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La technique et la philosophie de la technique

La Technique

 

 

Introduction : Position du problème

Hans Jonas montre dans son ouvrage L’éthique de la responsabilité qu’entre l’époque grecque et notre époque, les progrès de la science et des techniques ont été tels que les effets de nos actes ont pris une importance toute nouvelle. Auparavant, en effet, l’homme agissait au sein de la Cité, et n’agissait finalement que sur la Cité. Son action n’engageait qu’une population restreinte et pour une période limitée. Au final les actes humains n’avaient guère plus de conséquences que ceux des (autres) animaux. Au fond l’homme était inséré dans le monde, et s’il pouvait le modifier ce n’était que de manière locale et réversible[1]. Or c’est bien cela qui a disparu. Avec le développement de la science, avec la désacralisation du cosmos, la technique a pu se déployer, et déployer tous ses effets. Aujourd’hui, lorsque nous agissons, les conséquences de nos actes sont durables et peuvent même être « définitives » (exemple : disparition des espèces). De plus, si notre action n’a à l’échelle cosmique absolument aucune importance, elle est en mesure de transformer la géographie du globe terrestre (pensons à la transformation des paysages : création des villes tentaculaires, destruction des forêts, etc.)  Pour qualifier ce tournant, Jonas parle d’une transformation de l’essence de l’agir. Et pour lui cette transformation engendre de nouvelles responsabilités[2].

Ce constat nous invite à nous interroger sur la technique. Comment la définir ? Quel est son rapport avec la science ? Quelle est sa dynamique ? Et, finalement, quel « usage » devons-nous en faire ?

Pour répondre à ces questions j’essaierai tout d’abord de définir la notion de technique en particulier dans son rapport à la science, puis j’en montrerai la dialectique interne, pour enfin, revenant à la pensée de Jonas, énoncer les lignes directrices d’une éthique « ajustée » aux enjeux de notre époque.

 

I. Qu’est-ce que la « technique » ? De la technè aux « techno-sciences »

Il convient certainement de commencer par essayer de définir le concept de « technique ». Je partirai du mot grec technè (1) puis j’en viendrai à la définition de la moderne technique (2 et 3). Mon but est ici le suivant : montrer que l’agir humain a radicalement changé lorsque la « technique » s’est alliée aux « sciences », lorsqu’elle s’est appuyées sur elles et leur rationalité propre.

1. La technè comme savoir-faire

Le mot « technique » provient du grec technè qui signifie « art »[3]. Relève de la technè tout objet artificiel. Les grecs distinguent en effet, et non sans raisons, deux modes d’être, deux manières de venir à l’existence : « Parmi les choses qui deviennent certaines sont des productions de la nature, d’autres de l’art »[4]. En d’autres termes si certaines choses sont « par elles-mêmes », d’autres ne sont que par un « autre »[5]. Ainsi par exemple, si un arbre pousse de lui-même, on n’a jamais vu naître une table dans la nature : une table ne peut exister que si un artisan la fabrique.

Allons un peu plus loin. Depuis Aristote on distingue quatre causes (ou ‘réquisits’) : la cause efficiente (l’agent), la cause matérielle (le matériau), la cause formelle (par opposition avec le simple matériau, il s’agit de la ‘forme’ – par exemple de la forme que l’agent veut donner à la matière qu’il travaille), et enfin la cause finale (le but que se fixe l’artisan, qui correspond ici avec la ‘forme’). Lorsqu’un artisan fabrique un vase, par exemple, les quatre causes sont mises en jeu. En effet l’artisan projette (pré-voit) un modèle (« ce qu’il veut faire »), puis, ayant pris en vue ce modèle il va travailler l’argile de manière à lui donner la forme voulue. Il se donne donc pour but (cause finale) de donner à l’argile (matière) la forme d’un vase. Les quatre causes sont impliquées dans la fabrication de cet objet. Si le vase « existe » c’est donc parce que l’artisan s’est « représenté en imagination » un objet qu’il s’est donné pour but de « réaliser ». La technè en ce sens est bien une activité finalisée, puisqu’elle est tendue vers la réalisation d’un but. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que c’est à la présence d’artéfacts que l’on reconnaît le « passage » d’hommes à tel ou tel endroit : l’artéfact témoigne d’une présence passée. S’il y a artéfacts, c’est qu’il y a eu activité finalisée – l’artéfact vaut comme preuve indirecte de présence humaine[6].

