Philoforever

Jean-Sébastien Bach (1685-1750)

Jean-Sébastien Bach

1685-1750

 

 

   La lignée de Bach remonte au XVIe siècle. On a identifié aujourd'hui cinquante-trois membres de sa famille, issue de la Saxe. Notre héros, Jean-Sébastien, résume l'effort de deux siècles. Nous connaissons ses grands-oncles et ses cousins, son arrière-grand-père, son grand-père et son père, tous organistes, canters, musiciens de cour et d'orchestre, à Erfurt, Arnstadt, Gehen, Eisenach. II y eut même un certain Veit Bach, à la fois meunier et boulanger, féru de musique : il ne quittait pas sa guitare, même quand il travaillait au moulin. Tous les Bach épars se retrouvent une fois l'an. Ils sont jusqu'à cent vingt. On se revoit, on s'embrasse, on s'interroge. Après l'échange des premières nouvelles, on entonne un choral, suivi de chansons populaires, dont certains couplets sont improvisés au gré de la fantaisie. Tous braves gens solides, aimant leur métier, leur famille, la musique et les bons repas, leur religion et leur art - à la fois rigoristes et bons vivants, heureux d'être les rameaux de cet arbre immense qui s'appelle la famille Bach. Le dernier de tous, en 1685, s'appelle Johann-Ambrosius. Il a déjà sept enfants et, cette année-là, il lui en naît un huitième, qu'il nomme Johann-Sébastian. Cet enfant dernier-né, c'est le fronton de l'édifice, c'est le fleuron de la couronne, c'est Jean-Sébastien Bach.

   Imaginons les musiciens célèbres de l'époque penchés sur le berceau du nouveau-né. On les distingue, du plus vieux au plus jeune : le doyen, Lully a cinquante-trois ans : il n'a plus que deux ans à vivre ; Corelli a trente-deux ans, Lalande vingt-huit, Couperin sort tout juste de l'âge ingrat : il a dix-sept ans ; Purcell, dix ans ; Vivaldi vient d'atteindre l'âge de raison ; Jean-Baptiste Rameau compte deux printemps. Voici un bébé : Georg-Frederich Haendel, âgé de quatre semaines ; Domenico Scarlatti ne naîtra que sept mois plus tard.

   A dix ans, Jean-Sébastien est orphelin. Son frère aîné, Johann-Christoph, organiste et instituteur à Ohrdruf, surveille avec soin l'éducation du cadet, qui montre autant d'application que de facilité. Le petit Jean-Sébastien apprend donc l'orgue et le clavicorde ; il chante dans les chœurs; un peu plus tard, il deviendra violoniste et altiste. Virtuose remarquable, il manifeste également une sorte de passion artisanale pour tout ce qui touche à son métier; ainsi prend-il autant de plaisir à accorder un orgue qu'à en jouer, à perfectionner son clavicorde qu'à travailler ses gammes ; il recopie toute la musique qui lui tombe sous la main ; il s'essaye à composer lui-même ; il apprend à écrire vite et bien des morceaux religieux et des pièces instrumentales dont l'église luthérienne et les princes font une grande consommation. En outre, il voyage. De sa dixième à sa trente-huitième année, c'est-à-dire en vingt-huit ans, il changera neuf fois de résidence, sans compter de petits voyages ou de vrais séjours, ici et là, les uns et les autres dictés par une curiosité insatiable, par un désir d'apprendre, qui sont peut-être bien les traits dominants de son caractère.

    Le voici au « gymnasium » de Lunebourg, faisant partie d'une chorale qui chante dans les églises, dans les noces, les banquets, les sérénades, et aux obsèques. Il entend l'organiste de Hambourg, Reincken; il admire les cinquante jeux et les quatre claviers du grand orgue, il s'émerveille de cette immense palette sonore.

   A Cella, chez le duc de Brunswick, il découvre Couperin, il étudie le style de nos clavecinistes. A dix-huit ans, il joue avec une grande maîtrise du violon, de l'alto, du clavecin et de l'orgue; il possède une connaissance approfondie du langage musical.

