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L'Histoire et la philosophie de l'Histoire

Philosophie de l’Histoire

 

 

Introduction

   L’Histoire. On peut traiter celle-ci d’au moins deux manières : la première consiste à traiter la question de la connaissance historique ; la seconde s’interroge sur l’histoire elle-même, sur son sens – ou son absence de sens (nous y reviendrons). La première perspective est d’ordre épistémologique ; la seconde peut être qualifiée de métaphysique ou ontologique. C’est cette seconde voie que nous allons privilégier, même si nous rencontrerons sur notre route la première.

1. La question du sens de l’histoire

La question que nous prenons pour fil directeur est la suivante : l’histoire a-t-elle un sens ? Je la prends comme fil directeur pour deux raisons : d’abord, parce qu’elle « condense » les enjeux essentiels de la philosophie de l’Histoire, ensuite, parce qu’elle constitue une question « classique », c’est à dire une question qu’on ne peut éviter.

C’est sans doute Kant qui, en 1784, dans l’opuscule intitulé Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, a le mieux posé cette question. « Kant, écrit un auteur récent, était parfaitement conscient que ‘le cours aberrant des choses humaines’ paraissait ne révéler aucun schéma d’organisation en surface, et que l’histoire des hommes semblait une succession continuelle de guerres et de cruautés. Il se demandait néanmoins s’il n’y avait pas un mouvement régulier dans l’histoire humaine, de sorte que ce qui paraissait chaotique du point de vue d’un individu isolé pouvait peut-être révéler en fait en fait une évolution lente et progressive sur une longue période de temps »[1]. Le projet kantien était donc d’essayer de découvrir les lois d’un développement sensé derrière ce qui apparaît comme une suite d’évènements incohérents, ou du moins sans unité. En un sens, il s’agissait de mettre en lumière les principes qui dépassant très largement les individus donneraient son orientation à l’histoire. C’est cette question qui nous intéressera ici : le cours des évènements obéit-il à un « schéma organisateur » lui donnant un sens ?

2. Analyse du mot « sens »

Donc, la question est : l’histoire a-t-elle un sens ? Il est peut-être bon de s’arrêter un instant sur la question elle-même afin d’en préciser la nature. C’est plus particulièrement sur le mot « sens » que je voudrais m’arrêter. Que se demande-t-on, en effet, lorsque l’on se demande si l’histoire a un « sens » ? Le mot « sens » n’est pas univoque, il a une pluralité d’acceptions. Avoir du « sens » c’est avoir une signification. Face à quelque chose qui nous paraît absurde, nous disons volontiers que « ça n’a pas de sens ». A l’inverse quelque chose à un sens, une signification pour autant qu’il « veut dire » quelque chose. Mais avoir un sens, c’est aussi suivre une direction : « tu vas dans le bon sens » signifie « tu vas dans la bonne direction, tu es sur le bon chemin ». Il faut se demander si ces deux acceptions ont partie liée.

3. Reformulation de la question - Problématisation

Dans le cadre d’une réflexion sur l’histoire on peut émettre l’hypothèse suivante : ce qui fait que l’histoire a un sens (une signification), c’est qu’elle a un sens (qu’elle suit une direction). Pourquoi cette hypothèse ? Pour bien l’entendre il convient de partir de l’hypothèse opposée, savoir, l’absence de direction.

A supposer, donc, que l’histoire ne suive pas de direction, alors, elle peut aller dans tous les sens : avancer puis reculer, elle devient une sorte de chaos imprévisible. La vérité d’une époque ne nous apprend rien puisqu’elle ne s’inscrit pas dans un mouvement plus ample, puisque l’histoire n’obéit à aucune loi a priori, qu’elle n’a d’autre logique que celle de l’événement. L’histoire ne poursuit aucune fin – et, de ce fait elle ne peut se finir. L’histoire est le lieu de la contingence : tout y est possible, peut-être mais rien n’y est nécessaire : elle suit cette voie d’évolution, mais elle pourrait ou aurait tout aussi bien pu suivre une autre direction – et peut être changera-t-elle de direction.