Mais si la technique est une activité orientée vers une fin, le technicien est celui qui parvient (sauf accident) à ses fins. Le technicien est celui qui « sait y faire ». Ce qui fait l’artisan, c’est son savoir-faire. Pour fabriquer un vase, il faut s’y connaître : il ne suffit pas de prendre de l’argile pour parvenir à ses fins ! La production d’un artéfact suppose un savoir-faire. La technè se constitue donc à l’articulation d’une théorie et d’une pratique. Une définition possible serait alors la suivante : la technè est le savoir-faire qui permet de produire, c’est à dire de faire exister ce que l’on a pré-vu.

Mais il faut distinguer ici. Car on peut devenir un bon artisan sans nécessairement posséder une connaissance théorique très approfondie de ce que l’on fait. L’expérience peut, parfois, suffire. C’est pourquoi, un artisan ne fera pas toujours un bon professeur : il fait très bien ce qu’il doit faire, mais il ne peut expliquer ce qu’il fait : il agit si l’on peut dire « d’instinct ». L’inverse n’est pas moins vrai (hélas). Tout faire suppose un « savoir », mais le « savoir » n’est pas univoque : on peut, schématiquement, distinguer le savoir fondé sur la seule expérience et transmis par la tradition et le savoir scientifique fondé sur la rationalisation du réel – et en particulier sur sa « mathématisation »[7]. J’examinerai rapidement la « technique » dans l’un et l’autre cas.

2. La technique comme fait universel antérieur à la science

Il est important pour notre propos de bien voir que la technique ne suppose pas nécessairement de connaissance à proprement parler scientifique. Le savoir sur lequel s’appuie le faire n’est pas forcément celui des sciences. Tout savoir n’est pas scientifique. Il existe des formes de savoir pré-scientifiques[8]. De fait, les techniques n’ont pas attendu les sciences pour exister. Et les sociétés « traditionnelles », qui ne connaissent pas les sciences, ont bien évidemment développé des techniques (par exemple en médecine). Il ne serait d’ailleurs peut-être pas faux de dire que si la science est d’invention récente, la technique est contemporaine de l’apparition de l’homme. Certains anthropologues, préhistoriens et philosophes voient dans la technique l’un des traits distinctifs de l’humanité[9].

Il n’est pas besoin d’être physicien pour construire une maison, même si toute maison n’existe (ne « tient debout ») que parce qu’elle respecte certains principes que nous dévoilent les sciences. Il ne faut donc pas confondre science et technique : la technique peut exister sans la science. C’est en ce sens que Marcel Mauss propose de définir la technique en évitant toute référence aux sciences. Il écrit en effet : « On appelle technique un groupe de mouvements, d’actes généralement et en majorité manuels, organisés et traditionnels, concourant à produire un but connu comme physique, chimique ou organique »[10]. Ou encore et plus simplement : « un acte traditionnel efficace ». 

3. La technique comme science appliquée

Tant que la technique s’appuie sur l’expérience et la tradition, elle ne peut progresser – ou plutôt elle ne peut progresser que lentement et dans certaines limites. Ces formes de savoirs évoluent elles-mêmes très lentement, et ce par une nécessité d’essence.

A l’inverse en s’appuyant sur la connaissance scientifique, sur sa rationalité, la technique s’ouvre des perspectives proprement imprévisibles. Pourquoi ? La réponse est contenue dans le concept même de « technique » : si la technique est bien un savoir-faire, si donc elle est un Pouvoir fondé sur un Savoir[11], alors, il faut conclure que plus le savoir progressera et plus le pouvoir croîtra. Or les sciences telles qu’elles se développent depuis le début des Temps Modernes sont des « savoirs ouverts », susceptibles de progrès rapides. Certes le progrès n’est pas un progrès cumulatif, en « ligne droite », certes, la science traverse des crises, mais elle progresse néanmoins : L’horizon de la connaissance scientifique est comme le dit Einstein illimité. Nous n’atteignons pas la « vérité », mais nous nous en approchons toujours plus – étant entendu que l’horizon se déplace au fur et à mesure que nous avançons[12]. Conséquence : en s’alliant à la science, la technique s’ouvre un avenir dont on ne saurait fixer a priori les limites – à supposer d’ailleurs, et rien ne permet de le penser, qu’elle ait des limites.