 

 

   Quel est son caractère? Religieux, ancré dans la tradition luthérienne, protestant dans l'âme, mais pas sectaire ; sérieux, mais ouvert à tous les spectacles de la vie; aussi cultivé qu'un musicien de son temps, courbé sous une sévère discipline, pouvait l'être ; ardent, vif, un peu irritable, volontaire, ne cédant jamais devant l'obstacle ; orgueilleux avec mesure, déjà partagé, comme il le sera toujours, entre l'ardeur de vivre et une certaine nostalgie de la mort.

   Ses voyages l'ont formé. A dix-huit ans, il est entré dans l'orchestre du duc Jean-Ernest de Weimar, où la musique italienne est en honneur. A Arnstadt et à Muihausen, il s'est consacré exclusivement à l'orgue. A Lübeck, Buxtehude l'a initié à l'art germano-nordique. A Weimar, il a assumé la double charge d'organiste de la chapelle et de musicien de chambre du duc de Saxe-Weimar. A Coethen, il est voué exclusivement à la musique instrumentale. Ainsi, jusqu'en 1723, date de son arrivée à Leipzig, toute son activité musicale a été partagée entre le culte divin et le service des princes, entre l'orgue et la musique de chambre, entre la fresque et le dessin, entre la cathédrale et le salon. Deux esthétiques aussi opposées qu'on peut l'imaginer. Ici, l'instrument aux cent voix, polyphonique par essence. Là, l'instrument à archet, monodique par destination.

   Ce qui, chez Bach, est du domaine de la musique de chambre, évoque, par son nom même, la vie de famille. Pour Bach, la vie de famille, c'était encore la vie musicale. « Tous mes enfants, dit-il, sont musiciens de naissance ; je puis former avec les miens un concert, « vocaliter et instrumentaliter », surtout puisque (sic) ma femme actuelle a un fort joli soprano et que ma fille aînée ne fait pas mal sa partie. »

   Cette «  femme actuelle » à laquelle Bach fait allusion dans ces lignes écrites à Leipzig, est la seconde femme de Bach. La première était sa cousine, Marie-Barbe, avec laquelle il s'était fiancé à Arnstadt, et qu'il avait épousée à Mulhausen, le 17 octobre 1707, à vingt-deux ans. Certes, en ce début du XVIIIe siècle, le traitement d'un organiste n'était pas royal : il atteignait tous justes quatre-vingt-quatre florins par an, à quoi s'ajoutaient des contributions en nature : trois muids de blé, deux tonnes de bois, trente douzaines de fagots « livrés devant la porte », plus un cadeau annuel de trois livres de poisson ! Enfin, survient le petit héritage d'un oncle. Bach fait ses comptes : il estime qu'il est en situation de se marier.

   Espérait-il autant d'enfants ? - voilà ce qu'on peut se demander. De son premier mariage, il en aura huit. Plusieurs mourront en bas-âge. Quatre survivront, parmi lesquels Friedmann et Philippe-Emmanuel, qui s'illustreront dans la carrière paternelle. En 1720, Marie-Barbe meurt. Jean-Sébastien laisse passer dix-huit mois. Il se remarie, le 3 décembre 1721, avec Anna-Magdalena Wülken, fille d'un artiste de la chapelle de Weissenfels, elle-même excellente musicienne. Une collaboration touchante s'institue entre les deux époux. Anna-Magdalena est non seulement la copiste de son mari, mais son élève et sa principale interprète. Jean-Sébastien écrit à l'intention de sa femme plusieurs morceaux qui composent le Petit Livre d'Anna-Magdalena. Le soir, après la journée de travail, il essaye avec les siens la sonate en cours, ou la cantate en gestation. Est-ce pour accroître les effectifs instrumentaux et vocaux que le ménage prolifère immodérément ? On ne sait. En tout cas, treize enfants viennent couronner le second mariage. Bach aura vingt et un enfants de ses deux femmes. Lorsqu'il mourra, en 1750, dix d'entre eux - cinq garçons et cinq filles - auront précédé leur père dans la tombe.

