La notion de "mémoire".
La notion de « mémoire »
On peut définir la mémoire comme la faculté pour un être vivant d'enregistrer et de réactualiser dans leur ordre d'apparition première ses impressions et expériences. Dans un sens plus large, on appellera aussi mémoire la simple capacité de réactiver une impression ou image, et dans ce cas la mémoire se trouve au principe de l'association des idées dont Locke (1690), puis Hume (1739) firent la théorie. Dans les deux définitions proposées, c'est toujours de la rétention du passé qu'il s'agit, mais dans le second cas, sa réactualisation s'effectue en dehors d'une référence à sa position dans le cours du temps de l'expérience vécue. Nous avons affaire alors à l'aspect le plus mécanique de la mémoire, dont la forme la plus élémentaire a été étudiée expérimentalement par Pavlov (1907) (Théorie des réflexes conditionnés). Cet aspect mécanique, et le fait que les maladies de la mémoire peuvent en certains cas être liées à des lésions ou des chocs cérébraux, a conduit au XIX° siècle une grande partie de la psychologie empirique à l'étude systématique des rapports entre le psychique et le cerveau. D'aucuns, tel Vogt, ayant voulu voir dans le cerveau l'organe qui sécrèterait la pensée « comme le foie sécrète la bile ». Matérialisme mécaniste, qui sera d'ailleurs combattu par le matérialisme dialectique, mais dont l'origine pourrait être trouvée dès le XVII° siècle dans la thèse, déjà affirmée par Descartes, des traces que les impressions reçues laisseraient dans le cerveau.
Bergson a voulu séparer radicalement le souvenir pur qui serait de l'ordre de la durée spirituelle, du souvenir-image qui commence à le matérialiser. « Imaginer n'est pas se souvenir », et le souvenir pur ne s'imagine qu'en vue d'une action. C'est seulement à ce niveau que Bergson reconnaît un rôle au corps, et particulièrement ici au cerveau : choisir le souvenir utile dans une situation donnée. Il importe de souligner que Bergson a tenté, dans son système, d'atténuer l'hétérogénéité de la matière et de la mémoire, c'est-à-dire du corps et de l'esprit, pour pouvoir, tout en maintenant la différence, en comprendre l'unité. La mémoire pure serait ainsi pour lui la vie même de l'esprit, tandis que le cerveau « donne (au souvenir) prise sur le présent par la matérialité qu'il lui confère ». Ce rôle du corps est tout entier défini par la nécessité de l'action, « l'attention à la vie ».
Il est en tous cas incontestable que la mémoire est la faculté qui me permet de m'orienter dans le monde dans la mesure où par elle nous sommes capables de le reconnaître. Elle est donc une faculté qui conditionne toute action. Me permettant d'identifier, de reconnaître les objets ou les situations avec ce qu'ils impliquent, elle me met en mesure d'y faire face de façon cohérente et conforme à mes fins ou intérêts. Mais elle est non moins nécessaire dans le cours même de l'action en tant que je suis par elle capable de retenir les moments passés et de les lier dans une totalité continue.
Cette caractéristique de la mémoire est essentielle sur un plan plus fondamental encore : celui de la constitution de la personne. Les recherches sur l'inconscient ont mis en évidence cette vie abyssale des souvenirs oubliés qui détermine notre présent. Mais au plan même de la conscience de soi, la mémoire apparaît, du point de vue psychologique, comme condition de l'identité propre du sujet. Intériorisant ses expériences, il les reconnaît comme siennes et se reconnaît alors lui-même comme identique à soi, c'est-à-dire comme un moi, dont la diversité des déterminations est ramenée à l'unité dans l'élément du souvenir. Toutefois, il faut souligner ici que cette constitution du moi renvoie au problème du sujet, du Je, qui effectue cette synthèse (Kant). Le drame de la perte de l'identité personnelle liée à celle de la mémoire (amnésie) fut illustré par Anouilh (Le voyageur sans bagages) et Giraudoux (Siegfried). On doit également se demander dans quelle mesure l'individu est défini par son passé. Si je suis ce que j'ai fait, je suis tout entier défini par ma mémoire et celle des autres, l'image de moi qu'ils conservent. C'est l'un des thèmes de Huis-clos (Sartre). Et s'il est des cas où l'homme se réfugie dans sa mémoire pour fermer les yeux sur la réalité présente, il en est où il voudrait supprimer cette mémoire qui le tourmente et l'accuse. Le bonheur, comme le malheur, pour celui que le présent déçoit et que l'avenir inquiète ou effraie peut être trouvé dans un certain culte du passé. La mémoire qui est le moyen de l'action peut être aussi l'alibi de l'impuissance et de la passivité. Recherche du temps perdu, Paradis perdus, autant de vues esthétiques qui trahissent peut-être autant l'impuissance de l'âme que la nostalgie de l'Être et le désir d'éternité.