 

II. La dialectique des Temps Modernes

1. Le projet humaniste : Descartes

Descartes joue un rôle pivot dans l’histoire de la pensée (histoire qui n’est pas seulement histoire de la pensée[13]) dans la mesure où il ouvre une époque, celle des Temps Modernes. C’est à ce titre, d’ailleurs, que nous allons nous y arrêter. Il faut cependant préciser qu’il n’apparaît pas « par hasard », Descartes (comme tout penseur) est le fruit d’une époque, et s’il la révolutionne, c’est que la révolution était en marche.

 Pour Descartes l’homme doit « se rendre comme maître et possesseur de la nature »[14]. On interprète souvent cette formule comme le signe d’une espèce d’arrogance : l’homme se placerait au-dessus du reste des « créatures ». Il se subordonnerait le monde. Il ferait, au fond, ce qu’il veut de ce monde. A la question « que doit-on faire du monde ? », la réponse serait : « ce que nous voulons ». Le monde n’a pas de valeur par soi-même, il n’a que celle que nous lui donnons en le transformant, c’est à dire en nous l’appropriant. Au monde naturel doit se substituer le monde de la culture.

Ce faisant, dit-on, Descartes ne ferait qu’obéir au motif biblique de la Genèse. Il accomplirait un projet contenu dans les premières lignes du premier livre de la Bible. Il y a certainement une part de vérité dans cette interprétation : il existe évidemment un rapport très étroit entre la théologie chrétienne et l’humanisme cartésien. Pour le christianisme comme pour Descartes l’homme est le sommet de la création. Selon le texte biblique, en effet, l’homme est « supérieur » à la nature dans la mesure où il a été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. Descartes retrouve cette idée[15]. Bacon résume cette vision du monde lorsqu’il proclame : « laissons le genre humain recouvrer ses droits sur la nature, droits dont l’a doué la munificence divine »[16]

Mais, il ne faut pas surinterpréter la phrase de Descartes, il ne faut pas lui faire dire ce qu’elle ne dit pas[17]. En l’occurrence, il me semble qu’on ne peut comprendre le sens de ce projet que si on replace la « formule » citée dans son contexte, c'est-à-dire si l’on lit le passage dont ce mot est extrait. Or, que dit ce passage ? Il explique que c’est avant tout dans l’optique de garantir la santé qu’il faut se « rendre maître et possesseur de la nature ». Autrement dit, si nous devons comprendre la nature, si nous devons même parfois agir sur elle pour la transformer, c’est dans le but de rendre l’existence humaine plus humaine. L’idéal cartésien est au fond moins de se soumettre la nature, que de la maîtriser – de la subordonner à nos fins, c’est à dire de libérer l’homme du joug d’une nature hostile. De plus, il serait absurde (et historiquement faux) de vouloir absolument de renvoyer le désir de « maîtriser » la nature au seul discours biblique. Si la technique a bien une raison d’être c’est d’aider l’homme à vivre lorsque les élément ne lui sont pas favorables. C’est ce que montre très bien d’ailleurs le texte suivant :

« Provoquent l’étonnement toutes les choses qui arrivent conformément à la nature, mais dont nous ignorons la cause, mais aussi toutes les choses qui, arrivant d’une manière contraire à la Nature, sont produites par la technique.

En beaucoup de cas, en effet, la nature produit des effets qui sont contraires à l’intérêt des hommes. Car la nature agit toujours de la même manière et sans détour, tandis que notre intérêt change souvent.

Quand donc il faut qu’un effet qui est contraire à la nature soit produit, cela nous plonge dans l’embarras, à cause de la difficulté que nous avons à réaliser un tel effet : et cela requiert le concours de la technè (…). Comme l’a dit le poète Antiphon il en est ainsi : « Nous maîtrisons par la technè les choses dans lesquels nous sommes vaincus par la nature »[18].

Mais revenons-en à Descartes. Il ne sera peut-être pas inutile de citer, même un peu longuement, le texte de Descartes : c’est, si je puis dire, sur pièce qu’il faut juger – et puis ce texte est l’un des plus célèbres de l’histoire de la philosophie : il serait donc dommage de l’ignorer !

« Mais, sitôt que j’eus acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusqu’où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possibles de parvenir à des connaissances fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels il sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens en cette vie : car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[19].