En revanche, si l’histoire n’est pas le produit des circonstances et du hasard, si donc elle obéit à sa propre logique (logique dépassant les individus), il devient légitime de la supposer  intelligible. Non seulement on peut la comprendre, mais, en plus, on peut en décrypter les grandes lignes indépendamment de l’expérience. Ou plutôt, les faits historiques prennent sens à la lumière du concept qui vient s’incarner en eux. Ce qui dans l’histoire « fait sens », ce qui y est essentiel et non pas simplement accidentel, ce sont les moments qui marquent un tel « progrès logique ».

Mais à quelles lois obéit l’histoire ? Quels sont les principes qui en expliquent le développement ? Voilà qui semble difficile sinon impossible à savoir. Pire, chercher à introduire des lois au cœur de l’histoire paraît intenable. Car, s’il est vrai que nous sommes libres, alors il faut convenir que nos actes ne sauraient s’expliquer par autre chose que nous-même. De plus, les hommes semblent agir en fonction d’intérêts qui leur sont propres et non de conserve. Loin qu’ils agissent tous en vue d’un même but, chacun poursuit des fins qui lui sont propres. Or, en l’absence de projet commun, on voit mal comment l’histoire pourrait avoir un sens. C’est bien, en effet le projet qui détermine la direction suivie. Mais peut-être, après tout, est-ce la divergence de nos intérêts qui nous impose la recherche de principes communs[2].

L’espoir de découvrir une cohérence à l’histoire se heurte donc immédiatement à de fortes objections. Peut-on les surmonter ? Peut-on retrouver un « dessein de la nature » derrière les intentions conscientes des acteurs de l’histoire ? Autrement dit, les individus ne contribuent-ils pas, fut-ce involontairement, à la réalisation d’un « projet » qui les dépasse et dont ils n’ont sans doute pas même conscience[3] ?

Ainsi notre question se dédouble : l’histoire suit-elle une direction (direction qui lui confèrerait une signification) ? et si oui, laquelle ? Mais aussi : à supposer qu’elle n’en suive pas, doit-on en conclure qu’elle n’a pas de sens ?

 

 


I. Les conditions de possibilité de l’Histoire : Sociétés Archaïques et Historiques

Notre question est celle du sens de l’histoire. Cependant, avant d’y répondre il est nécessaire de dégager les conditions de l’émergence de l’historicité. Car, et c’est ce que nous allons voir, toutes les sociétés ne sont pas ‘productrices’ d’histoire. Certaines d’entre elles peuvent, en effet, être qualifiées de sociétés « hors de l’histoire », « an-historiques ». Cela signifie donc que toute société ne se meut pas dans la dimension de l’histoire. Si tel est le cas il faut se demander quelles sont les conditions pour qu’une société soit ‘historique’. Pour le comprendre nous devons partir de la description du rapport au temps institué par les sociétés dites archaïques, sociétés que l’on dit encore « froides », précisément parce qu’elles semblent échapper aux évolutions de l’Histoire. On pourra alors par contra position ce qui constitue une société comme historique.

A/ Les Sociétés archaïques

1. Le temps mythique

Les Sociétés archaïques vivent le temps, c’est à dire ont un rapport au temps radicalement différent du notre. C’est ce rapport qu’il s’agit de penser. Leur temps est cyclique, il est celui de la répétition. Cela signifie que l’individu se doit de répéter un modèle pré-établi qui dit ce qui doit être. Ce modèle normatif, ce sont les mythes qui le donnent. Le mythe en racontant ce que firent les ancêtres impose un modèle qu’il s’agit de répéter. Il faut refaire ce qui a été fait, comme il faut éviter les erreurs funestes du passé. L’individu s’inscrit dans un ordre qui le précède et qu’il doit perpétuer. Le temps est bien pensé sur le mode de la répétition. Et, point décisif, la répétition s’oppose à l’innovation, à la nouveauté. Répéter ce qui fut, c’est s’interdire a priori de changer ce qui est. Le Présent se trouve dans une absolue dépendance à l’égard du passé mythique. On comprend dans ces conditions que les Sociétés archaïques le demeurent : elles ne connaissent pas le changement, elles l’excluent. Partant, il est légitime de parler de « sociétés froides » ou encore, si l’on veut, de sociétés « an-historiques ».