   Outre le chagrin de tant de décès autour de lui, Bach éprouva la peine de ne pas retrouver chez tous les enfants qui survécurent ses qualités morales et intellectuelles. L'un de ses fils, Gottfried-Heinrich, était idiot. Un autre, Gottfried-Bernard, se perdit par sa mauvaise conduite. Wilhelm-Friedmann, le plus doué de tous, musicalement, était un ivrogne invétéré, vendant, quand il avait besoin d'argent, les manuscrits de son père. Heureusement, trois de ses cadets, Philipp-Emmanuel, Jean-Christophe et Jean-Chrétien, furent à la fois d'honnêtes garçons et de remarquables musiciens. Trois réussites parfaites sur vingt et un sujets.

 

   Malgré des charges écrasantes, la situation financière de Bach n'était pas mauvaise. L'inventaire qu'on fit après sa mort et le luxe qu'il pouvait se permettre en instruments de musique prouvent clairement qu'il jouissait d'une certaine aisance. La vérité, c'est que Bach était très « regardant ». En est-il de meilleure preuve que l'anecdote suivante? En reconnaissance de l'hospitalité qu'il avait reçue à Leipzig, son cousin Elias Bach, de Schweinfurt, avait envoyé à Jean-Sébastien une petite pièce de cidre. Or il se trouva qu'arrivée à Leipzig, elle avait perdu un tiers de son contenu. Bach, dans une lettre de 1748, remercie très aimablement son cousin, mais, en post-scriptum, il lui détaille les frais de port et d'octroi, et le prie de ne plus lui faire pareil envoi à l'avenir car, dans ces conditions, ajoute-t-il, le cidre me revient trop cher pour être un cadeau !

   « Le génie d'un homme, a dit Taine, ressemble à une horloge : il a sa structure et, parmi toutes ses pièces, un grand ressort. » S'appliquant à Bach, la définition est parfaitement exacte : son grand ressort est le sens religieux. Sans doute, les Suites anglaises, les Inventions et le Clavecin bien tempéré ne poursuivent-ils pas une fin mystique, il n'en demeure pas moins que le but majeur de Jean-Sébastien Bach a certainement été de réaliser une grande prédication en musique. D'abord, son œuvre religieuse est immense : pièces d'orgue, cantates, messes, passions, motets, oratorios. En tête de ses partitions, il trace : Jesu Juva, ou bien : Soli Deo Gloria. Sur la couverture d'un recueil de chorals, on lit l'épigraphe suivante :

A Dieu puissant

Ce livre pour l'honorer.

Au prochain pour l'instruire.

   Le recueil de ses grands chorals dogmatiques, il l'encadre par le Prélude et la Triple Fugue en mi bémol, qui figurent musicalement la majesté divine et l'unité des Trois Personnes. Enfin, quand il sent approcher la mort, son dernier geste est de dicter à l'un de ses gendres un choral sur le thème du cantique protestant : « Je comparais devant ton trône » - réflexe de croyant, ultime geste du chrétien qui se prépare à paraître devant son Créateur. Chorals et cantates sont des tableaux de la vie religieuse de Bach; mais les cantates sont des fresques, alors que les chorals sont des miniatures. Chacun de ceux-ci paraphrase un texte de l'Écriture et brode sur le thème d'un cantique luthérien.

   « Maintenant, réjouissez-vous » : tel est le titre d'un de ces chorals : une ligne rapide, sinueuse, figure le cheminement de la joie universelle, tandis qu'un clairon énonce, en valeurs longues, le thème de la bonne parole qui se répand de par le monde. Pour Bach, la joie est, avant tout, une plénitude de l'âme dont seul, peut-être, le sourire énigmatique de certaines bienheureuses donne une idée exacte. La joie de Bach, c'est déjà la joie métaphysique de Beethoven, qui est tout à la fois extase et mouvement. Bossuet disait d'elle « que loin d'être extérieure au cœur, el y coule à flots pressés, le pénètre et le déborde. »

   « La Vieille Année s'en est allée » : un chant tourmenté, replié, si l'on peut dire, sur lui-même, évoque la méditation solitaire aux dernières heures de l'année qui s'achève. On fait le compte des bonheurs et des tristesses, dans un profond sentiment de mélancolie. Le « rigorisme » de Bach cède parfois, souvent même, le pas au « poétique ».