On le voit, Descartes se refuse à couper les sciences (ici il parle de la « physique ») de la vie (la jouissance des fruits de la terre – comprenons un travail rendu moins pénible -, la santé). Il estime au contraire que c’est grâce aux sciences que nous pourrons parvenir à ces fins éminemment désirables. Mieux nous connaîtrons la nature (la nôtre y compris : nous avons un corps, et ce corps agit sur notre esprit), et plus nous serons capables de la maîtriser. On ne peut agir que sur ce que l’on connaît. Une fois encore : savoir c’est pouvoir. Ce que Francis Bacon avait exprimé dans la formule « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ». Comprenons que l’homme est un serviteur fourbe qui étudie les habitudes de son maître pour arriver à faire de celui-ci tout ce qu’il veut…

Le génie de Descartes est donc d’avoir pensé la relation du pouvoir au savoir, d’avoir compris que l’on pouvait attendre que les sciences majorent les effets des techniques. Descartes est celui qui opère cette révolution dans l’histoire de la technique qui a consisté à fonder celle-ci sur la rationalité des sciences exactes. C’est en effet grâce à la technique comme « science appliquée »[20], que l’homme peut disposer de la nature[21], la transformer radicalement. Si la technique est un pouvoir, la science lui offre une assise, une efficacité nouvelle.

2. La dialectique du projet moderne

Reste que les progrès techniques se sont révélés dangereux à plus d’un titre. Nous nous sommes rendus compte que le progrès pouvait se retourner contre nous, tourner au désastre. Ceci de trois manières différentes.

a. D’abord sur le plan de la destruction de l’environnement ; les exemple sont clairs : l’effet de serre, Tchernobyl. Or détruire notre environnement, c’est pour utiliser une expression bien connue « scier la branche sur laquelle on est assis ». L’homme dépend de son milieu.

b. Ensuite, au niveau du rapport que l’homme entretient directement avec lui-même. Ainsi, par exemple, le progrès technique a-t-il, selon Marx, contribué à la paupérisation des classes dominées. Les deux points sont d’ailleurs liés à en croire les héritiers de Marx : « la domination sur la nature est restée liée à la domination sur l’homme et (qu’) elle l’a aidé à se développer »[22]. Si la domination de la nature passe par le travail (en tant que celui-ci transforme le donné immédiat), la division du travail et plus particulièrement la structure capitalistique de l’économie moderne, fait surgir la domination de classe, donc l’aliénation de la majorité au profit d’une minorité[23].

c. Enfin, et en particulier avec le développement des biotechnologies, l’homme devient capable de se transformer lui-même : il peut se modeler comme il modèle la nature. Autrement dit il peut se prendre lui-même comme objet de la technique. C’était à vrai dire le cas avec la médecine, mais il semble que dorénavant la vie elle-même devienne objet de production technique possible. Or s’il ne s’agit pas de condamner a priori les possibilités que laissent entrevoir ces nouvelles technologies, il n’en reste pas moins que les risques de dérives sont patents : eugénisme, par exemple. Lorsque les raëliens ont annoncé il y a deux ans environ qu’ils avaient donné naissance au premier clone humain, beaucoup de choses ont été dites et écrites. L’une d’entres elles (qui me paraît juste) est que dès lors que l’homme sera en mesure de donner naissance à des enfants clonés on devra repenser le statut de la « personne ». Car ce qui assure aujourd’hui l’unicité mais aussi l’autonomie de l’individu c’est qu’il n’est ni son père ni sa mère mais un tiers génétiquement irréductible à ses parents. Qu’adviendra-t-il lorsque ce ne sera plus le cas ?  Selon quel schéma l’enfant se construira-t-il , s’il est vrai que devenir soi-même, autonome, c’est découvrir sa singularité en se distanciant de ses parents ?

Il existe donc bien une dialectique du progrès. Ce qui aurait pu et dû libérer l’homme (rendre sa vie plus humaine) le met aujourd’hui en danger. Ce que Herbert Marcuse exprime ainsi : « La puissance libératrice de la technologie – l’instrumentalisation des choses – se convertit en obstacle à la libération, elle tourne à l’instrumentalisation de l’homme ». Si à partir de Descartes la technique a pu apparaître comme fondamentalement libératrice ; elle suscite aujourd’hui de plus en plus d’inquiétude.