Les Grecs avaient divinisé la mémoire, Mnémosyne, mère des Muses. Parmi elles, Clio, celle de l'histoire est bien fille de Mémoire. Et ce qui vient d'être dit de l'individu peut être repris pour cet individu collectif qu'est un peuple. Dans la recollection du souvenir se constitue sa substance et son individualité. Sa langue, sa culture, ce qui en fait la réalité spirituelle est résultat de l'intériorisation de son histoire, vie de cette mémoire collective que peuvent habiter tant les démons du passé que les promesses du futur.
Fixation, conservation et reconnaissance du souvenir.
1/ La mémoire, d'après le Vocabulaire de Lalande, est une «fonction psychique consistant dans la reproduction d'un état de conscience passé avec ce caractère qu'il est reconnu pour tel par le sujet ». Comment se fixe le souvenir ? Comment se conserve-t-il ? Comment le reconnaissons-nous ?
2/ Nous ne fixons pas la totalité de notre présent. De quoi le choix dépend-il ? Pour les gestaltistes (théoriciens de la « Gestalt théorie ». Les tenants de la Gestalt théorie pensent que l'évolution a fait de notre cerveau un organe très structuré et adaptée de manière innée à la perception de "bonnes formes". Selon eux, chaque perception serait filtrée, en quelque sorte, par une organisation cérébrale mise en place depuis longtemps sur l'échelle de l'évolution humaine. Nous serions ainsi dès la naissance capable de regrouper certaines perceptions, ou les organiser, indépendamment de notre apprentissage : une ligne coupée par un objet placée devant, par exemple, serait inconsciemment reconstruite mentalement afin de lui conserver une certaine centres d'intérêt que nous fixons le passé.cohérence.), c'est la forme de l'objet qui détermine la fixation du souvenir. Une mélodie est plus facile à fixer dans la mémoire qu'une suite de sons quelconques parce que la mélodie constitue une « bonne forme » qui s'impose aisément. Mais les gestaltistes oublient les facteurs subjectifs de la fixation. En fait, si nous retenons la mélodie c'est parce qu'elle nous émeut. C'est donc en fonction de nos valeurs personnelles, de nos préoccupations, de nos centres d'intérêt que nous fixons le passé.
3/ Une fois fixé, le souvenir pourra nous revenir à l'esprit, soit spontanément, soit après un effort volontaire d'évocation. Mais comment peut-il rester à notre disposition ? Sous quelle forme survit-il ? Que deviennent nos souvenirs quand nous n'y pensons pas ? C'est le problème classique, le problème philosophique fondamental de la conservation du souvenir.
4/ On a proposé à ce problème une solution matérialiste. Pour Ribot, le souvenir se conserve dans le cerveau sous forme de traces matérielles; la théorie s'appuie sur les localisations cérébrales : tel malade après une hémorragie cérébrale concernant le lobe pariétal droit perd toute une catégorie bien déterminée de souvenirs, les souvenirs tactiles (agnosie tactile) : sa main gauche est incapable de reconnaître les objets qu'elle palpe. Tel autre malade, après une lésion de la troisième circonvolution frontale gauche (zone de Broca), perd le souvenir des mots articulés. Il est aphasique.
5/ Dans son célèbre ouvrage Matière et Mémoire, Bergson refuse la thèse matérialiste, oppose la mémoire spirituelle à la matière organique et s'efforce de réfuter Ribot. La destruction d'un territoire cérébral, dit Bergson, ne supprime pas le souvenir mais seulement la possibilité matérielle d'évoquer le souvenir.
