Le crime contre l'humanité Approche philosophique
La notion de « crime contre l’humanité »
Les origines : la référence à l’humanité dans le droit international
Les origines de la notion de crime contre l’humanité révèlent son appartenance au droit international. C’est en effet pour le procès de Nuremberg qu’elle trouve sa première codification juridique officielle. Le tribunal des nations alliées y a jugé les actes causés pendant la Seconde Guerre mondiale par les nazis, dans un cadre discriminatoire, en plus des crimes de guerre et des crimes contre la paix.
Auparavant, en 1868, la Déclaration de Saint-Pétersbourg condamnait les souffrances inhumaines infligées à l’ennemi et l’utilisation des projectiles explosifs et incendiaires comme étant contraires aux lois de l’humanité. En 1899, la Clause de Martens, concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, parlait des lois de l’humanité ; mais la référence à ces « lois » servait à condamner les « crimes de guerre » et non les « crimes contre l’humanité ».
C’est en 1915, pendant la Première Guerre mondiale, que l’expression de « crime contre l’humanité » apparaît pour la première fois, au moment du génocide des Arméniens de Turquie. Au mois de mai, la Russie, la France et la Grande-Bretagne dénoncent en effet les massacres comme des « crimes contre l’humanité et la civilisation » ou des « crimes de lèse-humanité ». Le gouvernement turc accuse alors les puissances de l’Entente de les avoir rendus inévitables en organisant le mouvement révolutionnaire arménien pour affaiblir le pays en période de guerre. L’idée de crime contre l’humanité est formulée en réaction à des actes inhumains qui ne correspondent pas à une dérive militaire (crimes de guerre), mais qui visent la mort ou la persécution de populations civiles embarrassantes pour le pouvoir.
Le génocide des Arméniens et le génocide des Juifs sont donc à l’origine de l’apparition de la notion, laquelle est pourtant plus large que le génocide qui en est la forme la plus extrême. En effet, l’humanité peut être visée par un crime, sans que cela se réalise sous la forme de l’extermination d’un groupe humain.
L’idée de juger les crimes nazis est apparue rapidement au cours de la guerre. Dans la Déclaration de Saint-James signée à Londres, le 13 janvier 1942, les Alliés (neuf signataires) prévoient de réprimer les forfaits contre les populations civiles « qui n’ont rien de commun ni avec la notion d’actes de guerre, ni avec celle de crimes politiques telles que les conçoivent les nations civilisées. » La Déclaration de Moscou du 30 octobre 1943 signée par Churchill, Staline et Roosevelt indique que « les trois puissances alliées les poursuivront [les Allemands qui auront trempé leurs mains dans le sang innocent] jusqu’au bout de la terre et les remettront aux mains de leurs accusateurs pour que justice soit faite. »
À la fin de la guerre, la découverte des camps de concentration et d’extermination, dont l’existence était connue depuis 1942, a conduit les Alliés à la mise en place d’un tribunal international pour le jugement des criminels nazis. C’est l’Accord de Londres du 8 août 1945 qui fixe le statut du tribunal de Nuremberg et la première définition juridique du crime contre l’humanité. Les crimes contre l’humanité apparaissent à la suite des crimes d’agression et des crimes de guerre et sont donc situés à un second plan par rapport à ce qui concerne la guerre et son déclenchement.
L’inculpation de « crimes contre l’humanité » est nouvelle, contrairement aux deux autres ; est neuve également l’institution d’un tribunal international jugeant des crimes d’État. Tous les projets étaient, depuis la Première Guerre mondiale, restés lettre morte, notamment celui, présent dans le Traité de Versailles, de jugement de l’Empereur Guillaume II pour « offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités. » De même, le Traité de Sèvres (1920) prévoyait l’extradition par la Turquie des responsables du génocide arménien. Le problème de la coopération internationale était déterminant : la Hollande qui avait donné refuge au Kaiser, refusait de l’extrader et la Turquie a toujours refusé de reconnaître le génocide des Arméniens.
Le sens de l’inculpation de Nuremberg
Article 6-c :
Les Crimes contre l’Humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.
