypokritês en grec, "celui qui répond") interrompt l'exécution du chant et fait alterner la parole. Avec le temps, cette parole prend le pas sur le chant : elle répond aux questions du chœur, elle pose les bases d'un "drama", d'un conflit. Par la suite, quelques soient les évolutions et les différences entre les poètes, la tragédie, puisant sa matière dans les épopées homériques, ne sera jamais autre chose que la mise en scène d'un conflit. Le chœur, lui, maintient le dialecte dorien et la métrique traditionnelle du chant choral. Aristote rattache aussi la naissance de la tragédie au drame satyrique, représentation populaire et comique des sujets mythiques, chantés par un chœur de satyres, portant queues et oreilles de cheval, sous la direction de Silène. A Athènes, les auteurs tragiques faisaient toujours suivre leurs pièces par un drame satyrique. Le Cyclope d'Euripide, inspiré de l'Odyssée, nous est parvenu dans son intégralité.
La tragédie telle qu'on l'admire aujourd'hui dans sa forme achevée, apparaît à Athènes au début du -V° siècle. Elle était exclusivement jouée lors des fêtes de Dionysos, dans les concours dramatiques, dont les premiers avaient sans doute été institués par le tyran Pisistrate, vers -530.
Spectacle religieux, dont l'ordonnance suit les exigences du culte, la tragédie participe aussi de la vie civique et politique. Tous sont conviés, dans ces immenses lieux ouverts que sont les amphithéâtres, à venir regarder les représentations. Et les plus pauvres d'entre les Athéniens reçoivent une somme que leur verse la cité pour les inciter à se déplacer.
Trois grands poètes se partagent les chefs-d'œuvre, qui, pendant moins d'un siècle, ont émaillé l'histoire de la littérature grecque.
Eschyle (-525-456), le premier des tragiques, a combattu à Marathon et à Salamine. Il est encore sur le seuil de ce siècle qui verra triompher Périclès et la démocratie, et toute son œuvre résonne des échos des guerres médiques. Sophocle (-496-406) et Euripide (-485-406) sont pleinement contemporains de la splendeur d'Athènes, de sa maturité politique, intellectuelle et artistique. Ils portent la tragédie à son apogée, pris dans un puissant mouvement d'idées d'où surgissent l'histoire, l'éloquence, la philosophie politique…
Puis le mouvement s'infléchit : les guerres répétées avec Sparte, les révoltes des cités, la peste (qui emporte Périclès lui-même), les révoltes minent Athènes. Sa flotte est anéantie et, en -404, ses remparts sont détruits. Eschyle était déjà mort depuis plus de cinquante ans et les dernières grandes voix tragiques s'étaient tues deux ans auparavant avec la mort, la même année, de Sophocle et d'Euripide.
De l'œuvre immense des trois poètes, il ne reste qu'une trentaine de pièces : sept pour Eschyle, sept pour Sophocle et vingt et une pour Euripide.
Les sujets sont empruntés à l'inépuisable répertoire mythique des épopées homériques. La guerre de Troie reste la principale source d'inspiration avec les pièces Ajax et Philoctète de Sophocle, Iphigénie à Aulis, Hécube et Les Troyennes d'Euripide. Eschyle s'attache aux malheurs d'Agamemnon, revenu de Troie (la trilogie L'Orestie). Electre inspire Sophocle et Euripide. Oreste, Hélène, Andromaque et Iphigénie en Tauride, d'Euripide, mettent encore en scène des personnages de l'Iliade. Au cycle thébain (Thèbes était la patrie de Dionysos) appartiennent toutes les pièces de Sophocle où sont exposés les malheurs d'Œdipe (Œdipe Roi ), ses tribulations (Œdipe à Colone) et la malédiction retombée sur sa famille (Antigone). Eschyle relate la dispute des deux fils d'Œdipe, Etéocle et Polynice, dans Les Sept contre Thèbes, thème repris par Euripide dans Les Phéniciennes et poursuivi dans Les Suppliantes.