L'aphasique n'a pas perdu le souvenir puisque :
a) il proposera des périphrases dont le sens équivaut à celui des mots perdus. S'il a oublié le mot « non » il dira par exemple : « c'est un petit mot pour exprimer le refus » ;
b) le mot perdu peut très bien revenir à la faveur d'une émotion : Par exemple, ce malade s'énerve, se met en colère et déclare: « Eh bien non! Je n'arriverai pas à retrouver ce mot !!! »
6/ Bergson propose alors une distinction entre l'habitude qu'il reconnaît matérielle et la mémoire qu'il veut purement spirituelle. Réciter par cœur un poème, c'est l'habitude, c'est liaison de mécanismes neuromusculaires montés dans l'organisme. Mais me souvenir que j'ai lu pour la première fois ce poème un soir de septembre, dans un parc, sur un banc vermoulu, cela c'est pure mémoire, image singulière dans l'esprit.
7/ Le souvenir pur se conserverait donc spirituellement - en dehors du corps. Le corps (c'est-à-dire avant tout le cerveau) a cependant un rôle à jouer : il sert à actualiser les souvenirs, à les rendre conscients lorsqu'ils sont utiles pour l'action présente. Ce rôle caractéristique du corps explique que dans les maladies de la mémoire les noms propres soient oubliés plus facilement que les noms communs et les noms communs plus facilement que les verbes. C'est qu'à mesure qu'on va du verbe au nom propre, on s'éloigne de l'action tout de suite imitable, jouable par le corps; la symbolisation d'un nom propre en mouvements est évidemment une opération plus compliquée, plus délicate que la matérialisation motrice de ce que représente le verbe.
8/ Le souvenir rendu conscient, actualisé par l'opération cérébrale existe cependant dans l'inconscient, dans l'esprit pur, dès le moment où il est enregistré. Ainsi rien n'est oublié, tout notre passé est là. Le rêve nocturne fournit ici à Bergson une illustration de sa théorie sur la conservation intégrale du passé. Ici, plus de sélection des souvenirs puisque les exigences de l'action s'effacent; « rêver, c'est se désintéresser. » Les images du passé, même les plus lointaines, les plus étranges, reviennent alors en foule et en désordre.
9/ A la réflexion, cette conservation intégrale du passé dans un esprit pur et inconscient semble aussi peu claire que la conservation du passé dans la matière cérébrale selon Ribot. Au fond une perception conservée (que ce soit dans l'inconscient ou dans le cerveau) est quelque chose de présent, de donné. On comprend mal qu'elle se date elle-même comme passé ; comme dit Merleau-Ponty : « elle n'ouvre pas, en arrière de nous, cette dimension de fuite et d'absence qu'est le passé ».
10/ D'où la théorie phénoménologique qui se refuse à parler de la conservation du souvenir. Le souvenir n'est pas une chose rangée dans une armoire, c'est l'acte de poser le passé comme passé. Or ce sont les choses qui se conservent; un acte en tant qu'acte est ou n'est pas, mais ne se conserve pas. Acte implique actualité, présent, jugement actuel de l'esprit.
11/ Tout souvenir est acte présent du jugement. Ce qui se conserve est plutôt aide-mémoire que souvenir à proprement parler. Ces aide-mémoire sont d'ailleurs non seulement d'ordre organique (conçus comme des circuits familiers, empruntés par l'influx nerveux, plutôt que comme des empreintes statiques) mais aussi d'ordre social. Le souvenir est un acte de reconnaissance du passé qui s'appuie sur des repères, sur des « cadres sociaux », comme dit Halbwachs. En disant « avant la guerre, après la guerre », « aux vacances dernières », etc., je suscite des souvenirs divers : grâce aux repères sociaux, je puis « battre les buissons du passé et faire lever des volées de souvenirs ». Ainsi le passé ne se conserve pas dans la mémoire mais on le reconstruit à partir du présent grâce aux cadres sociaux de la mémoire. Et par là même toute reconnaissance implique un début de localisation.
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