Philoforever

La Morale et la philosophie morale

Philosophie morale

 

Introduction

a. La nécessité de choisir

Nous sommes confrontés chaque jour à la nécessité de faire des choix. Vous devrez bientôt, par exemple prendre une décision concernant votre orientation : vous pourrez aller à l’université, suivre une filière professionnelle, etc.…il n’est pas nécessaire d’une « nécessité métaphysique » que vous alliez dans une direction plutôt que dans une autre. Plusieurs possibilités s’offrent à vous. Et parce que plusieurs possibilités s’offriront à vous vous devrez choisir entre elles : c’est à dire opter pour l’une ce qui signifie aussi exclure les autres. Choisir c’est se résoudre à suivre un chemin plutôt qu’un autre. Selon le chemin que vous prendrez vous vous engagerez dans une direction, vers un avenir. Or on ne revient pas toujours facilement sur ses pas : ce qui est fait est fait. Ainsi par exemple du mariage : si vous dites « oui » vous pourrez certes rompre par le divorce mais il n’empêche que vous aurez été marié. Choisir c’est choisir sa vie, c’est lui donner un sens c'est-à-dire une direction mais aussi une signification.

b. L’angoisse face à la décision

 Mais parce qu’en choisissant je m’engage, je « prends un risque » : ai-je fait le « bon choix » : mes études m’enrichiront-elles ? Me permettront-elles d’avoir un emploi ? Ne le regretterai-je pas ?

« L’angoisse, dit Kierkegaard, naît du choix ». Si mon chemin était tracé d’avance je n’aurais qu’à le suivre, mais ce n’est pas le cas, mon avenir n’est pas écrit : c’est donc à moi de l’écrire, je suis ce que je fais de moi : mais que faire de soi ? Est-ce si évident ? Non : nous ne savons pas toujours ce que nous voulons pour nous-même. Nous ne sommes pas au clair avec nous même. Et combien même nous le serions, deux possibilités peuvent nous sembler également désirables et pourtant inconciliables : ce sera l’un ou l’autre – pas les deux. Quel choix ferons-nous et sur quel critère ? L’angoisse que nous pouvons sentir en nous nous révèle notre liberté et notre responsabilité : si je suis angoissé c’est que je suis responsable de moi-même, que mon destin est entre mes mains.


c. L’action lieu de la liberté   

Ainsi l’action humaine se tient entre la sphère des besoins naturels et celle de la contemplation ou du jeu. Elle n’a ni la nécessité des besoins ni la pure liberté de la vie contemplative ou du jeu dégagée des exigences de la vie. Lorsqu’un besoin se fait sentir, il n’y a pas lieu de se demander quelle décision prendre, il faut répondre à ce besoin. Le besoin impose sa loi, je ne peux que m’y plier. Il décide et je lui obéis. Il n’y a pas à choisir. Le jeu, quant à lui, ne prête pas à conséquence : prendre une mauvaise décision n’entraîne aucune conséquence réellement grave : « ce n’est qu’un jeu ». Au pire je peux perdre, être éliminé, mais peu importe, le cours de ma vie n’en sera pas bouleversé, la vie reprendra son cours normalement, comme si rien ne s’était passé. Le jeu est un moment de détente parce que les choix que nous faisons n’ont pas le caractère irréversible et partant la gravité des décisions que nous prenons dans la vraie vie.

Car, nous le savons bien, dans la « vraie vie », les décisions que nous prenons et les actes qui en découlent ne sont pas sans conséquences. Bien au contraire. Le temps va dans un sens et dans un seul. Le temps c’est l’irréversible. Et l’irréversible c’est, parfois, l’irréparable. Nous ne jouons pas. C’est cette irréversibilité du temps qui fait le sérieux de l’existence.

Seulement, s’il faut agir, ce qu’il faut faire ne va pas de soi : dois-je faire ceci ou cela, l’un est-il souhaitable, préférable à l’autre ? Est-ce indifférent ? Que faire puisque plusieurs possibilités se présentent à nous ? Au nom de quoi nous déciderons-nous ? Ces questions ne sont pas des questions abstraites, éloignées de la réalité : nous nous les posons chaque jour. Elles nous concernent donc au plus au point. C’est l’expérience que nous faisons de notre liberté face aux possibles qui l’impose. On ne peut pas, dès lors, faire l’économie d’une réflexion sur l’action, c’est à dire sur ses motifs, sur ce qui nous pousse à agir ainsi plutôt qu’autrement et sur ce qui devrait nous pousser à agir ainsi plutôt qu’autrement.

d. Enjeux

Tout est-il permis ? Devons-nous suivre nos inclinations, faire « ce que nous voulons » ? Avons nous, au contraire, des devoirs ? Et si oui lesquels ? Dans cette hypothèse pouvons nous encore être libre ? Être heureux ? Toutes ces questions, peuvent se ramener à celle-ci : comment mener sa vie, c’est à dire, finalement qu’est-ce qu’une vie réussie ? Pour autant que nous désirons tous réussir nos vies, l’importance des questions que nous nous sommes posées apparaît avec évidence. Mais si la question s’impose, il reste encore à essayer d’y répondre. Ce que nous essaierons de faire dorénavant.

Réfléchir sur la « pratique » c’est réfléchir sur nous même, pour autant qu’est pratique ce qui est « possible par la liberté ». La philosophie pratique s’intéresse donc à ce que la liberté rend possible, mais aussi à ce que nous devons faire de cette liberté.

e. Plan

Nous procèderons en deux temps. D’abord, nous réfléchirons sur le rapport liant le bonheur au désir, puis nous examinerons les rapports qu’entretiennent le bonheur et le devoir. La première partie du cours sera l’occasion de présenter certains aspects essentiels des éthiques grecques (pour autant qu’elles aient des éléments communs – disons que j’essaierai d’en dégager ce qui me semble en constituer le noyau, à savoir l’idée de « maîtrise de soi ») ; dans la seconde nous examinerons deux auteurs majeurs de la modernité Kant et Nietzsche.

Quoi qu’il en soit la thèse que je voudrais soutenir, tant dans ce cours que dans celui portant sur la question politique est la suivante : la liberté n’est pas l’arbitraire, être libre ce n’est pas comme on le dit parfois « faire ce qu’on veut comme on veut quand on veut » ; au contraire je voudrais vous convaincre qu’il n’y a pas de liberté sans limites et peut-être même sans loi. Je voudrais donc vous montrer que c’est la loi qui « libère la liberté de l’arbitraire »[1]. En d’autres termes encore, l’idée que je mets au principe de ma réflexion est la suivante : c’est parce que je suis assujetti à la loi que je suis un sujet, c'est-à-dire une personne[2]. Mais, je le note dès à présent, si tel est le cas, si la loi en nous assujettissant nous élève, si donc elle nous est nécessaire, elle peut aussi être détournée, pervertie. Nous aurons, en particulier lorsque nous traiterons de la question politique, l’occasion de nous attarder plus amplement sur cette difficulté.

 

Le Désir et le Bonheur

 

I. La poursuite du bonheur

Il s'agira dans un premier temps de cerner la nature profonde de nos désirs, et plus particulièrement de mettre en lumière le point commun de nos désirs, la visée en laquelle, par delà leur différences, ils se rejoignent. Puis nous essaierons de voir pourquoi la poursuite de nos désirs ne nous apporte pas toujours la satisfaction escomptée. Nous verrons alors surgir un problème que nous tenterons de résoudre en nous tournant vers certains penseurs de l'antiquité.

I. 1. Que désirons-nous ?

Chaque matin vous venez au lycée. Pourquoi ?

Bien sûr vous pouvez venir au lycée par plaisir, pour voir vos amis ou pour écouter les cours passionnants de vos professeurs, par exemple ; bien entendu vous pouvez avoir envie de passer votre bac sans vous projeter au-delà, pour le simple plaisir d’obtenir votre diplôme. Cependant il est probable que vous venez au lycée avant tout parce que c’est la condition pour pouvoir suivre les études qui vous plaisent. De même, l’an prochain, vous aurez peut-être plaisir à suivre ces études et cela suffira à vous donner envie d’aller en cours chaque matin, mais même si vous n’éprouvez pas ce plaisir vous continuerez sans doute. Pourquoi ? Parce que vous savez que les études sont nécessaires.

Autrement dit si vous désirez réussir le Bac c’est pour pouvoir poursuivre vos études, et à terme avoir un emploi intéressant, etc. Mais le but ultime, celui qui vous « motive » qui est le « moteur » de ces désirs, c’est le désir de « réussir votre vie », d’être heureux. Sinon tous ses efforts ne seraient-ils pas vains ? Si nous déployons, chaque jour tant d’efforts, c’est sans doute parce que nous n’avons pas le choix, mais c’est aussi parce que nous espérons qu’ils nous permettront, autant que faire se peut, d’être heureux.

Je ne cherche pas le bonheur pour autre chose que lui-même, je le cherche parce qu’il est ce qui donne un prix à la vie, ce qui fait qu’une vie vaut d’être vécue.

Si ceci est juste, alors le premier des désirs, celui qui se subordonne les autres, c’est semble-t-il le désir de bonheur. « L’homme désire naturellement être heureux ». Le premier des désirs celui qui dirige nos vies, c’est le désir d’être heureux. Mais si ce que nous désirons c’est être heureux, n’est-ce pas en suivant nos désirs, c’est à dire en cherchant à les « accomplir » que nous le serons ? Après tout si je désire quelque chose c’est bien parce, à tort ou à raison, je vois dans cette chose une « promesse de bonheur » : on désire ce dont la possession nous procurerait un certain plaisir[3].

I. 2. Les Paradoxes du désir

Mais est-ce aussi simple ? Suivre ses désirs est-ce le meilleur moyen pour être heureux ? Pour le savoir il faudra s’interroger à nouveau frais sur le désir. Ce que je voudrais c’est essayer de prendre le contre-pied de certaines images préconçues en la matière. Pour le dire clairement, je voudrais montrer que le désir est au moins autant un fardeau qu’une source de joie. Attention cependant ! Je ne veux en aucun cas vous appeler à supprimer le désir en vous : le désir est naturel et on peut bien se demander ce que vaudrait une vie sans désir (de quelques ordres qu’ils soient). Je ne chercherai pas à développer une argumentation très détaillée, je me contenterai plus simplement d’évoquer un certain nombre de situations dans lesquelles nous souffrons du fait de nos désirs.

a. On ne peut pas toujours réaliser ses désirs

Je ne choisis pas mes désirs, ils semblent plutôt s’imposer à moi. Je suis passif. Nous ne décidons pas de désirer une chose ou une personne : « ça nous tombe dessus » sans que nous n’y soyons pour rien – et pourtant il faut « faire avec ». Nous ne choisissons pas d’éprouver tel ou tel désir, mais nous devons l’assumer puisqu’il est là. Et puisque je « désire » cette chose ou cette personne, je désire aussi – par définition – obtenir cette chose ou être désiré par cette personne.

Supposons par exemple que je tombe amoureux d’une personne. D’une certaine manière ce sentiment je ne le « choisis » pas il grandit en moi et je finis par m’en rendre compte. Or, quand on aime quelqu’un, on désire que cette personne nous aime en retour. Ce que je désire c’est donc susciter le désir chez elle. Mais on ne peut forcer l’autre à nous désirer. Je ne suis pas maître de la situation, je n’ai aucunement la certitude d’assouvir mon désir : c’est l’autre qui peut réaliser mon désir, pas moi. Là encore je ne suis pas le maître, je suis sous la dépendance de l’autre. Je suis sous le regard de l’autre, dans l’attente de son jugement. Je peux être amoureux d’une personne même si je sais qu’elle ne m’aime pas, etc. Ici le désir est source de douleur, il me tourmente. Le désir est encore là, alors que je ne peux l’assouvir. J’ai « envie » que l’autre m’aime, mais il peut s’y refuser. Mon désir n'est pas satisfait : je suis malheureux.

 

 

b. La réalisation d'un désir ne nous apporte pas toujours une satisfaction

Mais supposons maintenant que, par miracle, j'obtienne ce que j'espérais. Mon désir s'est réalisé. Est-ce suffisant à assurer mon bonheur? Autrement dit, serai-je nécessairement heureux? Non, sans doute. Les choses ne sont pas si simples. La réalisation du désir est parfois, même si c'est en apparence paradoxal, source de déception. Pourquoi? Parce que l’objet réel est moins beau que l’objet imaginaire. Tant que je ne possède pas l'objet désiré je peux y rêver. Je l'imagine. Et  l’imagination pare l’objet désiré de ses plus beaux atours, le réel n’est pas à la hauteur. C’est ce que nous n’attendons pas qui nous donne le plus grand plaisir : c’est l’effet de surprise. Mais il n’empêche qu’il est bien difficile de ne pas « rêver ». On sait bien qu’il ne s’agit que de « rêves », on sait bien qu’à « rêver » on court au devant de la déception, mais on continue à rêver. C’est toute l’ambivalence de la rêverie : se bercer d’illusions est agréable, source de plaisir, mais c’est aussi courir le risque de la désillusion. Une première conclusion s'impose à nous. Désirer c'est aspirer à réaliser son désir, à obtenir ce que l'on désire. Il n'y a guère de sens à dire « je désire ceci, mais je n'ai pas envie de l'obtenir »! Non, si je désire quelque chose, je désire l'obtenir...Mais ce qui apparaît au terme de nos analyses c'est d'une part qu'on ne peut pas toujours obtenir ce que l'on désire ce qui suscite une frustration, et qu'il arrive, parfois, que nous soyons déçus alors que nous avons obtenu ce que nous souhaitions.

Précisons, tout de même, le problème ce n’est pas le rêve, c’est a confusion qui souvent s’introduit en nous entre le rêve et le désir – de voir se rêve devenir réalité.

c. les désirs se contredisent

Le désir n’est pas simple : souvent nous désirons deux choses à la fois, sans savoir comment choisir entre elles. Et ce choix est d’autant plus cruel, que même si nous parvenons à nous décider en faveur de l’une, cela ne signifie pas que l’autre ne nous manquera pas. Je peux désirer réussir mon bac, ce n’est pas pour cela que je ne désire pas aller faire la fête le samedi avec mes amis – même si je sais bien que ce n’est pas le meilleur moyen de réussir. Je ne peux faire les deux à la fois, il faut choisir. Et il n’est pas rare que le désir qui paraît le moins « raisonnable » s’impose au détriment de l’autre.

d. Parce que nous désirons plaire nous renonçons à nos désirs propres

Moi, je désire faire telles études parce que cela me « correspond », mais il se peut que mes parents nourrissent d’autres projets pour moi. Or je désire peut-être leur faire plaisir. Je choisis alors de faire les études qu’ils souhaitent me voir suivre : peut-être par « peur » de les décevoir, peut-être aussi par désir de leur plaire. Ici, je sacrifie mes aspirations parce que, consciemment ou pas, je désire satisfaire autrui[4].

e. le désir renaît sans cesse, il se nourrit de lui-même, il est « illimité »

On peut assouvir son désir, mais une fois le désir assouvi, il reparaît : il faut recommencer. Si le plaisir est procuré par la réalisation du désir, le plaisir ne dure qu’un instant, car le manque reparaît presque aussitôt. Nous ne sommes jamais en repos, nous sommes d’éternels insatisfaits. Le désir est comparable à un tonneau percé : on aura beau le remplir, jamais il ne sera plein ; il est comme l’hydre de l’Herne, dont les têtes repoussent aussi vite qu’elles sont coupées. 

Remarquons par ailleurs que le désir ne se contente pas de renaître de ses cendres, il tend à s’amplifier : au début on se satisfait d’un peu, mais ensuite, pour que le plaisir demeure, il faut « augmenter la dose ». La logique qui se dévoile ici est une logique de l’escalade, logique qui s’explique sans doute pour une part au moins par l’ « accoutumance ». Loin de remplir le tonneau, l’eau que j’y mets en creuse le trou ; les têtes qui remplacent celles que je coupe sont plus larges et plus puissantes.

f. Le désir comme source de conflits

Mes désirs peuvent s’opposer aux désirs des autres. Je peux désirer ce qu’un autre désire. Or, si tel est le cas nous entrons en concurrence. La satisfaction du désir de l’un se fera au détriment de l’assouvissement du désir de l’autre. Cette concurrence fait de chaque parti le rival de l’autre. Si je veux parvenir à mes fins je dois m’imposer, supprimer mon adversaire, le mettre « hors jeu ». Et cette réflexion, je sais que mon rival se la fait lui aussi. Autrement dit, la rivalité est une source de conflit. L’objet du désir suscite le conflit entre ceux qui désirent cet objet. Que l’on se rappelle ici la description de l’état de nature faite par Hobbes.

On pourrait certainement poursuivre l’analyse. Mais peu importe, ce que nous venons de voir suffit me semble-t-il à démontrer ce que j’avançais précédemment. L’expérience nous montre combien nous sommes passifs face à nos désirs, et c’est bien pourquoi, d’ailleurs, il est si difficile, parfois, d’ « assumer ses désirs ».

