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La notion d'"eau".

La notion d' « eau »

Approche littéraire et symbolique

 

   Le terme « eau » appelle, de lui-même, quelques observations. Premier mot du dictionnaire à la lettre E, il fait partie de ces rares mots français composés de trois voyelles. Dans cette catégorie, il est le seul à se confondre avec un son vocalique pur, à la différence de « oui », par exemple. Si bien que le terme « eau » [o] s'apprente plus à la  voyelle homophone qu'à son ancêtre étymologique marqué par la lettre « a ». Bachelard disait de ce « a » qu'elle est « la voyelle de l'eau. Elle commande « acqua, apa, Wasser ». C'est le phonème de la création par l'eau. L' « a » marque la matière première. C'est la lettre initiale du poème universel ». Premier paradoxe dans cette mutation vocalique, car l' « a » a totalement disparu dans la prononciation française et ne se maintient plus qu'artificiellement dans l'écriture.

   Par ailleurs, contrairement aux trois autres éléments naturels, le mot « eau » semble interdire la dérivation et la composition. Alors que le mot « terre » par exemple est d'une étonnante productivité (terrier, terrestre, enterrer, etc.), aucun mot n'est formé sur le terme « eau » (l'autre élément « feu », antithèse de celui-ci, offre presque la même interdiction). La famille lexicale du mot doit remonter au latin (aquatique) ou au grec (hydrophile) ou recourir à de modernes « mots-composés » spécialisés et rares : eau-forte, eaux-vannes, eau de vie. L' « eau », mot de la liquidité semble bien se suffire à lui-même.

   Cette répugnance pour un terme si vital, si usité à créer des composés et des dérivés, de même que la précarité de son phonème unique [o], expliquent peut-être la richesse de la production populaire pour lui trouver des substituts. L' « eau » porte, en effet, une foultitude de noms, de ses désignations pharmaceutiques : protoxyde d'hydrogène à ses sobriquets caustiques de sirop, de grenouille, de Château la Pompe, ou encore à ses surnoms populaires de : flotte, baille etc. Par ailleurs, le mot « eau » se rencontre dans une identique foultitude de proverbes, dictons et locutions diverses : « Il n'est pire que l'eau qui dort ; un coup d'épée dans l'eau ; se noyer dans un verre d'eau ; faire venir l'eau à la bouche ; suer sang et eau ; se jeter à l'eau ; tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se brise ; chat échaudé craint l'eau chaude ; pêcher en eau trouble ; rester le bac dans l'eau ; aller à vau-l'eau ; se ressembler comme deux gouttes d'eau ; apporter de l'eau à mon moulin … » et sans doute en oublie-t-on !

   La langue elle-même semble donc entretenir avec l'eau des rapports ambigus. Mot unique et sans « famille », il est pourtant l'objet d'une prodigieuse descendance métaphorique dans des expressions figées qu'il naturalise de sa présence.

   Si le mot lui-même est frappé de prolifération, son sens, son « signifié » symbolique n'est pas en reste. Regardons cela de près.

  Déclinons autant qu'il est possible de le faire les grands axes de ce symbolisme  de l'eau :

1/ L'eau germinale et fécondante :

   L'eau apporte la vie aux êtres animés, aux végétaux. Saint-Augustin, conscient de ces bienfaits, exprimait sa reconnaissance : « Loué soit mon Seigneur pour son eau qui est si utile, humble, précieuse et chaste ». L'eau source de vie, l'élément si proche d'un autre élément fécondant, la femme, la mère. Gilbert Durand, spécialiste de la symbolique, explique les hésitations historiques quant au « sexe » de l'eau. Il semble pourtant que le pôle féminin l'emporte. Origine première, élément germinatif, bain dans lequel croît le fœtus, l'eau a souvent imposé un rapprochement avec la femme. Ophélie trouve là son élément ; les sirènes, les naiades, les ondines en font leur élément. Des poètes, comme Verlaine ou Apollinaire insisteront sur cette féminité traduite par le choix délibéré de la « rime féminine » dès qu'on parle de l'eau ou  encore dans le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique jouant sur les éléments terre et eau.

2/ L'eau médicinal.

   Outre qu'elle peut donner la vie, l'eau contribue souvent à la prolonger, à la maintenir, à fortifier l'individu en le soignant, en le guérissant. L'utilisation thermale de l'eau, par exemple, ressortit à cette valeur : eau boueuse, eau ferrugineuse, eau alcaline, sulfureuse … ont des vertus thérapeutiques incontestées. Montaigne vante ces mérites, lui qui allait aux « eaux » guérir ses affections ; Maupassant construit tout un roman autour de la naissance d'une station thermale du Massif Central : Mont-Oriol. Le cas extrême de l'eau curative, c'est la fontaine de Jouvence, mythe alchimique, universellement répandu et la fontaine miraculeuse (Saint-Anne d'Auray, Lourdes).