Les mythes et les héros sont donc au cœur de la tragédie. Et le travail du poète est immense, qui doit choisir parmi les différentes versions du mythe, élaguer les éléments périphériques, resserrer l'intrigue dans le temps et l'espace, gagner en intensité dramatique… Les personnages tragiques ne se suffisent plus de cette simplification du trait, si admirable dans l'épopée homérique : dans les vastes théâtres antiques, montés sur des cothurnes, dissimulés derrière les masques, ils vivent d'une vie qui leur est propre.
La passion, la violence, la colère les aveuglent ; ils tuent, mais sans comprendre eux-mêmes les mobiles qui les animent ("Car, à la source de tous les maux, la funeste démence aux desseins honteux est là pour souffler l'audace aux mortels…", Eschyle, Agamemnon), ils aiment, ils se battent pour leur patrie, pour une justice plus grande, et surtout pour contrer la fatalité, en abattre les obstacles.
"La tragédie est le premier genre littéraire qui présente l'homme en situation d'agir, qui le place au carrefour d'une décision engageant son destin", écrit J.-P. Vernant. Hésitations, contradictions, retournements de situations ponctuent le drame : ils soulignent la faiblesse du personnage, pris entre l'angoisse et une responsabilité qu'il s'interdit d'esquiver, sachant pourtant que toute décision appartient finalement aux dieux.
"Oui, de tous côtés, d'invincibles soucis ! Une masse de maux vient sur moi comme un fleuve, et me voici au large d'une mer de douleurs, mer sans fond, dure à franchir et point de havre ouvert à ma détresse ! Si je ne satisfais à votre demande, la souillure que vous évoquez dépasse la portée de l'esprit. Si, au contraire, […] je m'en remets à la décision d'un combat, ne serait-ce point une perte amère que celle d'un sang mâle répandu pour des femmes ? Et pourtant je suis contraint de respecter le courroux de Zeus." (Eschyle, Les Suppliantes)
Dans la tragédie, le héros légendaire n'est plus le modèle qu'on admire et qu'on essaie d'imiter. Il devient une interrogation jetée à la face du ciel. "Centrée autour d'un crime ou d'un désastre, la tragédie ne peut pas ne pas se demander : pourquoi ?" (J. de Romilly) Quelle est la part de responsabilité de l'homme dans le malheur qui le frappe ? Où se joue sa liberté alors que les dieux semblent tout diriger en sous-main ? Comment déchiffrer la justice divine quand tout concourt à la mort de l'homme ?
Des différences et des évolutions sont discernables dans la façon dont les trois tragiques essaient de résoudre ces questions : chez Eschyle, la réponse appartient inexorablement aux dieux mais l'homme échappe à la fatalité s'il sait se soumettre à leur justice bienveillante ; Sophocle invoque lui aussi l'existence d'une justice divine qui ordonne le monde des humains. Mais il n'en souligne que plus profondément la portée tragique du destin de l'homme, incapable d'user de sa propre volonté pour se sauver lui-même. Euripide, plus humain, plus proche des préoccupations de ses contemporains, s'affranchit des dieux et des mythes, et préfère croire, avec Protagoras, que "l'homme est la mesure de toute chose".
Parmi tous les héros tragiques, la figure d'Œdipe, vainqueur du Sphinx, meurtrier et incestueux, artisan involontaire de sa propre perte, se dresse comme l'une des plus belles et des plus émouvantes. Son malheur, et la fatalité qui s'acharne sur ses enfants, traversent l'œuvre des trois poètes, et concentrent toutes les tensions et tous les enjeux de la tragédie, car "Œdipe, déchiffreur d'énigmes, et pourtant pour lui-même énigme qu'il ne peut déchiffrer, est bien le modèle du héros tragique des Grecs." (J.-P. Vernant)
La tragédie connaît sa pleine floraison dans le -V° siècle athénien, mais elle n'aborde qu'indirectement l'actualité et toujours sous le couvert du mythe. Il n'en est pas de même avec la comédie, qui ne s'embarrasse ni de héros ni d'exploits mythologiques pour régler son compte aux travers et aux ridicules de la société athénienne.
On ne connaît guère les origines de la comédie, mais comme la tragédie, elle est associée au culte de Dionysos. Son registre est d'emblée populaire et paillard, comme l'atteste sans doute l'étymologie : le grec kômôidia dérive de kômos, qui désigne un cortège de fêtards enivrés, parcourant les rues des villes.