Le caractère problématique du désir apparaît alors clairement. Il est le moteur de nos vies, mais il est aussi source de problèmes, d’angoisse, etc. Ainsi, par exemple, je ne serai pas pleinement heureux (peut-être même serai-je malheureux, tourmenté) tant que je n'aurai pas réalisé mes désirs ; mais ces désirs rien ne m'assure que je les concrétiserai un jour... Autrement dit nos désirs sont désir de bonheur (et ils visent ce qui, du moins à ce qu'il nous semble, ferait notre bonheur) et pourtant ils nous font parfois souffrir. C'est cela que j'ai appelé le paradoxe ou encore l'ambivalence du désir.

I. 3. Position du problème

Parce que nos désirs sont contradictoires ou du moins « incompatibles », parce qu’ils mènent parfois au conflit, etc. il faut les hiérarchiser. Qu’est-ce qui est préférable ? Puisque je ne peux pas tout faire, qu’est-ce qui est le plus important ? Être obligé de choisir peut apparaître comme une contrainte, une limite qui nous est imposée : ce n’est pas un choix, je choisis parce que je dois choisir. C’est exact en un sens. Mais, être obligé de choisir, c’est aussi s’obliger à se choisir, c’est s’obliger à réfléchir sur ce que l’on veut vraiment. Je désire plusieurs choses, mais à laquelle tiens-je le plus ? 

Or le premier de nos désirs, celui qui se subordonne les autres, c’est le désir de bonheur : le bonheur, comme le dit Aristote, est le « souverain bien », « ce en vue de quoi nous faisons ce que nous faisons »[5].

Si il en va ainsi, nous possédons un critère de hiérarchisation. De deux désirs contradictoires il faut se demander si l’un peut contrarier notre bonheur. Si c’est le cas alors il faut le « rejeter », au profit de l’autre. Si l’un et l’autre sont compatibles avec notre bonheur, alors il est possible de réaliser l’un ou l’autre indifféremment. Si la poursuite d’un projet peut mener au conflit, il faut se demander si le « jeu en vaut la chandelle ».

Mais suffit-il d’être en possession d’un tel critère pour l’appliquer ? Les choses ne sont évidemment pas si simples. C’est ce que je voudrais souligner pour terminer.   

Reprenons l’exemple du choix entre faire la fête et travailler. C’est l’un ou l’autre. Je désire réussir mes études, donc je sais que je dois faire mon travail : c’en est la condition. N’empêche ! J’ai très envie de « sortir » …Le désir du moment est souvent le plus fort. Et pourtant je sais bien qu’en allant faire la fête je vais contre mon intérêt, que je vais m’en « repentir ». Très souvent nous faisons des choses dont nous savons au moment même où nous les faisons que nous les regretterons : mais « c’est plus fort que nous », c’est le désir qui nous impose sa loi.

On peut même aller plus loin : plus le désir est fort, plus il est difficile de le « freiner », de le « maîtriser », et moins il est facile de se dégager de l’instant pour prendre en compte les conséquences. La force du désir est telle qu’il nous fait perdre la raison, en ce sens que nous nous suivons ce désir alors même que nous savons qu’il n’est pas raisonnable. La raison s’efface devant le caractère impérieux du désir. C’est ce qui arrive dans ce qu’on appelle comportements à risques (c’est l’une des raisons de ces comportements, en tout cas). Mieux : le désir se soumet la raison, il l’utilise pour se réaliser (il nous « rend intelligent » : il sollicite la raison pour se réaliser. Faire le mur est une chose, mais encore faut-il ne pas se faire prendre…).

Comment se rendre maître de ses désirs si ceux-ci s’imposent à nous plus que nous ne les choisissons ? Comment éviter que le désir ne se retourne en passion (au sens où dans la passion je ne suis pas moi-même, je suis prisonnier, passif) ?

II. Pour une éthique de la maîtrise de soi

Tout notre problème consiste à faire respecter une hiérarchie entre nos désirs, à les maîtriser plutôt qu’à les subir. Il ne s’agit donc pas de mettre le désir sous l’éteignoir, il s’agit de le maîtriser. Et, contrairement aux apparences, cette « maîtrise de soi » qui, répétons-le, n’est pas la négation du désir, est la condition du bonheur parce qu’elle empêche que le désir ne se retourne en ‘passion’. Limiter le désir c’est le maintenir dans ses limites, c’est ce qui empêche ce que les grecs appellent l’hubris.

Je voudrais maintenant, comme je vous l’avais annoncé, me tourner vers les « morales » grecques. Je ne vais évidemment pas m’attacher à présenter tous les auteurs, ni entrer dans le détail des doctrines de tel ou tel : c’est pratiquement impossible. En revanche ce que voudrais faire c’est dégager les lignes de force des « morales » nées à l’époque de grecs. Non pas que Platon et Aristote soient toujours d’accord, non pas les épicuriens se retrouvent avec les stoïciens, mais, je crois qu’ils partagent au moins un point commun à partir duquel on peut les faire se rejoindre (dans certaines limites, donc). Ce point commun, c’est celui des limites, justement. Rien de plus redoutable aux yeux des penseurs grecs (mais pas seulement eux, bien entendu) que la démesure. Rien de plus terrible que cette folie qui consiste à ne plus être « maître de soi ».

De quoi retourne-t-il exactement ? Nous désirons être heureux mais aussi nous conduire dignement. Sans doute est-ce relativement – et encore – « facile » lorsque tout va bien, mais il est clair que les choses se compliquent lorsque les circonstances sont défavorables, lorsque nous sommes confrontés à une épreuve. C’est alors qu’il faut savoir faire front en restant maître de soi. Mais l’adversaire n’est pas toujours là où l’on croit. Nos désirs eux aussi nous mettent en danger et peuvent faire surgir des obstacles sur la route du bonheur. Le danger peut venir de l’intérieur tout autant que de l’extérieur.

Je partirai d’un texte d’Epicure, qui a le mérite d’être simple et néanmoins très intéressant dans notre perspective, puis je me tournerai vers Platon et Aristote. Ce sera alors l’occasion de réfléchir au rapport liant bonheur et vertu. Je dirai alors un mot du stoïcisme.

§.1. Le calcul des plaisirs (Epicure)

Il est également à considérer que certains d’entre les désirs sont naturels, d’autres vains, et que si certains des désirs naturels sont nécessaires, d’autres ne sont seulement que naturels. Parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à la tranquillité durable du corps, d’autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et tout rejet à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C’est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d’éviter la souffrance et l’angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l’âme se dissipe, le vivant n’ayant plus à courir comme après l’objet d’un manque, ni à rechercher cet autre par quoi le bien, de l’âme et du corps serait comblé. C’est alors que nous avons besoin de plaisir : quand le plaisir nous torture par sa non-présence. Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir. Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. C’est lui que nous avons reconnu comme bien premier et congénital. C’est de lui que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C’est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d’après son impact sur notre sensibilité. Justement parce qu’il est le bien premier et né avec notre nature, nous ne bondissons pas sur n’importe quel plaisir : il existe beaucoup de plaisirs auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu’ils impliquent pour nous une avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs comme préférables à des plaisirs, dès lors qu’un plaisir pour nous plus grand doit suivre des souffrances longtemps endurées. Ainsi tout plaisir, par nature, a le bien pour intime parent, sans pour autant devoir être cueilli. Symétriquement, toute espèce de douleur est un mal, sans que toutes les douleurs soient à fuir obligatoirement. C’est à travers la confrontation et l’analyse des avantages et désavantages qu’il convient de se décider à ce propos. A certains moments, nous réagissons au bien selon les cas comme à un mal, ou inversement au mal comme à un bien. Ainsi, nous considérons l’autosuffisance comme un grand bien : non pour satisfaire à une obsession gratuite de frugalité, mais pour que le minimum, au cas où la profusion ferait défaut, nous satisfasse. Car nous sommes intimement convaincus qu’on trouve d’autant plus d’agréments à l’abondance qu’on y est moins attaché, et que si tout ce qui est naturel est plutôt facile à se procurer, ne l’est pas tout ce qui est vain. Les nourritures savoureusement simples vous régalent aussi bien qu’un ordinaire fastueux, sitôt éradiquée toute la douleur du manque : pain et eau dispensent un plaisir extrême, dès lors qu’en manque on les porte à sa bouche. L’accoutumance à des régimes simples et sans faste est un facteur de santé, pousse l’être humain au dynamisme dans les activités nécessaires à la vie, nous rend plus aptes à apprécier, à l’occasion, les repas luxueux et, face au sort, nous immunise contre l’inquiétude. Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente - comme se l’imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes à nos propos, ou victimes d’une fausse interprétation - mais d’en arriver au stade où l’on ne souffre pas du corps et ou l’on n’est pas perturbé de l’âme. Car ni les beuveries, ni les festins continuels, ni les jeunes garçons ou les femmes dont on jouit, ni la délectation des poissons et de tout ce que peut porter une table fastueuse ne sont à la source de la vie heureuse : c’est ce qui fait la différence avec le raisonnement sobre, lucide, recherchant minutieusement les motifs sur lesquels fonder tout choix et tout rejet, et chassant les croyances à la faveur desquelles la plus grande confusion s’empare de l’âme. Au principe de tout cela, comme plus grand bien  : la prudence. Or donc, la prudence, d’où sont issues toutes les autres vertus, se révèle en définitive plus précieuse que la philosophie : elle nous enseigne qu’on ne saurait vivre agréablement sans prudence , sans honnêteté et sans justice, ni avec ces trois vertus vivre sans plaisir. Les vertus en effet participent de la même nature que vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir en est indissociable.

 

 

a. Distinguer les désirs pour ne pas être malheureux

Pour Epicure il faut tout d’abord distinguer trois types de désirs : désirs naturels et nécessaires ; désirs naturels et non nécessaires ; désirs vains.

Il faut se défaire des désirs vains : ainsi par exemple désirer l’immortalité est vain, puisque nous ne sommes pas des dieux. Nous sommes mortels. Ce désir ne saurait être réalisé. Donc désirer l’immortalité c’est nécessairement être insatisfait.

Il faut donc s’en tenir aux désirs naturels, car ils sont les seuls qui puissent être réalisés. Mais ce n'est pas tout. Parmi ces derniers, il faut  à nouveau distinguer : tous sont naturels, mais tous ne sont pas nécessaires. Et cette distinction va jouer elle aussi un rôle capital dans la pensée d'Epicure. La raison en est simple et on peut la présenter à partir d'un exemple lui-même très simple.

Il est, bien entendu, nécessaire de manger, mais, observe Epicure, s’il est nécessaire de manger il n’est pas nécessaire pour autant de manger un plat délicieux, rare et onéreux. Certes, un excellent repas est agréable et si la possibilité d’en faire un se présente il ne s’agit pas de s’y refuser, mais il ne faut pas s’y tromper  un tel repas n’est pas nécessaire. Comme on dit « on peut faire sans », « on peut s'en passer ». Or confondre le désir simplement naturel et le désir nécessaire, c’est courir le risque de la déception, donc risquer, là encore, l’insatisfaction. En effet, rien ne m’assure que je pourrai toujours me procurer les mets les plus chers, or, si je ne peux me procurer ce que je tiens pour nécessaire, je serai certainement déçu. En revanche, si je sais me contenter de peu, je serai toujours satisfait - content. Epicure nous appelle donc à prendre conscience de la nature de nos désirs car c’est le meilleur moyen de ne pas être troublé.  

On le voit la pensée d'Epicure est extrêmement concrète. Car que nous dit-il finalement? Une chose simple et pour ainsi dire de bon sens : quand vous éprouvez un désir, avant de chercher à la réaliser, demandez-vous d'abord à quelle catégorie il appartient. Il est inutile et dangereux de poursuivre des désirs vains et il est risqué de prendre pour nécessaire ce qui ne l'est pas.

 

                          a® nécessaire : manger, boire : toujours accessible : réalisable : contentement             

         1® naturel      assuré

                          b® simplement naturel : bien manger, bien boire : souhaitable : possible mais

                               pas toujours accessible

Désir 

         2® vain : impossible à réaliser : insatisfaction nécessaire : mécontentement

b. Le calcul des plaisirs

Il faut donc éliminer les désirs vains et distinguer parmi nos désirs naturels ceux qui sont nécessaires de ceux qui ne le sont pas. Mais cela ne suffit pas : il faut encore savoir renoncer à la réalisation de certains désirs et même accepter certains déplaisirs. Ceci peut sembler paradoxal dans une philosophie qui situe le bonheur dans le plaisir, qui affirme qu’être heureux c’est éprouver du plaisir. Cependant ce paradoxe peut facilement être expliqué – et dépassé. Ce que montre Epicure, c’est simplement qu’il faut parfois renoncer au plaisir immédiat parce que celui-ci peut avoir un déplaisir plus grand pour conséquence, comme il faut parfois en passer par un moment désagréable pour éprouver, ensuite, un vrai plaisir. En d’autres termes, Epicure nous invite, au nom du plaisir lui-même, à regarder plus loin que le « bout de notre nez », à ne pas nous limiter à l’instant présent et à regarder aux conséquences. « Calculer » c’est peser le pour le contre, faire la balance entre les effets immédiats (plaisants ou non) et les conséquences prévisibles (agréables ou pas).

c. Bonheur et plaisir

Ici s’impose une distinction entre Bonheur et plaisir : le bonheur est certainement une forme de plaisir (du moins en procure-t-il) mais il implique la durée, la stabilité ; le plaisir tient dans l’instant, il s’éteint avec la jouissance. Il faut que le plaisir de l’instant, sa jouissance, ne se retourne pas contre le Bonheur recherché. Il faut donc ici bien distinguer le bonheur du simple plaisir. Le bonheur est certainement une espèce de plaisir, mais un plaisir qui se révèle néfaste à long terme n’est pas le bonheur. Le bonheur implique la durée, le plaisir peut être pris « dans l’instant ». On peut donc dire malgré, le paradoxe, que le plaisir peut aller à l’encontre du bonheur. Jouir de l’instant, cela peut signifier : se préparer des lendemains difficiles. C’est pourquoi on ne peut juger du bonheur d’une vie sur un court laps de temps : ce n’est pas parce que l’instant est « plaisant » que la vie est « heureuse » ou « réussie ». « Une hirondelle, dit Aristote, ne fait pas le printemps ». Ou encore (ce qui au demeurant peut être discuté) : on ne peut juger qu’un homme est heureux – a été heureux – qu’a posteriori c’est à dire post mortem (Cf. Œdipe). C’est pourquoi, aussi, on peut renoncer à un plaisir au nom du bonheur : il faut voir « au delà de l’instant ». Résister à la tentation du moment au nom du « malheur » à venir – si on succombe.

d. La Prudence

Ainsi, ce que montre Epicure c’est qu’il faut calculer : si je veux assouvir mon désir c’est parce que j’en attends un plaisir ; mais le plaisir attendu est-il plus grand que le déplaisir qui peut s’en suivre ? Il faut regarder aux conséquences, être pré-voyant, c’est à dire Prudent.

Être Prudent c’est être capable de délibération, c’est être capable de se distancier de l’instant pour regarder aux conséquences de mon désir.

Mais cela implique qu’au moment du calcul je sois capable de cette distance. Que je ne sois pas déjà prisonnier de mes désirs. Rousseau disait que ce qui est difficile ce n’est pas tant de refuser de céder au désir, que d’aller contre un désir qui s’est transformé en habitude. Il faut prendre les devants. Pour éviter que la raison ne se mette au service du désir il faut qu’elle se propose des règles avant même que le désir n’apparaisse ou du moins ne soit trop fort. Je ne cèderai pas à la tentation, parce que je sais que c’est néfaste. On pourrait dire : il faut tuer les désirs dangereux dans l’œuf. Il est ainsi plus facile de ne pas commencer à fumer que d’arrêter.

III. Bonheur et Vertu

Nous avons vu que les désirs doivent être maîtrisés : non qu’ils soient « mauvais en soi », mais parce qu’ils peuvent nous apporter davantage de désagréments que de plaisir. Mais pour parvenir à résister il faut savoir rester maître de soi, être plus fort que le désir. Si le désir s’impose à nous (passivité) ; nous devons nous montrer plus fort que lui (activité). Il faut s’entendre, la « maîtrise de soi » n’est pas un refus du désir en tant que tel, une peur face à lui, il est bien plutôt une lucidité : le désir est naturel, et il est naturel de vouloir réaliser ses désirs – mais dans certaines limites. La démesure voilà le danger qui hante le désir et ce qui ne saurait être recherché : un désir qui n’est pas canalisé peut se transformer en une rivière en crue, qui emporte tout sur son passage – tout, y compris nous-même !

§.1. La vertu comme force

Rester « maître de soi » cela suppose de la force, de la « force de caractère » ; être maître de soi ce n’est pas être faible, le faible c’est celui qui subit ses désirs. Rester maître de soi c’est être vertueux. N’oublions pas que le mot Vertu vient du latin virtus dérivé lui-même de vir-, homme ; vertu signifie, originellement, une « puissance physique », un « pouvoir ». Être « vertueux » ce n’est pas, en ce sens, se plier aux « bonnes mœurs », « faire comme ‘il faut’ » - par peur du « qu’en dira—t-on ? ». Être vertueux c’est plutôt faire preuve de force caractère, de cette force qui est nécessaire pour demeurer maître de soi face aux évènements et face à ses propres désirs. Celui ou celle qui reste capable de se commander lorsque les évènements pourraient en « perdre » d’autres ; qui sait se maîtriser, ne pas se laisser déborder par ses émotions, et par ses désirs. Si on veut parler, ici, de vertu, il faut alors bien comprendre ce dont on parle et surtout ne pas confondre la vertu au sens qui vient d’être dit et la vertu des gens de « bonne mœurs » (par opposition aux « femmes de petites vertu »). Même si, en l’occurrence il existe bien un rapport entre les deux : celui ou celle qui s’adonne, par exemple à la « lubricité » ou à la « gourmandise », etc. c’est celui qui n’a pas résisté à la tentation, qui n’a pas eu la force de dire « non ».