Ainsi, l’ordre est donné d’avance, et il provient d’un lieu autre, d’une extériorité radicale et incontestable. Et il est incontestable parce que son origine demeure soustraite aux acteurs présents dans la société. Le mythe est incontestable car il se présente comme le récit d’un événement appartenant à un passé immémorial – donc ne prêtant pas à la discussion. Et l’événement conté est événement fondateur de l’ordre social auquel les individus doivent se plier. Mais, et c’est là aussi un point essentiel pour nous, dire que l’ordre a été instauré en d’autres temps, par d’autres personnes (ancêtres, héros, dieux) signifie que la société ne se donne pas à elle même son ordre, ou plus exactement que l’ordre qu’elle se donne elle n’a pas conscience de se le donner. Et, par conséquent ne peut le modifier. La société s’ignore comme instituante, elle refuse de se penser comme source de son ordre. Pour elle l’ordre provient de l’extérieur, d’un autre qu’elle n’est pas et auquel elle se doit d’obéir.

On dira donc avec Marcel Gauchet  que « (…)la prévalence du passé mythique (…) est le moyen et le seul, d’établir une coupure véritablement complète et sans appel entre l’instituant et l’institué, l’unique recours efficace pour fonder un ordre intégralement reçu, entièrement soustrait à la prise des hommes ».

2. L’homme et son monde : nature et culture

Mais ce n’est pas tout les société archaïques se distinguent encore des nôtres par leur rapport à la nature. D’un mot : elles ne se pensent pas par opposition à elle, elles ne distinguent pas comme nous tendons à le faire la culture de la nature. Reste à comprendre ce que cela veut dire et pourquoi il en est ainsi.

L’ethnologie montre clairement que les hommes vivant dans les sociétés primitives ne distinguent pas les deux ordres que sont la nature et la culture, il faut entendre par là que la nature, pour eux est vivante, pleine d’esprits qui l’habitent, de forces surnaturelles. La nature n’est pas régie par les lois de la physique – lois qui sont impersonnelles, mais dominée par des forces vivantes, personnelles. Les hommes projettent dans la nature leur propre mode d’être, ils la pensent de manière anthropomorphique. La nature vit comme nous vivons, ‘fonctionne’ comme nous fonctionnons. Une telle compréhension de la nature implique que l’homme n’est pas foncièrement différent d’elle : l’homme est comme est la nature. Il ne s’y oppose pas, il lui appartient comme l’une de ses parties, l’un de ses éléments. Pour l’homme ‘primitif’ la distinction entre nature et culture, distinction qui pour nous est centrale, n’a pas lieu d’être – en tout cas pas de manière aussi tranchée qu’elle l’est dans la pensée ‘moderne’[4].

Cette immersion de l’homme dans la nature s’explique par le rôle essentiel du Passé dans la mise en ordre de la société. De même que les individus doivent respecter les usages ancestraux en les répétant, de même, ils doivent respecter l’organisation de leur univers, de leur « monde environnant ». L’ordre du monde doit être respecté, maintenu comme les actions des ancêtres doivent être répétées.

En d’autres termes, l’homme co-appartient si fondamentalement à la nature, qu’il ne saurait en déranger l’ordre. Ce n’est pas lui qui ordonne la nature, mais la nature qui lui impose son ordre. Ce qui apparaît clairement c’est que nature et culture sont plus ou moins confondus : pour l’homme primitif l’homme n’est pas l’autre de la nature.

Certes, les sociétés archaïques trouvent les moyens de leur subsistance dans la nature, néanmoins, elles ne la transforment pas radicalement, comme le feront les grandes civilisations fondées sur l’agriculture.

Conclusion

Que pouvons-nous conclure de cette présentation ? Les sociétés primitives se fondent sur la répétition. L’ordre social comme les relations de la société à la nature doit être respecté, il doit se perpétuer. Les sociétés primitives se refusent à la nouveauté, elles s’interdisent le changement : ce qui a été donne sa règle au présent – le présent doit répéter le passé : mais si le présent répète le passé, alors il n’y a plus d’avenir possible.

B/ Les Sociétés historiques

Les sociétés archaïques sont an-historiques parce qu’elles se répètent à travers le temps : elles ne se transforment pas elles-mêmes, et ne transforment pas (ou peu) leur monde environnant. Elles sont des sociétés du statu quo. Mais ce qu’il faut comprendre, dès lors, c’est le passage de ce modèle social à un autre modèle faisant émerger l’histoire.