 

III. L’éthique de la responsabilité

Que les progrès techniques ne soient pas nécessairement « positifs », qu’ils ne fassent pas nécessairement notre « bonheur », c’est ce que nous savons aujourd’hui. Nous ne pouvons plus croire, comme ce fut le cas trop souvent à l’époque des Lumières, que les progrès de la science et ses applications techniques transformeraient notre monde en « paradis terrestre »[24]. Cette naïveté n’est plus possible : nous avons payé pour le savoir. Mais doit-on en conclure que c’est la technique comme telle qu’il faut condamner ? Rien n’est moins sûr : il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain : la technique ce sont les armes, mais ce sont aussi les médicaments ! Intrinsèquement positive, elle devient dangereuse en cas d’irréflexion de notre part – en cas de mésusage. Le discours nostalgique que l’on entend parfois tend à l’oublier.

1. La technique est axiologiquement neutre

Alors que faire ? Il n’est peut-être pas malvenu de rappeler ici ce que je disais précédemment, à savoir que Descartes n’a jamais prôné la destruction de la nature, mais seulement sa maîtrise – à des fins humaines. Autrement dit, il faut penser la « technique » dans le cadre de la logique moyen / fin. Elle serait alors un moyen d’humaniser le monde, pas de le détruire[25]. Comme telle elle serait, répétons-le, un phénomène éminemment positif. Il faudrait seulement la maîtriser afin de s’immuniser contre son hypertrophie. Le danger comme souvent est dans l’excès.

On pourrait dire, que la technique (comme la science en général) est axiologiquement neutre[26].  Le progrès technique élargit le champ des possibles, mais il ne dit rien de la valeur de ce qu’il rend possible. Ce que la technique rend possible n’est pas nécessairement souhaitable. On peut suivre ici Jonas : « dans la technique, à la différence de la science, le progrès peut éventuellement aussi être non désirable (parce la technique se justifie seulement par ses effets, non par elle-même) » [27].

2. La décision est politique

a. Le principe

Dans ces conditions la question est : qui doit décider ? Autrement dit : qui doit prendre la décision de réaliser, de mettre en œuvre ce que les progrès techniques ont rendu possible. On retrouve ici la distinction fondamentale établie par Weber entre le politique et le savant – ou, si l’on peut utiliser le mot le « technologue ». Si la technique est axiologiquement neutre, les décisions doivent relever de la compétence d’une autre instance : celle du citoyen. Toute décision engageant la Cité est politique. L’homme politique (en tant que représentant du peuple, mais aussi le citoyen lui-même, dans la mesure où il doit toujours rester le « maître » de ses « chefs »[28]) doit agir au mieux, prendre les meilleures décisions possibles : il doit agir avec prudence. Mais selon quels critères ? Il faut bien comprendre la complexité du problème. On ne saurait condamner a priori la technique, comme on ne saurait non plus en refuser les avantages. La technique est ambivalente par essence : remède et poison. Et on aurait tort de ne pas prendre de remède parce que celui-ci est aussi un poison (en puissance). Revenons à la question : quels critères ? La réponse semble être la suivante : la prudence doit nous amener à calculer le profit possible, le risque encouru et à les comparer. Le principe est donc à vrai dire très simple, et peut se formuler ainsi « le jeu en vaut-il la chandelle ».

b. Difficultés dans l’application du principe

Reste que si le principe est simple son application ne l’est pas. Nous ne pouvons pas toujours savoir quelles seront les conséquences à long terme de la « mise en marche d’un processus technique » : la prise de décision suppose que les experts apportent une réponse claire aux questions que nous pouvons nous poser – et donc leur poser ; or ces derniers ne parviennent pas toujours à un accord entre eux : contrairement à l’image que nous nous faisons de la communauté scientifique, il n’y règne pas l’harmonie. Tous les scientifiques ne sont pas d’accord sur le sens qu’il convient de donner à tel ou tel fait (et un progrès technique est un fait). Il ne s’agit évidemment pas critiquer voire de décrédibiliser le discours scientifique, il s’agit plutôt d’en cerner les limites. Le discours scientifique, comme tous les discours est faillible. Bien évidemment, et malgré la limite posée, le scientifique demeure une référence obligée, celui qui si l’on peut dire « sait le moins mal » autrement dit celui dont les compétences permettent aux politiques de prendre des décisions raisonnées.

3. Le principe responsabilité : un nouvel impératif catégorique

Parce que les progrès des sciences et des techniques nous ont rendus de fait capable de détruire l’écosystème, ils nous ont aussi rendus capables de nous mettre nous-même en péril. Telle est la dialectique inhérente au « progrès ».

