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La notion de "raison".

La notion de RAISON

   Le concept de raison fait partie de ces concepts dont le sens peut varier considérablement d’un auteur à l’autre, selon les problématiques et les configurations intellectuelles dans lesquelles il se trouve utilisé. A défaut d’une définition du mot « raison », il reste néanmoins possible de mettre en perspective les contextes intellectuels dans lesquels le concept de « raison » a été construit par opposition à d’autres concepts.

   Pour tirer au clair ce concept, on peut d’emblée distinguer deux sens. La raison désigne un principe d’ordre, et par extension, un principe d’explication. Elle désigne aussi une faculté de l’esprit humain.

   Soit une suite de nombres ; celle-ci peut être complètement arbitraire, ou le fruit du hasard, comme c’est le cas des nombres qui sortent au tirage du  loto. Mais une suite numérique peut aussi contenir un ordre. Il y a plusieurs ordres possibles, comme par ex. la « suite de Fibonacci » : chaque nombre étant la somme des deux nombres précédents : 0.1.1.2.3.5.8.13.21.34.55.89.144.233.377.610…, ou cette suite : 1.2.3.6…ou l’on voit bien que 6 et 3 sont dans le même rapport que 2 et 1.  De manière générale, on peut appeler « raison » le principe de mise en ordre dans une série, ou de classement dans un groupe. Ainsi, la classification des espèces vivantes par le naturaliste, obéit-elle à un principe d’ordre ; en cela, elle est raisonnée. L’ordre n’est pas dans les choses. Il y est mis par l’acte même de les mettre en ordre et n’existe pas antérieurement à cet effort.

   Par extension, la raison en vient aussi à désigner en général, un principe d’explication. Dans l’exemple précédent, 6 s’explique comme le double de 3. De là vient que l’on parle de la raison d’être d’une chose. La « raison d’être » d’une chose, c’est ce qui l’explique. C’est ce qui rend compte d’un effet.

   Disant cela, il s’agit toutefois de ne pas assimiler exactement ce que l’on appelle une « cause » et ce que l’on appelle une « raison ». Une « cause » est un facteur objectif qui produit un effet. Ex. : la flamme sous la casserole est la cause objective de la montée en ébullition de l’eau. Par différence, la « raison » est de nature plutôt subjective. Ce n’est pas un fait, mais une pensée. Ex. : le fait de voir le feu passer au rouge lorsque je suis dans ma voiture est la raison du fait que je freine. Je pourrais ne pas le faire, mais je décide … raisonnablement de la faire et je peux expliquer pourquoi je le fais. Les mêmes causes produisent les mêmes effets, tandis que les mêmes raisons peuvent pousser les hommes à agir ou penser différemment. Il y a dans une raison une part variable d’implication subjective et un élément d’interprétation du processus réel. L’historien, par ex. ne peut guère avoir directement accès aux causes des évènements et ne peut finalement qu’identifier et interpréter la raison des évènements, raison qui, d’une certaine façon, reste tributaire de sa conception historique propre.

   Si nous reprenons notre exemple de l’histoire, nous pouvons penser que l’explication est introduite par l’historien, qu’elle est le fait de son raisonnement subjectif. Dans ce cas, l’ordre de l’explication historique n’est pas dans l’histoire elle-même ; il y est mis par l’historien. Toutefois, de même que l’on peut penser qu’il y a une réalité de l’ordre mathématique, on peut aussi considérer que la raison, de manière générale, ne se réduit pas à la faculté raisonnante et ordonnatrice du mathématicien, de l’historien, etc., mais qu’elle est dans les choses elles-mêmes. Hegel, par exemple, va jusqu’à penser que l’ensemble de la réalité est rationnel : « tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel » dit-il, dans une citation restée célèbre. La réalité ne fait qu’un avec la raison. Par exemple, pour lui, la raison n’est pas mise dans l’histoire par les reconstitutions et explications de l’historien. Il ne s’agit pas d’une mise en ordre imposée dans une réalité historique confuse, mais il s’agit plutôt de l’inverse : c’est l’histoire elle-même qui est le développement d’une raison. Elle recèle en elle un ordre qui se manifeste jusque dans les passions guerrières et les aventures des grands hommes. A travers elles, et à travers l’humanité, la raison poursuit ses buts, l’humanité étant cependant capable de les penser. La raison, pour Hegel, ne désigne donc jamais seulement une faculté, mais fondamentalement, l’ordre de la réalité elle-même.

   C’est principalement comme faculté que le terme de raison est employé dans les textes philosophiques. Et là, ce terme s’avère extrêmement variable. Il faut, pour bien le comprendre, le mettre en regard d’autres concepts par rapport auxquels il tire son sens.