§.2. La conception classique des vertus (Platon, Aristote)

Il n’est pas sans intérêt de poursuivre un peu l’analyse de ce que les grecs entendaient par vertu. Et d’abord quelles sont les principales vertus ?

Pour répondre à cette question, on peut remonter à Platon. Platon décrit l’âme comme formant un attelage composé d’un cocher et de deux chevaux. Le cocher, c’est la raison (le nous), les chevaux figurent la partie désirante (l’épithumia) et la partie irascible (le thumos). Il faut imaginer, maintenant que le cocher doit diriger son attelage, étant entendu que le cheval « épithumia » tend à « n’en faire qu’à sa tête ». Il faut garder sa direction – et non suivre celle que suit de lui-même ce cheval (c’est comme le maître qui suit son chien, à défaut de le faire obéir). Eh bien à chaque composante de l’attelage correspond une vertu : au  nous la « sagesse », au thumos, le courage, à l’épithumia, la tempérance. Mais ce n’est pas tout, il manque encore une vertu, à vrai dire la plus grande parce qu’elle opère la synthèse des trois autres. Cette vertu n’est autre que la justice. Pour que l’équipage avance dans la bonne direction, il faut que règne l’harmonie entre les parties de l’âme / attelage. Lorsque règne cette harmonie, que chaque partie « est à sa place », alors, l’âme est juste. Telles sont le quatre vertus fondamentales, autrement nommées « vertus cardinales ». « Si l’on se rapporte à la classification platonicienne des vertus, celle-là même qui deviendront à partir de Saint Ambroise les vertus cardinales, on s’apercevra qu’elle repose, ainsi que la définition de chacune des vertus, sur une division préalable des parties de l’âme. L’âme comprend trois parties : appétitive, active, rationnelle, à chacune desquelles correspondent les trois vertus de tempérance, de courage et de sagesse, la quatrième vertu, la justice étant la responsable de l’harmonie de l’ensemble »[6].

On peut remarquer qu’à ces vertus s’opposent leurs contraires : l’injustice, la lâcheté, l’intempérance, l’absence de « sagesse pratique » qu’on pourrait appeler imprudence ; mais aussi la témérité ou l’insensibilité. La partie désirante de l’âme, par exemple, si elle est maîtrisée donnera lieu à la tempérance, si elle ne l’est pas, l’homme sera intempérant ou insensible. De même je peux être courageux téméraire ou lâche.

C’est pourquoi, Aristote, développant son analyse de la vertu, pourra définir celle-ci comme  « juste milieu ». La vertu, l’excellence, la force véritable, n’est ni la lâcheté, ni la témérité : le lâche fuit devant les risques par peur (il ne maîtrise donc pas celle-ci) ; le téméraire fonce tête baissée, mais sans prendre le temps de regarder les risques, d’analyser la situation : il n’a pas peur, parce qu’il ne voit pas le danger. Le courage consiste quant à lui à aller au devant du danger, en toute connaissance de cause. La vertu est une crête entre deux abîmes comme la définit Ricœur, commentant Aristote.

§.3. La vertu fait-elle  le bonheur ? (Aristote, les Stoïciens)

a. La réponse d’Aristote

Mais la vertu, ainsi comprise, peut-elle contribuer à notre bonheur ? Faut-il être vertueux pour être heureux ? Pour essayer de répondre à cette question on peut mettre en parallèle l’étymologie des deux mots.

Bonheur : bon-heur : l’homme heureux c’est celui qui a de la chance, à qui sourit la fortune.

Vertu : vir- : homme : virilité, force.

On ne maîtrise pas la « chance » : on a de la chance ou pas. Le bonheur serait-il l’œuvre du hasard ? Si c’est le cas il y là quelque chose d’assez « problématique » : ce que nous désirons avant tout, nous n’en serions pas maître : c’est le hasard qui en décide ! Evidemment, il ne s’agit pas de nier la part du hasard : tout ne dépend pas de nous, et il est plus facile d’être heureux quand tout va bien et que tout nous réussi. Mais de là à laisser notre bonheur entre les mains de la fortune, il y a un pas qu’il ne serait sans doute pas raisonnable de franchir. « Abandonner au jeu du hasard ce qu’il y a de plus grand et de plus noble serait une solution par trop discordante »[7].

Or, justement, l’homme vertueux ce n’est pas la personne « frileuse » que l’on présente parfois, c’est plutôt celle qui refuse à laisser son bonheur, sa vie en général, au bon vouloir du hasard et des circonstances. L’affaire est trop grave pour s’en remettre à lui : il faut, autant que faire se peut, s’en rendre maître. Ne pas se laisser conduire par la fortune, qui peut nous donner ce qu’elle veut, mais faire son bonheur, ce qui suppose qu’on conduise sa vie. Pour le dire dans les termes mythiques de Platon, le meilleur moyen pour parvenir au bonheur c’est encore de bien conduire son attelage : le cocher doit garder la main sur les rênes ! Mais s’il dépend de moi de bien conduire mon attelage, dépend-il de moi que la route soit coupée ou que le temps tourne à l’orage ? Evidemment pas. C’est pourquoi, bien qu’il soit en notre pouvoir de bien nous conduire, il semble qu’il ne soit pas, en revanche, en notre pouvoir de nous assurer une pleine et entière félicité. Ce que Aristote reconnaîtra d’ailleurs en disant que le bonheur reste tributaire des circonstances. Je cite : « On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. Ainsi donc que nous l’avons dit, il semble que le bonheur ait besoin d’une condition supplémentaire, d’une prospérité de ce genre » et  poursuit immédiatement en ajoutant, ce qui nous renvoie très clairement à notre problème « de là vient que certains mettent au même rang que le bonheur, la fortune favorable, alors que d’autres l’identifient à la vertu ». La position aristotélicienne apparaît donc très clairement : si « la cause véritablement déterminante du bonheur réside dans l’activité conforme à la vertu », la vertu ne suffit pourtant pas : « l’homme heureux ne saurait jamais devenir misérable, tout en atteignant pas cependant la pleine félicité s’il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam » [8].

b. La solution stoïcienne : la liberté du sage

C’est dans l’horizon problématique ouvert par Platon et Aristote que l’on peut comprendre la morale des stoïciens. Celle-ci constitue une tentative pour surmonter la « limite » reconnue par Aristote, c’est à dire pour maîtriser l’immaîtrisable – immaîtrisable, en apparence du moins. Pour le dire d’un mot la pensée stoïcienne opère une radicalisation de la position du fondateur du Lycée : la vertu suffit à nous assurer le bonheur – pour autant, nous allons le voir, que nous sachions distinguer « ce qui dépend de nous » et « ce qui ne dépend pas de nous ».

Je n’ai pas la prétention, ici, d’entrer dans le détail de cette philosophie, ce qui m’intéresse ici c’est son principe-clé, qui est précisément la distinction entre « ce qui dépend de nous » et ce qui « ne dépend pas de nous ». En quoi consiste, en effet, la sagesse selon le stoïcisme ? En ceci qu’il ne faut se soucier que de ce sur quoi nous pouvons agir (« ce qui est notre affaire », selon l’expression d’Epictète lui-même). La raison en est simple.

Si j’attache de l’importance à ce que je ne peux maîtriser, alors, je risque d’être déçu, malheureux : le monde ne tourne pas toujours comme nous le voudrions. On le sait bien, la déception naît de l’écart entre le désir et la réalité. En revanche, si je ne m’attache qu’à ce qui dépend de moi, alors, je serai jamais déçu. Puisque cela dépend de moi, je suis maître de ce qui se produit. Celui qui ne désire rien d’autre que ce qui dépend de lui ne se heurtera pas au « principe de réalité ».

Essayons d’être un peu plus précis. Le bonheur suppose l’ataraxie, c'est-à-dire l’absence de « trouble de l’âme » : comment serais-je heureux si je suis inquiet, anxieux, angoissé ? Il faut donc supprimer le trouble. Or quelle en est la cause ? Pourquoi, en d’autres termes, ne somme nous pas satisfaits ? La raison en est que la réalité n’est pas conforme à nos aspirations à nos désirs. L’insatisfaction naît de la conscience de l’écart entre le désir et le réel. Si donc je veux atteindre l’ataraxie je dois supprimer l’écart entre le désir et le réel. Toute la question est de savoir comment.

En l’occurrence il existe, sur le strict plan logique deux réponses possibles. La première consiste à transformer le réel pour le mettre en adéquation avec mon désir ; la seconde consiste, quant à elle, à changer mes désirs pour les mettre en accord avec le réel. Dans ces cas l’égalité est rétablie – donc les causes du trouble disparaissent, et le trouble avec lui.

Alors que faire ? Quelle option choisir ? Nous sommes ici au cœur du problème. Ecoutons la réponse stoïcienne.

 Je cite le début du Manuel :

« 1. Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion, en un mot, tout ce qui est notre affaire à nous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui n’est pas notre affaire à nous.

2. Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans empêchement, sans entraves. Les choses qui ne dépendent pas de nous sont dans un état d’impuissance, de servitude, d’empêchement, et nous sont étrangères.

3. Souviens-toi donc que, si tu crois que les choses qui sont par nature dans un état de servitude sont libres et que les choses que les choses qui te sont étrangères sont à toi, tu te heurteras à des obstacles dans ton action, tu seras dans la tristesse et l’inquiétude, et tu feras des reproches aux dieux et aux hommes. Si au contraire tu penses que seul ce qui est à toi est à toi, que ce qui t’est étranger – comme c’est le cas – t’est étranger, personne ne pourra plus exercer une contrainte sur toi, personne ne pourra plus te forcer, tu ne feras plus de reproches à personne, tu n’accuseras plus personne, tu ne feras plus une seule chose contre ta volonté, personne ne pourra te nuire, tu n’auras plus d’ennemi, car tu ne subiras plus de dommage qui pourrait te nuire »[9].

 

La réponse est claire : certes je dois sans doute agir, tâcher de mettre le réel en conformité avec mes aspirations, et en particulier avec ce que je juge souhaitable, juste, etc., mais lorsque je me heurte aux limites de mon « rayon d’action », à ce qui me dépasse et ne relève plus de moi, alors, je dois « accepter » ce qui est  et changer mes désirs.

Ainsi le stoïcien accepte-t-il les évènements tels qu’ils arrivent. « Ne cherche pas à ce que ce qui arrive arrive comme tu veux, mais veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive, et le cours de ta vie sera heureux »[10]. C’est l’amor fati. Bien entendu, il prendra plaisir aux moments joyeux (quoique toujours avec mesure), mais surtout (et c’est là sa liberté) il saura endurer les périodes noires, se réfugiant en lui-même, dans sa « citadelle intérieure », gardant toujours à l’esprit que si la réalité est parfois en apparence dure, insupportable, elle ne l’est que pour celui qui la juge telle, qui y attache plus d’importance qu’à lui-même. Au fond, si je souffre des évènements c’est parce que je crois qu’ils pourraient être autres qu’ils ne sont. Pierre Hadot écrit en ce sens que « la personne morale se circonscrit en se distinguant de ce qui n’est pas elle, et prend conscience du fait que c’est de la manière dont elle juge les choses que dépendent son propre bien et son propre mal (que) : « ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les choses »[11] »[12].

Nous ne souffrons pas des évènements mais du jugement que nous portons sur ces derniers. L’erreur serait de croire que l’évènement est en soi « mauvais » ou « bon » : c’est nous qui le jugeons tel ou tel. Or, bien entendu, si je juge l’évènement « mauvais » je serai mécontent, insatisfait, etc. Je dois donc déconnecter le jugement de l’évènement, me rappeler que si l’un est extérieur à moi, et ne dépend pas de moi, l’autre demeure en revanche en mon pouvoir. Ma femme ou mon enfant peut mourir. Qu’y puis-je ? Rien. C’est un fait. Mais suis-je condamné à en souffrir ? J’en souffrirai tant que je jugerai cet évènement « injuste », « scandaleux ». Mais, justement, ce jugement je peux en changer : le jugement, dit Epictète, « dépend de nous » ; je peux accepter cet évènement, et me rappeler, par exemple, que la mort est un phénomène naturel et dans l’ordre des choses ou encore que l’important n’est pas la durée de la vie mais sa qualité, etc. toutes choses pouvant m’aider à revenir sur mon jugement et par conséquent à reprendre goût à la vie.

Nous nous étions posé une question : peut-on s’assurer d’atteindre la sérénité malgré les obstacles que nous ne pouvons manquer de rencontrer ? Autrement dit, peut-on maîtriser l’immaîtrisable ? La réponse stoïcienne apparaît ici clairement, et elle est positive.  Il y a bien, en un sens de l’immaîtrisable et il faut en prendre acte en renonçant au fantasme de toute puissance : le monde ne tourne pas toujours comme nous le voudrions. Nous ne saurions empêcher certains évènements pourtant contraires à nos aspirations naturelles de se produire, mais ceci ne nous retire pas l’essentiel, puisque nous sommes toujours maîtres du jugement que nous portons sur eux. L’immaîtrisable ne saurait se rendre maître de moi.

c. Critique du Stoïcisme : son mérite, sa limite

La position du stoïcisme est forte. Elle est aussi discutable. Qu’en penser ? Autrement dit, que pouvons-nous en retenir, et pourquoi n’est-elle peut-être pas satisfaisante ? Je retiendrai deux points.

1. À l’évidence la distinction entre « ce qui dépend de nous » et « ce qui ne dépend pas de nous » a le mérite insigne de nous rappeler qu’il ne sert à rien de s’angoisser pour ce qui de toute façon arrivera quoi que nous fassions. Que je le veuille ou pas je mourrai un jour, que je le désire ou non, les personnes que j’aime me quitteront si je ne meurs pas avant elles. C’est un fait, et les faits sont têtus. J’aurai beau me torturer à cette idée, je n’y ferai rien. L’important n’est pas de craindre ce qui de toute façon surviendra mais de profiter de la vie le temps qu’elle dure. Au fond le stoïcien est celui qui traverse avec succès les épreuves parce qu’il les accepte. « Le maître de chaque homme, c’est celui qui a pouvoir sur les choses que cet homme veut, ou bien ne veut pas, soit pour les lui procurer soit pour les lui enlever. Quiconque veut être libre ne doit ni vouloir ni refuser quoi que ce soit des choses qui dépendent des autres. Sinon il est nécessaire qu’il soit esclave ».

2. Le second mérite de la distinction entre « ce qui dépend de nous » et « ce qui ne dépend pas de nous », consiste en ceci qu’elle souligne qu’il existe quelque chose que nul ne saurait m’enlever : quoi qu’il m’arrive, quoi que l’on me fasse, je sais que nul ne peut me retirer l’essentiel, ma liberté intérieure, c'est-à-dire ma liberté de pensée. En d’autres termes nul ne saurait me dire ce que je dois penser, ce serait le pire des esclavages.

Reste que si cette idée est fondamentale, réellement décisive, en droit, elle se heurte à certaines limites en fait. Je pense ici à un texte d’Emmanuel Lévinas intitulé Liberté et commandement. Dans ce texte Lévinas part de l’expérience de la souffrance endurée dans la torture pour poser la question suivante : est-il vrai que, même sous la torture, nous demeurons libres de nos pensées ? La violence qui nous est infligée ne nous conduit-elle pas à dénoncer ceux que nous voudrions protéger ? Autrement dit la souffrance n’est-elle pas plus forte que la volonté ? Et Lévinas conclut que la croyance en notre liberté est peut-être démentie par cette expérience. Peut-être ce texte mérite-t-il d’être cité : « La liberté humaine est essentiellement non héroïque. Que l’on puisse, par l’intimidation, par la torture, briser la résistance absolue de la liberté jusque dans sa liberté de pensée, que l’ordre étranger ne vienne plus nous frapper de face, qu’on puisse le recevoir comme s’il venait de nous-même, voilà la dérisoire liberté »[13].

La remarque de Lévinas me semble extrêmement forte. On pourra néanmoins lui opposer que celui qui accepte l’idée de sa propre mort, c'est-à-dire l’idée du sacrifice, peut se montrer plus fort que ses tortionnaires, mais à la condition de pouvoir se donner la mort – car si tel n’est pas le cas alors il est à craindre que la volonté pliera devant la souffrance. On ne peut ici que penser à tous les résistants qui pour ne pas trahir leurs réseaux ont choisi de se défenestrer ou d’avaler du poison. Peut-être la liberté s’acquière-t-elle au moment où je me rends maître du « maître absolu » c'est-à-dire au moment où je situe mes principes, mes valeurs, au-dessus de la vie elle-même, donc au moment où j’accepte l’idée du sacrifice de la vie à l’idée que je m’en fais.

