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"L'enfant de sable" de Tahar Ben Jelloun (1944-)

L'Enfant de sable

Tahar Ben Jelloun (1944- )

Roman, Maroc (écrit en français), 1985

 

 

Résumé :

 

   Selon un rituel de rendez-vous fidèles, un conteur renommé retrouve chaque jour un auditoire impatient. Assis sur sa natte, il sort de son cartable un manuscrit dont il s'est imprégné au plus profond de son âme. Il s'apprête à livrer les clés qui permettront d'ouvrir les sept portes du Secret et de découvrir la troublante destinée d'Ahmed...

   Dans un quartier populaire arabe vit un homme déshonoré. En quinze ans de mariage, son épouse n'a mis au monde que des filles, au nombre de sept. Et la ruine viendra s'ajouter à la honte puisque la religion dépossède l'homme sans héritier au profit de ses frères. Au fil des naissances, l'espoir a laissé la place à la tristesse puis à la colère. Mais l'homme ne s'est pas résigné et décide, avec une détermination inébranlable, que son futur et dernier enfant sera un mâle, quoi que la nature en décide. Et la nature lui donne une huitième fille, nommée Ahmed ; seuls sa mère, son père et la sage-femme, déjà sénile, connaissent le secret.

   L'enfant grandit dans une euphorie quasi quotidienne. Aux fêtes de la naissance succèdent celles du baptême et, bientôt, celles de la cérémonie de la circoncision habilement préparée par le père ; son subterfuge achève de dissiper les soupçons. L'éducation paternelle fait d'Ahmed un petit homme qui échappe ainsi à l'univers, si limité, des êtres de son sexe. Même les problèmes de l'adolescence sont apparemment abolis : la poitrine serrée dans le lin blanc, les cheveux courts et l'instruction livresque d'Ahmed achèvent d'affirmer le caractère autoritaire d'un jeune garçon muré dans une profonde solitude. Par la force des choses et du temps, le secret jalousement gardé par le père devient la propre volonté du fils et sa vie, même après la mort du père, s'oriente entièrement vers la confirmation des apparences : être un homme et jouir des privilèges de cette condition.

   La vie d'Ahmed pourrait changer lorsqu'il décide de prendre femme, poussant à l'extrême la logique de sa destinée. Il choisit sa cousine Fatima, pauvre boiteuse épileptique. Mais leur mariage est de courte durée car la jeune épouse, malade, ne tarde pas à s'éteindre. La nuit de sa mort, elle avoue à Ahmed avoir toujours su qui il était et avoir désiré, en acceptant le mariage, unir deux infirmités sœurs et complices.

   Le veuvage et la réclusion volontaire plongent Ahmed dans un profond désarroi. Les pages de son journal trahissent alors une crise aiguë provoquée par la négation de son corps de femme et les désirs qui l'assaillent. Les lettres d'un correspondant anonyme se déclarant son ami brisent régulièrement la monotonie de ses journées solitaires. Il ne voit plus sa mère, murée dans un silence éternel, ni ses sœurs; les unes sont parties, les autres ont dilapidé les biens de la maison abandonnée.

   Un jour, Ahmed décide de mettre un terme à son exil et ses premiers pas dans la rue sont teintés de visions à la frontière du rêve. Une vieille femme lui barre le passage et lui demande son identité, comme si, en quittant sa chambre, il devait accepter sa condition première. Une seconde vieille l'entraîne vers un spectacle de forains pour lequel Ahmed éprouve une vraie fascination. On lui propose d'utiliser son physique ambigu en dansant devant un public. Rebaptisé Zahra, Ahmed entrevoit une existence autre, et peut-être le chemin de la délivrance...

   Le conteur a disparu depuis plus de huit mois. Au terme d'une attente réitérée chaque jour, les auditeurs se sont dispersés. Seuls Salem, Amar et Fatouma vont tenter de poursuivre le récit, se disant détenir chacun la vérité sur la destinée d'Ahrned-Zahra.

   Salem prend la parole, persuadé de la mort du héros et raconte les derniers mois, violents et sordides, de sa vie, passée avec les forains. Le récit d'Amas, choqué par les paroles de Salem, prend une tout autre tournure. Ahmed s'est laissé mourir, dans la méditation; des manuscrits, reclus dans cette chambre qu'il n'a jamais quittée. Lorsque son tour est venu de révéler sa vérité, Fatouma parle d'une femme, Ahmed Zahra, qui a erré longtemps et qui n'est autre qu'elle-même.

   Parmi l'assistance resserrée autour des nouveaux orateurs, un homme aveugle prend la parole, déclarant que le secret est sacré. Imprégné de l'univers de sa bibliothèque, il est passé maître dans l'art de falsifier les destinées humaines. Il raconte la visite qu'une femme à la voix grave lui fit. Mais l'homme ne livrera que les bribes d'un secret dont il reste le prisonnier.