   La raison s’oppose à l’intuition. Cette dernière consiste en une saisie directe par l’esprit d’un objet de pensée. Par exemple, la vérité des axiomes d’Euclide est saisie intuitivement. Voici deux des huit axiomes d’Euclide [Un axiome est une proposition considérée comme évidente, et reçue pour vraie sans démonstration par tous ceux qui en comprennent le sens] : « Les choses égales à une même chose sont égales entre elles » ; « Le tout est plus grand que la partie ». Au contraire, la raison désigne la faculté de raisonnement, c.à.d. de combiner des arguments ou des propositions dans une visée démonstrative, que ce soit dans le cadre des langues naturelles ou d’un langage artificiel, comme en logique ou en mathématiques, où le raisonnement s’exerce sur de purs signes. L’intuition est instantanée tandis que la raison est articulée, on dira même « discursive », elle s’étale dans le discours.

   Un autre sens fait de la raison la faculté de bien juger. C’est le « bon sens », comme l’appelle Descartes. Ce dernier se plaignait que l’enseignement des lettres était plein d’idées incertaines, et voyait au contraire dans les mathématiques une connaissance certaine, car il suffit d’y bien conduire sa raison. Qui raisonne bien ne prendra jamais pour faux ce qui est vrai et souhaitons-le, réciproquement. Tous les hommes, même peu instruits, disposent de cette capacité, ce qui amenait Descartes à dire que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Descartes s’inscrit en plein dans les idées humanistes d’un Montaigne, jugeant qu’une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine.

   Le même Descartes a l’audace de vouloir démontrer par la raison, par des preuves, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Toutefois la raison doit, en dernier lieu s’incliner devant la foi et ses mystères. La raison représente une connaissance naturelle, une connaissance que l’homme peut atteindre par ses seules forces et ses seules lumières. Au contraire, un article de foi, par ex. que le Christ soit Dieu fait homme, porte sur un objet surnaturel, et relève d’une révélation (attestée par des signes), et non d’une connaissance naturelle, rationnelle. Mais quand bien même la foi limiterait les prétentions de la raison, la philosophie voit se développer la tendance à vouloir les concilier et les accorder.

   La question des rapports de la raison et de la foi est cependant ancienne. Elle s’était déjà posée au XIII° siècle, à l’occasion de la réception de l’œuvre d’Aristote par l’Eglise catholique et la faculté de théologie. En 1228, le pape Grégoire IX accueillait avec méfiance cette œuvre profane et déclarait : « La foi est sans mérite si la raison humaine lui prête ses ressources ». Il formulait les termes d’une problématique qui se reposera quatre siècle plus tard d’une manière au moins aussi aiguë. On en retrouve les échos dans la dissension de Descartes et de Pascal.

   A côté de la connaissance purement rationnelle, dont l’exemple par excellence reste souvent les mathématiques, se développe également une connaissance tirée de l’expérience et de l’observation, la démarche rationnelle et la démarche expérimentale pouvant d’ailleurs aller de pair. La connaissance scientifique tire ses connaissances, pour une bonne part, de l’expérimentation. Qu’est-ce qu’expérimenter ? C’est, dans des conditions contrôlées, provoquer une observation dont on attend une connaissance relative au phénomène observé. Deux choses opèrent dans une connaissance scientifique : d’une part l’observation d’un fait, d’autre part, les hypothèses que la raison bâtit pour rendre compte de ce que l’on observe, ou qui sont à l’origine de l’expérimentation.

   Prise indépendamment de l’expérience et des données d’observation, la raison désigne une pure faculté spéculative ayant affaire à des vérités indépendantes des sens (immortalité de l’âme ou la question de l’existence de Dieu en font partie). C’est cet usage de la raison que Kant critiquera, et avec lui, les prétentions de la raison à connaître au-delà du domaine de l’expérience possible. Cela dit, cette prétention témoigne d’un besoin élevé de la faculté de connaître chez l’homme, besoin de dépasser la connaissance des seuls objets sensibles. La raison est la faculté des plus hautes aspirations humaines, tant en matière de connaissance (raison théorique) qu’en matière de morale (raison pratique). En même temps qu’il en instruit la critique, Kant fait donc de la raison la faculté la plus élevée de l’humanité.

   En définissant la raison par rapport à l’expérience, Kant la distingue du même coup de ce qu’il appelle l’entendement, réservant ce dernier nom à l’usage que nous faisons de nos facultés intellectuelles en relation avec les sens. L’entendement désigne la faculté de connaître et de rassembler dans des concepts les choses qui peuvent faire l’objet d’une expérience.

   Il est impossible de faire une synthèse de tous les sens du concept de « raison », tant ceux-ci sont multiples et divers. Retenons quand même que la raison n’est pas simplement quelque chose d’intellectuel. C’est plus que cela. Disons que cette capacité intellectuelle de raisonner et d’argumenter débouche sur la perspective ou sur l’horizon d’un accord entre les individus capables, grâce à elle de s’entendre. La raison s’avère donc aussi importante pour la tentative de rendre le monde intelligible que pour l’effort toujours précaire de constituer une communauté d’hommes vivant en bonne intelligence.

      

      

 



27/09/2009
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