Philoforever

La notion de "sexualité" .

La sexualité.

La recherche de la lumière à travers l'opacité du corps

La rencontre de soi-même ou la rencontre d'autrui ?

 

 

Le désir.

 

   Le désir qui surgit comme une force, une pulsion, étonne et déroute toujours à quelque degré l'existence. Il se présente dans mon corps ou bien dans le comportement d'un autre, sous la forme d'une excitation qui attend avec impatience d'être satisfaite, ou bien encore sous la forme d'un désir violent et presque primitif de l'autre. Il séduit ou bien fait peur. Sa révélation soudaine pour un être qui le soupçonnait à peine a lieu dans l'étonnement ou la terreur. Traumatisante, elle est, comme l'a montré Freud, notamment dans les Cinq leçons sur la psychanalyse, source d'hystérie. Et pourtant cette terreur n'est jamais purement et simplement terreur : ce qui fait peur fascine également et séduit. Le désir que manifeste l'autre fait naître le désir en soi-même, mais pas encore agréable et trop neuf pour pouvoir être accepté et reconnu. Le désir qui s'éveille n'est pas une simple « pulsion », il est conjointement expérience neuve de son corps et découverte de l'autre comme corps.

   Ainsi que l'a montré Freud, la sexualité n'attend pas la maturation de la puberté pour se manifester, elle lui est bien antérieure. Cependant l'expérience pubertaire ne fait pas que tracer une autre voie au sexuel (la génitalité), elle l'investit d'un sens autre en lui découvrant l'ampleur de sa pulsion érotique irradiant sur l'ensemble de son corps et lui révélant l'existence corporelle de l'autre. Autrui, est bien toujours pour moi son corps, identifié à son corps. Et l'enfant le sait bien pour qui les visages ne sont pas interchangeables. Pourtant, pour l'existence enfantine, le corps n'a pas cette épaisseur charnelle que révèle le désir. Ce dernier découvre l'existence de l'autre comme corps et comme corps autre. L'autre apparaît dans son corps, possibilité offerte et possibilité de satisfaction. Désirable et inquiétant tout à la fois, le corps de l'autre n'est pas d'abord simplement objet préhensible ; il est réalité lourde, opaque et quelque peu mystérieuse comme toute réalité nouvellement rencontrée et qui éveille des zones sourdes de mon être.

    La pulsion sexuelle, toute confuse qu'elle soit, vise un autre existant dans sa corporéité, en tant qu'ayant une épaisseur charnelle. L'ensemble de l'existence affective est relation avec autrui, recherche ou attente de l'autre : le propre du désir sexuel est qu'il vise l'autre dans son corps. La sympathie ou l'amitié visent l'autre dans son être individuel comme une présence particulière dont je puis attendre réconfort ou protection. Je ne puis certes, m'adresser à l'autre en faisant abstraction de son corps, comme s'il n'avait pas de corps ; néanmoins c'est la présence de l'autre que cherche l'amitié. L'autre est quêté ou attendu comme présence ; le désir, lui, vise l'autre comme présence charnelle. Pour le désir l'autre se révèle comme corps, comme ayant une consistance charnelle, L'amour que l'on dit « éthéré », platonique, veut s'adresser à un être par-delà son corps, par-delà sa chair, comme si elle était quantité négligeable. Pour le désir le corps de l'autre n'est jamais tel, il n'est jamais « transparent », il a bien plutôt une opacité, une massivité propres. Il se laisse voir, toucher, il est chair offerte pouvant éventuellement donner une satisfaction. C'est donc que le désir, dès qu'il surgit, est déjà orienté, déjà en attente et en quête de l'autre.

 

 

Le corps ; une réalité massive dans l'existence.