   Une autre forme plus symbolique, de médecine est l'exorcisme des larmes. Le liquide du sanglot semble posséder le pouvoir de transformer, de régénérer ou de conjurer. Larmes de sang, larmes de foi, comme celles que verse Polyeucte touché par la révélation face à Pauline (Polyeucte, de Corneille), larmes de l'émotion qu'impose une sensibilité débordante comme celles de Manon et Des Grieux ou de Julie et Saint-Preux, héros romanesques du XVIII° siècle.

3/ L'eau baptismale et lustrale.

   Dans de très nombreux cas, l'eau sert à laver. Elle doit purifier l'être, lui ôter les souillures de la vie, le prémunir des taches qui le menacent. Tous les rites d'ablution, d'immersion, d'aspersion, de baptême renvoient à cette valeur implicite. Dans son paganisme tellurique, Saint-John Perse invoquait encore ce pouvoir cathartique :

« Lavez, O pluies ! un lieu de pierre pour les forts (…)

Lavez le doute et la prudence au pas de l'action (…)

Lavez, lavez la bienveillance au cœur des grands intercesseurs. »                               Pluies.

   Le poème liminaire du recueil consacré aux « Objets » du monde pour Francis Ponge est consacré à la pluie (Le parti pris des choses). Le bain que prennent ensemble Rieux et Tarrou, les héros de la Pestede Camus, doit, en scellant leur amitié, les purifier des miasmes de l'épidémie. Les scènes de toilette, d'hygiène dans les œuvres littéraires, pourraient se rapprocher de cette interprétation symbolique. Nous touchons à ce que Bachelard nomme la « morale de l'eau » qu'il illustre par cette phrase de Claudel : « Tout ce que le cœur désire peut toujours se réduire à la figure de l'eau »

4/ L'eau diluviale.

   Dans le déluge, Gilbert Durand voit une ambivalence car il peut être la marque du « cataclysme vengeur », mais par ailleurs annonce la « fin purificatrice d'un monde corrompu ». Le verset cahotique de Rimbaud traduit l'équivoque :

   « Sourd étang - Ecume, roule par-dessus le pont et par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues, - éclairs et tonnerre, - montez et roulez ; - eaux et tristesses, montez et relevez les déluges. » Illuminations.

   Les tempêtes, les naufrages seront l'avatar littéraire du déluge. Rappelons quelques exemples : la mort de Virginie, dans Paul et Virginie, naufrage dans les poèmes de Chénier (Myrto la jeune Tarentine dont « le beau corps a coulé »), naufrage chez Pierre Loti (Pêcheurs d'Islande), poèmes catastrophiques chez Mallarmé : Océano Nox, Le Bateau Ivre …

   Dans cette eau tumultueuse, le bateau apparaît souvent comme le seul refuge, le salut fragile et menacé. Gaston Bachelard parle d'un complexe de Caron pour justifier le rôle du bateau dans l'imagerie populaire.

5/ L'eau et le temps.

   Depuis l'Antiquité, l'eau qui coule et le temps qui passe ont été associés dans une métaphore facile. La vie humaine a même pu être comparée au fil de l'eau, à un « long fleuve tranquille », naissant d'une source rieuse pour mourir dans l'abîme de la mer. Bossuet retrouvait l'image en déclarant : « Nous allons s ans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans retour ». Le vieux thème du « Carpe diem » également, s'agrémente souvent d'un support aquatique. L'être est pris de vertige face à l'écoulement du temps ; sa vie fluctuante se reflète dans le courant irréversible de l'eau.

6/ L'eau et le miroir.

   L'eau, en tant que surface plane est d'abord le premier miroir naturel. C'est là que Narcisse ira chercher une image qu'il se prend à trop aimer. L'eau, comme le miroir, permet de se voir et de se confirmer (je me retrouve), mais de se dédoubler (je ne me reconnais pas). L'illusion, l'inquiétude de l'image spéculaire se conjugue donc aux angoisses, aux traîtrises que contient l'eau elle-même. On pourrait citer ces vers de Tristan l'Hermite, extraits du Promenoir des deux amants, qui traduisent bien ces hantises :

« Je tremble en voyant ton visage

Flotter avecque mes désirs

Tant j'ai de peur que mes soupirs

Ne lui fasse faire naufrage. »

7/ L'eau et les mythologies.

   De tous les éléments naturels, l'eau est certainement celui qui donne naissance au plus grand nombre de personnages légendaires ou quasi divins. Les divinités aquatiques sont innombrables en littérature : Circé ou Calypso donnent le ton dans l'Odyssée d'Homère. On ne compte plus les nymphes, les naiades dans la poésie de la Renaissance ; mais aussi les néréides, les océanides ; les ondines chez Aloysius Bertrand, Giraudoux, la Lorelei (Heine, Appolinaire) s'apparente aux sirènes. Dans la mythologie scandinave, les neuf filles d'Aegir (Poséidon) représentent les différents aspects de l'eau.