Une dernière remarque à ce propos. Si la liberté suppose que l’on pose le devoir-être au-dessus de l’être au point d’être prêt à sacrifier son être propre à la représentation que l’on se fait de ce qui devrait être, alors plus rien semble-t-il ne peut empêcher un terroriste, et en particulier si ses mobiles sont religieux, de passer à l’acte : il acceptera d’autant mieux sa propre mort que celle-ci en tant que « sacrifice » lui ouvrira les portes du paradis. Il devient le maître absolu, nul n’a plus de prise sur lui. Celui qui sort vainqueur de son combat contre la mort, elle que Hegel appelait justement le « maître absolu », devient le nouveau maître absolu ! Déjà Sénèque écrivait dans ses Lettres à Lucilius « quiconque méprise sa vie est maître de la tienne »[14].

Mais s’il faut reconnaître, ces mérites au Stoïcisme, il n’en reste pas moins que sa conception de la liberté soulève de multiples interrogations. Ne conduit-elle pas à tout accepter en vertu du principe selon lequel rien sinon nos propres pensées et dans une certaine mesure nos actes ne « dépend de nous » ? « C’est ainsi », « je n’y peux rien », « ça n’est pas de mon ressort »… Le danger est celui du fatalisme ou du quiétisme. Il y a un risque de perversion du principe-clé de la morale stoïcienne, risque qui est inhérent, sans doute, au principe lui-même. C’est ce risque que Hegel, en particulier, a mis en lumière. Le sage stoïcien risque toujours, est toujours à la limite, de se refermer sur lui-même. Voulant ne dépendre que de lui-même, c’est à dire être maître de soi, il oublie le monde. Mais alors, l’écart ne peut que se creuser entre lui-même et le monde. Il garde bien son quant à soi, il ne laisse personne violer sa liberté, entrer dans son espace intérieur, mais il ne met pas la réalité extérieure en accord avec lui-même, il ne réalise pas sa liberté en transformant le monde. Il ne sera jamais en adéquation avec la réalité. D’où, paradoxalement un véritable retournement. La distinction entre « ce qui dépend de nous » et « ce qui ne dépend pas de nous » devait assurer notre liberté, il apparaît que la liberté qu’elle nous assure est tronquée, insatisfaisante. La liberté doit se réaliser à travers nos actes, dans nos œuvres concrètes. En ce sens le reproche que l’on pourrait adresser au Stoïcisme, et c’est je crois le reproche que lui adresse Hegel, c’est d’ignorer l’histoire, de se tenir hors de l’histoire. Alexandre Kojève résume bien la critique hégélienne du stoïcisme :

Remarquons que L’Esclave imagine une série d’idéologie, par lesquelles il cherche à se justifier, à justifier sa servitude, à concilier l’idéal de la liberté avec le fait de l’Esclavage.

La première de ces idéologies d’Esclave est le Stoïcisme. L’Esclave essaie de se persuader qu’il est effectivement libre par le seul fait de se savoir libre, c'est-à-dire d’avoir l’idée abstraite de la Liberté. Les conditions réelles de l’existence n’auraient aucune espèce d’importance : peu importe qu’on soit empereur romain ou esclave, riche ou pauvre, malade ou bien portant ; il suffit d’avoir l’idée de la liberté, c'est-à-dire précisément de l’autonomie, de l’indépendance absolue de toutes conditions données de l’existence. (…)

La critique de Hegel ou, plus exactement, son explication du fait que l’Homme ne s’est pas arrêté à cette solution stoïcienne, à première vue si satisfaisante, peut paraître peu convaincante et bizarre. Hegel dit que l’Homme abandonne le Stoïcisme parce que –étant Stoïcien – il s’ennuie. L’idéologie stoïcienne a été inventée pour justifier l’inaction de l’Esclave, son refus de lutter pour réaliser son idéal libertaire. Cette idéologie empêche donc l’Homme d’agir : elle l’oblige de se contenter de parler. Or, dit Hegel, tout discours qui reste discours finit par ennuyer l’Homme.

Cette objection – ou explication – n’est simpliste qu’à première vue. En fait elle a une base métaphysique profonde. L’Homme n’est pas un Être qui est : il est Néant qui néantit par la négation de l’Être. Or, la négation de l’Être – c’est l’Action. C’est pourquoi Hegel dit : « l’être vrai de l’homme est son action ». Ne pas agir, c’est donc ne pas être en tant qu’être vraiment humain. (…). C’est donc déchoir, s’abrutir.[15]

 

Remarquons que cette critique si elle est à certains égards pertinente simplifie sans doute la philosophie stoïcienne. Ainsi, par exemple, si la distinction capitale d’Epictète peut donner une image « égoïste » quasi « autistique » du sage, il faut tout de même rappeler que ce sont les stoïciens qui ont forgé le concept de « cosmopolitisme » et que si Marc-Aurèle a écrit l’un des ouvrages majeurs de ce courant de pensée, les Pensées pour moi-même, il n’en fut pas moins empereur c'est-à-dire homme d’action[16]. Disons donc simplement que si le stoïcien ne se refuse pas à l’action –  ses principes n’en font sans doute pas non plus un révolutionnaire.

Conclusion 

Penser que le bonheur se trouve dans une recherche sans frein de l’assouvissement des désirs, c’est confondre Plaisir et Bonheur. Le bonheur ne s’atteint pas dans la jouissance de l’instant, parce qu’il y a un « après » de l’instant : il faudra assumer. Et le déplaisir sera peut-être plus grand que le plaisir qu’on avait trouvé sur le moment. C’est pourquoi il faut rester maître de soi, ne pas être prisonnier du moment présent. L’équation Bonheur = obéir à ses désirs, ne tient pas. La maîtrise de soi est bien plutôt la condition du bonheur, parce qu’elle seule en limitant le désir, l’assure contre son « autodestruction ». Cette limitation des désirs peut apparaître contraignante, mais :

a. elle est la condition pour que le désir premier en soi soit réalisé.

b. elle peut susciter un certain contentement : contentement qui naît précisément de ceci que nous nous savons « maître de nous-même ».

 

Le Bonheur et le Devoir

 

Introduction

Nous venons de traiter les rapports du désir et du bonheur. Il nous est apparu non que le désir doive être pourchassé mais qu’il doit être maîtrisé. C’est que, aussi paradoxal que cela puisse sembler, le désir peut faire notre malheur. Bien entendu, nous ne saurions être heureux sans réaliser nos désirs, mais pas tous nos désirs. Reste qu’ici, la « maîtrise de soi », la « vertu », était envisagée comme condition du bonheur, donc, comme subordonné à lui : il faut être vertueux pour être heureux. La vertu, en ce sens, n’a rien d’un « sacrifice », d’un « sacerdoce »[17].

Mais la situation va maintenant se compliquer. Nous avons, en effet, dans les faits des devoirs[18]. Or avoir des devoir, c’est être susceptible d’avoir à se « sacrifier » : le devoir m’oblige. On ne transige pas avec le devoir : le devoir s’impose sous la forme de l’impératif. « Je dois ». Certes je peux me soustraire à mon devoir, mais cela ne signifie pas que je ne doive pas. Peut-être même puis-je avoir à sacrifier mes désirs et parmi ceux-ci le premier d’entre eux, celui du bonheur, sur l’autel du devoir. Kant le souligne à maintes reprises : le devoir prime sur le bonheur. Et cela veut dire que si mon devoir me le commande je dois être prêt à y sacrifier mon bonheur. Je dois agir non dans le but d’être heureux, mais de mériter d’être heureux. Mais nous y reviendrons…

a. Le choix et les possibles

Je commencerai par un exemple très concret : celui du mariage. Nous vivons dans une société qui n’impose, du moins en principe, aucune règle en la matière. Je veux dire par là que nul autre que vous-même ne peut vous lier à une autre personne. Vous pouvez avoir plusieurs prétendants ou prétendantes. Tant mieux. Cela dit vous ne pourrez pas vous mariez avec tous/toutes. Même si ça vous ferait plaisir…Vous n’en avez pas le droit[19] ! Que vous le vouliez ou non  vous devez donc vous décider pour l’un ou l’autre des partis. Face à la pluralité des possibles, vous êtes renvoyé à vous-même avec l’obligation, si vous me permettez le jeu de mots, de « prendre parti ». Vous devez donc vous résoudre à exclure un certain nombre de possibilités au profit d’une seule. Mais, et c’est ce qui m’intéresse pour l’instant, rien ici ne vient contrarier ma décision : le choix que vous faites est votre choix. Vous le faites librement. Le plus probable c’est que vous « opterez » pour la personne que vous préférez, c’est à dire celle qui fera votre bonheur. Pourquoi se priver ?

Pour le dire plus sérieusement si la nécessité de choisir peut apparaître comme contraignante (et elle l’est bien en un sens) on peut aussi y voir une « invitation » à faire le bon choix. Devoir choisir nous pousse à peser le pour et le contre, à agir avec prudence et intelligence, ce qui sinon ne serait sans doute pas le cas. C’est parce que je dois choisir que je dois faire le bon choix.

b. Les limites du choix : l’obligation et l’interdit

 Mais ces possibilités se présentent-elles comme également possibles ? Plus clairement : Tout ce qui est possible peut-il réellement être choisi ? Ne nous arrive-t-il pas de renoncer à un « possible », non pas parce qu’il nous paraît indésirable ou dangereux, mais pour d’autres motifs ? Et lesquels ? Autrement demandé : hormis la « préférence », le « choix raisonnable », existe-t-il des raisons qui nous conduisent à éliminer une option possible ?

Reprenons notre exemple. Mais changeons de contexte et faisons un pas en arrière, mettons deux ou trois générations en amont, ou un pas de côté, par exemple dans une société très hiérarchisée comme l’est la société indienne. Donc vous vous trouvez face à plusieurs partis à première vue possible. Mais voilà, vos parents ne sauraient accepter que vous vous mariez avec n’importe qui. On peut alors distinguer deux cas possibles.

1. Vos parents vous interdisent de vous marier avec certaines personnes.

2. Vos parents vous obligent à vous marier avec une personne bien déterminée.

Mais, dans les deux cas il est possible que l’on vous empêche de vous marier avec la personne que vous aimez. En d’autres termes, c’est votre bonheur qui peut se trouver sacrifié.

Allons un peu plus loin et demandons-nous ce qui est commun aux deux cas évoqués. Quel en est l’invariant ? Ou encore : qu’est-ce qui est commun à l’obligation (« tu dois ») et à l’interdit (« tu dois ne pas ») ? Réponse : l’Interdit comme l’Obligation  - les deux modalités essentielles du devoir - viennent limiter le champ des possibles. Je peux faire ceci ou cela, c’est possible, mais je ne le dois pas – si du moins j’accepte de me plier à la volonté de mes parents ou des traditions. Je pourrais vous tuer, mais je ne le ferai pas parce que cela m’est interdit. Je pourrais vous laisser vous noyer, mais je dois intervenir. Il n’est cependant pas nécessaire d’aller chercher les exemples à l’extrême. Nous ne faisons pas toujours ce que nous voulons. L’interdit et l’obligation fixent des limites à l’exercice de notre liberté : parmi les possibles, certains me sont a priori interdits. La liberté de choix s’en trouve limitée, restreinte.

 

c. Problématique : Bonheur, devoir et liberté

Si nous avons effectivement des devoirs (ce qui reste à démontrer, car le fait de l’obligation ou de l’interdit ne suffit pas à fonder ceux-ci en droit) ceux-ci ne sont-ils pas susceptibles de nous empêcher d’être heureux ? En d’autres termes : n’y a-t-il pas une contradiction possible entre désir de bonheur et exigence de « faire son devoir » ? Nous devons réfléchir sur cette contradiction entre le désir – et au premier chef le désir d’être heureux – et les devoir : pourquoi devrions-nous soumettre nos choix à la juridiction du devoir ? Que cela me plaise, que j’y trouve, selon l’expression « mon bonheur », cela ne constitue-t-il pas une raison suffisante pour faire ce choix ? Ramassons ces questions sous forme d’alternative : devons-nous suivre nos inclinations, faire « ce que nous voulons », ou bien avons nous, au contraire, des devoirs ? Et si oui lesquels ?

Dans l’hypothèse où nous aurions bien des devoirs, peut-on encore dire que nous sommes libres ? Car ma liberté de choix, on l’a dit, se trouve réduite a priori. Et dès lors pouvons-nous encore être heureux ? Ou du moins nos devoirs ne peuvent-ils pas nous empêcher d’être pleinement heureux ? Peut-être, en effet, mon devoir m’impose-t-il de renoncer à quelque chose qui aurait contribué à mon bonheur.

Mais, à l’inverse, dans l’hypothèse opposée, en nous livrant à notre libre arbitre, ne risque-t-on pas de refermer chaque individu sur lui-même (chacun en faisant à sa guise), et de briser le lien qui nous rattache les uns aux autres ? Ne risque-t-on pas, en d’autres termes, d’en revenir à la « loi du plus fort » - qui relève moins de la liberté que de l’arbitraire.

On voit bien ici le Paradoxe ou mieux l’Aporie : d’un côté l’absence de devoirs renverrait la liberté à l’arbitraire, donc la nierait ; de l’autre côté l’existence de devoirs limiterait la liberté.

C’est précisément à partir de cette aporie que je voudrais nous voir nous interroger. Est-elle fondée ou pas ? Pouvons-nous nous en sortir ? L’aporie est-elle fondée dans la chose elle-même ou n’est-elle qu’apparente ? Comment, donc, articuler, Liberté et Devoir ? Devoir et Bonheur ?

La thèse que je voudrais essayer de développer est la suivante. Certes, « obéir à son devoir » peut nous conduire à sacrifier notre bonheur, mais, c’est aussi ce qui, selon une expression que j’emprunte à Emmanuel Lévinas, ce qui « libère la liberté de l’arbitraire » et partant ce qui, donnant un sens à nos actes, justifie notre existence à nos propres yeux aussi bien qu’à ceux des autres, ce qui fait la « dignité humaine ».

 

 

I. Qu’est-ce qu’un « devoir » ? Recherche d’une définition

Nous faisons l’expérience de contraintes, de devoirs. « Je suis obligé ». Je ne fais pas ce que je veux, je fais ce que je dois faire. Il convient de réfléchir sur cette expérience, et tout d’abord d’opérer un certain nombre de distinctions. Ces distinctions nous mettront en position de proposer une définition du concept de devoir.

§.1. Désir et Devoir

Partons d’un exemple : je dois obéir à mes parents[20]. J’ai envie de faire quelque chose, mais mes parents me l’interdisent. Si je suis « obéissant » je me plierai à leur volonté. Ils m’imposent leur volonté ; celle-ci s’impose à moi comme une contrainte. Obéir c’est ici aller à l’encontre de mon désir.

Le devoir est indifférent à mon désir : que je l’accepte volontiers ou non, il est là. C’est mon devoir, donc je dois le faire. Le devoir c’est ce qui doit être fait, ce à quoi on doit se plier. Je peux désobéir, mais si je peux désobéir, c’est précisément parce que je ne choisis pas le devoir à accomplir. Autrement dit parce que je fais passer mon désir avant mon devoir. On peut dire que le devoir précède et rend possible la désobéissance morale : je ne peux agir de manière moralement condamnable que s’il existe des lois morales.

L’acte moral (agir par devoir) est désintéressé. Je n’ai rien à gagner, je n’agis pas par intérêt, j’agis peut-être même contre mon intérêt. Mais c’est mon devoir, et j’y sacrifie mon intérêt. On peut ainsi sacrifier jusqu’à sa vie par devoir : je place ce dernier plus haut que tout, plus haut même que la vie. Il ne faut pas en conclure pour autant que faire son devoir c’est nécessairement « sacrifier » ses intérêts, ou plutôt « être perdant », il faut plutôt comprendre que l’intérêt n’est pas le moteur de mon acte. Il n’entre pas en ligne de compte, il est mis entre parenthèse. Je n’agis pas par intérêt, mais bien par devoir.

Pour mieux cerner le caractère propre de l’obligation morale on peut établir une comparaison entre les lois de la nature et le devoir. Les phénomènes naturels se déroulent selon les lois qui régissent la nature, ils ne peuvent pas s’y dérober. En revanche le Devoir n’implique pas que je m’y plie : je peux vouloir faire autre chose que ce que je « dois » faire, je peux lui préférer mon désir – c’est précisément pourquoi le devoir peut être vécu comme une contrainte. On peut même aller plus loin : si la possibilité de désobéir n’existait pas, si j’agissais nécessairement selon mon devoir, on ne pourrait plus parler de devoir. S’il n’y avait pas de « contrainte », d’ « obligation », il n’y aurait pas non plus de devoir. Le devoir se révèle à moi dans l’expérience du « je dois ».

§.2. Devoir : Obligation / Contrainte

La distinction – voire l’opposition du désir et du devoir – ne suffit cependant pas à définir le devoir. Il faut encore opérer une distinction fondamentale. Car nous avons utilisé jusqu’à présent un concept de « devoir » insuffisamment précis. C’est qu’il y a devoir et devoir. Qu’est-ce à dire ?

Reprenons l’exemple de l’autorité parentale. Vos parents vous interdisent de sortir. Vous êtes donc obligé de rester chez vous. Mais peut-être cette obligation ne vous paraît-elle pas justifiée. L’interdit vous semble donc illégitime. De votre point de vue il n’est pas de votre devoir de rester à la maison, mais vous y restez, contraint et forcé. Si vous obéissez c’est parce que vous « n’avez pas le choix ». Vous vous pliez à la volonté de vos parents parce qu’ils détiennent un pouvoir sur vous – par exemple celui de vous punir si vous leur désobéissez. Dans ce cas vous vous pliez simplement à la force supérieure, à son pouvoir de contrainte. Autre exemple : si la loi interdit de rouler au dessus d’une certaine vitesse, vous pouvez bien entendu la dépasser, braver l’interdit – mais vous préfèrerez sans doute ne pas dépasser la limite.

