L'opéra italien
L’opéra italien ou l’enfance ressuscitée
L’un des reproches les plus fréquents adressé à l’opéra est souvent son invraisemblance : on y fait chanter à tue-tête un mourant, on y fait brailler deux amoureux clandestins auprès de ceux qui les persécutent, on y rencontre des soldats censés agir dans les plus brefs délais chanter pendant un quart d’heure : « Partons, partons sauver la ville », et cela tout en restant sur place, on y voit un personnage qui devrait prendre une prompte décision, se livrer à une interminable confession intime devant le public. Bref, l’opéra semble bien se refuser au réalisme le plus élémentaire. On le juge comme on pourrait le faire de l’Odyssée d’Homère ou du Don Quichotte de Cervantès, pour ne faire référence qu’à ces deux chefs-d’œuvre, comme un art pouvant certainement faire frémir une âme d’enfant, une âme innocente, mais certainement pas stimuler une raison d’adulte avertie de la complexité de la vie.
Mais après tout, le réalisme, est-ce bien s’élancer sans réfléchir à l’assaut d’une ville assiégée, est-ce chuchoter dans un huis-clos amoureux, est-ce s’éteindre comme un plafonnier commandé à un interrupteur ? Le soldat qui part vers le conflit y va-t-il sans état d’âme, les amoureux ne se laissent-ils pas déborder par la passion, même s’ils savent qu’il serait plus prudent de demeurer discrets, le moribond n’a-t-il pas une dernière parole à adresser au monde avant de rendre le dernier souffle ? L’opéra, loin de tomber dans l’invraisemblance rend manifestes les contradictions de la vie.
En fait, il semble bien que l’opéra, par l’intermédiaire de conventions artistiques propres, au lieu de nuire à l’intérêt psychologique du drame représenté, permette à l’auteur de projeter et au spectateur de reconnaître certaines de ses obsessions les plus profondes. Parmi ces conventions, citons la lenteur et le grossissement. La musique, inévitablement, ralentit l’action. Ce qui pourrait être dit en quelques courtes minutes demande un bon quart d’heure pour être chanté. La musique, en outre, élimine les nuances psychologiques et ne présente d’un caractère que sa ligne de force. Un despote cruel d’opéra est nettement plus cruel qu’un despote théâtral, un traître plus traître qu’un traître de Shakespeare par exemple. Le personnage de théâtre est déjà organisé psychiquement, alors que le personnage d’opéra est une force nue, brute, élémentaire. Les nuances psychologiques, les subtilités conviennent mieux au théâtre qu’à l’opéra. L’un des genres serait-il supérieur en dignité à l’autre ? Non ! Ces deux dimensions psychologiques cohabitent, en fait, en chacun de nous. Sigmund Freud les désignerait en évoquant le Ça et le Moi. Le Ça, pour aller vite, désigne ce chaos d’instincts, de pulsions, ce fonds d’émotions et d’angoisses héritier essentiellement de notre enfance et qui ne se laisse pas brider par la réalité. Le Moi, en revanche s’est adapté aux exigences du réel au prix d’un refoulement sévère de ces pulsions initiales. Le Ça renvoie à la partie élémentaire et primordiale de l’homme, tandis que le Moi renvoie à sa dimension organisée. Regardons, par exemple, un dessin d’enfant : une maison, un superbe soleil, rond et fort, puis sur le côté une femme laide, une sorcière. La qualité esthétique de l’œuvre reste discutable, son réalisme également. Mais qu’exprime-t-elle réellement ? La maison, c’est la mère, le soleil, c’est le père, la sorcière, la mauvaise mère … les émotions à l’état brut de l’enfant se sont ainsi exprimées. Cette simplification et ce grossissement, on les retrouve également à l’opéra : le roi équitable et bon n’est pas un personnage dépourvu de subtilité, il est la projection du père. Le roi méchant et tyrannique n’est pas un personnage caricatural : il est la projection du mauvais père.
L’opéra fournit ainsi l’occasion tant à l’auteur qu’au spectateur, de reconnaître ses anciens fantasmes de bonheur ou d’angoisse, de revivre les uns, de se délivrer des autres dans un immense psychodrame qui se joue en public et accomplit de la sorte son rôle cathartique. En termes psychanalytiques, on dirait qu’il s’agit de se purger par une régression. L’opéra n’a pas vocation à véhiculer des contenus intellectuels, mais bien plutôt des contenus émotionnels, archaïques, impossibles à contrôler et jaillissant avec d’autant plus d’impétuosité qu’ils ont été jusque-là, tus, comprimés. Cette primitivité de l’opéra, pour ne pas dire son infantilisme par rapport au théâtre se révèle aussi dans les décors obéissant à une esthétique souvent naïve s’inspirant des dessins d’enfants restituant sur la scène une vérité stylisée, mais aussi passionnées : celle des enfants, en somme.