 

   L'autre se révèle donc non seulement comme présence mais comme présence charnelle et désirable. Ainsi le désir investit l'ensemble de la présence en qui il naît et lui donne une pesanteur charnelle. Déjà, nous l'avons vu, l'expérience de la libido enfantine fait que l'expérience du corps n'est jamais uniquement découverte d'un corps qui serait outil ou instrument. Elle le fait se révéler comme ayant une résonance particulière, puisque l'enfant découvre en lui son plaisir et le retentissement du plaisir à travers sa corporéité. Cependant avant la puberté le corps de l'enfant demeure encore partiellement non déterminé, en ce sens que le garçon et la fille n'ayant pas encore atteint leur différenciation propre ne « vivent » pas l'un et l'autre leur corps d'une manière spécifique et distincte. Le garçon peut jouer l'existence virile adulte par l'affirmation, l'agressivité ou le combat. Mais, précisément, cela demeure encore un jeu. La petite fille, de même, imite dans son activité ludique la féminité, mais elle ne vit pas encore sa féminité. Ce n'est qu'un faire-semblant. La maturation physiologique, à la puberté, opère cette différenciation en faisant entrer les individus dans la sphère du masculin ou du féminin : elle les transforme et leur dicte un style de présence. En effet, la maturation n'est jamais seulement maturation d'organes ; quand bien même ces organes demeurent circonscrits localement sur le corps, la maturation qui fait passer progressivement les gonades à leur état adulte fait du corps un corps d'homme ou un corps de femme ayant à vivre maintenant une existence masculine ou féminine. La pulsion de la libido contribue, dès l'enfance, à imposer le corps comme une réalité massive dans l'existence, puisqu'il fait connaître le plaisir. La puberté achevant la maturation des gonades investit de sexualité l'existence. Le corps n'est pas seulement ce qui donnait la satisfaction libidinale : une pulsion plus impérieuse et plus forte l'habite. L'instinct sexuel fait apparaître ses exigences.

   En même temps qu'il prend ses « formes » adultes, le corps prend une nouvelle allure. L'apparition des caractères sexuels secondaires réalise une mue de l'ensemble de l'existence. C'est elle tout entière qui devient présence masculine ou présence féminine, en rendant plus vive la conscience qu'elle prend de son corps à travers son rythme sexuel propre. En ce domaine il est vrai, et plus qu'en aucun autre, l'expérience que fait l'individu ne se limite pas à une découverte du corps, à une conscience : la présence n'est jamais conditionnée seulement par lui. L'expérience du corps est une expérience à dimension sociale, où la collectivité joue un rôle déterminant. En effet, l'être que la puberté transforme va exister maintenant comme homme ou comme femme, c'est-à-dire selon l'image que le groupe auquel il appartient se fait de l'homme et de la femme. Dans le groupe, l'individu n'est pas uniquement un individu parmi d'autres. Parce qu'il est avec des autres, il doit vivre comme eux. Il appartient à une classe, une caste, une nation, une culture, et la famille, le premier monde humain qu'il découvre, est déjà à l'image des collectivités plus larges auxquelles elle appartient. Elle prescrit des obligations pouvant émaner de la conscience morale, c'est-à-dire d'une certaine idée de l'être humain.

   Ainsi, le destin de l'individu n'est façonné que partiellement par sa maturation organique. Il l'est également par cette image collective moyenne qui impose, par une pression sourde et lente, à chacun de vivre comme les autres. Simone de Beauvoir a dénoncé justement cette emprise du monde humain, et du « monde des femmes » en particulier, qui impose à la fillette, dès son enfance, la conformité à un modèle, à un certain style de féminité. Le garçon devient homme, c'est-à-dire que pour un milieu donné, la virilité, est l'attitude du sexe fort, dominateur, maître ; la fillette devient femme, c'est-à-dire qu'il lui est proposé et imposé de vivre comme appartenant au sexe faible qui doit demeurer dans la sujétion, l'infériorité. Elle doit se réaliser sur le mode de la faiblesse. En un mot, le viril et le féminin sont l'un survalorisé, l'autre dévalorisé, et nous retrouvons un cas particulièrement net de cette transformation de valeur dans le vocabulaire d'Adler. La supériorité est l'expression du viril, l'infériorité du féminin. Que cette emprise du groupe se réalise d'une manière largement inconsciente, cela est de peu d'importance. Mais elle se fait sentir au point qu'il est difficile de comprendre, dégagés de l'emprise collective traditionnelle, le masculin et le féminin comme structures originales de l'exister.