Ce qui « bloque » le processus d’historicité c’est le fait que l’ordre vient de cette extériorité radicale qu’est celle du passé immémorial du mythe. Pour que l’Histoire soit possible, pour que l’homme cesse de répéter un ordre pré-donné, il faut que la société rompe avec cette autorité autre, qu’elle se libère de son « pouvoir hypnotique ».

Il faut que l’ordre perde son évidence, il doit devenir problématique. Il n’y a d’avenir possible que si le passé ne s’impose pas comme « à répéter », donc si le présent se libère du passé. Il faut que le sens du présent ne soit pas donné d’avance, mais qu’il soit à chercher, à construire.

La question est la suivante : comment le passé perd-il son caractère « régulateur » ? ou encore : Comment l’homme en vient-il à se distinguer de la nature dans laquelle il se trouve immergé ? En d’autres termes, comment naît la dissociation Culture/Nature ?

Le problème est très difficile, et il n’est pas même sûr qu’on puisse le résoudre. On peut cependant avancer une hypothèse.

C’est au moment où les ‘peuples’ se sédentarisent, lors de la « Révolution Néolithique » que s’opère le changement. Mais pourquoi ? Pourquoi la sédentarisation des populations a-t-elle produit le changement structurel des sociétés que requiert leur entrée dans l’histoire (chaude) ? Et, en quoi consiste-t-il ?

La sédentarisation, qui est liée à la ‘découverte’ de l’agriculture, conduit les populations à se rassembler pour former des ensembles importants en particulier sur le plan démographique. L’organisation sociale devient de ce fait plus complexe : d’où l’apparition d’un pouvoir centralisé, seul capable de l’organiser – et de maintenir l’ordre. Les Sociétés se constituent en Etats : mouvement qui aboutit à la constitution des Empires (par exemple en Egypte).

Par ailleurs à cette même période la « religion » se transforme elle aussi : les ‘dieux’ et bientôt ‘Dieu’ « quittent » la Nature : celle-ci, selon l’expression de Weber s’en trouve « désenchantée ». On peut comprendre cette évolution dans l’optique d’une « dynamique de la transcendance » (M. Gauchet).

Dès lors, l’ordre social n’est plus instauré par l’Autre (Mythe) du Passé : il tend à devenir le produit de la société elle-même. De même, les hommes n’ont plus à « respecter » la Nature (puisque les dieux et les ancêtres s’en sont enfuis) : il devient possible de se l’approprier, de la transformer. C’est selon ces deux axes que se développera l’histoire. Mais pour y parvenir, il aura fallu que les hommes rompent avec les Mythes.

Il faut maintenant se demander ce que les Société libérées du Mythe, donc susceptibles de se transformer elles-mêmes, feront d’elles-mêmes. C’est ce que nous allons examiner.

II. Les philosophies de l’Histoire : Hegel et Marx

Les Sociétés qui nous intéresse dorénavant sont les sociétés qui s’étant libérées du mythe (au moins pour une part) et s’étant constituées en Etats sont « productrice d’histoire », se transforment elles-mêmes.

L’histoire naît (en tant qu’histoire chaude) avec la constitution des sociétés en Etats. Et c’est pourquoi il sera possible (dans une perspective hégélienne) d’interpréter l’histoire comme histoire des Etats : de leur vie, de leur mort, de leur Œuvre sur la scène du monde…Mais cette histoire a-t-elle un sens : suit-elle une direction ? Y-a-t-il « Progrès » lorsqu’un peuple s’efface pour laisser la place à un autre, une « nouvelle figure de l’Esprit », en termes hégéliens ?

A/ La question du sens de l’Histoire : une question récente

Il convient de comprendre que la question du sens de l’histoire est une question récente : elle ne pouvait être posée qu’à certaines conditions. Ainsi le monde Grec, bien qu’il ait inventé l’histoire (celle des historiens), ne se demande pas si les évènements tendent  vers un but. C’est que pour eux le temps est pensé par analogie avec le cycle des saisons : celles-ci reviennent inéluctablement, chaque année. Il en ira de même des évènements humains. Il ne s’agit pas de dire que tout revient à l’identique, mais de soutenir que les choses se passent toujours de la même manière. Ce qui corrompt une cité corrompra d’autres cités. Les cités naissent, vivent et meurent, d’autres cités apparaissent, mais elles aussi après être nées et s’être développées, mourrons.