Partant de ce constat Hans Jonas définit alors un nouvel impératif catégorique[29] : laisser notre planète « habitable » pour les générations futures[30]. La puissance de la technique nous contraint à la prudence – à la prévoyance -. Nous ne devons nous permettre que ce dont nous pouvons être sûrs qu’il ne remet pas en cause la pérennité de la vie humaine par delà les générations. Je vous fais remarquer, au passage, que c’est au fond, sur ce principe que repose l’actuel « principe de précaution »[31]. A l’utopie « progressiste » doit succéder une éthique de la responsabilité.

Il convient sans doute de faire quelques remarques à propos de cette nouvelle éthique.

1. le mot « responsable » est construit sur le latin respondere, répondre : être responsable c’est répondre de ses actes. Mais si l’on doit « répondre » c’est que l’on est « soumis à la question », sommé de s’expliquer, de donner ses raisons – et d’en montrer la légitimité[32]. Je suis responsable parce que je dois répondre à…Mais à qui ? Qui est le juge ? Ce peut être moi-même, bien entendu, mais ce peut être, aussi, l’humanité entière – et plus particulièrement ici, les générations futures.

2. Agir de façon responsable c’est prendre toutes les conséquences raisonnablement envisageables en compte. Que ces conséquences néfastes se laissent envisager à court ou à long terme. La responsabilité interdit la considération des seuls intérêts immédiats, et oblige au contraire à se projeter dans un avenir qui nous dépasse[33].

3. Parce que les conséquences de nos actes nous dépassent, nous devons être particulièrement vigilants. L’éthique de la responsabilité que propose Jonas suppose donc une valorisation de la « peur », de la « crainte » pour l’objet de notre responsabilité : la nature, nous-même, les générations futures. Si « l’espérance est une condition de tout agir » puisque celui-ci « présuppose qu’il est possible d’aboutir à quelque chose (…) », la peur n’en est pas moins « la première obligation préliminaire d’une éthique de la responsabilité historique »[34] . C’est bien sur cette dialectique de l’espoir et de la peur que repose le principe de précaution, étant entendu qu’en dernière instance la peur doit primer sur l’espérance. « Il faut davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie de bonheur »[35].

 

Conclusion : vers un nouvel humanisme ?

Si la technique a originellement pour vocation de procurer à l’homme ce que la nature lui refuse, elle nous fait aujourd’hui peur : nous savons qu’elle peut nous conduire à notre perte. Nous pouvons, si nous abusons des possibilités qu’elle nous offre, détruire le sol qui nous porte. Une prise de conscience de cette nouveauté est nécessaire, et il semble qu’elle soit en train de se produire, même si, on le sait, les intérêts économiques des pays riches, les besoins des pays émergents, et la logique des entreprises tendent à freiner ce mouvement. De même les progrès des biotechnologies ouvrent des perspectives difficilement mesurables. La seule chose dont on peut être sûr, c’est qu’elles nous permettront d’agir sur les individus que nous sommes de telle manière que ce sont les concepts de « personne », de « liberté », qui devront être redéfinis. Les enjeux sont immenses, il n’est pas nécessaire d’y revenir.

Mais, si l’on en croit Holderlin : « là où croît le péril, là aussi croît ce qui sauve ». L’existence du danger est l’occasion de reconsidérer les rapports de l’homme à la nature, donc de repenser l’humanité de l’homme. Y compris dans ce qu’elle a de précaire car de naturel. L’homme n’est pas « un empire dans un empire »[36], il appartient au règne de la nature. Il ne s’agit pas de nier la spécificité de l’homme, mais de souligner ce que le projet humaniste avait tendance à oublier. Si l’homme est un être extra-ordinaire en tant qu’il transforme le donné immédiat pour faire un monde à son image[37], il n’en reste pas moins qu’il dépend de ce monde. L’homme est un « maître » qui dépend de cette nature qu’il croit « posséder ».

Je finirai en laissant la parole à Lévi-Strauss : « On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme de ces quatre derniers siècle de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’elle retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion »[38].

 

 

 

 

 

 



[1] « La nature ne fut pas un objet de la responsabilité humaine – elle prenait soin d’elle-même et, en en y mettant la persuasion et l’insistance nécessaire, elle prenait également soin de l’homme ».

[2] CF. la dernière partie.

[3] ars (qui donnera le mot « art »…) est en effet la traduction latine du grec technè.