   Et pourtant ces structures existent et elles ont une réalité, car si l'individu est modelé par le groupe et une culture, il n'en est pas le produit. La conduite féminine ou masculine, toute façonnée qu'elle soit par le groupe humain, est d'abord conditionnée par ce fait que l'organisme commande un certain rapport avec le monde. Il ne fabrique pas un destin, il ne fixe pas le devenir d'une existence : il impose un style à la présence. Ce n'est pas l'organisme seulement qui est sexué, c'est la présence elle-même. Le désir l'envahit, habite en elle, transformant non seulement le corps d'autrui sous son regard (ce corps qui est désirable), mais l'investissant corporellement elle-même. Il lui confère alors une lourdeur, une opacité, bref il la rend charnelle. L'existence de l'homme s'installe dans le rythme de son propre désir, pulsion limitée dans le temps, plus brève, mais aussi plus violente. Il sous-tend et donne sa force à la puissance d'affirmation, d'autorité, voire de combat. Volontiers violente, cette pulsion nourrit et entretient une autre pulsion originaire, celle de l'agressivité. Plus précisément, elles se soutiennent l'une l'autre et ne vivent que par un échange permanent. Une fois obtenue sa satisfaction, le désir masculin est volontiers inattentif à ses conséquences, orienté seulement vers le moment de sa réalisation. Il est l'acte tourné vers l'autre, donation qui est comblée dans le moment où elle donne.

   Comparée à celle de l'homme, la sexualité féminine est plus complexe. Une fois ôtés les obstacles et les faux problèmes comme répandus à loisir par l'acquis culturel collectif, elle n'en est pas simple pour autant. En effet, la fillette, avant même de pouvoir connaître le désir qui lui fera souhaiter la rencontre charnelle, voit s'installer en elle son rythme cyclique propre. La maturation des gonades est d'abord l'installation dans la présence du cycle organique naturel qui va se répétant. La présence s'échappe partiellement à elle-même, et cela en un double sens. Quelque chose se passe en elle qui gêne, entrave ou fait souffrir. « L'espèce habite la femelle et absorbe une grande partie de sa vie individuelle », écrit Simone de Beauvoir. « La femme comme l'homme est son corps, mais son corps est autre chose qu'elle. » Le corps est devenu autre chose au moment ou l'espèce installe dans l'individu son rythme inéluctable. La douleur, nous l'avons vu, s'installe dans le corps et change les rapports de la présence à son monde. La période consécutive à l'ovulation, si elle n'apporte pas nécessairement la douleur, apporte néanmoins la gêne, la fatigue. Le cycle revient périodiquement et avec lui une perturbation de l'équilibre de l'existence. La femme enceinte est, certes, bien davantage dépendante de son corps, par ses malaises ou son encombrement. A elle plus qu'à toute autre s'impose le rythme organique : elle avance inéluctablement vers l'accouchement et « il se passe » quelque chose en elle qu'elle ne peut maîtriser. Quoiqu'à un degré moindre, la période menstruelle impose ses entraves.

   La femme commence donc par subir sa sexualité avant même de pouvoir la vivre. Elle l'expérimente comme une nécessité naturelle bien avant de la voir se révéler dans l'étonnement comme possibilité de rencontre d'un autre être. Et il demeure toujours possible que cette nécessité subie l'empêche de pouvoir vivre son propre désir et de se laisser porter par lui. D'autant plus que ce désir, lorsqu'il s'éveille, est lui aussi plus complexe que le désir masculin, il se laisse cerner avec moins d'aisance, car il est sans cesse double. La femme désire l'homme pour connaître la satisfaction, c'est-à-dire, à la fois, qu'elle vise l'homme et qu'elle est en attente de lui. Elle le veut mais elle est aussi en attitude de réceptivité. Freud a mis en évidence le double aspect (clitoridien et vaginal), du désir féminin. La femme veut prendre mais elle est aussi réceptable.