Maintenant il y a deux raisons possibles de se limiter ainsi : soit vous le faites parce que cette loi vous paraît justifiée, légitime, soit vous le faites par peur du gendarme, par peur, en d’autres termes, de la sanction. Or, et c’est absolument décisif, obéir par peur de la sanction, ce n’est pas obéir par devoir. C’est se plier à la contrainte. Je peux obéir par peur des conséquences de la désobéissance ; je peux obéir parce que l’ordre donné me paraît légitime, donc parce que je le fais mien. Dans le premier cas je me plie à une volonté étrangère ; dans le second c’est, au fond, à moi-même que j’obéis[21].

§.3. Définition

Au terme de ces analyses, il devient possible de proposer une définition du concept de devoir. Bien entendu cette définition n’a pas prétention à épuiser le sens de ce dernier, elle a plutôt pour fonction de présenter une définition suffisamment claire et univoque pour être utilisable. Il ne faut donc pas en être prisonnier.

Le devoir est une obligation (positive : « tu dois », obligation au sens propre ou négative : un interdit : « tu n’as pas le droit de ») légitime (c’est à dire jugée comme telle), c’est à dire une limite (de principe, puisque pouvant être transgressée) fixée à l’exercice de ma volonté – de ma liberté. Ayant défini, au moins provisoirement, le concept de « Devoir », il devient possible de nous interroger plus avant sur lui.

II. D’où viennent nos devoirs ?

§.1. Qui fixe nos devoirs ?

Nous faisons quotidiennement l’expérience de « devoirs » à travers les Interdits et les Obligations. « Je dois », « je ne dois pas ». C’est un fait. Mais d’où proviennent ces devoirs ? Qui interdit et qui oblige ? Autrement dit qui fixe les limites de l’exercice de la liberté en excluant certains possibles de nos choix (Interdit) ou en excluant tous les possibles au profit de l’un d’entres eux (Obligation) ?

Il n’est pas nécessaire de réfléchir bien longtemps pour s’apercevoir que cette origine n’est pas univoque. Les interdits comme les obligations ont de multiples origines.

1. Extériorité

_La Loi, c’est à dire le Droit fixent les règles qui doivent être respectées par tout citoyen. Et, en effet, celui qui y contrevient, se met de ce fait hors-la-loi et risque en conséquence des sanctions, elles mêmes fixées par la loi.

_Les Mœurs. Les mœurs constituent les manières traditionnelles d’agir au sein d’une société. Un individu de « bonne mœurs », n’est-il pas quelqu’un de respectable, en ceci qu’il ne transgresse pas les interdits sociaux ?

_La Famille. Pour l’enfant celui qui dit la loi, qui fixe les limites à ne pas franchir, c’est le parent. D’ailleurs le passage à l’âge adulte consiste pour une part à cesser en principe d’obéir à ses parents pour s’obéir à soi-même, c’est à dire à devenir autonome.

_La Religion. Les religions fixent un certain nombre de préceptes et de commandements. Pensons par exemple aux Dix Commandements : « tu ne tueras pas », « tu ne voleras point », etc.

2. Intériorité

_Soi-même. Précisément, l’homme « adulte » (et ce n’est pas une simple question d’âge, on le voit bien), c’est celui qui est auto-nome, celui qui pouvant se donner à lui-même sa propre loi, peut aussi répondre de lui-même[22].

 

§.2. Le conflit de devoir : la contradiction entre les devoirs

Le devoir est indifférent au désir. En d’autres termes, lorsqu’il y a incompatibilité voire contradiction entre le désir et le devoir, la question de savoir lequel il faut choisir ne se pose pas : si c’est mon devoir, je dois faire mon devoir. Il n’y a pas débat, la question est réglée d’avance. Maintenant il peut arriver que nos « devoirs » se contredisent. Non seulement les instances qui nous fixent des obligations ou des interdits sont multiples, mais elles tiennent des discours hétérogènes et parfois même contradictoires.

Prenons un exemple : la tragédie Antigone. Face au décès de son frère, Antigone se trouve face à un dilemme : obéir aux lois de la Cité et abandonner la dépouille de son frère ou donner une sépulture à son frère mais désobéir aux lois de la Cité. Il peut être intéressant pour faire ressortir la difficulté de prendre un autre exemple encore. Supposons que ma foi me commande de porter le voile. La question n’est pas de savoir si c’est un commandement fondé sur le texte lui-même, ce qui importe c’est qu’il s’agit de l’interprétation faite du texte. Donc, pour moi, porter le voile est une obligation : je dois porter le voile. Cependant, je suis peut-être aussi un croyant laïc. A ce titre je juge qu’il est de mon devoir d’obéir aux lois du pays qui est le mien. Or, dans un pays laïc, le nôtre par exemple, le port du voile est interdit dans les écoles. Alors que faire ? En principe je veux suivre les prescriptions de ma religion et obéir aux lois. Mais ici je ne peux faire les deux, l’un excluant l’autre. Il y a bien ici aussi contradiction.

Comme on le voit si nous nous entendons constamment dire « tu dois » « il faut », etc., il n'en reste pas moins que les voies sont multiples et souvent discordantes. Alors que faire? Qui croire? A quelles exigences et quel discours dois-je plier ma volonté? Qui peut me dire où est mon devoir?

§.3. Peut-on hiérarchiser les devoirs ? A qui doit-on obéir ?

Dans les situations que nous avons décrites on ne peut obéir à l’une des exigences sans désobéir à l’autre. Dès lors une question s’impose : à qui obéir, ici ? Cette question peut se reformuler ainsi : existe-t-il, dans les faits une hiérarchie entre les différentes « autorités », c’est à dire les différentes sources de devoirs ? L’une prévaut-elle sur les autres ?

Je vais me limiter à l’examen de deux réponses possibles : 1. la loi puis 2. soi-même. J’ai bien conscience que se faisant je « vais un peu vite en besogne » et que je passe sous silence un certain nombre de difficultés. L’important, c’est que vous aussi vous en ayez conscience. Comme toujours les choses sont plus complexes que je ne peux le montrer dans le cadre d’un cours : à vous de poursuivre la réflexion.

a. L’hypothèse de la Loi

1. Argument

La première hypothèse qui mérite examen c'est l'hypothèse selon laquelle la loi détermine en dernière instance nos devoirs. Après tout si l'on se contente d'observer les faits, c'est bien la loi qui fait autorité : toutes les autres autorités lui sont subordonnées ; et si l’une d’entre elles entre en contradiction avec la Loi, c’est la Loi qui prévaut et qui s'impose – y compris par la force. La loi est souveraine. Il peut sembler, tout d’abord que le primat doit être accordé à la Loi. Mais qu'il en aille ainsi ne suffit pas à justifier et à l'accepter : le fait n'est pas le droit. Demandons-nous par conséquent sur quels arguments repose cette hypothèse.

Premier argument, sans loi il n'y a pas de vie en société possible. Or la vie en société est souhaitable. Donc il faut accepter les lois. Qui veut la fin, veut les moyens.

Second argument, non seulement la loi est nécessaire à l'organisation de la vie sociale mais elle est aussi ce qui protège les individus, en particulier les plus faibles. La loi – au moins en République – vise le bien commun, elle est l'expression de la volonté générale et non d'intérêts particuliers.

Prenons quelques exemples. La violence des parents (abus sexuels, en premier lieu) est condamnée par la loi. L’enfant n’a pas à obéir à ses parents : la loi interdit aux parents d’abuser de leurs enfants et donne de ce fait le droit à ces derniers de leur désobéir – de porter plainte et d’être protégés. En ce sens la Loi libère l’enfant de l’arbitraire parental. Un autre exemple peut être évoqué : la loi sur le port des « signes ostensifs ». L’une de ses raisons est à chercher dans l’idée que le port du voile doit être interdit (et non pas seulement déconseillé) parce que seule la loi peut libérer les jeunes filles de l’obligation qui peut leur être faite de porter ce voile. Là encore la loi a pour vocation de libérer de l’arbitraire de la « communauté ».

Ainsi dans ces deux cas la Loi, vient limiter l’ « abus de pouvoir » de certaines personnes, de certains groupes, et protège donc la liberté de chacun.

La conclusion s’impose : la Loi, parce qu’elle se subordonne les autres « sources » de devoirs, permet de surmonter la contradiction née de la pluralité de ces mêmes « sources ».

2. Objection

Mais la solution est-elle réellement satisfaisante? C’est la question que l’on doit se poser. A cette question on ne peut répondre que par la négative : une loi, on le sait, et il est inutile  d’y insister ici, peut être injuste (l’exemple limite étant celui des lois édictées dans les régimes totalitaires)[23]. Par conséquent quelque chose doit être placé plus haut que la loi elle-même : la conscience morale, la conviction. C’est elle d’ailleurs qui fonde le Droit de Résistance : c’est parce que je juge la loi injuste que je m’y oppose. En dernière instance c’est toujours moi qui reconnais ou pas le caractère d’obligation légitime à un ordre donné.

2. Soi-même : l’autonomie

1. Argument

Une telle affirmation a une portée absolument décisive, car si c’est moi qui juge de la légitimité de la loi, cela signifie que la loi ne détient qu’un privilège relatif. Je me pose au-dessus des lois puisque je me réserve le droit d’entrer en résistance ou de désobéir aux lois.  Ainsi, l’instance à laquelle toutes les autres se subordonnent, sera l’intériorité : le soi. L’intériorité et non la loi. Nous avons mené la démonstration à partir des lois, mais il apparaît clairement que le raisonnement peut être généralisé. Que l'on parle des lois, des mœurs, des parents ou de qui l'on voudra, il n'en reste pas moins que c'est moi qui juge – ou plutôt qui dois juger - du bien fondé de leurs exigences. C'est à moi de décider si je dois obéir ou pas. La défense d'Eichmann lors de son procès est évidemment intenable : son devoir n'était pas d'obéir...Il est des situations où un officier doit désobéir à ses supérieurs ! Il y a donc une ligne de partage entre toutes les instances évoquées (loi, religion, etc.) et moi-même.

Quand j’obéis à mes parents, c’est moi qui accepte de leur obéir ; quand je suis les prescriptions du pape, par exemple, c’est moi qui décide de suivre ses préceptes. J’obéis à mes parents, je suis les prescriptions du pape, mais je pourrais ne pas le faire : en dernière instance c’est moi qui m’engage : quand j’obéis à un autre que moi-même, c’est moi qui choisis de lui obéir. Bien sûr on peut se cacher derrière l'autorité d'autrui, mais c'est un faux fuyant, une lâcheté. Je peux ne pas obéir, donc si j'obéis je dois aussi pouvoir en répondre.

Bien entendu, la réalité est plus complexe et nous ne sommes pas toujours en mesure de « choisir » d’obéir. Je prends simplement deux exemples : 1. les femmes dans les sociétés patriarcales : étant prisonnières de la tradition – d’une tradition légitimant la domination masculine – elles ne sont pas en mesure de prendre leur destin en main, soit parce qu’elles sont contraintes par la violence à « obéir », soit parce qu’elles ont intériorisé cette domination et la trouvent « naturelle »[24] ; 2. les enfants. Un enfant est un enfant : à 5 ans on n’est sans doute pas en mesure de choisir de dire « oui » ou « non » à ses parents. La capacité à se positionner vis-à-vis de ses parents, et en général, des autorités, suppose une certaine maturité, une certaine éducation[25].

2. Objection

Mais, après tout, est-il certain que je sois bon juge en matière morale ? Est-il certain que je suis apte à juger des lois ou à contester les moeurs ? Autrement dit : de quel droit pourrai-je, moi, simple particulier m’élever contre elles ? Ne peut-on pas craindre que le motif d’un tel rejet soit précisément mon intérêt particulier ? Ou plus prosaïquement la bêtise ? Mon refus ne sera légitime que si je n’agis pas pour mon seul intérêt mais au nom de ce qui doit guider en principe tout homme politique : l’intérêt général (rappelons-nous ici la définition de la volonté générale par Rousseau).

Dans la multiplicité des voix que nous entendons, il en est une qu'il faut toujours écouter, à laquelle il faut toujours obéir : celle de notre conscience. Cette voix apparaît comme notre guide. Mais, après tout, s'agit-il d'un bon guide ?

Ici la difficulté naît du fait qu’en m’élevant au-dessus de tout (puisque je me pose comme ultime critère de jugement) je peux tomber dans l’arbitraire. Finalement si c’est moi qui décide du permis et du défendu, du bien et du mal, le critère n’est-il pas purement subjectif, ne reposant que sur mon « bon plaisir ». Chacun étant reconduit à lui-même, rien ne s’imposerait à tous. Ou encore, si rien ne s’impose à tous comme obligatoire ou comme proscrit, chacun n’a-t-il pas le droit de faire ce qu’il veut ? Et après tout, pourquoi ma conscience ?

Le problème, on le voit, est grave : c’est la possibilité de la morale qui est en jeu, c’est de la possibilité de porter un jugement sur les actions des uns et des autres qu’il retourne. Le jugement vise toujours à transcender la subjectivité : lorsque je dis « ceci est moralement condamnable », je soutiens non seulement que je trouve « ceci » condamnable, mais aussi que tout autre individu devrait trouver la chose en question condamnable. Le jugement n’est pas l’expression d’un sentiment subjectif, il a une prétention objective, donc intersubjective. D’ailleurs, nous sommes souvent choqués lorsque nous constatons que d’autres ne partagent pas notre jugement. C’est bien que nous ne prétendons pas seulement exprimer notre sentiment, mais un sentiment qui devrait être partagé.

Qu’apparaît-il au point où nous en sommes ? A l’évidence une difficulté. En effet il nous est apparu nécessaire de reconduire le devoir à l’intériorité, à l’individu. Mais, ce qui apparaît à nouveau, c’est le risque de l’arbitraire, du bon plaisir, et finalement du relativisme : chacun conçoit le devoir comme il l’entend, et nul ne peut imposer sa vision à l’autre, ou plus exactement nul principe n’est meilleur qu’un autre. Nous serions simplement passés d’un arbitraire (celui de la loi) à un autre (le mien).

Bien entendu il n’est pas à la mode aujourd’hui de « juger ». De quel droit s’autorise-t-on à porter un jugement ? Qui sommes-nous pour dire le bien et le mal ? Tout est question de point de vue…De plus nous avons appris la tolérance (en particulier suite aux guerres de religion) et nous l’avons érigée en ‘valeur’, la tolérance comme valeur refuge d’une époque qui a perdu ses repères diraient certains (qui sans avoir raison n’ont pas tout à fait tort). Aujourd’hui celui qui se permet de juger est immédiatement rangé dans la catégorie des « intolérants » - ce qui disqualifie a priori son discours.

Pourtant si la tolérance est certainement une valeur à préserver  et à développer, tout est-il pour autant tolérable ? Bien entendu tant que nous en restons à des questions de fourchettes cela importe peu : manger avec des baguettes ou avec les doigts a son charme, c’est indéniable. Il n’est pas difficile de tolérer ces coutumes. Les choses se compliquent cependant lorsque l’on s’interroge sur d’autres pratiques sociales, qu’elles relèvent des mœurs ou des lois. Prenons quelques exemples : l’excision, le régime des castes, la peine de mort pour avoir eu un enfant hors mariage, les propos racistes, antisémites, etc. Doit-on tolérer tout cela en vertu du principe  du « respect des différences » ? 

Là encore, et pour les mêmes raisons, la « solution » paraît insatisfaisante.

Reprenons donc le problème : reconduire le devoir et le jugement moral qui lui est lié – je juge qu’il est de mon devoir de… - au sujet individuel n’est-ce pas signer l’arrêt de mort de la morale ? Sombrer dans le scepticisme (« il est impossible de se mettre d’accord sur des devoirs « objectifs ») et partant dans le relativisme (« chacun fait comme bon lui semble », « tout se vaut ») ? C’est ce qu’il semble. A moins que la subjectivité ne s’oppose pas à l’objectivité, que le singulier soit réconcilié avec l’universel. Après tout le devoir  et l’universel s’opposent-ils nécessairement ? Ne peut-on pas, au contraire, les concilier ? Autrement dit lorsque je juge qu’il est de mon devoir d’agir de telle ou telle manière, le jugement que je porte n’engage-t-il que moi, ou vise-t-il à une validité universelle ?

Comprenons bien l’enjeu de ces questions : si je ne peux sortir de moi-même pour m’élever à l’universel, alors je suis condamné, semble-t-il à l’arbitraire : ce que je juge être mon devoir ne l’est qu’à mes yeux. Au point que c’est le concept même de devoir qui semble vaciller sur ses bases.

III. La réponse kantienne : l'Impératif catégorique

Les voix de nos consciences : une cacophonie ?

Je vais essayer de développer l’analyse de ce problème en m’appuyant maintenant sur la pensée de Kant.  Ce sera l’occasion de découvrir l’une des « morales » les plus importantes (quoiqu’on en retienne) des temps modernes[26].