[4] Aristote, Métaphysique, Livre Z, 7, 1032a. Aristote ajoute le « hasard » à ces deux catégories. Nous ferons comme si de rien n’était…

[5] « En effet, parmi les étants, les uns sont par nature, les autres par d’autres causes. Sont par nature les animaux et leur parties, les plantes et les corps simples (…)En revanche, un lit, un vêtement (…) ne possèdent par eux-même aucun élan inné au changement (…) » Physique, liv. II, 192b8 (première phrase). A l’opposé des artéfacts les êtres naturels ne sont pas le produit d’un agent : ils détiennent en eux-mêmes les principes de leur propre mouvement (croissance, mort, etc.).

 

[6] Attention cependant, on sait que certains animaux ne se contentent pas d’utiliser des objets « naturels », mais les « transforment » donc en « fabriquent » (par exemple en taillant des morceaux de bois ou de pierre en pointe de manière à les rendre plus tranchant). Il paraît donc illégitime de nier aux animaux toute activité finalisée de type artisanal. Reste qu’il existe une différence de degré telle entre les productions animales et les productions humaines, que cette différence prend une valeur qualitative. Seul l’homme transforme radicalement son milieu.

[7] Pour Galilée (et pour ses successeurs) le « livre de la nature est écrit en langue mathématique ».

[8] Ce que Lévi-Strauss appelle la « pensée sauvage ».

[9] Voir sur cette question la conférence de P. Sloterdijk, La domestication de l’être qui propose une véritable théorie de l’anthropogenèse. L’une des thèses défendues par Sloterdijk me semble être la suivante : l’une des caractéristique fondamentale de l’humanité est que l’homme naît prématuré (c’est le « théorème de la néoténie ») et qu’il ne devient adulte que très tardivement (le cerveau évolue pendant une très longue période – sa formation et sa structuration se déroule en milieu extra-utérin – ce qui signifie, remarquons-le au passage, que le développement du cerveau est lié aux relations intersubjectives – et en particulier au langage, donc à la culture, ce qui signifie encore que c’est une erreur, y compris du point de vue scientifique, de couper la nature de la culture). La période d’infantilité est bien plus longue que dans les autres espèces. Mais pour que l’homme puisse naître prématuré, il faut que le « milieu » dans lequel il naît ne soit pas un milieu hostile – comme peut l’être le milieu naturel, il faut que le « milieu » ressemble à l’utérus : « la serre (= le « milieu aménagé par le groupe »)de groupe stabilisée est indiscutablement en mesure de remplir sur une longue durée les fonctions d’utérus externe, et ce bien au-delà de la période de la symbiose mère / enfant ». Or c’est parce qu’il est un animal technique que l’homme peut transformer son milieu, aménager l’espace pour le rendre « habitable ». On comprend alors pourquoi la technique joue un si grand rôle dans l’histoire de l’homme : « Perçu dans la perspective de la théorie de l’évolution, la technique de distanciation du monde utilisé par les pré-hominiens, et surtout par les hommes des premiers temps, a toujours été une technique génétique indirecte – une technique de création de son propre habitat, avec pour effet secondaire le devenir humain » (p.36). En résumé : si l’homme est ce qu’il est devenu c’est qu’il est l’animal prématuré - et la technique est la condition de la « survie » de l’enfant prématuré. La technique a donc joué un rôle décisif dans le cadre de l’anthropogenèse. Mais, au fond, que l’homme soit l’animal technique, les grecs l’avaient déjà affirmé à travers le mythe de Prométhée. Voici ce qu’écrit Platon : « (…). Prométhée survient pour inspecter le travail (son frère Epiméthée et lui avaient été chargés par Zeus de pourvoir aux besoins des races mortelles que les dieux venaient de façonner en leur donnant les moyens d’assurer leur survie). Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. (…). Prométhée, devant cette difficulté, ne sachant quel moyen quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober l’habileté artiste d’Héphaistos et d’Athéna, et en même temps le feu (…). Puis, cela fait, il en fit présent à l’homme. C’est ainsi que l’homme fut mis en possession des arts utiles à la vie (…) » (Protagoras, 320d-322a). On sait que Prométhée sera puni pour ce vol. C’est sans doute que les grecs avaient déjà conscience que la technique si elle fait la force de l’homme, le met aussi en danger. Nous y reviendrons.