 

 

La caresse : chemin de l'érotisme et de l'amour.

 

   Ainsi la sexualité est au centre de l'existence, puisque sa maturation dans l'être humain installe en lui un rythme qui définit l'existant comme homme ou comme femme. Nous ne sommes donc pas en présence d'un simple instinct mais d'une pulsion qui irradie sur tout le vécu, qui lui imprègne sa marque. D'un mot, c'est comme homme ou comme femme que l'individu appréhende le monde, s'insère en lui et le rencontre. Même si, d'un point de vue organique, la sexualité ressemble à celle de l'animal, du mammifère, il n'en est pas moins vrai que cette sexualité n'est jamais seulement animale.

   Le désir est quête de l'autre, ou d'un autre, mais qu'est-ce qu'il attend de cet autre ? Parce qu'il n'est jamais chez l'homme aussi finalisé que peut l'être l'instinct chez l'animal, il n'a pas en vue la simple reproduction de l'espèce. Il ne vise pas davantage l'individu qu'il peut engendrer, mais d'abord et simplement à rencontrer, par la médiation de l'autre, sa propre satisfaction. Nous pourrions ainsi découvrir en lui une double visée possible. Il est en quête de sa satisfaction, et nous parlerions alors d'érotisme, et/ou bien de l'autre en tant que tel et nous parlerions alors d'amour. L'érotisme est en quête de son plaisir, il veut que la réalisation du désir qui le pousse à son paroxysme procure un plaisir maximum. Si l'individu cherche cela, c'est que le plaisir le comble mais aussi qu'il pense atteindre, par lui, à une plénitude de soi, à un achèvement de soi. Ce plaisir n'est pas seulement un instant fugitif et qui s'enfuit rapidement ; il est bref, certes, mais d'une plénitude peu commune. Il est de l'ordre de l'instant, mais un instant qui n'est pas un point de temps, mais bien plutôt une source, une création de temps.

   L'émotion qui s'empare de tout l'être au moment de l'achèvement du désir, le jetant hors de lui-même et pouvant pour un temps lui faire perdre conscience (au point que l'on a pu comparer l'orgasme à une mort) le jette hors de soi, le fait mourir et aussi renaître à une autre existence. La sexualité ne fait pas connaître un plaisir, mais le plaisir qui emplit à ce point l'existence qu'il peut justifier une longue attente de séduction ou de conquête. Si bref soit-il, cet instant comble l'individu pour des jours et des jours et chaque fois le fait renaître à une expérience neuve. Pourtant si la visée érotique ne cherche pas l'autre proche et lointain, mais soi, si elle attend le paroxysme de ses pulsations, elle se révèle n'être qu'un simple auto-érotisme. Il est vrai que le partenaire n'est pas indispensable pour connaître le plaisir - une certaine forme du plaisir sexuel - la masturbation peut aussi le donner. Ce qu'elle donne cependant est d'un autre ordre et d'une autre nature que celui que donne le partenaire ; elle ne donne qu'un substitut du plaisir. C'est le partenaire qui donne et qui fait naître, mais qui est-il ce partenaire de la quête érotique ? Attentif à ses propres pulsations, à l'écoute de son corps qui s'éveille et s'émeut peu à peu, la visée érotique ne cherche le corps de l'autre que pour autant que ce corps peut lui permettre de se donner son plaisir. Ou bien, si elle donne aussi du plaisir à l'autre, c'est pour mieux se l'attacher, pour se l'asservir plus sûrement.