C’est le judaïsme et le christianisme à sa suite qui ont rompu avec cette compréhension cyclique du temps. Le peuple hébreu vit en effet dans l’attente du Messie. L’événement fondamental de l’histoire ne s’est pas encore produit, il est à venir. De la même façon le christianisme ne saurait accepter le « temps cyclique » : pour lui, l’homme a été créé, il a chuté, Dieu s’est fait homme en la personne du Christ, et il reviendra à l’heure du jugement. Le chrétien des premiers siècles vit dans l’attente d’un jugement qu’il pense imminent.

Cependant si le schéma cyclique explose sous les coups de la pensée « théologique », le christianisme primitif n’élabore pas de philosophie de l’histoire. C’est que pour lui, l’essentiel n’est pas de ce monde : « mon royaume, dit Jésus, n’est pas de ce monde ». Il ne s’agit pas, avant tout, d’agir dans le monde, il s’agit plutôt d’agir sur soi pour être sauvé. La pensée chrétienne n’est pas, en ce sens, une pensée de l’action. Les événements du monde sont secondaires, le chrétien doit traverser la vie, dans l’espoir d’être sauvé, dans l’espoir d’une vie meilleure.

Cependant, si le christianisme primitif (Saint Augustin compris) se place a priori sur un autre plan que celui de l’histoire ; c’est ce même christianisme qui donnera naissance, plus tard, aux premières ébauches de philosophie de l’histoire. Avec Bossuet, par exemple, il affirmera que l’histoire suit un plan divin, qu’elle est orientée par la sagesse divine, par la Providence. Comprenons bien l’inflexion du discours théologique. Saint Augustin, par exemple ne nie pas, bien entendu que Dieu accomplisse ses desseins à travers des évènements comme la chute de Rome, mais ce qui est nouveau avec Bossuet c’est que l’histoire est interprétée comme « histoire de l’église triomphante » , tandis qu’Augustin se refuse à comprendre l’histoire du monde comme histoire de l’Eglise. Il maintient la distinction entre histoire du monde et histoire du salut.

B/ De la Providence au Progrès

Pour Bossuet, donc, la Providence oriente l’histoire. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que Dieu accomplit sa volonté à travers les évènements historiques. Mais que veut-il ? Il veut, pense Bossuet, le triomphe de son Eglise. Pourquoi ? Parce que c’est par l’Eglise que s’opère le salut : elle est la médiation nécessaire entre l’homme et Dieu. C’est par elle que l’homme revient à Dieu. On comprend, dès lors, que, pour Bossuet, l’histoire ait un sens, c’est à dire une direction et, de ce fait une signification. Dieu conduit l’histoire vers la victoire de son Eglise. L’histoire n’est pas le lieu de la contingence, du hasard, car c’est Dieu qui conduit les hommes, qui agit à travers eux, qui les « utilise » pour réaliser ses plans. Nous agissons en vue de nos intérêts, nous sommes guidés par nos passions, ou plus simplement nous visons une fin particulière, mais nos actes, que nous nous en rendions compte ou pas, que nous le souhaitions ou non, servent les plans divins. Les « grands hommes » sont des instruments dans les mains de Dieu. L’histoire a donc une « fin » : le triomphe de l’Eglise, condition du salut des hommes. Ce qui explique pour une part, d’ailleurs, l’impérialisme religieux du christianisme durant des siècles (pensons aux « missionnaires » d’Afrique, d’Amérique du sud, ou d’Asie). L’Eglise doit se répandre sur le monde parce qu’il faut y entrer pour le « salut de son âme ».

Mais, avec les Lumières, le concept de Providence va perdre sa « pertinence ». La pensée se libérant de ce qu’elle considère comme de l’obscurantisme ne peut plus accepter l’idée qu’une main étrangère soit à l’œuvre « derrière notre dos ». Il n’y a pas de « Dieu » qui accomplisse ses desseins à travers l’histoire des hommes. L’histoire est celle des hommes : ils en sont les créateurs[5].