[10] Journal de psychologie (1948)

[11] C’est encore une définition possible (fondée sur la précédente) de la technique. Je note au passage que c’est la définition qu’en donne Habermas lorsqu’il écrit : « on appellera « technique » le pouvoir rationalisé scientifiquement dont nous disposons sur des processus objectivés » (La technique et la science comme idéologique, p.88).

[12] Cf. le cours sur la science et sur la Démarche scientifique (à venir).

[13] Je saisis l’occasion pour vous renvoyer aux tous premiers cours de l’année lors desquels nous avons examiné les « objections » classiques opposées par l’opinion à la légitimité du travail philosophique.

[14] On trouve déjà se motif chez Bacon.

[15] S’accordant avec toute une tradition qui va des pères de l’Eglise jusqu’à Pic de la Mirandole et au-delà, il situe la « ressemblance » de l’homme avec Dieu dans sa liberté, sa faculté à se déterminer par soi-même – liberté de l’arbitre (libre arbitre) dont l’animal serait dénué. On retrouve quelque chose de cela chez Kant par exemple (Cf. cours sur le devoir, partie III).

[16] Novum organon, I, §129.

[17] La chose est importante et nous aurons à y revenir par la suite. 

[18] Anonyme, Problemata mechanica (fin du IIIème – début du IIème siècle av JC).

[19] Discours de la méthode, sixième partie.

[20] Cf. plus haut, I.3.

[21] La nature peut signifier la nature humaine tout aussi bien que la nature extérieure.

[22] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, p. 189.

[23] J’y reviendrai dans un cours sur le travail.

[24] Pour les terminales ES, cf. le cours sur l’histoire.

[25] Humaniser le monde c’est à dire le rendre habitable. Car, la nature se montre parfois « hostile » à l’homme.

[26] Reste que si la technique est de l’ordre de moyens elle nous fascine parfois encore au point que nous l’érigeons en fin. Tout « progrès » étant « justifié » par le seul fait qu’il constitue un « progrès ». C’est confondre deux ordres : celui des moyens et celui des fins, deux rationalités : instrumentale et axiologique. L’utilisation du potentiel technique doit dépendre de nos « valeurs ».

[27] Le principe espérance, p.314.

[28] Cf. pour ceux qui l’ont étudié l’extrait des Lettres écrites sur la montagne de Rousseau.

[29] Je rappelle que pour Kant l’impératif catégorique vient limiter le choix des fins moralement possibles – c’est à dire acceptables - en fixant des obligations et des interdits.

[30] « L’avenir de l’humanité est la première obligation du comportement collectif humain à l’âge de la civilisation technique devenue ‘toute-puissante’ (…). Manifestement l’avenir de la nature y est compris comme condition sine qua non (…) l’intérêt de l’homme coïncide avec celui du reste de la vie qui est sa patrie terrestre (…). La réduction à l’homme seul, pour autant qu’il est distinct de tout  le reste de la nature, peut seulement signifier rétrécissement, et même une déshumanisation de l’homme lui-même (…). Dans une optique véritablement humaine la nature conserve sa dignité propre qui s’oppose à l’arbitraire de notre pouvoir.» (Le principe responsabilité, p.261)

[31] D’ailleurs le livre de Jonas a joué et joue un rôle important dans les débats concernant l’écologie.

[32] Expliquer (donc aussi s’expliquer) c’est souvenons-nous « déplier pour rendre visible » (Cf. cours de méthodologie de l’explication de texte).

[33] Il faut préciser le sens de ce « nous dépasse ». En l’occurrence deux remarques s’imposent. 1. Le « nous » vise ici notre propre personne et plus généralement notre « génération » : il faut penser aux générations à venir. 2. Tous nos actes, toutes nos décisions nous dépassent (Cf. le cours sur le devoir, partie III : la morale de Kant, l’analyse de l’intention), il ne faudrait pas en conclure que l’action nous est interdite ! Il s’agit de dire qu’il faut mesurer les risques pris, faire preuve de prudence.

[34] Le principe espérance, p.421-422. Jonas parle encore d’une « heuristique de la peur » (p. 422).

[35] Idem, p.73.

[36] Selon une formule de Spinoza.

[37] On peut se demander si cette image est « flatteuse »…

[38] Lévi-Strauss, JJ. Rousseau fondateur des sciences de l’homme (1962), Anthropologie Structurale II, Ed. Plon, 1973, p. 53.

 



10/04/2015
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