Rappelons le problème. C’est toujours moi qui décide, en dernière instance, si je « dois » faire telle ou telle chose. Agir par devoir, c’est obéir à sa conscience, pas à la contrainte[27]. Mais chacun n’a-t-il pas sa propre conscience ? Dans une situation donnée, la voix de ma conscience m’intimera l’ordre d’intervenir ; mais peut-être un autre que moi n’entendra-t-il pas sa conscience l’appeler, ou entendra-t-il tout autre chose que moi. Dans ces conditions, il est permis de se demander si la « conscience » est un critère sûr, un critère auquel se fier.

J’ai dit que le primat de l’intériorité sur l’extériorité, c'est-à-dire de la conscience sur les autres « sources » d’obligations (la famille, les lois, etc.) est la condition de l’autonomie. La chose est indéniable : être autonome c’est, selon l’étymologie, « obéir à soi-même », « obéir à la loi que l’on s’est donnée » – en conscience pourrait-on maintenant préciser. Seulement, ce qui devient problématique c’est la nature de cette « loi » à laquelle j’obéis. M’est-elle propre ou pas ? Chacun se donne-t-il sa loi, ou existe-t-il une seule et même loi pour tous ? Ce que nous avons dit jusqu’à présent donne à penser qu’il existe autant de lois que d’individus…Être autonome ce serait n’obéir qu’à soi-même au sens ou l’on dit d’une personne qu’elle agit de manière arbitraire, qu’elle « n’en fait qu’à sa tête ».

La thèse de Kant est radicalement opposée à une telle conception de l’autonomie. Selon l’auteur de la Critique de la raison pratique c’est en soumettant ma singularité à l’universel que je m’élève à l’autonomie. Il n’y aurait donc pas contradiction entre autonomie et universalité. « Obéir à soi-même » ne voudrait pas dire « en faire à sa tête ». La loi morale, celle que nous fait entendre notre conscience, est la même pour tous[28]. Cette thèse est suffisamment complexe, et les enjeux suffisamment importants pour que nous entrions dans une analyse plus approfondie.

§.1. Une morale de l’intention

A quoi reconnaît-on la valeur morale d’un individu ? La réponse de Kant ne fait pas doute : à la pureté de ses intentions. « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, lisons-nous au début des Fondements de la métaphysique des mœurs, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est  seulement une bonne volonté ». Il n’est rien de bon qu’une bonne volonté – c’est à dire une intention « louable »[29].

Il peut sembler étrange que Kant ne fasse pas ici allusion aux actes mais seulement à l’intention qui les motive, qui les cause. Pourquoi ? Pourquoi une telle réduction de la moralité à l’intention ?

Il y a au moins deux raisons à cela. La première est que si je suis maître de ma volonté (c’est moi qui veut), je ne puis cependant être a priori certain de réaliser mes projets. La seconde est que si je peux agir conformément à mon devoir je peux le faire pour des raisons qui n’ont rien de « moral » (en vertu d’une contrainte extérieure ou par « amour-propre »).

a. La bonne volonté

La valeur morale d’une personne se juge à ses intentions car les conséquences de ses actes lui échappent, la débordent de toutes parts. Un simple exemple suffira à s’en convaincre. Je vois une vieille dame à proximité d’un passage clouté. Visiblement elle a du mal à traverser la rue. Je décide alors de lui venir en aide : je m’en approche. Hélas, nous sommes en hiver, et je glisse sur une plaque de verglas. Dans un réflexe désespéré je tends le bras dans l’espoir de me raccrocher à quelque chose. Hélas encore, la seule chose qui me tombe sous la main est le bras de la vieille dame : je l’entraîne dans ma chute ; elle se casse le col du fémur[30]. Faut-il me condamner pour les souffrances infligées à cette personne ? Sans doute pas. A l’évidence je voulais bien faire, et si le temps avait été moins rigoureux cette personne m’aurait sûrement remercié pour mon aide – et je serais devenu la coqueluche du quartier…La vie, on le voit tient à peu de choses. On ne saurait donc qualifier un acte de « mauvais » si l’intention est « bonne ».

Précisons tout de même. L’intention vise toujours, bien entendu,  la réalisation. Ainsi, par exemple, avoir l’intention d’arrêter de fumer, c’est tout faire pour. Il ne suffit pas de faire des « discours », aussi beaux et convaincants soient-ils. Il faut essayer de parvenir à ses fins – donc tout mettre en œuvre pour « réussir », pour atteindre l’objectif que l’on s’est fixé. D’ailleurs, on reste rarement très longtemps persuadé qu’un de nos amis veut réellement arrêter de fumer, lorsqu’il ne fait rien pour. Les actes témoignent le plus souvent de nos intentions. Le plus souvent, donc, mais pas toujours, nous l’avons vu. Donc, l’intention vise la réalisation ; mais je peux « manquer ma cible ».

Imaginez Robin de Bois s’entraînant au tir à l’arc. Il bande son arc, vise le cœur de la cible, puis relâche la corde. La flèche file droit vers la cible. Jusque là rien que de très normal. Mais, voilà. A cet instant surgit Marianne courant, le cheveu au vent (bien entendu), à la poursuite d’un marcassin (pourquoi pas). Le marcassin passe sous la flèche. Pas Marianne. La flèche vient se planter dans son cœur. C’est déjà ça !

C’est pour cette raison que Kant opère une réduction à l’intention. Non que l’acte soit indifférent, mais parce qu’il nous échappe : on ne peut prévoir les toutes les conséquences[31]

b. La conformité au devoir

La seconde raison est l’envers de la première. Je peux vouloir « bien faire » et pourtant commettre un acte « regrettable ». Sans doute. Mais je peux aussi faire quelque chose d’admirable, pour des raisons qui elles ne le sont pas. Pour le montrer il suffira de reprendre l’exemple de la vieille dame. Cette fois il fait beau, il y a du monde aux terrasses des cafés, et la vieille dame attend toujours pour traverser la rue. Je m’approche alors d’elle et l’aide à se rendre sur le trottoir d’en face. Mais pourquoi ? Par souci de rendre service ? N’est-ce pas plutôt parce qu’il y a toutes ces personnes, et plus particulièrement cette jeune fille fort charmante[32]…Il est certainement bel et bon d’aider une dame, et qui plus est âgée, à traverser la rue, mais cela ne signifie pas nécessairement que l’intention est noble. Là encore, on le voit, c’est l’intention qui fait la qualité morale de l’acte.

c. De la difficulté de connaître nos propres intentions

Que nous montre l’exemple que nous venons d’analyser ? Il nous a appris que l’acte consistant à venir en aide à la vieille dame peut s’expliquer par un désir de « bien faire », comme il peut s’expliquer par des intentions bien moins nobles. Il y a donc deux mobiles possibles à cet acte – et plus généralement à nos actes : le respect pour la loi morale (s’exprimant dans l’impératif catégorique) et l’impulsion de l’amour propre (sous ses différentes formes concrètes). L’intention sera moralement bonne lorsque le mobile de l’acte relèvera du premier genre et non du second. Quand donc pourrai-je avoir « bonne conscience » puisque ayant bien agi ? Réponse : lorsque la « cause effective » de mes actions ne sera pas à découvrir dans une « secrète impulsion de l’amour propre », mais bien dans une obéissance à la loi morale. Autrement dit je peux « avoir bonne conscience » (puisque je n’ai rien fait qui soit moralement condamnable) lorsque le motif de mes actes (mon intention) est « bon » (« noble », si l’on veut) c’est à dire qu’il se plie à la règle d’universalisation. Il s’agit donc d’être « au clair avec soi-même ». Or rien n’est moins évident : nous nous trompons bien souvent sur nous-même et nos propre intentions.

« En fait, il est absolument impossible d’établir par expérience avec un entière certitude un seul cas où la maxime[33] d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir. Car il arrive parfois sans doute qu’avec le plus scrupuleux examen de nous-même nous ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir, ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel ou tel grand sacrifice ; mais de là on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce ne soit point une secrète impulsion de l’amour-propre[34] qui, sous le mirage de cette idée, ait été la vraie cause déterminante de la volonté ; c’est que nous nous flattons volontiers en nous attribuant faussement un principe de détermination plus noble ; mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par l’examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu’aux mobiles secrets ; or, quand il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est point dans les actions, que l’on voit, mais dans les principes intérieurs des actions, que l’on ne voit pas. »[35] .

 

Texte capital et, me semble-t-il, assez effrayant lorsqu’on en tire toutes les conséquences. Car que dit Kant ici ? Son idée est assez simple, au fond : il nous est impossible de trancher entre les deux motifs possibles, impossible de savoir quelle est la « vraie cause » de nos actes. Ai-je agi par respect de la loi morale (par devoir) ou sous une impulsion de l’amour propre ? Je ne peux le savoir, car même lorsque je suis certain d’avoir agi par devoir, il est possible que je me trompe. L’amour propre se pare du voile du devoir : il avance masqué. Je ne m’avoue pas la véritable raison de mes actes car j’en nourrirais de la honte – je me persuade au contraire que j’ai agi pour de « bonnes raisons ». Il s’ensuit que j’ai conscience d’avoir agi par devoir, alors que ce n’est pas le cas. Je me persuade (donc je crois) que j’ai aidé cette dame à traverser parce que j’estime que c’est « la moindre des choses », mais je ne saurais jurer que telle est la véritable raison – seulement je trouverais beaucoup moins noble de regarder les choses en face : si j’ai aidé cette personne, c’est parce que j’espère en tirer un profit. En me trompons moi-même je fais d’une pierre deux coups : 1. je me sens éminemment respectable (j’ai fait un « beau geste ») et 2. J’éprouve le plaisir de plaire – à la jeune fille (c’est du moins ce que j’espère).

Or je ne peux avoir légitimement « bonne conscience » qu’à la condition que mon intention soit bonne. La conclusion de ce syllogisme est claire : je ne peux jamais avoir légitimement « bonne conscience » puisque je ne peux jamais savoir pourquoi j’ai agi (devoir ou amour-propre ?). La « bonne conscience » est en ce sens toujours injustifiée : je devrais en avoir « mauvaise conscience »[36].

Cependant Kant n’est pas toujours aussi radical que dans ce texte[37]. Ainsi dans sa Doctrine de la vertu : « connais-toi toi-même (…)quant à la perfection morale en relation avec le devoir ; analyse ton cœur pour savoir s’il est bon ou mauvais, si la source de ses actes est pure ou impure (…). La connaissance morale de soi, qui réclame que l’on pénètre dans les profondeurs (dans l’abîme) du cœur les plus difficiles à sonder, est le début de la sagesse humaine ». Et Kant de préciser que deux vertus sont nécessaires à la conduite de l’examen de conscience : l’impartialité et la sincérité. Le problème reste de savoir dans quelle mesure nous sommes capables d’être impartiaux et sincères…surtout lorsqu’il en va de nous-même[38].

Il n’est rien de bon qu’une bonne volonté. Mais qu’est-ce qu’une « bonne volonté » ? Que veut une bonne volonté ? C’est à cette question qu’il nous faut maintenant répondre.

§.2. L’impératif catégorique

Il n’est rien de bon qu’une bonne volonté. Mais qu’est-ce qu’une « bonne volonté » ? Que veut une bonne volonté ? C’est à cette question qu’il nous faut maintenant répondre.

Nous devons ici opérer une distinction fondamentale. Et, si cette distinction est fondamentale, c’est parce qu’elle nous permettra de résoudre notre problème de départ. Distinguons donc l’impératif hypothétique et l’impératif catégorique.

a. L’impératif hypothétique.

Il s’énonce de la manière suivante : qui veut le fin, veut les moyens. Exemple : si je veux réussir mon bac, alors je dois travailler. Il est impératif que je travaille si je veux réussir ; mais il n’est pas nécessaire de désirer réussir. La structure logique (formelle) de cet impératif est donc du type « si (…) alors (…) ». Ce que je fais, je le fais en fonction du but que je poursuis. L’impératif « travaille ! » a un caractère impératif parce que si je ne me donne pas les moyens je n’obtiendrai pas la fin, mais il reste hypothétique parce que rien ne m’impose de désirer cette fin : après tout si le bac ne m’intéresse pas, je n’ai aucune raison de faire les efforts souhaitables. 

Plusieurs questions se posent alors. Si le choix des moyens est fonction de la fin visée, tous les moyens sont-ils bons ? D’autre part, toutes les fins méritent-elles d’être poursuivies ? Et surtout : avons-nous un critère nous permettant de déterminer si la fin visée est « légitime », c'est-à-dire moralement bonne (ou au moins indifférente) ?

Un simple exemple nous permettra de comprendre la pertinence de cette question? Supposons que je veuille vous tuer. Je dois alors me munir d’une arme. L’arme est en effet le moyen grâce auquel je mettrai à coup sûr fin à vos jours. L’impératif se formule donc ainsi : « Si je veux vous tuer, alors je dois me munir d’une arme et l'utiliser ». C’est tout à fait exact. Mais peut-on en conclure que j’ai le droit de vous tuer ? Que le moyen dépende de la fin, ne nous dit pas si la fin est bonne ou pas ! L'impératif « si je veux vous tuer, je dois prendre une arme et l'utiliser » ne se place donc pas sur le plan moral puisqu'il ne dit pas, justement, si je dois vous tuer. Or ce qui doit être déterminé ce n'est pas tant le moyen (ici, tout le monde sera d'accord sur l'intérêt de se munir d'une arme) que le bien fondé de la fin[39].

b. L’impératif catégorique.

On voit bien le problème – notre problème : il s’agit de savoir parmi les fins possibles, lesquelles me sont moralement interdites, mais aussi lesquelles me sont imposées par ma conscience. Non pas « que dois-je faire pour parvenir à mes fins ? », mais tout simplement « que dois-je faire ? ». Que n’ai-je pas le droit (au point de vue moral) de faire ? Kant répond à travers la formulation de ce qu’il appelle l’impératif catégorique.

Commençons par définir le sens de l'expression « impératif catégorique ». Un impératif catégorique, contrairement à un impératif hypothétique, est un impératif qui s'impose nécessairement, c'est à dire inconditionnellement. Ici, le « tu dois » n'est pas suspendu à une hypothèse. Je n'ai donc pas la possibilité morale de me soustraire à l'impératif. Il s'impose avec la force d'une loi. Si un impératif catégorique existe, alors ce que cet impératif exige de moi ne prête en aucun cas à discussion. Dura lex, sed lex. Si donc un impératif catégorique existe, il se formulera ainsi : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle ».

Mais qu'est-ce à dire? Supposons que je me propose d'agir selon telle ou telle maxime. Je dois alors me demander ce qui se produirait si toutes les personnes agissaient dorénavant selon ce précepte. La question que je dois me poser est donc la suivante : cette règle pourrait-on en faire une loi ? En d'autres termes,  je dois imaginer ce que serait le monde social si ma règle devenait la loi.  Et c’est seulement si cette universalisation est possible, donc si je juge que tout le monde peut agir comme je souhaite le faire et ce sans « inconvénient », que j’ai le « droit » de le faire.

Mais, après tout, cet impératif existe-t-il?

Il faudrait pour cela que quelque chose vienne limiter mon droit, ma liberté. Il faudrait par conséquent qu'existe quelque chose sur quoi je ne puisse pas agir selon mon bon plaisir. En résumé, il faudrait que quelque chose doive être respecté. Or que doit-on respecter? La réponse de Kant est claire : les personnes. Autant on peut considérer les objets comme des moyens dont on peut user comme nous le souhaitons, autant il nous est moralement interdit de traiter les personnes comme des choses. Il y a donc bien quelque chose qui s'impose à nous avec la force d'une loi, le respect des personnes. C'est pourquoi l'impératif catégorique peut se formuler ainsi : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais seulement comme un moyen ».

Selon Kant seuls les actes qui respectent les personnes, dans son langage qui les traitent comme des « fins » et non comme de simples « moyens », sont moralement acceptables. Quoi que nous fassions, nous devons le faire en respectant la dignité d'autrui. Précisons d'ailleurs que je dois respecter ma propre dignité autant que celle des autres. Or, qu'est-ce qui fait ma dignité? Que dois-je respecter ? La réponse de Kant est la suivante : c'est ma liberté, cette liberté que me donne ma raison (comme capacité à s’élever au-dessus de soi, à se libérer de nos inclinations naturelles) . Ce qui vient limiter ma liberté de choix de manière légitime c’est donc ce qui fait ma dignité et celle de toute autre personne : la liberté.

En conséquence, tout ce qui supprime la liberté doit être moralement condamné. Tout ce qui est nécessaire pour la préserver est obligatoire. Tout ce qui respecte la liberté des uns et des autres peut être autorisé. L'esclavage, le viol, pour ne prendre que deux exemples, sont moralement condamnables car ils nient l'humanité – la liberté – de l'autre.