   « Le Christ gisait dans les liens de la mort », choral dit du Vendredi Saint : ce n'est pas vraiment la mort, c'est le murmure du tombeau : plaintes, flots de larmes, tambours sépulcraux … ne sont pas pour Bach. Ici, la douleur n'est pas bruyante, elle se passe dans le secret du cœur. D'ailleurs le sentiment est moins individuel que collectif : ce n'est pas l'individu déchiré qui pleure, c'est toute la chrétienté qui  s'agenouille sur la tombe du Christ.  

 

  

   Pour Bach, le grand jour est le dimanche. Il a composé durant la semaine une cantate, c'est-à-dire une œuvre importante, à la fois instrumentale et vocale, formée d'une suite de morceaux, d'airs, de duos, de soli, obligatoirement terminée par un choral que le chœur entonnera. Le tout s'inspire du thème religieux du jour et du texte de l'office luthérien. Ses premières Cantates, il les a composées durant les dernières années de Weimar, c'est-à-dire entre 1714 et 1717. Il s'est interrompu à Coethen, où la musique de chambre l'absorbait tout entier. Il en reprend la composition à Leipzig, où il en écrit deux cent quatre-vingt-quinze. Une centaine de Cantates ont été perdues : la Bachgesellschaft en a publié cent quatre-vingt-onze, dont cent soixante-sept datent de Leipzig.

   Une cantate par semaine ! - c'est-à-dire qu'il doit composer dans une hâte extrême et utiliser, quand le temps lui fait défaut, des fragments d'œuvres antérieures, faire, au besoin, des emprunts à des pièces de ses confrères. A peine achevé, le texte passe à la copie. Tout le monde s'y met : père, mère, enfants. Les manuscrits fournissent, côte à côte, des exemples calligraphiques de Bach lui-même, d'autres d'Anna-Magdalena ; on relève même parfois la trace d'une écriture enfantine. A peine l'encre est-elle sèche qu'on répète la Cantate : une seule répétition, le samedi après-midi - ce qu'aujourd'hui on appelle « une lecture à vue ». L'exécution a lieu le dimanche matin, dans des conditions qui sont loin d'être optimales, contre lesquelles, souvent, Bach s'élève avec force. Il ne dispose que de sept instrumentistes - quatre fifres et trois violons - là où il lui en faudrait dix-huit. Le chœur des orphelins est abominable. On devine le déchirement que peut causer aux oreilles du grand homme une exécution hâtive et maladroite, confiée à une vingtaine au plus de gamins rieurs et dissipés, tout à fait incapables d'apprécier le texte sublime qui leur est confié.

 

   Dimanche matin ; cinq heures sonnent dans la nuit. A cinq heures et demie, office de matines. Un chœur d'étudiants, surveillé par Bach, chante l'office. A sept heures, le « culte » principal commence : la cérémonie se prolonge jusqu'à midi. Prélude d'orgue ; motet, Kyrie et Gloria ; collecte ; lecture de l'Épître ; hymne du jour; lecture de l'Évangile; Credo ; exécution de la Cantate ; sermon (il dure une heure); chant; prière, hymne; paroles de l'institution de la Cène ; communion : hymne ou motet ; bénédiction. A midi, second office (deux chants, un sermon, un chant). A treize heures trente, les vêpres commencent. On y donne un motet. Aux vêpres de Noël, on chante le Magnificat ; le Vendredi-Saint, on chante une Passion. Tout cela dans des conditions musicales extraordinairement précaires. Le soir, complètement brisé, déçu par l'exécution médiocre de son ouvrage, Bach range le manuscrit sur un rayon de la bibliothèque et, dès le lendemain, il met une autre Cantate en chantier.

 

   Bach connut-il la gloire? Question difficile à trancher par oui ou non. En vérité, il faut y répondre par oui et par non.