L’opéra est italien ou russe, tandis que le théâtre est français et anglais. Regardons, pour le moment du côté de l’Italie et singulièrement du côté de l’amour. Les amoureux qui viennent d’être frappés par le coup de foudre n’ont le choix qu’entre deux solutions : ou se quitter pour toujours et vivre sur le souvenir de cet instant ineffable ou se mettre à parler et partager peu à peu leurs histoires respectives. La première solution semble particulièrement conforme au tempérament italien. C’est celle que Dante a immortalisée. N’apercevant qu’en de rares occasions Béatrice, il ne lui adressa jamais la parole ; elle mourut avant qu’il n’ait pu connaître qui elle était. Cependant, elle lui inspira l’admirable Vita nuova et la Divine Comédie. La musique d’opéra ne se lance guère dans des justifications complexes, un dialogue aux fines nuances psychologiques. Elle crie fort et répète : le mot n’y est que peu valorisé, mais le cri et la transe physique en revanche y apparaissent comme jamais émouvants, gorgés d’art. L’amour, dans l’opéra, ne connaît que des triomphes fulgurants ou des désastres spectaculaires.
Plus que les mots, ce qu’il faut étudier dans les livrets d’opéra, ce sont les situations dramatiques, les situations parentales ou conjugales qui obéissent à des schémas répétitifs, par exemple. C’est peut-être aussi la correspondance entre les voix (ténor, soprano, baryton, basse) et la catégorie psychosociale des héros : le roi, l’amoureux, le père, la fille …
Examinons le traitement des voix masculines dans l’opéra russe et l’opéra italien. Les grands rôles du répertoire masculin russe sont réservés à des voix de basse : le tsar dans Boris Godounov de Moussorgski, le prince Igor chez Borodine. Quand on y rencontre une mise en valeur des ténors, comme chez Rimski-Korsakov, c’est alors qu’il faut y voir une influence occidentale. Les ténors, dans l’opéra russe représentent des fils indignes de leurs pères, des personnages faibles et frivoles. C’est le cas, par ex. de Vladimir, le fils du prince Igor qui se laisse séduire par la fille de leur vainqueur. Dans l’opéra italien, c’est exactement l’inverse. Les vrais, les seuls héros, ce sont les ténors. La plupart des opéras italiens se laissent réduire à un schéma identique : le héros, qui est un ténor, poursuit une héroïne, qui est un soprano, contrecarré par un troisième personnage, parfois une basse et souvent un baryton. Dans la Traviata, par ex., M. Germont, met fin à la liaison entre son fils Alfredo, ténor, et Violetta. Bernard Shaw disait : « Un opéra, c’est un soprano et un ténor qui veulent coucher ensemble, et un baryton qui s’efforce de les en empêcher. » Chez Verdi, toutefois, le ténor, toujours amoureux est aussi plutôt inconsistant, ce qui le conduit souvent à chanter en duo avec le soprano et non en soliste, comme le baryton, qui peut être aussi amoureux, mais sans jamais se laisser dominer par l’amour. Cela dit, celui-ci, se réduisant souvent à n’être qu’une puissance d’empêchement et de destruction, le baryton n’entraîne pas l’approbation du public, au contraire du ténor qui, même faible et vulnérable sait s’attirer la bienveillance et la reconnaissance de la salle. Alors que le spectateur de l’opéra russe est invité à mépriser le ténor, le spectateur de l’opéra italien s’identifie avec le ténor, malgré sa faiblesse ou peut-être à cause de celle-ci.
La voix de basse est spontanément perçue comme appartenant un homme d’un certain âge, comme une manifestation de l’ancienneté et de l’autorité. Les chanteurs russes, d’ailleurs présentent les signes de cette incontestable virilité. Les héros de l’opéra russe ont tous dépassé l’âge du premier amour : ce sont tous des pères qui ont engendré des fils qui ne sont guère à leur hauteur, des pères au sens symbolique du terme, également, qui ont la charge de l’État. Cette préoccupation pour l’État propre à la Russie ne pouvait guère trouver d’équivalence sur la péninsule italienne, profondément morcelée avant le Risorgimento, avant l’émergence de l’Unité. L’ambition politique était condamnée à l’échec et seule demeurait l’ambition amoureuse. Le ténor, incarnation de la jeunesse avide et tapageuse ne pouvait alors que devenir tout naturellement le seul héros enviable.