§.3. L’intention moralement bonne vise l’universalité : analyse d’un exemple le droit de mentir

Ainsi, mon devoir consiste à ne prendre pour maximes de ma volonté que celles qui sont universalisables. Il me semble nécessaire d’expliquer en un mot le présupposé de Kant. En fait, celui-ci pense le monde des personne, qu’il nomme « règne des fins » par analogie avec le « règne de la nature ». S’il existe une nature, si l’univers n’est pas pur chaos, c’est parce qu’il est régit par des lois : ce sont ces lois qui en font un cosmos[40]. Pas de nature sans lois. De même, pense Kant, si les relations intersubjectives ne sont pas régulées a priori par des lois morales, alors, il n’existera d’impératif qu’hypothétique – autant dire qu’il n’existera ni bien ni mal, mais seulement des règles de prudence[41]. Si le monde des personnes n’est pas un chaos, s’il constitue bien un monde, c’est parce qu’il obéit à des lois, c'est-à-dire à des principes universels. Ce que nous allons expliciter sur un exemple.

a. Ce que veut une bonne volonté

Il devient maintenant possible de dire ce que veut une « bonne volonté », donc de savoir ce que signifie « bien agir ». On peut définir la bonne volonté comme une volonté qui se soumet au critère de l’universalisation de la maxime. Ma conscience me commande de ne faire que ce qui peut être universalisé. Je n’ai moralement le droit de vouloir que ce qui, s’il est universalisé, n’implique pas contradiction. Autrement dit, la « fin » n’est légitime (donc moralement « bonne » ou du moins « indifférente ») que si son universalisation ne transforme pas le « règne des fins » en chaos.

b. Analyse d’un exemple : le droit de mentir

Un exemple est sans doute nécessaire pour éclairer ce point décisif, mais obscur.

Kant s’appuie sur plusieurs exemples dont celui du mensonge. C’est lui que nous allons essayer d’analyser. Admettons que dans une situation donnée, dire la vérité desserve mes intérêts. Mentir me permettrait de m’en tirer à bon compte. J’y ai donc tout intérêt. Mais, demande Kant, ai-je pour autant le droit de mentir ? Pour répondre à cette question, je dois me demander ce qui se produirait si j’universalisais cette maxime (j’ai le droit de mentir chaque fois que je le juge nécessaire voire même chaque fois que dire la vérité peut me causer des désagréments). Pour Kant, la réponse est claire : je ne pourrais plus me fier à personne – comme personne ne pourrait plus se fier à moi. Or toute communication suppose la véracité de chacun des participants. En effet, si je vous pose une question, c’est que j’attends de vous que vous me disiez ce que vous pensez. Mais, si je ne peux vous faire confiance, si je ne peux présupposer que vous me dites bien ce que vous pensez, alors rien ne me sert de vous parler. Pourquoi poser une question si l’on part du principe qu’on ne peut se fier à la réponse ? En quoi serais-je plus avancé ? Or, si nous ne pouvons plus communiquer nos pensées (si je ne peux présupposer la véracité de mon interlocuteur), il n’est plus de relations possibles, car c’est bien sur le langage que reposent nos relations[42].  Autrement dit, et pour conclure : c’est le monde social qui s’écroule. Au terme de ce raisonnement il apparaît donc qu’universaliser le « droit de mentir » c’est ruiner le « règne des fins » donc signer l’arrêt de mort du monde des relations intersubjectives. Je ne saurais donc ériger cette maxime en « principe d’une législation universelle » ce qui signifie que mentir c’est se mettre hors-la-loi morale. C’est agir de façon indigne. Je ne dois pas, ou encore je me dois de ne pas, mentir.

Maintenant, il se peut que la maxime qui « ferait mon bonheur » ne soit pas universalisable. Mentir, par exemple, pourrait me permettre de « briller en société ». Dans ces conditions, soutient Kant, je dois renoncer à ma maxime, je dois être prêt à sacrifier mon bonheur. Mieux vaut faire son devoir qu’être heureux.

Allons plus loin cependant. Le principe mis en lumière est-il toujours tenable ? En d’autres termes, n’existe-t-il pas de cas faisant exception au refus du « droit de mentir » ? Prenons un exemple concret, celui-là même que prend Kant. Supposons qu’une personne vienne se cacher chez moi pour se protéger. Que dois-je faire si son agresseur entre à son tour chez moi et me demande « est-il là ? ». La question est on le voit difficile à trancher. Car si je me plie à la règle énoncée, je ne peux pas mentir. Je peux tout au plus refuser de répondre. Mais on m’accordera que ce silence constitue un indice…A l’évidence il se cache chez moi ! N’est-ce pas dire qu’en refusant de mentir je me fais complice d’un meurtre ? Mon devoir me commande-t-il une telle attitude ? N’est-il pas absurde, contradictoire, de dire que je dois, par devoir, me faire complice d’un crime ? Le mensonge paraît donc légitime, nécessaire.

La position de Kant reste pourtant identique : il n’y a pas d’exception possible à la loi morale, je ne peux en aucun cas, mes raisons fussent-elles « morales », me soustraire à l’interdit de mentir. L’impératif est catégorique ; On ne transige pas avec son devoir ! C’est pourquoi on dit habituellement que la morale kantienne est rigoriste. Reste que, si je n’ai moralement pas le droit de mentir, rien ne m’interdit en revanche, ainsi que le fera remarquer Fichte, de défendre la personne qui s’est réfugiée chez moi – bien au contraire.  

« Y’a-t-il un homme, même moyennement honnête à qui il ne soit parfois arrivé de renoncer à un mensonge, par ailleurs inoffensif, par lequel il pouvait se tirer lui-même d’un mauvais pas, ou bien même rendre service à un ami cher et méritant, uniquement pour pouvoir ne pas se rendre secrètement méprisable à ses propres yeux ? L’honnête homme frappé par un grand malheur qu’il aurait pu éviter[43], s’il avait seulement pu manquer à son devoir, n’est-il pas soutenu par la conscience d’avoir maintenu et honoré en sa personne la dignité propre à l’humanité, de n’avoir point à rougir de lui-même et de ne pas redouter le regard interne de l’examen de conscience ? Cette consolation n’est pas le bonheur, elle n’en est pas même la moindre partie. Nul, en effet, ne souhaitera l’occasion de l’éprouver, ni peut-être même la vie à ces conditions ; mais il vit et ne peut souffrir d’être à ses propres yeux indignes de la vie »[44] .

 

Que dit ce texte ? Qu’un homme honnête sacrifiera son bonheur à son devoir, non par plaisir, bien entendu, mais par respect pour ce qu’il éprouve comme s’imposant à sa conscience – donc aussi par respect pour lui-même. C’est là un point important. Car on ne voit pas a priori pourquoi je devrais me sacrifier au nom de mon « devoir ». Qu’y a-t-il de plus haut que le désir d’être heureux ? Et dès lors, pourquoi s’en détourner sciemment. La réponse de Kant est très claire : parce que celui qui n’obéit pas à la voix de sa conscience, c’est à dire ici qui prend pour maxime un précepte qui ne saurait sans contradiction être universalisé (mentir), se sentira méprisable, indigne. Et il semble que pour Kant rien ne soit pire que ce sentiment. Inversement, en faisant mon devoir[45], je ferai peut-être mon malheur, mais je pourrai au moins me respecter moi-même - ce que l’on appelle communément « avoir bonne conscience »[46]. Seul ce sentiment de « respect », qui est à la fois respect pour la loi (morale) et pour moi-même en tant qu’y obéissant, peut expliquer le sacrifice du bonheur. Le respect (au double sens que nous lui avons attribué) sera donc le mobile de l’acte moral.

Voici comment on peut présenter les choses de manière (très) schématique :

 

                       ®     Raison : universalité    ®              Loi          ®               Bien 

Volonté  

                       ®     Inclination : singularité  ®  désobéissance à la loi  ®    Mal      

 

 

Ici, la volonté est appelée à se déterminer rationnellement, donc à faire passer à ses maximes l’épreuve de l’universalisation. Cette capacité à surmonter le seul désir (les inclinations naturelles) par la soumission de celles-ci aux exigences de la raison, est, selon Kant, ce qui fait de nous des personnes. Être une Personne c’est pouvoir dépasser la singularité du désir par la raison. La Raison libère de l’arbitraire du désir, de l’inclination. Et c’est cette capacité qui fait la Liberté humaine, et sa Dignité. Mais je peux ne pas soumettre mon inclination à ma Raison : être libre c’est pouvoir ne pas l’être. Dès lors deux[47] possibilités peuvent être envisagée.

1.      La maxime est conforme à la loi. Ce que je me propose de faire n’entre donc pas en contradiction avec ce que j’ai le « droit » de faire. Il n’y a pas de problème ici : je peux faire ce que je veux « en toute bonne conscience ». Ce que je fais est bon ou indifférent.

2.      La maxime n’est pas conforme à la loi. Ce que je veux faire m’est donc moralement interdit. L’affaire se complique car, là encore nous pouvons envisager deux possibilités. Il faut subdiviser.

     a. Je renonce à mon projet par respect de la loi morale (par devoir) et ainsi je conserve le respect de ma personne (je peux me regarder dans la glace).

     b. Je suis mes inclinations, je réalise mes désirs quitte à désobéir à la loi – donc à mal agir (mon intention est mauvaise puisqu’elle n’est pas universalisable).

§.4. Critiques

a. Ethique de la conviction ou de la responsabilité : Kant à l’épreuve de la critique de Hegel

Reprenons. La maxime selon laquelle j’ai le droit de mentir, si cela me paraît souhaitable, n’est pas universalisable, aussi mentir est-il moralement condamnable – « mal ». Donc, nous l’avons vu, si je suis kantien je dois renoncer au mensonge. Mais doit-on être kantien ? La question n’est pas simple. Je voudrais ici présenter l’objection hégélienne à l’argument de Kant. J’indique simplement, sans m’y attarder outre mesure que l’on retrouve un argument comparable chez Péguy ou chez Sartre par exemple.

On trouve cette objection dans la Phénoménologie de l’Esprit, l’une des œuvres principales de Hegel. Selon ce dernier celui qui se refuse à agir, dans le cas qui nous intéresse à mentir, au nom des « principes », est une « belle âme » - expression évidemment ironique. Certes l’intention importe, elle est même essentielle, mais elle doit se réaliser – et la réalisation suppose parfois une certaine violence, certains compromis, même, avec nos principes. Une expression exprime très bien cette idée : « les nécessités de l’action ». Autrement dit ce que montre Hegel, c’est qu’un « mal » peut être nécessaire. La belle âme c’est celle qui, comme le dira Sartre, refuse de se « salir les mains ». Bien pire, comme le dit Péguy, la morale de Kant n’a pas de mains : s’en tenir aux principes, au motif que seule l’intention comptant, celle-ci doit demeurer pure, c’est se couper les mains, c’est s’interdire d’agir efficacement : On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. La question est alors la suivante : est-il préférable de mourir de faim ou de casser les œufs ? Autre manière de retrouver la célèbre question : la fin justifie-t-elle les moyens ?

Allons un peu plus loin. L’opposition entre Kant et Hegel peut nous permettre de comprendre l’opposition établie par Weber entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité (on peut encore parler d’éthique déontologique et d’éthique conséquentialiste): la première insiste sur l’intention en affirmant que je dois agir en conformité avec mes convictions quelles qu’en soient les conséquences, la seconde met l’accent sur les conséquences en soutenant qu’il faut être prêt au nom des conséquences envisageables à « adapter » ses convictions. Adapter ne voulant évidemment pas dire « s’asseoir sur » ses convictions…

b. Le conflit de devoir

On peut encore critiquer la position kantienne sous un autre angle. Certes, l'auteur de la Critique de la raison pratique a raison de souligner le caractère impératif du devoir, mais il simplifie la réalité. Car il peut arriver, dans certains cas, qu'il soit difficile sinon impossible de trancher entre plusieurs maximes possibles. Autrement dit plusieurs principes semblent universalisables, donc moralement acceptables, sans qu'il soit possible de décider lequel doit l'emporter. C'est ce qu'on appelle un « conflit de devoir ». Et il n'est pas certain que Kant nous permette de trouver une solution lorsque nous sommes dans ce type de situation. Mais est-ce après tout un argument contre la pensée de Kant ? N’est-ce pas simplement reconnaître qu’un part de liberté nous est laissée : entre deux solutions moralement acceptables, nous pouvons choisir en toute liberté. 

Conclusion

Le temps est venu d’essayer de conclure. Dans la mesure où le chemin que nous avons suivi est assez sinueux, il me semble souhaitable, malgré les inévitables redites que cela implique, de repartir des difficultés que nos avons rencontrées lorsque nous nous sommes demandés à qui nous devions obéir.

Pour pouvoir condamner une loi, il faut que la « morale » ne se réduise pas au droit. C’est au nom de valeurs autres que celles des Lois que je me mets hors-la-loi : c’est par devoir que je désobéis. Certes je désobéis à la loi, mais c’est pour obéir à ma conscience. On retrouve ici l’autonomie : je ne dois obéir à la loi que si je juge qu’elle est acceptable.

Les Lois reposent sur une convention et c’est pourquoi elles peuvent être arbitraires. Si le législateur fait passer son intérêt avant l’intérêt général, la loi qu’il instaurera sera bien Légale, elle n’en sera pas pour autant Légitime. Légalité n’est pas légitimité. Avec cette distinction nous retrouvons la distinction entre Obligation et Devoir. La loi m’oblige, parce qu’elle est appuyée sur un « pouvoir de contrainte » ; le devoir m’oblige lui aussi, mais par lui-même : ce n’est pas la contrainte qui me conduit à agir. Ainsi les « devoirs » que fixent la société ou encore les parents ne sont pas nécessairement légitimes.

Mais comment savoir si je dois leur obéir ? A quoi reconnaître que ma conviction est fondée sur la raison et la recherche de l’intérêt général – et non de mon intérêt propre ?

L’impératif catégorique tel que nous l’avons formulé permet de surmonter l’aporie du relativisme. L’impératif est universel, et par conséquent trans-subjectif et même trans-culturel. Il permet donc de juger les individus comme les sociétés. Et ce jugement n’est pas « intolérant », puisque ce n’est pas « moi » qui juge « à titre personnel » : mon jugement n’engage pas que moi !

Disons même qu’il fixe la limite entre le « tolérable » et l’ « intolérable ». Les mœurs, les lois, sont certes particulières, les comportements individuels différents, mais ils peuvent ou pas être universalisés. De deux choses l’une, en effet ou  ils respectent la Personne ou ils ne la respectent pas. L’impératif catégorique permet de dépasser le relativisme. De plus, il permet de penser la liberté autrement que comme l’expression de désirs arbitraires. « L’autonomie de la volonté est une propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi (indépendamment de toute propriété des objets du vouloir). »  (Fondements de la métaphysique des mœurs, deuxième section). En réalité celui qui suit ses seules inclinations n’est pas libre, puisqu’on ne choisit pas celles-ci[48]. Être libre c’est surmonter cet arbitraire, s’en libérer : et cela suppose que ma maxime puisse valoir pour tout le monde. Être libre ce n’est pas agir « à sa guise » mais obéir à la loi d’universalisation, c’est à dire de manière acceptable par tous : juste[49].

Donc, nous avons des devoirs : respecter les personnes, et par conséquent soumettre les maximes de nos actes au principe d’universalisation.

Il nous faut maintenant pour conclure, en revenir à notre question de départ : nos devoirs en limitant notre liberté de choix (le champ des possibles) constituent-ils une négation de notre liberté – et de notre bonheur ? D’abord il faut s’entendre sur le sens du mot « devoir » : il n’y a à proprement parler de devoir que là où ma conscience m’intime l’ordre ou au contraire m’interdit de faire quelque chose. Ensuite, c’est à dire lorsque le sens de la question est bien délimité, il faut répondre que :

1. L’universalisation des maximes libère la liberté de l’arbitraire, c’est à dire nous rend effectivement libre. Au point que Kant peut écrire : « la liberté et la loi pratique inconditionnée (= l’impératif) renvoient réciproquement l’un à l’autre » donnant à entendre que la loi (morale) constituerait le « concept positif de liberté » (Critique de la raison pratique, §.6, Scolie, p.52)

2. L’universalisation fixe des limites, mais ne dit pas ce que je dois faire (Interdits) ; et lorsqu’elle me donne une obligation (exemple : venir en aide à autrui) elle ne dit pas comment je dois m’y prendre – n’y que je dois me sacrifier (c’est de l’héroïsme). Je conserve donc toute ma liberté dans les limites du devoir.

IV. Nietzsche critique de Kant : peut-on être kantien après Nietzsche ?

Je voudrais maintenant m’arrêter sur la critique nietzschéenne de la morale édifiée par Kant. Pour le dire très clairement, cette critique est avant tout une critique de l’impératif catégorique c'est-à-dire du principe d’universalisation de nos maximes. Voici ce qu’écrit Nietzsche à ce propos :

« Un mot encore contre Kant moraliste. Il faut q’une vertu soit notre vertu soit notre propre invention, notre recours, notre besoin le plus personnel : en tout autre sens, elle n’est qu’un danger. Ce qui n’est pas une condition de notre vie ne peut que lui nuire. Une vertu est nuisible si elle ne naît que d’un sentiment de respect pour le mot « vertu », comme le voulait Kant. La « vertu », le « devoir », le « bien en soi », le bien doté du caractère de l’impersonnalité et de l’universalité – ce ne sont là qu’élucubrations qui expriment le déclin, le dernier degré d’affaiblissement de la vie, la chinoiserie koenigsbergienne. C’est le contraire que commandent les lois les plus profondes de la conservation et du développement : que chacun invente sa propre vertu, son impératif catégorique bien à lui. (…) Comment a-t-on pu ne pas sentir à quel point l’impératif catégorique de Kant met la vie en péril ?… »[50].

