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La notion d'"irrationnel"

 

La notion d’ « irrationnel »

 

   C'est aux alentours du début du IV° siècle avant notre ère que fut découvert en Grèce ce qui constitua peut être la seule réalité objective de l'irrationnel pour l'esprit scientifique et philosophique, les nombres irrationnels (par exemple √2). Découverte bouleversante pour l'esprit rationnel, une quantité finie, telle la diagonale du carré, ne pouvait pas être mesurée par un nombre rationnel, l'indéfini apparaissait nécessairement comme mesure du fini ! Dès cette époque pourtant, le Théétète de Platon en porte témoignage, l'esprit mathématique se préoccupa de réduire cette scandaleuse irrationalité qui est désormais parfaitement comprise dans la théorie, et donc supprimée comme irrationnelle.

 

   Partant d'une définition simplement nominale, l'irrationnel est l'autre du rationnel, c'est-à-dire ce qui ne peut être compris dans aucun calcul, aucun discours cohérent, ce qui ne peut constituer aucun système cohérent. Il serait ce qui se défait et ne peut se maintenir. A le considérer de ce point de vue, c'est sa réalité qui est immédiatement mise en question. Et telle est bien l'attitude de la pensée scientifique ou philosophique. Le Chaos, négation de la nature. serait l'image parfaite de l’irrationnel, mais le chaos ne peut être conçu que comme un non-monde dans lequel la pensée, l'homme, l'esprit (c'est tout un, ici) sont absents et n'ont en aucun cas leur place ! Il est la représentation imaginaire (mythique) d'un « avant » absolu auquel l'esprit ne peut assigner aucune réalité. Ce qui est dire qu'il est en soi non être, ou qu'il n'est d'être que rationnel. C'est dans cet esprit que Platon proposait aux astronomes de trouver une formule qui permette de ramener à la rationalité mathématique les mouvements planétaires : « Sauver les phénomènes », c'est-à-dire en produire la réalité comme rationnelle.

 

   S'il convient de mettre en cause la traduction traditionnelle de la formule de Hegel qui lui fait dire : « tout ce qui est réel est rationnel », il n'en demeure pas moins qu'elle constitue pour toute pensée scientifique et philosophique une évidence. L'irrationnel apparait pour elle un moment provisoire : celui où le réel n'est pas encore compris. Mais déjà, A. Comte montrait comment la pensée « fétichiste » (pour lui la première enfance de l'esprit humain) est porteuse d'une espérance de rationalité du réel. Cela, en tous cas, reste en son principe reconnu par la pensée contemporaine (cf. Lévi-Strauss. La pensée sauvage). On peut noter de ce point de vue qu'il n'est point de maladie ou de trouble que la pensée scientifique ne pense pouvoir maîtriser en en découvrant la rationalité. Un comportement irrationnel est celui que l'homme ne dirige pas, mais dont on peut penser qu'il a des causes inconscientes ou cachées, physiques ou mentales. Et la psychanalyse n'a-t-elle pas pour fondement l'idée d'une autre rationalité ? Non point la « logique du fou », mais le fait que la « folie » s'inscrit elle-même dans un déterminisme.

 

   Si au point de vue rationaliste, on ne peut comprendre l’irrationnel ou en admettre la réalité, au plan de la nature ou du fait, une autre attitude peut néanmoins le reconnaître comme son propre fond : si l'irrationnel est ce que la raison ne peut comprendre, on peut en effet légitimement souligner le problème suivant : Dieu qui est conçu comme l'Être Infini est précisément ce que la raison humaine ne peut comprendre et il est au sens strict, pour l'homme, l'irrationnel absolu. D'où l'appel à la foi comme grâce divine. « Credo quia absurdum », je crois parce que c'est absurde répète la Tradition, consciente du mystère et « de la folie » de la foi. Certes, le rationaliste peut expliquer la croyance par un ensemble de causes, mais, pour le croyant, cette certitude, cette passion de la foi ne s'inscrivent dans aucun déterminisme rationnel. Et les preuves de l'existence de Dieu ne sont pas les causes déterminantes de la foi, mais des tentatives plus ou moins convaincantes d'accorder la foi au discours rationnel dont elle n'a pas besoin par elle-même. On trouvera dans le Mémorial  de Pascal, ou dans Crainte et tremblement de Kierkegaard, le témoignage le plus fort de cet irrationnel qui est au cœur de la loi et en assure peut-être autant l'irréductibilité que la fragilité.

 

   Dans une tout autre perspective, l'irrationnel apparaîtrait comme ce qui supprime la valeur. Il serait le moment de la non valeur, du non-sens. L'irrationnel serait un monde dont le sens et la valeur seraient absents et dans lequel l'homme raisonnable ne pourrait se reconnaître. Il serait ce que l'homme raisonnable doit vouloir supprimer ou refuser quand bien même il peut l'expliquer rationnellement ! Le mal - la guerre, par exemple, ce mal absolu - peut bien être compris, mais c'est à partir d'une autre rationalité qu'il est dénoncé. Non plus celle du calcul ou du discours scientifique, mais celle de la Raison elle-même qui se sait exigence de valeur. Ce n'est plus du couple : rationnel/ irrationnel dont il est question, mais du couple : raisonnable/ déraisonnable. En ce sens, l'irrationnel a pour nous une réalité incontournable, celle de toutes les attitudes privées ou publiques, individuelles ou collectives qui mettent en cause l'homme, cet être par qui seulement il est question d'un sens, d'une valeur du Monde ou de l'Être.

 



06/03/2009
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