   Sans doute y a-t-il à cela nombre de raisons, car il est vrai que toute caresse est ambiguë ; elle est caresse de l'autre mais aussi de soi ; elle n'est jamais complètement pure ni désintéressée. Lors même qu'elle veut donner du plaisir, elle en prend, elle aussi. La tentation permanente de l'érotisme qui ne vise que le plaisir est de se muer en auto-érotisme : car il se laisse prendre à l'émoi que sa caresse ne peut manquer de faire naître en lui. Trop attentif à son corps il est attiré et fasciné par lui. Il réduit l'autre à sa corporéité, l'autre n'est que chair offerte ou à prendre. La présence se laisse prendre à son corps. « L'auto-érotisme, écrit L. Binswanger, n'est-il pas en effet la possibilité extrême de « vivre dans son corps » et ceci sous la forme de « se prendre soi-même par le corps ». » Attentive à ce qui se passe en elle, la présence découvre sa corporéité, elle s'y enfonce d'autant plus que son plaisir est plus grand, elle vit son corps et non plus au monde. Elle s'y laisse engluer peu à peu, incapable de le dépasser. L'auto-érotisme se laisse prendre à l'étreinte de son corps prisonnier de soi.

   Tout plaisir qui jouit de soi refait, en un sens, la même expérience. Le gourmand, lui aussi, est à l'écoute de son corps et se laisse porter par les ondes de son plaisir. Il répète, sur un registre différent, la même expérience. Il se laisse prendre à son corps et son corps devient pour lui le monde.

   Par contre, la présence qui se refuse à être seulement attentive à soi, qui ne se laisse pas prendre dans son corps vise d'emblée un autre, s'oriente vers un autre, c'est-à-dire que d'emblée elle fonde un champ de la communication et de la rencontre. Ainsi le désir sexuel est bien toujours quête confuse du partenaire, mais il est compris maintenant dans cette relation qui est fondation de rencontre. Dès lors, la pulsion n'est plus simplement force ou mouvement dans le corps, elle devient geste. Engagée dans cette entreprise, elle est le mouvement par quoi s'exprime et s'annonce cette intention par quoi, à la lettre, elle « prend corps ». Le geste du désir est la caresse. La caresse est le geste par quoi le désir ose être, ose se dire et s'il n'ose faire avancer la main, il investit le regard. Elle est parole charnelle du désir. Cependant cette intention qui s'exprime vise un être, elle vise un autre dans son corps. Elle n'est pas simple contact de deux épidermes. En effet, le contact est la juxtaposition, la mise côte à côte de deux réalités qui demeurent encloses sur elles-mêmes, fermées à l'autre.

   La main qui s'avance vers le corps de l'autre ne rencontre pas un objet indifférent, mais une réalité humaine. Ce qui émeut la main c'est d'abord cette vie qu'elle sent, là, à travers la chaleur. Ainsi peut-elle prendre plaisir à caresser une chose vivante, un animal par exemple. Pourtant à travers cet émoi une intention se fait jour : la main peut prendre et elle se trouve prise. Mais le propre de la caresse est de demeurer disponible pour plusieurs significations. Elle est, dit Sartre, façonnement, elle est « l'ensemble des cérémonies qui incarnent autrui ». Ce « façonnement » est une emprise, une façon de faire autrui non seulement être comme chair sous ma main, mais uniquement comme chair, c'est-à-dire de le faire « s'empâter » dans son être charnel. Cependant cet acte peut encore être investi de diverses significations : je peux faire s'incarner l'autre sous ma main pour me l'approprier, en faire une chose mienne, disponible pour mon désir. L'autre se mue en chair, en objet érotique, il voit s'effacer son être individuel. Je n'ai plus un être en face de moi, j'ai seulement un corps sous ma main. Mais cela signifie que la main qui se pose sur le corps et le parcourt, ne le frôle pas comme un objet quelconque pourrait le faire : c'est que cette main qui s'aventure veut capter, endormir l'autre en éveillant un désir, le réduire à n'être que son désir. La main qui s'avance véhicule une intention : elle fait de l'autre un corps parce que l'autre n'est, pour elle, que son corps.