 

L’attaque a au moins le mérite d’être franche. Reste à essayer de mieux en comprendre les raisons. Il s’agira donc de découvrir ce qui se cache derrière cette exigence d’universalité et quelles en sont les conséquences. Pour résoudre ce problème je vais analyser plus particulièrement un texte important de Nietzsche : la première dissertation de la Généalogie de la morale.

§.1. la typologie nietzschéenne : faibles et forts

Nietzsche oppose deux Types d’hommes : les Faibles et les Forts. Sa conception de l’homme est une conception profondément aristocratique. Tout l’oppose à l’idéologie démocratique.  Or, ce sont les faibles, les médiocres, qui, selon Nietzsche ont imposé leurs valeurs aux forts. Notre morale, nos valeurs sont celles des faibles. Précisons. Concrètement le système de valeur de l’Occident est issu du christianisme. On sait bien que la Religion est un sinon le vecteur par lequel des valeurs s’imposent au sein d’une société. La Judée, c'est-à-dire le peuple juif, en donnant naissance au christianisme, est sortie vainqueur de son combat contre Rome. Cela signifie que les valeurs fondamentales de notre civilisation sont bel et bien celles des Faibles (Judée).

 

§.2. La morale des esclaves

Dès lors la question est : qu’est-ce qui définit les valeurs des faibles ? Qu’est-ce qui en constitue le cœur ? La réponse de Nietzsche est claire sur ce point : les valeurs des faibles sont le produit du ressentiment, du désir de vengeance. Désir qui se cache pour se réaliser. Autrement dit, les faibles pour se venger de la domination des forts, par ressentiment devant leur « bonne santé », leur puissance, proclament que leur faiblesse est voulue, qu’elle est vertu – qu’elle doit être imitée. Les faibles appellent les forts à la faiblesse : vous autres forts devez agir à notre image, c’est à dire ne pas exercer votre force. Vous devez vous retenir – et si vous ne le faites pas vous en subirez les conséquences, peut-être pas en cette vie, mais du moins au jour du jugement dernier.

D’où proviennent donc les valeurs de la morale des esclaves (c’est à dire la nôtre, puisque, je le rappelle, c’est bien elle qui s’est imposée) ? Du Ressentiment, de la haine, et du désir de vengeance. Haine du fort, ressentiment à son encontre. Ces valeurs naissent en réaction aux forts. La morale des esclaves n’est pas affirmation de soi, mais négation de l’autre qu’elle tient pour son ennemi. Nietzsche dit en ce sens qu’elle a besoin de « stimuli extérieurs » pour se développer (§.10, p.48). A l’inverse les forts ne cherchent pas en leurs autres de « stimuli » pour instituer leurs propres valeurs. Ils n’en ont pas besoin : ils s’affirment en toute innocence (selon un terme qu’emploie souvent Nietzsche lui-même pour les qualifier), il se savent « supérieurs » au malades, à la foule – cela leur suffit : celui qui a confiance en lui-même ne cherche pas à être rassuré par le regard approbateur de son interlocuteur. La confiance qu’il a en lui-même lui suffit. Les valeurs des forts ne viennent pas en réaction à…, elles ne reposent pas sur le ressentiment, elles sont l’expression innocente de la vitalité des bien-portants.

Qu’est-ce donc qui se cache au cœur de notre morale ? Le ressentiment, la haine pour le fort, l’homme en « bonne santé ». D’où le principe de l’interprétation nietzschéenne de nos valeurs : celles-ci sont les instruments de l’assouvissement du désir de vengeance des faibles. Nos « vertus » n’en sont pas. Nous croyons faire notre devoir en nous pliant à nos valeurs, mais en vérité ces dernières sont bien moins belles et désintéressées qu’elles ne prétendent l’être. Nos valeurs ne sont pas ce pour quoi elles se donnent : elles sont le produit d’un mensonge – et ce mensonge produit chez ceux qui l’écoutent, au premier rang desquels se trouvent les forts eux-mêmes, une illusion (nous pouvons y croire de « bonne foi »). Les Prêtres sont, selon Nietzsche, ceux qui utilisent le mensonge pour assouvir le désir de vengeance des faibles.

 

§.3. Critique de l’impératif catégorique 

Il faut savoir lire entre les lignes, retrouver derrière les apparences ce que signifie réellement le discours des faibles. Et c’est ici que nous retrouvons la morale kantienne. Que suppose et qu’implique l’impératif catégorique ? L’universalité, c'est-à-dire, l’égalité ou mieux, l’égalisation, la réduction de la distance qui sépare le faible du fort. Que dit l’impératif ? Tout ce que vous faites, d’autres que vous doivent pouvoir le faire. Autrement dit, que vous soyez fort ou pas vous devez vous comporter comme les faibles. Car le principe d’universalisation est un principe de nivellement. Ce ne sont pas les faibles qui se dépassent eux-mêmes, mais les forts qui sont rabaissés. L’affirmation de l’égalité cache le désir d’être aussi fort que ceux qui sont plus forts que nous. « Nous sommes tous égaux ». Voilà ce que dit le faible. Maintenant pourquoi le dit-il ? Ce propos est-il si innocent ? Quel est le but poursuivi ? La réponse est simple : prôner l’égalité c’est précisément appeler les forts à la faiblesse, exiger d’eux qu’ils n’exercent pas leur puissance. Puisque le faible ne peut pas exercer une puissance qu’il n’a pas, il se résout à exiger du fort qu’il retienne sa force. A défaut d’être aussi fort que le fort, il exige de ce dernier qu’il soit aussi faible que lui. A défaut d’être en « bonne santé », il veut voir son autre malade. Le faible jalouse le fort et en nourrit du ressentiment. Le principe d’égalité ne veut pas dire que tous les hommes sont « égaux », mais que les moins forts veulent être aussi forts que les autres. Il s’agit donc d’une ruse qui permet aux faibles de se rendre maîtres de leurs maîtres. La ruse, l’intelligence, est l’arme des faibles, des malades. Principe de la logique des Prêtres : retourner par le discours l’impuissance en vertu, donner à croire que c’est par choix et non par impuissance que les faibles (qui de ce fait n’apparaissent plus comme tels) ne ripostent pas (§.14, p.58). Eriger la faiblesse en Mérite. L’impuissance passe pour de la Bonté. Reste qu’il s’agit bien ici d’impuissance et non de bonté.

D’un côté donc l’affirmation joyeuse de soi-même, et de l’autre la négation haineuse de l’autre, seule condition pour s’affirmer. Voilà soutient Nietzsche le cœur des deux morales qui s’opposent. Voilà aussi pourquoi il rejette l’une et vante les mérites de l’autre. Donc quelle est la thèse de Nietzsche ? Réponse : notre morale repose sur des valeurs réactives, c’est à dire finalement sur le ressentiment. Elle n’est pas ce qu’elle prétend être. Elle prône l’amour, mais cet  « amour » est un moyen pour assouvir une haine plus profonde. 

Conclusion: Nietzsche avec Kant?

Mais prôner ainsi les valeurs aristocratiques, affirmer que le fort n’a pas à se soucier des autres (lorsqu’il pose ses valeurs) – selon le principe de distance, cela ne signifie-t-il pas que nous devons renoncer à nous retrouver sur des valeurs communes. L’authenticité (du fort) serait incompatible avec l’universalité des valeurs : ce sont mes valeurs, que m’importe quelles soient les tiennes ? Mais si tel est le cas pouvons-nous encore porter un jugement moral ? Renoncer, au nom de l’authenticité à l’universalité, n’est-ce pas ne plus pouvoir juger ? N’est-ce pas, par ailleurs, et de ce fait ne plus pouvoir vivre-ensemble (Cf. III, §.18, p.154)?

Peut-être ne peut-on pas se satisfaire de la position nietzschéenne. Elle est un passage : en tant qu’appel à l’authenticité, à la « force », elle est libératrice, mais elle se heurte à ses propres limites. Il me semble qu’il faut essayer de concilier Nietzsche et Kant. On ne peut pas s’en tenir à la position de Nietzsche, mais on ne peut pas davantage être kantien après Nietzsche comme on pouvait l’être avant lui. Je crois qu’un Kantien doit intégrer à son discours la critique de ce qu’il faut bien appeler le faux universalisme des faibles[51]. Car, et c’est ce qu’il faut retenir de Nietzsche, il y a bien un « usage » pervers de l’universel, un « universel » qui nivelle – c'est-à-dire qui nivelle par le bas. Si le principe d’universalisation doit avoir un sens, ce ne doit pas être celui-là. On peut désirer l’égalité, peut-être même le doit-on ; mais l’égalité ne doit pas signifier la médiocrité. L’idéal égalitaire, les principes universalistes, doivent renforcer les faibles et non affaiblir les forts. Est-ce possible ?

 

 

 



[1]              Selon l’expression d’E. Lévinas in Totalité et Infini

[2]              Voir en particulier le cours sur le devoir et le bonheur, la partie consacrée à Kant. Je vous renvoie par ailleurs au début du cours sur le « sujet » et à la tentative de définition élaborée alors.

[3]              CF. la définition du désir donnée dans le cours sur la reconnaissance. Par ailleurs, je ne distingue pas encore plaisir et bonheur. Nous verrons qu’il faut pourtant les distinguer.

[4]              Pour tout cela cf. le cours sur le Désir de Reconnaissance.

[5]              Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 5

[6]              P. Aubenque, La prudence chez Aristote, p. 35-36.

[7]              Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 10, 1099b20-25.

[8]              Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 9, 1099b, 5-10 ; 1100b, 5-10 et 1101a, 5-10.

[9]              Epictète, Manuel, chapitre 1, 1-3.

[10]             Epictète, Manuel, chapitre 8.

[11]             Epictète, Manuel, chapitre 5.

[12]             Ilsetraut et Pierre Hadot, Apprendre à philosopher dans l’antiquité, p. 101.

[13]             Lévinas, Liberté et commandement, p.38.

[14]             Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 4, §.8.

[15]             Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p.180-181

[16]             Cf. aussi Epictète, Manuel, chapitre 24.

[17]             Encore une fois il existe des différences entre les différentes écoles : platonicienne, aristotélicienne, épicurienne ou stoïcienne. Il faudrait donc distinguer. Ce que je dis vaut à tout le moins pour l’épicurisme.

[18]             Je n’entre pas encore dans le détail, j’essaierai de définir le concept de « devoir » plus loin.

[19]             Je rappelle qu’on a le droit de lutter pour faire évoluer les lois !

[20]             A supposer que l’ordre qui m’est donné soit légitime. Nous y reviendrons.

[21]             Cette distinction nous l’avons déjà rencontrée en étudiant Rousseau, nous allons la retrouver en nous tournant vers Kant. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que Kant a lu Rousseau et que la pensée de ce dernier l’a certainement marqué. D’une certaine façon (mais il ne s’agit pas d’entrer ici dans des débats d’érudits qui nous dépassent et qui ne vous sont pas très utiles) Kant transpose sur le plan moral ce que Rousseau avait théorisé surtout sur le plan politique : la liberté comme autonomie. Ce dont vous vous rendrez bientôt compte.

[22]            La distinction que j’ai opérée entre « extériorité » et « intériorité » n’est évidemment pas innocente. On verra que sans cette distinction fondamentale, il n’est pas d’autonomie, donc de liberté, possible. Etre autonome, c’est se donner à soi-même sa propre loi, c’est n’obéir qu’à soi-même. Non pas refuser d’obéir aux autres (famille, loi, etc.) mais n’y obéir que parce qu’on tient cette instance pour légitime et l’ordre fondé. A l’inverse il y a hétéronomie lorsque j’obéis à un ordre que j’ai accepté non parce que je le juge légitime, mais parce que c’est un ordre - passivement.

 

[23]             Il est inutile d’y insister dans la mesure où nous avons abordé ce problème dans le cours de philosophie politique. Je vous y renvoie donc.

[24]             Cf. le cours sur la reconnaissance (en particulier la partie « la lutte pour la reconnaissance »).

[25]            C’est là le paradoxe de l’éducation : le but de l’éducation est de conduire l’enfant à l’autonomie, c'est-à-dire à la capacité à se décider par soi-même ; c’est le rendre capable de dire « non » à ses parents – et aux institutions -  non pas par « goût de la provocation », mais par « conviction » - un « non »positif parce qu’il est l’envers d’un « oui », d’une affirmation de soi.

 

[26]             Précisons que toute cette problématique sera rejetée par Nietzsche : pour lui le désir de se dépasser dans l’universel, ne doit pas se comprendre comme victoire sur l’arbitraire, mais comme négation de soi, morale d’esclave, etc. Nous y reviendrons évidemment en analysant la première dissertation de la Généalogie de la morale.

                A vous de peser le pour et le contre et de vous décider en faveur de Kant ou de Nietzsche – ou de tout autre. L’important étant que vous décidiez, c’est à dire que vous pensiez par vous-même, de manière autonome.

[27]             Déjà Rousseau « tout ce que je sens être bien est bien,tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience (…) la conscience ne trompe jamais ; elle est le vrai guide de l’homme. (…) Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal. (…) Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience » (L’Emile, livre IV, Profession de foi du vicaire savoyard, GF, pp.83-87).

[28]             Attention : affirmer que le message que sa conscience adresse à chacun est, au fond, le même, ne signifie en aucun cas que nous entendons tous la même chose. La perception du message peut être brouillée : par l’éducation, la culture, et bien entendu la (mauvaise) volonté. Le meilleur moyen de ne pas entendre a toujours été de se boucher les oreilles…

[29]             Thème essentiellement développé par le stoïcisme.

[30]             On peut encore imaginer qu’en me voyant arriver la dame prend peur (pour ses économies, que comme toute personne âgée qui se respecte elle garde toujours sur elle) et fait une crise cardiaque…

[31]             C’est le fameux « effet papillon » : le papillon bat des ailes (il ne pense pas à mal), mais son battement d’aile entraîne un désastre…

[32]             Ou ce jeune éphèbe, cet apollon. A vous de voir.

[33]             Précepte, règle générale de conduite ou de jugement

[34]             « égoïsme, attachement à ses intérêts » (1521) puis « tendance à la fierté » (v.1640)et, spécialement, « opinion trop avantageuse de soi –même »(1665).

[35]             Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.

[36]             Il est vrai que la « mauvaise conscience » peut elle aussi devenir une forme de « bonne conscience » : je peux avoir bonne conscience puisque j’ai mauvaise conscience ! La mauvaise conscience est en ce sens une manière de s’acheter une bonne conscience : certes, ce que j’ai fait est « mal », mais j’en ai conscience – et je n’en suis pas fier…Exemple : je ne fais rien pour aider ceux qui meurent de faim, mais j’ai mauvaise conscience. Un peu comme si on avait le choix lorsque l’on veut être « quelqu’un de bien » entre agir et avoir mauvaise conscience de ne pas agir. Que faut-il penser de cette « mauvaise conscience » ? Il faut admettre qu’elle est souvent (mais pas toujours) synonyme d’hypocrisie. Rappelons-nous, en effet, ce que nous avons dit plus sur l’intention : toute intention, pour autant qu’elle est sincère vise à sa réalisation : elle ne veut pas rester de l’ordre de l’intention ! Celui qui nourrit des scrupules aurait dû agir – mais il ne l’a pas fait, c’est donc qu’il avait d’autres priorités.

[37]             Je ne suis d’ailleurs pas sûr qu’il soit aussi radical en d’autres textes.

[38]             Peut-être autrui est-il le nécessaire médiateur entre moi et moi-même : cf. le passage de L’Etre et le Néant cité dans le cours sur la Reconnaissance.

[39]             Attention cependant, il se peut que les moyens soient tels qu'il vaille mieux abandooner le but poursuivi.

[40]             Je rappelle que suivant l’étymologie, « cosmos » signifie « ordre » - ce qui s’oppose à l’idée de « chaos ».

[41]             Rien ne m’interdira, sur le plan moral, de vous tuer. Il me reviendra seulement de me munir d’une arme, et d’éviter de me faire prendre (Pensez au texte de Sextus Empiricus).

[42]             Habermas dit en ce sens que c’est le langage qui permet de coordonner les actions. Cf. Théorie de l’agir communicationnel

[43]             Je souligne.

[44]             Kant, Critique de la raison pratique, folio essais, p. 125.

[45]             en faisant mon devoir « par devoir » et non pour des raisons relevant de l’ « amour-propre » : égoïsme, désir de reconnaissance, etc.

[46]             Cf. l’expression « pouvoir se regarder dans la glace ». Ici c’est ma « conscience » qui « regarde », et ce qu’elle regarde c’est « ce que j’ai fait », afin de déterminer si ce qui a été fait est conforme l’acte à ce qu’elle commandait de faire. Ce que je vois est-il à la hauteur de ce que je voudrais voir – de ce que je devrais voir ?

[47]             Ou trois si l’on tient compte de la subdivision de 2. en a et b.

[48]             Cf. par exemple ce que nous avons vu concernant la « passivité du désir » dans la partie consacrée au Désir et au Bonheur.

[49]             Voilà pourquoi, comme je l’annonçais en introduction, la loi, loin de s’opposer à la liberté en est bien plutôt la condition.

[50]             Nietzsche, L’antéchrist, §.11.

[51]             Un faux universalisme qui, au moins sur le plan structurel, est à rapprocher de celui que Marx pose au fondement de l’Idéologie comprise comme discours de classe et plus précisément de la classe dominante.



10/04/2015
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