   L'eau est encore présente face aux mythes de la mort. Homère représente Hadès comme arrosé de quatre fleuves dont les eaux séparent l'au-delà du peuple des vivants. Une des punitions des « coupables » de l'Enfer était de remplir un tonneau percé ou de porter de l'eau dans un crible ; la source de Pluton, le lac de la Mémoire, devaient étancher la « soif du mort » dans une nouvelle opposition au feu. D'ailleurs on a pu lier l'eau à la vie, autant qu'elle est liée à la mort comme le prouvent les nombreux supplices, la question par l'eau pratiquée en France jusqu'en 1788, les ordalies en usage partout telle l'eau bouillante dans laquelle on noyait les faux-nonnayeurs.

   Enfin une mythologie amoureuse existe (la promenade en barque, les « canotiers », les gondoliers de Venise, la Vénus au bain …) ; dans la Carte du Tendre, les Précieux attribuaient aux eaux des qualités significatives : mer dangereuse, mer d'intimité, fleuve d'estime, d'inclination, de reconnaisance, etc.

   N'allons pas plus loin dans ces indications symboliques dont on pourrait à peine fixer les bornes. Le champ sémantique de l'eau est suffisamment large pour fournir la matière à de nombreuses interprétations.

 

   Finissons sur ce poème de Francis Ponge, extrait du Parti-Pris des Choses :

   « Plus bas que moi, toujours plus bas que moi, toujours plus bas que moi se trouve l'eau. C'est toujours les yeux baissés que je la regarde. Comme le sol, comme une partie du sol, comme une modification du sol.

   Elle est blanche, elle est brillante, informe et fraîche, passive et obstinée dans son seul vice : la pesanteur ; disposant de moyens exceptionnels pour satisfaire ce vice : contournant, transperçant, érodant, filtrant.

   A l'intérieur d'elle-même ce vice aussi joue : elle s'effondre sans cesse, renonce à chaque instant à toute forme, ne tend qu'à s'humilier, se couche à plat ventre sur le sol, quasi cadavre, comme les moines de certains ordres. Toujours plus bas : telle semble être sa devise. Le contraire d'excelsior.

   On pourait presque dire que l'eau est folle, à cause de cet hystérique besoin de n'obéir qu'à sa pesanteur, qui la possède comme une idée fixe.

   Certes, tout au monde connaît ce besoin, qui toujours et en tous lieux doit être satisfait. Cette armoire, par exemple, se montre fort têtue dans son désir d'adhérer au sol, et si elle se trouve un jour en équilibre instable, elle préférera s'abîmer plutôt que d'y contrevenir. Mais enfin, dans une certaine mesure, elle joue avec la pesanteur, elle la défie : elle ne s'effondre pas dans toutes ses parties, sa corniche, ses moulures ne s'y conforment pas. Il existe en elle une résistance au profit de sa personnalité et de sa forme.

   LIQUIDE est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme, ce qui refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur. Et qui perd toute tenue à cause de cette idée fixe, de ce scrupule maladif. De ce vice qui le rend rapide, précipité ou stagnant ; amorphe ou féroce, amorphe et féroce, féroce térébrant, par exemple ; rusé, filtrant, contournant ; si bien que l'on peut faire de lui ce que l'on veut, et conduire l'eau dans des tuyaux pour la faire jaillir ensuite verticalement afin de jouir enfin de sa façon de s'abîmer en pluie : une véritable esclave.

   … Cependant le soleil et la lune sont jaloux de cette influence exclusive, et ils essayent de s'exercer sur elle lorsqu'elle se trouve offrir la prise de grandes étendues, surtout si elle y est en état de moindre résistance, dispersée en flaques minces. Le soleil alors prélève un plus grand tribut. Il la force à un cyclisme perpétuel, il la traite comme un écureuil dans sa roue.

   L'eau m'échappe… me file entre les doigts. Et encore ! Ce n'est même pas si net (qu'un lézard ou une grenouille) : il m'en reste aux mains des traces, des taches, relativement longues à sécher ou qu'il faut essuyer. Elle m'échappe et cependant me manque sans que j'y puisse grand-chose.

   Idéologiquement, c'est la même chose : elle m'échappe, échappe à toute définition, mais laisse dans mon esprit et sur ce papier es traces, des taches informes.

   Inquiétude de l'eau : sensible au moindre changement de la déclivité. Sautant les escaliers les deux pieds à la fois. Joueuse,  puérile d'obéissance, revenant tout de suite lorsqu'on la rappelle en changeant la pente de ce côté-ci. »

  

 

 

 

  

 

 



04/11/2008
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