   Qu'est-ce à dire ? Que la caresse peut véhiculer une autre intention et vouloir réaliser la rencontre qu'elle amorce à l'intérieur de l'intention qui la meut. La caresse se mouvant au sein d'une telle intention fait se lever peu à peu un émoi en établissant une proximité entre deux êtres. Elle fait que deux êtres deviennent proches. C'est qu'alors elle véhicule et exprime la tendresse. La tendresse ne se laisse pas comprendre ici comme autre chose que le geste sexuel, ni comme un à-côté, elle est ce qui enveloppe le geste, se fraie à travers lui et l'habite tout entier. « Dans le véritable amour, c'est l'âme qui enveloppe le corps », écrit Nietzsche. Ce qui est visé c'est l'autre comme être individuel, comme être particulier, celui-là. Ce corps, bien sûr, mais en tant qu'habité par cet être. La caresse est le geste qui va se frayant une voie conviant l'autre et lui signifiant l'intention. Mais alors cette main qui se pose n'est plus cette main, seulement, elle est cet être. La caresse est la parole de la présence et elle ne peut exprimer que ce que veut exprimer la présence. Ici, elle ne vise plus l'emprise pour capter et se donner son plaisir à soi, elle vise à faire naître cette ouverture, cette approche sans fin de deux êtres, c'est-à-dire qu'elle est sans cesse dépassement de son propre corps vers cet autre corps. Plus précisément, elle vise à travers son corps cet autre lui-même. Et c'est parce qu'elle le convie à l'ouverture qu'elle parvient à ne pas l'engluer dans sa chair.

 

Post coïtum animal triste ?

 

   Pourtant il s'en faut de beaucoup que le geste laisse apparaître le sens qu'il véhicule et que ce sens soit pleinement clair à lui-même. Si la caresse exprime toute l'intention qui s'effectue à travers elle, si elle exprime toute une attitude d'un être vis-à-vis d'un autre, toutefois ce sens ne se laisse pas déchiffrer aisément. Il en est, ici, de ce geste comme de toute parole. Plus simple est le langage, c'est-à-dire moins le signe a à transporter de signification et moindres seront les risques de contresens.

   A partir du moment où le signe exprime non un sens fixé une fois pour toutes, mais un sens qui a pu être gauchi et transformé par l'usage, et surtout dès que celui qui en use veut lui faire exprimer non un contenu codifié, mais son expérience personnelle et déjà l'on n'est plus très sûr que soit entendu ce qui a voulu être dit. D'un côté celui qui possède les mots de sa langue usuelle sait bien ce qu'il veut dire. Il en use pour questionner, interpeler ou commander et autrui qui répond montre qu'il a compris. D'un autre côté, plus je veux dire une expérience qui m'est personnelle, exprimer une attitude en face du monde, ou un vécu mien avec sa tonalité, plus je façonne les signes, les plie à mon intention et moins je suis assuré qu'autrui ait compris cela (cette attitude, ce vécu...) que je voulais dire. Le paradoxe de toute parole est que si je ne « me mets » pas dans ce que je dis, je suis sûr d'être compris. Mais cette assurance est d'autant moins grande que je « me mets » dans ce que je dis. La caresse est aussi une parole, silencieuse comme le sourire. Et il n'est peut-être pas de parole où je sois davantage qu'en elle. C'est donc tout à fait légitimement que nous pouvons demander si nous savons vraiment ce que nous voulons dire en usant d'elle et si autrui peut nous comprendre.

