Philoforever

La notion d'"actualité".

Qu'est-ce que l'actualité ?

 

 

   L'actualité semble être ce qui nous vient du dehors : du monde et du temps. Notion simple qui désignerait le dernier rejeton du temps. L'actualité serait ainsi le « dernier cri » comme on dit parfois, en termes de mode, et se rapprocherait donc de la notion de modernité. Mais si l'actualité n'est que cette émergence d'un présent tout objectif, d'un donné brut, on voit que la notion même devient contradictoire : l'actualité, poussée par le mouvement même qui lui a donné naissance, va basculer dans l'inactuel. Or le propre de l'actualité, par opposition à la modernité, n'est-il pas, comme toute sa connotation philosophique le laisse supposer, de prétendre à une certaine éternité ?

   En ce sens, l'actualité ne serait pas le dernier mot du temps, mais ce qui, contrairement au fait divers, tend à échapper au temps. Notion non plus matérielle mais en quelque sorte formelle, l'actualité manifesterait non plus l'abandon de l'homme à un devenir qui l'arrache à lui-même, mais bien plutôt la maîtrise que l'homme exerce sur tout donné.

   Entre la modernité, qui à force d'être plongée dans le devenir interdirait toute insertion historique, et l'éternité qui, purement intemporelle, n'est plus à proprement parler humaine, ne pourrait-on voir dans l'actualité une synthèse qui permettrait à l'homme de marquer la temporalité elle-même du sceau de l'éternité ?

 

 

   Sans doute l'actualité semble-t-elle, au premier abord, un pur produit de la chronologie. L'actualité se confondrait ainsi avec les « dernières nouvelles ». Pour séduisante qu'elle soit, par sa simplicité même, une telle approche de la notion d'actualité laisse cependant à désirer : celle-ci ne traduirait plus que l'abandon de l'homme à un devenir qui lui échappe. Ainsi ce qui est actuel deviendrait-il, par soi, inactuel. Et sans doute pourra-t-on faire des efforts pour tenter de conjurer le sort. Tel programme, telle doctrine pourront être actualisés ou réactualisés. Tentative désespérée pour tenter de s'opposer à ce qui se présente, pour l'actualité ainsi conçue, comme son destin : le passage dans son contraire. D'actualisations en réactualisations, nous serions alors engagés dans un processus sans fin, image exacte du mauvais infini hégélien. Toujours à la poursuite d'elle-même, l'actualité serait ainsi condamnée à se disperser et à se dissoudre dans cette fuite en avant qui ne fait que manifester sa propre contradiction.

   Il semble donc que l'actualité exige quelque caractère qui lui permette d'échapper à ce mouvement de fuite, à ce mauvais infini. Toute la tradition philosophique va d'ailleurs en ce sens : la notion d'actualité, contrairement à celle de modernité, se présente comme une notion formelle, elle manifeste l'achèvement intrinsèque d'un processus. La conception aristotélicienne de l'acte est ici significative. On sait que dans la Métaphysique, Aristote définit l'acte par opposition à - et comme corollaire de - la puissance. Le mouvement est « l'acte de ce qui est en puissance, en tant qu'il est en puissance », et cela parce que le mouvement est précisément l'actualisation d'une chose. Une chose n'est donc pleinement ce qu'elle est que lorsqu'elle est en acte, en pleine actualité.

   On voit tout se qui distingue l'actualité de la simple modernité : elle n'est pas abandon au mauvais infini, elle n'est pas en elle-même contradictoire, puisqu'elle désigne l'achèvement d'un processus. Elle suppose donc un monde ordonné, un cosmos, que celui-ci soit physique ou historique. Parler d'actualité, c'est supposer que l'homme est plongé, non dans un pur devenir chaotique, mais dans une histoire. Ce qui signifie que le fondement de l'actualité ne saurait se trouver dans le pur chronologique, dans le pur donné.

 

   Mais l'actualité se distingue tout autant de l'éternité dans la mesure où elle retient quelque chose de la notion de modernité : l'insertion dans la temporalité. L'éternité en effet n'est pas temporelle : elle est, non le contraire, mais le contradictoire du temps - puisqu'elle n'appartient pas au même genre que ce dernier. En ce sens le Premier moteur immobile aristotélicien n'est pas dans le temps. Et, sans doute, Aristote affirme-t-il que ce Premier moteur est acte pur, mais il y a là un passage à la limite des notions de forme et d'acte qui sont des notions issues du monde physique, de la nature. A l'opposé donc de l'éternité, l'actualité tente de retrouver, au sein même du temps, la stabilité d'un ordre. Ni hors du temps, comme l'éternité, ni dans le temps, comme la modernité, l'actualité pourrait donc désigner un effort pour maîtriser le temps au sein même du temps. Dès lors l'actualité ne renverrait plus au temps comme à un destin qui viendrait la nier : elle manifesterait au contraire la maîtrise sur la temporalité elle-même. Il n'y aurait donc d'actualité que dans l'histoire, puisque c'est précisément l'histoire qui manifeste cet effort de l'homme pour ordonner le devenir.

   C'est en effet cette conjonction d'un fait et d'un sens qui permet de définir toute actualité, par exemple celle d'une situation politique. L'analyse hégélienne des « grands hommes » est à cet égard exemplaire. Le grand homme est grand par son actualité même, dans la mesure où il se fait l'instrument de l'esprit d'un peuple - et par là même de l'esprit qui est à l'oeuvre dans l'histoire. Sans doute le grand homme n'est-il pas éternel, et l'histoire pourra-t-elle, au bout d'un certain temps (lorsqu'il aura cessé d'incarner l'universel), l'abandonner, coquille vide que l'esprit n'anime plus. Mais le grand homme témoignera, quelle que puisse être la suite de l'histoire du monde, de cette rencontre de l'universel et du particulier qui définit l'actualité.

   C'est donc, paradoxalement, dans la mesure même où l'actualité est historique qu'elle n'est jamais inactuelle. Il est vrai seulement que l'actualité dépendra en partie de la conception que l'on aura adoptée de l'histoire. Lorsque Pascal, par exemple, affirme l'existence d'une « actualité de la religion chrétienne », il entend indiquer que c'est l'Incarnation qui a orienté toute l'histoire. En ce sens, cet événement, pour éloigné qu'il soit dans le temps, est pleinement actuel. Ainsi la chronologie elle-même, loin de fonder quoi que ce soit, ne prend tout son sens que dans ce qui la dépasse. L'actualité ne sera donc jamais inactuelle, puisqu'elle traduit l'émergence d'un sens qui surgit certes dans le temps mais qui ne s'y réduit nullement - puisque c'est lui au contraire qui fait de ce pur devenir une histoire.

 

   Il semble donc que l'actualité traduise la situation de l'homme dans le monde : celui-ci n'est pas livré à un devenir qui l'engloutit, il n'est pas davantage transporté « vivant aux îles des bienheureux ». Être besogneux, raisonnable et fini, comme aimait à dire Kant, l'homme est bien l'être de l'actualité : un être jeté dans le monde, et qui a parié pour le sens. De ce pari, la notion d'actualité pourrait porter témoignage.

 



13/06/2008
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