On sait l’importance qu’a eu un événement comme le tremblement de terre de Lisbonne dans l’évolution des mentalités (pensons à Voltaire, par exemple). La découverte d’autres grandes civilisations comme la Chine ont conduit aussi à relativiser le « génie » européen. Autrement dit, on en est venu à penser que l’Europe ne constituait peut-être pas le centre du monde. L’Europe n’est peut-être pas la « vérité » de l’humanité.

Est-ce à dire que l’idée d’une histoire orientée disparaît ? Non, car si les Lumières s’émancipent du schéma théologique, en rejetant la Providence, elles y substituent une idée nouvelle : celle de Progrès. Le développement des sciences et des techniques, contemporains de cette période, conduisent de nombreux philosophes à soutenir que la « condition de l’homme » ira en s’améliorant. La vie sera rendue moins dure par les progrès de la technique. Ainsi, les progrès de la médecine nous permettront-ils de vivre en bonne santé plus longtemps ; le perfectionnement des moyens de production nous libèrera du travail[6].

On a donc un schéma qui nous conduit du judaïsme et du christianisme primitif à la philosophie de l’histoire des lumières en passant par les « théologies de l’histoire » telles que celle qu’élabore Bossuet.

C/ De Hegel à Marx

Ayant dégagé ce schéma, nous pouvons passer à la présentation des pensées de Hegel et de Marx. Il est important d’aborder ces auteurs non pas simplement, ni même avant tout, parce qu’ils sont des ‘classiques’, mais parce qu’ils ont déterminé réellement le cours de notre histoire. Le Communisme, s’inspire de Marx, comme on le sait. Et Marx, bien qu’il se soit « éloigné » de Hegel, n’aurait pas été possible sans ce dernier. Pour comprendre notre histoire il faut donc en revenir à Hegel et à Marx.

1. Hegel

Pour Hegel l’histoire est rationnelle : les événement semblent s’y dérouler de manière contingente, au « hasard », pourtant le philosophe parvient à retrouver derrière ce hasard apparent une véritable logique, une réelle cohérence. Une telle position de départ est analogue à celle de Bossuet. A la différence que pour Hegel le philosophe ne peut accepter l’idée d’une incompréhensibilité de la providence : l’histoire a un sens et nous devons pouvoir le comprendre. On peut dire que cette direction est double : elle va d’est en ouest et de l’aliénation à la liberté. Une remarque s’impose ici. A première vue il peut sembler absurde de soutenir que l’histoire va d’est en ouest. Est-ce que les perses arrêtent de vivre pour laisser advenir le monde grec ? Que les grecs meurent le jour ou Rome voit le jour ? Non bien entendu. Ce n’est donc pas en ce sens qu’il convient d’interpréter le mot de Hegel. Dire que l’histoire va d’est en ouest, c’est affirmer d’abord qu’à chaque époque un peuple domine les autres par la valeur de ses productions, par sa puissance économique, etc. ; c’est affirmer ensuite que si l’on suit le fil de l’histoire les premières grandes civilisations situées à l’est laissèrent place à de nouvelles civilisations, plus à l’ouest. Un Etat tient le premier rôle durant un temps, puis s’efface pour laisser place à un autre Etat. Cela ne signifie pas que le premier n’existe plus, cela veut dire, pour Hegel, qu’il cesse de jouer un rôle décisif dans l’histoire. Et l’histoire de Hegel s’intéresse avant tout aux premiers rôles : les destinées individuelles, les peuples « secondaires » sont comme le regrettera Lévinas réduits au silence, sacrifiés sur l’autel de l’histoire du monde.

Si maintenant nous regardons cette histoire on peut dire ceci : « en orient, un seul était libre, mais libre au sens d’un arbitraire sans bornes : le despote ; en Grèce et à Rome, quelques-uns étaient libres, les citoyens nés libres, à la différence des esclaves ; sous l’influence du christianisme, le monde germanique est parvenu à ce résultat que l’homme comme tel est libre » (K. Lowith, à propos de Hegel). Le monde germanique dans lequel Hegel vit accomplit (aux yeux de ce dernier) la synthèse de la liberté grecque – celle politique du citoyen – et de la liberté chrétienne – celle de l’intériorité, de la personne, liberté partagée par tous les hommes - : tout homme est libre en droit et l’est en fait en tant que membre de l’Etat.