   La caresse est, d'une certaine manière une énigme, une énigme et pour celui qui la donne et pour celui qui la reçoit. Comme elle n'est pas pure donation dans l'extériorité, celui qui caresse ne sait pas exactement ce qu'il veut donner, ce qu'il veut faire, il ignore ce qu'il va faire naître : il est caressé tout autant que caressant. La main qui s'avance sur le corps de l'autre fait naître un émoi, mais aussi découvre qu'un émoi s'élève dans son corps. Et celui qui est caressé « entend » l'autre qui vient vers lui dans la tendresse ou bien dans la brutalité de l'instinct, mais aussi quelque chose s'éveille dans son corps et qui l'étonne. Le sens habite la main qui caresse et en même temps il naît de cette rencontre, semblable à ce qu'il annonçait de lui-même et pourtant différent. L'intention véhicule un sens, mais le sens change de proportion et d'être au fur et à mesure que la rencontre s'établit. Il était porté et le voilà qui devient. D'un mot, le sens passe l'intention originaire. Le même bien sûr, mais autre néanmoins puisqu'il naît de la rencontre. Je sais que ma caresse a cette intention et pourtant je découvre son sens plus complexe parce que surgissant nouveau de l'émoi qu'il vient de faire naître. Ce n'est pas par ignorance que l'on peut ainsi ne pas connaître cette signification dans sa totalité, c'est que, à proprement parler, une expérience neuve surgit et se réalise ; de la caresse réciproque naît une expérience de son corps que chaque partenaire ne soupçonnait encore nullement. C'est l'autre qui me révèle mon corps, qui me le fait sentir et connaître en suscitant l'émoi jusqu'à une profondeur inconnue et inexpérimentée. Il est donc une découverte de ma corporéité qui naît de ce qu'autrui éveille en moi-même et qui ne passe que par cette médiation. L'expérience auto-érotique ne dépasse jamais la surface de son propre corps, elle n'atteint jamais à cet ébranlement profond que suscite autrui.

   Cependant, quand bien même l'acte sexuel se veut rencontre de l'autre, visée de communion il peut, au moment même où cette communion se laisse pressentir comme possibilité proche, se voir arraché à elle, arraché à la rencontre et rejeté, par la violence de son plaisir, en soi, dans son corps, à sa solitude. Par sa violence, le plaisir arrache l'être à ce qu'il voulait, souhaitait : ce n'est plus que son corps qu'il entend seulement. Rappelons le proverbe latin : Post coïtum animal triste. Constatation banale de ce qui menace en permanence l'acte sexuel. Pour avoir pressenti qu'il pourrait lui révéler plus qu'elle n'en attendait et avoir entrevu la terre promise de la communion authentique, il déçoit d'autant plus la présence qui n'aura pas su se maintenir disponible à la totalité de l'expérience qui lui advient et qui se sera laissé emporter par les vagues de son plaisir. La retombée sur soi, dans son corps, en est d'autant plus lourde et douloureuse. Ce n'est donc qu'au prix d'une attention qui se maîtrise et se laisse disponible à la totalité de l'événement que la présence peut, en certains moments privilégiés, accéder à cette expérience dans laquelle, jetés hors d'eux-mêmes avec violence, les deux êtres se découvrent face à face dans l'émoi qui les fait se révéler au plus profond d'eux-mêmes. Cette attention, cette disponibilité, cette « écoute » de l'autre ne sont que diverses formes de la tendresse. Une complicité charnelle peut s'établir entre deux êtres et chacun a besoin de l'autre qui lui donne son plaisir. Seule la tendresse est capable de conduire à travers le plaisir vers cette expérience neuve et imprévue de la rencontre où l'homme et la femme qui se sont vus et connus ont franchi l'un et l'autre, l'un par l'autre les frontières de leur solitude. Parce que ne ce sont pas seulement deux corps qui sont bouleversés mais deux existences, ils peuvent alors fonder une destinée commune, chacun établi auprès de l'autre.

Une lecture romanesque conseillée dont la "fiche" se trouve dans la rubrique : "littérature étrangère": Les Belles endormies de Yasunari Kawabata.

 



07/07/2008
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