Philoforever

La notion de "valeur".

 

L'idée de valeur

 

 

   C'est Nietzsche qui a introduit ce terme de valeur en philosophie en donnant comme sous-titre à l'ouvrage qu'il préparait sur la Volonté de puissance : Eine umwertung aller Werte, « un renver­sement de toutes les valeurs ». Pitié, humilité, charité, résigna­tion, telles sont les valeurs prônées par la civilisation chrétienne, que Nietzsche veut « dévaluer » pour « réévaluer » les valeurs des maîtres, directement jaillies de la volonté de puissance : la force joyeuse, le courage, l'esprit de guerre et de conquête. Nietzsche sensibilise la conscience moderne au problème des valeurs parce qu'il met en question « la table des valeurs » traditionnellement admise et convertit en problème ce qui était pour ses contempo­rains évidence ou habitude. C'est de la contestation des valeurs communément acceptées que naît ici la philosophie des valeurs.

 

   Mais l'idée moderne de valeur est virtuellement présente dès le XVIII° siècle, liée au recul de l'ontologie et à la philosophie de Kant. Selon l'historien Bréhier, la philosophie des valeurs est l'héritière de Kant, la « queue du kantisme ». Kant est avant tout le philosophe qui critique la métaphysique. Pour Kant, la raison humaine n'a pas le pouvoir de déchiffrer le sens du cosmos : le fond des choses nous échappe. L'Être, l'en-soi des choses n'est plus le fondement de nos appréciations ; c'est désormais l'esprit, c'est le sujet qui va porter le poids et les responsabilités de ses valeurs. Tandis que la morale aristotélo-thomiste se fondait sur le dynamisme spontané d'une nature humaine réelle, tandis que la morale de Spinoza n'avait d'autre but que de nous soumettre à l'Être, Kant distingue radicalement l'être et la valeur, ce qui est et ce qui doit être. Être moral, c'est obéir à sa conscience, dont l'exigence nous apparaît comme une valeur radicalement étran­gère à la réalité naturelle. Le monde du « devoir être » est tellement étranger en son absolue pureté au monde de l'Être que Kant se demande même, étant donné la force des instincts et des passions, si un seul acte moral a jamais été accompli par les hommes depuis le commencement du monde !

 

   C'est donc l'obscurcissement de l'idée d'Être - et de l'idée de nature - qui fait surgir par contre-coup l'énigme de la valeur. M. Dupréel insiste aujourd'hui sur cette opposition de l'être et de la valeur. Les valeurs sont d'autant plus précaires, c'est-à-dire plus, fragiles dans l'être, qu'elles sont plus précieuses, plus consistantes (la vie plus précieuse et plus fragile que la matière, la pureté morale plus précieuse et plus fragile que la simple existence). Tandis que dans la philosophie classique, l'idée de perfection recouvre à la fois ce qui a le plus de valeur et ce qui a le plus d'être (le plus valable c'est toujours le plus réel au fond), pour la philosophie contemporaine la notion de valeur tend à se séparer de l'idée d'être.

   Mais si ce que nous éprouvons comme valeur n'a aucun fonde­ment dans l'être, comment justifier la valeur ? Au début de ce siècle Barrés notait dans ses cahiers : « On ne peut pas vivre avec la morale posée en l'air. »

 

a) Certains verront dans les valeurs l'invention pure et simple d'une liberté capricieuse. Selon Sartre, nous créons nos valeurs. Sartre fait dire à Goetz dans Le Diable et le Bon Dieu : « Il n'y avait que moi, j'ai décidé seul du Mal, j'ai seul inventé le Bien. »

Pourtant, lorsque j'affirme que les tragédies de Racine ont plus de valeur que celles de Voltaire, que la trahison est condamnable, que le courage vaut mieux que la lâcheté, je n'ai pas le sentiment d'exprimer une décision de mon libre arbitre. J'ai l'impression qu'il y a là des valeurs qui contraignent mon assentiment. Dans telle circonstance concrète j'éprouve le bien et le mal, la beauté et la laideur comme je distingue le rouge et le bleu. La valeur s'im­pose à moi, et Hartmann remarque à juste titre qu'on ne peut pas provoquer artificiellement un seul sentiment de valeur.

 

b) Si la valeur était oeuvre d'une liberté capricieuse, il n'y aurait plus aucune universalité de la valeur. Certes on trouvera des cœurs endurcis pour justifier une mesure impitoyable, des hommes incultes pour prétendre qu'une ritournelle à la mode a plus de valeur qu'une fugue de Bach. Mais précisément leur jugement n'est pas un critère de valeur. Leur jugement ne juge qu'eux-mêmes et, bien loin d'être la mesure du vrai, du beau et du bien, révèle seulement la médiocrité de leur goût ou leur absence d'éducation.

 

c) L'expérience que nous faisons de la valeur est tout au contraire l'expérience d'un ordre spécifique qui existe sans nous et qui nous dépasse. L'homme juste n'a pas le sentiment d'inventer la justice mais de chercher fort imparfaitement à la réaliser. L'artiste n'a pas l'impression d'inventer le Beau mais bien de chercher à l'atteindre et de ne jamais y parvenir (Flaubert, dans sa Corres­pondance, exprime son désespoir de ne pas s'égaler à son idéal esthétique). A la réflexion, il ne semble pas légitime de parler d'une précarité de la valeur. Ce qui est précaire, c'est ma docilité à la valeur, mon courage pour la soutenir. Ce qui est précaire, c'est mon témoignage et non la valeur dont je suis le témoin. Les valeurs n'ont de sens, en définitive, que s'il y a une vérité de la valeur, et qu'on le veuille ou non un être de la valeur.

 



23/06/2008
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