Non, si l'on considère que, lui vivant, son œuvre est âprement discutée. Deux critiques - Scheibe et Mattheson - en nient l'importance. Les fils du cantor, eux-mêmes, considèrent leur père comme « dépassé », et le mot terrible de Jean-Chrétien : « Vieille perruque ! », résume leur sentiment à tous.

   Non encore, si l'on songe aux tracasseries dont le grand homme est l'objet à Leipzig, de la part du consistoire de l'école et de l'église Saint-Thomas. « Monsieur Bach n'était pas un pédagogue », dira de lui, en guise d'oraison funèbre, le recteur Ernesti. Le cantor doit, aux termes de son engagement, soumettre le texte de ses cantates au pasteur de la paroisse : humiliante et combien inutile obligation ! Ses demandes légitimes sont, la plupart du temps, repoussées. A Georg Erdmann, agent du Gouvernement russe à Dantzig, Bach écrit, en 1730, pour se plaindre : « Il me faut vivre presque continuellement parmi les contrariétés, l'ennui et la persécution : force me sera donc, avec l'aide du Très-Haut, d'aller chercher fortune ailleurs... » De fait, il pensa souvent à quitter Leipzig. Mais l'ennui d'avoir à déménager avec une si nombreuse famille l'empêcha de mettre son projet à exécution.

   En revanche, on peut répondre oui à la question que nous nous posions, si l'on envisage la réputation de Bach en tant que virtuose et improvisateur. Sur ce double plan, on le jugeait sans rival. Que ce fût au violon, au clavecin, au clavicorde ou à l'orgue, la technique de Bach était souveraine.

   Cette réputation de très habile musicien s'étendit avec les années, ainsi que le prouve l'histoire authentique que voici : au mois d'avril 1747, le roi Frédéric II, qui régnait sur la Prusse depuis 1740, fit savoir à Jean-Sébastien Bach qu'il serait heureux de le recevoir à Potsdam. L'un des fils du cantor, Philipp-Emmanuel, kapellmeister du souverain depuis l'avènement de ce dernier, transmit à son père le vœu royal. Bach était alors dans sa soixante-deuxième année. Au début de mai, il entreprit, sans grand enthousiasme, le voyage de Berlin et s'arrêta à Halle pour y prendre au passage son fils aîné, Friedmann. Tous deux arrivèrent à Potsdam au soir du dimanche 7 mai. Au palais, le concert quotidien était sur le point de commencer. L'orchestre attendait, quand la liste des étrangers nouvellement arrivés fut présentée à Sa Majesté. Elle la parcourut du regard, posa sa flûte et, se tournant vers les musiciens, s'écria : « Messieurs, le vieux Bach est arrivé.» Aussitôt priés de se présenter au souverain, Jean-Sébastien et Friedmann durent accourir, sans prendre le temps de se reposer, ni de changer leurs vêtements de voyage. Le roi pria Bach d'essayer ses pianos de Silbermann. Mis en goût, Frédéric II proposa un sujet de fugue au cantor, qui improvisa séance tenante une fugue à trois voix.

   Le lendemain, après une audition d'orgue qu'il donna dans l'église du Saint-Esprit, devant une foule considérable, Bach fut de nouveau invité à Potsdam. Le roi lui demanda, cette fois, d'improviser une fugue à six voix. Bach y consentit, à condition de choisir lui-même le sujet. Il dut s'exécuter brillamment car le roi, émerveillé, s'écria à plusieurs reprises : « Il n'y a qu'un Bach! Il n'y a qu'un Bach! »

   Dès son retour à Leipzig, Bach se mit au travail; désireux que le roi conservât de son passage à Potsdam un souvenir digne de lui, il entreprit la composition d'une série de pièces sur le thème royal. En trois envois successifs, il adressa au roi, sous le nom d'Offrande Musicale, un recueil comportant trois fugues, une sonate et neuf canons sur le thème royal. Une lettre fort adroite accompagnait le tout :