Bref, d’un côté une société sans État, sans Pères, où toute l’énergie est tournée vers les femmes. De l’autre une société accablée par la surabondance de l’autorité paternelle. Dans l’opéra italien, une situation triangulaire : deux hommes qui se disputent une femme, dans l’opéra russe, une multitude de dignitaires qui se disputent l’État. Les chœurs sont innombrables dans l’opéra russe, dont la préoccupation intéresse la collectivité entière. Ils sont plus rares dans l’opéra italien, chœurs de prêtres, de corps constitués, tentant de manière vaine souvent à faire contrepoids à la toute-puissance de l’amour. Alors que dans l’opéra italien, les trois personnages principaux sont toujours en scène, dans l’opéra russe les voix sont interchangeables. Deux mondes radicalement différents, donc : l’un, le monde des Pères qui s’exprime par le mépris de la jeunesse et de l’amour, et politiquement, par une recherche effrénée de puissance, et l’autre, le monde des Fils, obsédés par le souvenir du paradis perdu de l’enfance, et cherchant à tout prix à ressusciter cette époque dans l’amour. Le paradis perdu, c’est le moment de l’Œdipe, la revanche du fils sur le père, face à la mère. Le donjuanisme est une forme bien connue d’attachement à la mère. Dans la Traviata, Alfredo et son père s’opposent au sujet d’une courtisane, or nous savons, depuis Freud, que l’Inconscient représente parfois la mère sous les traits d’une prostituée, la mère qui trahit le fils en appartenant au père. Don Carlo, l’infant d’Espagne poursuit d’un amour proprement incestueux la femme de son père. En raison de sa fluidité et de ses cadences, la musique est le lieu maternel par excellence, le lieu où toutes censures étant abolies, les forces œdipiennes retrouvent leur satisfaction.
Évoquons enfin, le cas de Puccini ! Les opéras de Puccini sont des psychodrames de la petite-bourgeoisie internationale. Qu’est-ce qu’un petit-bourgeois ? Un homme qui épouse le substitut de sa mère, avec laquelle il ne s’entend pas et qu’il trompe avec des maîtresses occasionnelles sans les aimer vraiment. L’objet véritable de son amour, c’est sa maison, autre substitut de la primitive cavité maternelle, mais qui a cet avantage sur une épouse aux humeurs changeantes d’être toujours agréable, confortable et de tout repos. Dans la biographie de Puccini, nous retrouvons ce schéma : marié à une femme autoritaire et difficile vivre avec qui il s’était enfui au lendemain de la mort de sa mère et qu’il supporta jusqu’au bout. Il n’eut aucune liaison d’amour, mais seulement de nombreuses passades aussi superficielles que rapides, avec des femmes de rang inférieur, des domestiques, de préférence, seule issue possible à son intense érotisme. Son père mourut, en outre quand il avait cinq ans et il fût élevé par ses sœurs et une mère volontaire et énergique. Si les figures de pères sont rares ou mutilées chez Verdi, elles ont disparu chez Puccini. En revanche, presque tous ses opéras portent le nom de l’héroïne : Manon Lescaut, Tosca, Butterfly, Turandot. Toutes ces héroïnes portent sur elles le poids d’une faute (adultère, escroquerie, mœurs douteuses …) et restent à ce titre, très inférieures en dignité à sa mère. Grâce à cette humiliation préalable, il peut les aimer, voire transformer ces pécheresses vénales en anges radieux. Malgré cette idéalisation, il ne peut s’empêcher de les faire mourir, de les punir d’avoir pris dans son cœur la place de l’image maternelle. Dans l’univers puccinien, tout amour d’homme à femme revêt ainsi une forme sadomasochiste. Il s’agit d’une projection du complexe d’Œdipe. Le fils reste attaché à sa mère et ne peut aimer que des femmes qui ne la valent pas, et il doit les tuer pour apaiser le sentiment de sa faute. Dans l’opéra Suor Angelica, l’héroïne, fille-mère de noble famille entre au couvent pour expier sa faute et se trouve contrainte au suicide par la tante, Zia. Dans Turandot, la princesse chinoise s’avère non seulement cruelle à l’égard de ses prétendants, mais encore elle pousse au suicide la jeune esclave Liù, après l’avoir savamment fait torturer.
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