Aristophane (445-385) est le seul auteur de la "comédie ancienne" dont il est resté des pièces complètes. Ses œuvres, toutes jouées dans le dernier quart du –V° siècle, mettent en scène, sous des masques grotesques et avec un langage parodique et bouffon, des juges athéniens (Les Guêpes sont une satire féroce des tribunaux athéniens), des philosophes pédants (dans Les Nuées, l'apprenti philosophe, désappointé par l'enseignement reçu, met le feu à l'école de Socrate), des démagogues (Les Cavaliers). Dans Les Oiseaux, la vie sociale et les mœurs politiques d'Athènes sont dénoncées par deux Athéniens qui choisissent d'abandonner la noble cité attique pour une ville élevée dans les airs et peuplée d'oiseaux, à laquelle Aristophane donne le nom (en traduction littérale) de "Coucouville-les-Nuées". Hommage est rendu, enfin, à la grandeur de la tragédie, par ce poète de comédie, c'est-à-dire d'un genre tenu pour mineur, dans Les Grenouilles, où Dionysos arbitre un concours entre Eschyle et Euripide, Sophocle s'étant effacé au profit du premier.
Un siècle plus tard, Ménandre (-342-292) illustre la "comédie nouvelle", dernier développement de la comédie ancienne. Plus rien de mythique, plus d'attaques ni de satire, mais tout un univers quotidien où se nouent et se dénouent les histoires d'amour, les rivalités autour d'un héritage, les affaires de famille. Les personnages peuvent apparaître conventionnels (le soldat est toujours fanfaron, l'esclave astucieux et le père coléreux) ; mais les dialogues enlevés, la langue familière et imagée les rendent vivants. Les Latins Plaute et Térence ont puisé dans ces comédies de mœurs, dont les intrigues finalement posaient des problèmes très humains et donc aisément transposables, et Molière y a cherché le ressort dramatique de plusieurs de ses grandes pièces, s'inspirant aussi de la galerie des personnages secondaires (servantes, messagers, bouffons, esclaves…)
Pendant près de deux siècles, Athènes est la capitale intellectuelle du monde antique et on peut dire de la littérature grecque classique qu'elle se concentre en une époque relativement brève et en un lieu clairement limité. Il en est d'ailleurs de même pour l'histoire ou la philosophie. La période hellénistique, après la mort d'Alexandre, ouvre une nouvelle étape dans l'histoire littéraire, celle de la conservation des "classiques" par les "modernes". Et le centre de gravité se déplace d'Athènes à Alexandrie : sous l'impulsion des trois premiers Ptolémées (-322-221), les savants alexandrins fondent la bibliothèque d'Alexandrie, partent à la recherche des textes littéraires connus, à Athènes mais aussi dans toutes les cités grecques, choisissent les plus remarquables pour les faire figurer dans les "canons", sacrifiant au passage ceux qu'ils jugent mineurs. Il appartient, entre autres, à deux des directeurs de la bibliothèque d'Alexandrie, Aristophane de Byzance et son élève Aristarque, d'avoir établi les premières éditions critiques d'Homère, d'Hésiode, de Pindare ou d'Aristophane, en utilisant des signes critiques qui ont toujours cours aujourd'hui.
Des trésors de passion et d'érudition animent les savants alexandrins, commentateurs, linguistes, exégètes et censeurs à la fois. D'où le soin apporté pour retrouver le texte original, le nourrir de commentaires historiques, linguistiques ou littéraires, et débarrasser la littérature antique des scories d'une production médiocre. Les érudits alexandrins se sentent investis d'une mission : eux, les "modernes", ont pris conscience que tout un patrimoine culturel "classique" est menacé de dispersion et, donc, de disparition. Il ne s'agit plus seulement de transmettre des textes antiques, il faut sauvegarder une tradition.
Alexandrie, mais aussi Pergame dont la bibliothèque égalait presque celle des Ptolémées, devient le nouveau centre culturel du monde antique, gardienne des chefs-d'œuvre grecs de l'époque classique et garante de leur transmission.
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