2. Marx

Marx pense à partir de Hegel, mais pour le « renverser ». Car Hegel, affirme Marx, marche sur la tête ! Hegel prétend que l’histoire a atteint sa fin puisque maintenant les hommes savent qu’ils sont nés pour être libres et qu’ils le sont dans l’Etat. Cette thèse, remarquons-le a été reprise et remise au goût du jour il y a quelques années par F. Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme. Selon lui, la victoire du libéralisme sur le communisme marque la fin de l’histoire politique : sauf ‘exceptions’, il n’y a plus à attendre de mutations sur ce plan. Le libéralisme politique a montré qu’il était le meilleur régime politique possible, il ne lui reste plus qu’à se répandre sur le monde.

Mais pour Marx, Hegel se trompe : les hommes n’ont pas encore découvert la véritable liberté. Pourquoi ? Si la lutte des classes est le moteur de l’histoire, comme le prétend le Manifeste de parti communiste, cela veut dire que durant toute l’histoire une partie de la population a été exploitée par une autre. C’est cette domination des uns par les autres que nous cache l’Etat dans la mesure où celui-ci tend à légitimer au regard même de dominés leur domination. Ainsi par exemple la Bourgeoisie accorde aux prolétariat l’égalité en droit (les « droits de l’homme »), mais c’est pour mieux lui cacher l’inégalité de fait ; elle lui accorde la « liberté » (tous les hommes sont libres), mais elle le maintient dans des conditions de vie indignes.

Il est donc faux, selon Marx, de dire que l’homme est enfin devenu libre. Tant que durera la lutte des classes, les hommes ne seront pas libres, puisque la liberté des uns se paiera de l’aliénation des autres. L’histoire a un sens, une direction : elle est l’histoire d’une lutte (celle des classes) qui se terminera lorsque les classes disparaîtront. Car c’est bien la structure de classe qui engendre la domination et partant l’aliénation. Or la « lutte finale » est celle qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie. Le prolétariat a une mission universelle : étant totalement aliéné, il ne lutte pas au nom d’intérêts particuliers, il réclame ce que tout homme veut : la liberté. Et il n’est pas inintéressant de remarquer qu’après la victoire du prolétariat, l’Etat sera amené à disparaître.

Cette présentation très rapide permet de comprendre pourquoi le communisme a tant fasciné les hommes du vingtième siècle y compris de grands intellectuels comme Sartre, pourquoi beaucoup ont préféré ignorer la réalité plutôt qu’abandonner leur rêve. C’est que le communisme se présentait comme l’accomplissement de l’histoire, la réalisation de son sens. Le communisme promettait les « lendemains qui chantent », la liberté pour tous. Se rallier au communisme c’était avant tout lutter pour la liberté et contre l’oppression.

a. la victoire du prolétariat passe par une lutte émancipatrice. « La violence est le moteur de l’histoire ». Plus simplement : on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ! Ou encore la fin justifie les moyens. Et dans la mesure où la « fin » est le but ultime de l’histoire, la liberté – tous les moyens deviennent bons…Tout peut être légitimé, puisque c’est « pour le bien de l’humanité »…Voilà à quoi aboutit une philosophie qui « connaît » le sens de l’histoire : tout est permis au nom de grands principes. Dans quelle mesure la violence (peut-être nécessaire, en effet) peut être légitimée par la « fin » qui est visée ?

b. Qu’a-t-on vu en URSS ? Le prolétariat doit s’organiser donc se doter d’un parti, d’une tête. Or ce qu’on a vu c’est que ceux qui détenaient le pouvoir le confisquaient (le Stalinisme en est la quintessence).

On gagnerait peut-être à reconnaître que l’histoire n’est pas écrite, qu’elle est contingente, qu’elle sera, en d’autres termes, ce que nous voudrons qu’elle soit.