   Longtemps masqué par les visages anonymes de la foule, le conteur reparaît. Après avoir justifié son long retrait, il révèle la genèse de son récit : c'est une femme d'Alexandrie qui, voulant se décharger du poids d'un secret, lui confia le mystérieux manuscrit de Bey Ahmed, son oncle défunt. A sa mort, chacun découvrit avec stupeur sa vraie nature et la réalité étant insupportable, la femme désira qu'elle acquît l'aura de la légende par l'intermédiaire d'un grand conteur. Celui-ci médita longuement le texte et en commença le récit mais, une nuit, la pleine lune lava le cahier de son contenu ainsi que la mémoire de celui qui s'apprêtait à en révéler les dernières clés. Seule la lune détient l'ultime Secret.

 

Pistes de lecture :

 

Poésie, romans, essais.

 

   Tahar Ben Jelloun est né à Fès en 1944. Il a fait une thèse de doctorat en psychiatrie sociale et a enseigné la philosophie à Rabat et à Tétouan.

Poète, romancier et essayiste, il est très préoccupé par la question des émigrés et des déracinés (Le Discours du chameau, 1974; Les Amandiers sont morts de leurs blessures, 1976; A l'insu du souvenir, 1980).

   Ses romans (Harrouda, un roman-poème, 1973; La Réclusion solitaire, 1976; Moha le fou, Moha le sage, 1978) présentent un désir de recherche formelle. La Plus Haute des solitudes est un essai qui aborde le thème difficile de là misère affective et sexuelle des travailleurs maghrébins en Europe.

   Depuis 1984, Tahar Ben Jelloun fait partie du Haut Conseil de la francophonie créé cette année-là par François Mitterand assisté par Léopold Sédar Senghor.

 

La littérature maghrébine d'expression française.

  

   La littérature maghrébine d'expression française, née après la Deuxième Guerre mondiale, est liée bien évidemment à la présence de la France au Maghreb et à la culture française dominante. Dans les années 50 paraissent les ouvrages d'auteurs considérés comme la première génération d'écrivains maghrébins d'expression française. Citons Mouloud Feraoun (Algérie), Driss Chraïbi (Maroc), Albert Memmi (Tunisie). Ces premiers romanciers témoignent d'une prise de conscience nationaliste, du sentiment d'une identité propre trop longtemps niée. Au-delà des thèmes, certains auteurs comme Kateb Yacine (Nedjma, 1956) entament la recherche d'une nouvelle écriture romanesque et poétique. Rachid Boudjedra (1941) continue dans cette voie en développant le concept de déstructuration littéraire. Il dénonce également un mal de vivre, attaquant les mœurs rétrogrades, notamment dans La Répudiation (1969).

   Tahar Ben Jelloun, tout comme ce dernier, s'inscrit dans la seconde génération d'écrivains maghrébins, aussi bien d'un point de vue formel (il n'hésite pas à rompre la linéarité d'un récit) que thématique : La Réclusion solitaire est, par exemple, plus un roman-témoignage qu'une fiction à part entière.

   En 1976, Tahar Ben Jelloun publie La Mémoire future, anthologie de la nouvelle poésie du Maroc. D'autres œuvres suivront : La Prière de l'absent (1981), L'Ecrivain public (1983), Hospitalité française (1984)...

 

L'Enfant de sable : une destinée solitaire.

 

   En 1985 paraît un roman : L'Enfant de sable, bientôt suivi d'une « suite » : La Nuit sacrée (1987), Prix Goncourt 1988. Tahar Ben Jelloun est le premier écrivain maghrébin à obtenir cette récompense.

   Le thème de L'Enfant de sable tire son origine de la condition féminine maghrébine. Un homme déshonoré parce qu'il n'a pas de fils décide de conjurer le destin: sa dernière fille, présentée à la naissance comme un garçon, bénéficiera de la considération et des privilèges (instruction, héritage, droit à la parole et aux décisions) de l'homme marocain. Par ce biais, l'auteur campe la femme marocaine : si elle est sacrée de par son aptitude à la reproduction, elle vit recluse, à l'ombre de l'homme, cet étranger, vers lequel le monde extérieur est entièrement orienté.

   Mais, l'auteur va plus loin, accédant, au-delà du thème social, à une réflexion profonde sur l'identité. Il analyse la pensée d'un être étranger à son propre sexe, privé d'une vie affective à part entière. Le paradoxe d'Ahmed est d'être une femme comblée car elle a reçu tout ce qu'elle n'aurait jamais pu entrevoir en tant que femme; mais la condition sine qua non de ce don est de garder sa féminité secrète, et donc de souffrir la plus grande des solitudes.

 

Un récit dans un récit : la mise en abyme interrompue.


   Tahar Ben Jelloun choisit pour son roman le procédé de l'enchâssement. Il esquisse, à un premier niveau, l'histoire d'un conteur. A un second niveau, il élabore le récit de ce conteur. Lorsque le lecteur est pris par l'intrigue, l'auteur fait disparaître son narrateur, emportant les clés de son histoire.

   Comme s'il voulait donner une chance à son personnage, être de papier dont la destinée dépend de son bon vouloir, l'auteur met en scène trois auditeurs fidèles qui imaginent à Ahmed une destinée. Un roman peut, en effet, prendre mille chemins différents et l'auteur reste libre de garder pour lui le mot de la fin, les clés de l'intrigue. C'est ce que Tahar Ben Jelloun a choisi pour son personnage : la lune a emporté le Secret de L'Enfant de sable.

 

 



14/06/2008
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