« Sire,

   Je prends la liberté de vous présenter, dans la plus profonde soumission, une Offrande Musicale, dont la partie la plus noble est de la main de Votre Majesté. C'est avec un respectueux plaisir que je me souviens encore de la grâce toute royale que voulut bien me faire, il y a quelque temps, Votre Majesté, en daignant me jouer, lors de ma présence à Potsdam, un sujet de fugue, et en daignant me demander de le traiter en son auguste présence. C'était mon devoir le plus humble d'obéir à l'ordre de Votre Majesté. Mais je remarquai bientôt que, faute de la préparation nécessaire, il ne m'était point possible de traiter un sujet aussi excellent de la façon qu'il méritait. Je me décidai alors à traiter ce sujet vraiment royal en toute perfection, et à le faire ensuite connaître au monde. Mon projet se trouve réalisé maintenant, dans la mesure de mes forces, et je n'ai d'autre intention que le désir louable d'augmenter, si peu que ce soit, la gloire d'un monarque dont la force et la grandeur ne sauraient être qu'un objet d'admiration pour tous, aussi bien dans tous les arts de la guerre et de la paix que, tout spécialement, dans la musique. Je m'enhardis jusqu'à joindre cette très humble prière : veuille Votre Majesté daigner faire bon accueil à ce modeste ouvrage et me conserver sa grâce royale souveraine.

   Je suis de Votre Majesté le très humble et très obéissant serviteur.

J. S. BACH.

Leipzig, 7 juillet 1747

   Bach connaissait à fond le métier de courtisan et la valeur de son talent, qu'il estimait fort propre à glorifier le règne de son souverain!

   S'il fallait synthétiser d'un mot le caractère et l'œuvre de Bach, on dirait : la vie même.
La vie même, traduite par ce qu'elle peut donner de meilleur et de plus haut :
la joie, la force, sentiments généreux qui balayent comme un coup de vent salutaire nos
petites dépressions ordinaires pieusement dorlotées. Nous connaissons tous ces instants de
vague désespoir où, trop lâches pour nous arracher à la morne contemplation de nous
mêmes, nous remplaçons le courage qui nous fait défaut par la joie morose d'une vaine introspection. Alors, nous entendons résonner dans notre cœur vidé, les paroles qui nous condamnent: « L'homme qui s'écoute entend un glas », disait Léon Daudet. Et si, à la place de ce glas intime, nous écoutions la voix énergique de Bach ? Elle console parce qu'elle ne plaint pas, mais qu'elle parle haut et fier. Si nous essayions de fixer notre esprit sur quelqu'un de ces monuments que son génie a édifiés, face au temps, pour l'éternité, nous pénétrerions alors dans une de ces cathédrales que figurent nombre de ses grandes pièces d'orgue. Ici, le portail, rehaussé par les figures des saints. Là-bas, tout au fond, les vitraux qui étincellent, comme un mur lumineux et transparent. Et, devant nous une longue allée qui conduit à l'autel. N'est-ce pas le symbole de la célèbre Toccata et Fugue en ré mineur ?

 

   Certes, Bach n'est pas sentimental, et, cependant, il épouse et traduit tous nos sentiments. Il ne lui est rien arrivé, mais il a tout connu, tout compris. Il est intime sans forcer notre intimité. Nul mieux que lui n'a exprimé la joie. Lorsque sa voix est douloureuse, elle l'est avec magnificence, et la douleur n'est jamais agenouillée, mais relevée, au contraire, et regardant au loin, dans les perspectives apaisées du souvenir ou de l'espérance. Il n'y a peut-être pas une musique qui console plus complètement que la sienne, bien qu'au premier abord elle ne semble guère s'y efforcer.

   Il n'y a pas de trouble ni d'inquiétude qui résistent longtemps à la musique de Bach. Belle musique en vérité, écrite par un être de génie qui ne se voulait que du talent ! Noble musique, éprise d'une double pureté : celle du métier et celle du cœur ! Haute musique, qui va « les semelles au sol » et la tète dans les étoiles! Musique patiente d'un prodigieux artisan, pour qui semble avoir été tracée la maxime pascalienne : « S'offrir aux inspirations par les humiliations. »

 

 

 



22/12/2008
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 101 autres membres