3. La thèse de Fukuyama

La question du sens de l’histoire a retrouvé un second souffle récemment. On le doit avant tout à un penseur américain, Francis Fukuyama. Celui-ci a publié en 1992 un livre qui a eu un énorme retentissement, La fin de l’histoire et le dernier homme. Dans ce livre Fukuyama prend acte de la mort du communisme : le mur de Berlin venait de tomber. Pour lui cela signifiait un tournant dans l’histoire. Le vingtième siècle avait vu deux grandes idéologies s’affronter, le modèle des démocraties libérales et le communisme. Or les deux pouvaient prétendre à une certaine légitimité. En d’autres termes deux conceptions étaient en concurrence, et chacune avait ses armes théoriques. On pouvait pencher pour un modèle ou pour l’autre. Mais la chute des régimes communistes dans les années 80 à apporté un démenti à ceux qui croyaient encore au projet hérité de Marx. Le libéralisme perdait son concurrent. Il restait seul. Et Fukuyama d’en conclure que l’histoire était parvenue à sa fin car le libéralisme politique répond aux désirs profonds de l’humanité.

Conclusion

On peut essayer de synthétiser en quelques propositions l’essentiel de ce que nous avons vu. 1. L’histoire est le propre de l’homme : on peut certes parler d’évolution des espèces autres que l’homme, mais celles-ci sont prisonnières de leurs instincts (les « habitudes de l’espèce » dont parlait Bergson dans le texte étudié en début d’année) si bien que les individus reproduisent les mêmes comportements d’une génération à l’autre. L’homme, en revanche peut s’appuyer à chaque nouvelle génération sur les apports des générations précédentes. 2. Cependant certaines sociétés sont plus ou moins stables, elles ne se transforment quasiment pas d’une génération à l’autre. Ces sociétés ont une évolution très lente, car elles s’y « refusent ». 3. En revanche d’autres sociétés évoluent plus rapidement. Ces sociétés sont historiques au sens fort, elles sont en ébullition. 4. Ces sociétés qui évoluent, évoluent-elles dans une direction ? Evolution est-il synonyme de progrès ? a. On a vu que pour tout un courant de pensée c’est le cas (christianisme, Hegel, Marx). b. On remarquera qu’a contrario certains voient dans l’histoire une décadence. Ainsi, par exemple, le progrès technique nous éloignerait de nous-même. c. On a essayé de montrer que l’histoire est contingente. Le Progrès est possible, pas nécessaire. L’avenir est le lieu des possibles, et l’homme est celui qui se décide pour l’un d’entre eux. Rien n’est joué d’avance. L’histoire n’a pas de sens donné d’avance, elle est ce que l’homme fait de lui-même. L’homme est responsable de l’histoire parce que c’est lui qui la fait.

 



[1] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, p.84.

[2] C’est d’ailleurs la thèse que soutiendra Kant. C’est l’insociabilité de l’homme qui est le moteur de l’histoire et qui constitue le fondement du progrès à travers l’histoire. C’est parce que les hommes, voués à vivre ensemble, n’y parviennent pas aisément – en raison de leur « insociabilité » - qu’ils doivent instaurer des règles auxquels tous se plieront, individus comme Etats.

[3] C’est une idée qu’on trouve chez Kant, dans l’opuscule cité plus haut, et qui sera particulièrement développée par Hegel à travers la notion de « ruse de la raison ». Les individus poursuivraient certaines fins, mais ils serviraient inconsciemment des fins plus hautes : celles de la Raison. Nous y reviendrons par la suite. 

[4] Nous pensons la culture par opposition à la nature : la culture c’est ce qui relève du monde de l’Esprit – et l’Esprit doit s’incarner dans des œuvres (s’extérioriser) : il doit transformer le monde naturel pour l’humaniser. Comment ? Par la médiation du travail et de la technique en particulier.

[5] Et c’est d’ailleurs parce qu’ils en sont les auteurs qu’ils peuvent la connaître (Vico). Reste que le sens d’une œuvre peut échapper à son auteur ; reste surtout que les évènements historiques sont le produit non d’un seul individu mais d’une pluralité d’individus, de cultures, etc. en interaction ; reste enfin, que l’historien écrit sur le passé (comme le journaliste sur le présent) et qu’il n’est pas (sauf exception) acteur des évènements, il n’en est que l’interprète.

[6] Sur tout ceci cf. le cours sur la technique.



10/04/2015
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