Philoforever

La notion de "beau".

 

Étude d'une valeur : le beau

 

 

   On peut dire qu'il y a une vérité de toutes les valeurs authentiques. Mais cela ne veut pas dire que la valeur esthétique (le beau) ou la valeur éthique (le bien) soient réductibles à la valeur de vérité. En fait chaque valeur est dans son domaine originale et irréduc­tible. Nous pouvons mettre en lumière l'irréductibilité d'une des valeurs fondamentales : le beau.

 

   La beauté dont il est question ici est celle de l'art (beauté esthé­tique), non celle de la nature. La beauté naturelle est en général l'adaptation d'une forme à une fonction (un beau cheval est celui dont les membres à la fois minces et puissants, dont les formes souples suggèrent le plus aisément la rapidité de la course). L'art prend parfois pour objet la beauté naturelle (sculpture classique), mais pas toujours. Le pied bot de Ribera, les pouilleux de Murillo, les tabagies des Peintres hollandais sont artistiquement beaux. Et pourtant, des infirmes qui mendient, une salle enfumée peuvent n'avoir aucune beauté naturelle (ou du moins nous ne leur prêtons une sorte de beauté qu'à partir de notre culture artistique : nous disons de ce mendiant rencontré sur le parvis d'une église qu'il est « beau comme un Murillo »). Il faut donc distinguer, comme le dit Kant, la belle représentation d'une chose avec la représen­tation d'une chose belle.

 

   Kant, dans sa Critique du jugement, a souligné en quelques for­mules décisives l'irréductibilité de la valeur beauté. « Le beau est l'objet d'un jugement de goût désintéressé. » Cette formule nous invite à distinguer l'émotion esthétique de la sensualité naturelle. La « nature morte » qui donne envie de manger, le « nu » qui réveille le désir sexuel, perdent leur qualité d’œuvre d'art. Bien loin de servir d'aliments hallucinatoires à nos désirs charnels, les oeuvres d'art, objet d'une contemplation désintéressée, nous délivrent du désir. Lorsque je contemple le célèbre tableau de Van Gogh « les Oliviers à Saint-Rémy », mon émotion est dépouillée de tout « intérêt ». De vrais oliviers m'inviteraient à la cueillette, à la sieste sous leurs ombrages. Le champ d'oliviers serait devant moi simple moyen pour mes désirs. Mais c'est moi qui suis devant les oliviers de Van Gogh. Ceux-ci bien loin d'être au service de mes tendances, littéralement me ravissent, c'est-à-dire m'arrachent à mon propre univers.

 

   Les psychanalystes prétendent parfois que la création artistique est une transposition des passions sur un plan supérieur, une sublimation (Léonard aurait inconsciemment dessiné dans la sainte Anne du Louvre un vautour obsessionnel, marqué dans les plis de la robe de la Vierge; la Cruche cassée de Greuze serait le symbole inconscient d'une défloration). De telles explications qui ont leur vérité n'expliquent jamais le beau en tant que beau. La psychologie de l'art n'explique jamais de l'art que ce qui en lui n'est pas artis­tique. L'artiste a nécessairement des motivations psychologiques; mais celles-ci ne sauraient rendre compte de la valeur de l’œuvre, en tant que participation à la beauté.

 

   Kant dit aussi que « la beauté est la forme de la finalité de l'objet, mais en dehors de toute représentation d'une fin ». En quoi consiste cette finalité sans fin? L’œuvre d'art a une finalité parce qu'elle est une harmonie. C'est une « finalité sans fin » parce que l'harmonie de l’œuvre n'est au service d'aucune fin extérieure à l'art. Cette belle formule de Kant peut être opposée légitime­ment, selon nous, à toutes les théories de l'art engagé, comme celle de Platon ou de Hegel qui, mettant l'art au service d'une morale ou d'une philosophie, réduisent la beauté à n'être qu'un visage de la vérité. Pour Platon, la beauté sensible n'était qu'un reflet de l'idée, et l'artiste était le messager d'un monde réel caché sous les apparences. Selon lui, le mythe est poétique parce qu'il dissimule et suggère tout à la fois une théorie philosophique sous-jacente. De même, pour Hegel, le beau n'est qu'une révéla­tion confuse du vrai, une étape provisoire dans la conquête de l'idée. Ces théories sont très discutables ; même quand l’œuvre d'art est au service d'une idée, sa beauté demeure étrangère et irréductible à l'idée qu'elle sert. M. Gaetan Picon remarquait justement que les bas-reliefs de Pharsale ne sont pas admirables seulement pour qui croit à la divinité de Demeter et de Koré, ni les cathédrales seulement pour qui croit à la divinité de Jésus de Nazareth.

 

   Kant nous dit enfin que le « beau est ce qui plaît universellement sans concept ». Il met ainsi en lumière une ambiguïté fondamen­tale de la valeur esthétique. L’œuvre d'art vraiment belle a une valeur universelle - elle est reconnue telle auprès de tous les hommes compétents, normalement éduqués. Elle a même, dit Kant, une valeur « nécessaire » (on ne peut pas ne pas reconnaître, par exemple, la supériorité de Vermeer sur tel petit maître hollandais). Pourtant cette universalité et cette nécessité (qui sont au premier chef des caractères de la raison) sont reconnues sans concept. Elles ne sont accessibles qu'au sentiment. La valeur d'une oeuvre n'est pas quelque chose qui se démontre par de grands raisonnements. Elle s'éprouve, ne se prouve pas (pour goûter Racine, je n'ai pas besoin d'avoir lu l'Art poétique de Boileau).

 



23/06/2008
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