L’inculpation de Nuremberg ne fait pas référence à des crimes commis individuellement pour des motifs classiques liés à l’intérêt ou au désir de puissance. Il s’agit de crimes collectifs, commis « pour des motifs politiques, raciaux ou religieux. » L’inculpation fait donc référence à une dimension discriminatoire, puisqu’elle parle de « motifs politiques, raciaux ou religieux », ce qui signifie que les assassinats, les déportations, les persécutions jugés dans le cadre du crime contre l’humanité sont commis contre des populations en raison de leur appartenance à un groupe racial, politique ou religieux. Tombent donc sous cette inculpation les actes de génocide contre les Juifs (religion, race), contre les Tsiganes (race), les persécutions contre les communistes allemands, contre les Témoins de Jéhovah. L’assassinat de masse des prisonniers russes (pourtant présentés par les nazis comme appartenant à un plan de guerre raciale) sera au contraire qualifié de « crime de guerre ».
L’élargissement de l’inculpation
La notion de crime contre l’humanité est en évolution depuis son origine. Dès la loi du Conseil de contrôle allié pour l’Allemagne de décembre 1945, sa définition le sépare des crimes de guerre et d’agression. « Crimes contre l’humanité. Atrocités et délits comprenant, sans que cette énumération soit limitative, l’assassinat, l’extermination, l’asservissement, la déportation, l’emprisonnement, la torture, le viol ou tous autres actes inhumains commis contre toute population civile et les persécutions, pour des motifs d’ordre politique, racial ou religieux, que lesdits crimes aient constitué ou non une violation de la loi nationale dans le pays où ils ont été perpétrés. »
L’évolution de la notion est importante jusqu’au Statut de Rome (1998) qui institue la Cour pénale internationale (CPI). Les législations nationales ont généralement adopté la définition de Nuremberg, mais le statut de ce crime varie. Il est le seul crime imprescriptible pour le droit pénal français contrairement au droit international qui soumet également les crimes de guerre au régime de l’imprescriptibilité (Convention de 1968 non ratifiée par la France).
La CPI a élargi la définition de l’inculpation d’une manière adéquate à la multiplicité des crimes qui visent l’humanité des hommes.
Article 7 : Crimes contre l’humanité :
1. Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque : a) Meurtre b) Extermination c) Réduction en esclavage d) Déportation ou transfert forcé de population e) Emprisonnement f) Torture g) Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée h) Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international i) Disparitions forcées de personnes j) Crime d’apartheid k) Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale 1.
Les crimes poursuivis ne renvoient apparemment pas tous à une discrimination, puisque les motifs discriminatoires (h) ne concernent que les persécutions, lesquelles sont toutefois très élargies. Pourtant, il faut toujours que le crime soit commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque », pour être défini comme un crime contre l’humanité. Le terme « généralisé » fait référence au caractère massif de l’acte. Le terme « systématique » à un plan méthodique. L’alternative « ou » semble toutefois indiquer qu’un meurtre massif pourrait être, en tant que tel, un crime contre l’humanité.
Mais le paragraphe 2 a) précise que « par “attaque lancée contre une population civile” on entend le comportement qui consiste en la commission multiple d’actes à l’encontre d’une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque. » Cela signifie qu’est visée une population civile pour ce qu’elle est. On retrouve, de ce fait, la discrimination qui semblait avoir disparu dans le paragraphe 1. Parce que si une population est attaquée pour elle-même, c’est pour des raisons discriminatoires. Cette discrimination relève de la politique d’un État et correspond donc nécessairement à une planification systématique.
Par ailleurs, les formes de la discrimination ont considérablement évolué depuis Nuremberg. Elles sont « d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste. » (1. h) Dans ce cadre, la persécution par les talibans des femmes afghanes constitue un crime contre l’humanité. L’élargissement est potentiellement indéfini, le texte ajoutant « ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international. » L’inculpation peut ainsi inclure des discriminations d’ordre intellectuel, idéologique, social ou culturel.
Le sens du crime contre l’humanité
Les changements dans la définition ne permettent toutefois pas de dire qu’il y a un bouleversement. Il y a au contraire une continuité entre Nuremberg et la CPI.
Seule véritable parenthèse dans cette continuité, le statut du TPIY (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie) qui parle d’actes « dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit. » On assiste à une banalisation de la notion. La condition discriminatoire disparaît, on n’a plus affaire à une politique systématique de persécution ou d’extermination. Yann Jurovics dit même que c’est la condition politique qui est alors occultée, le crime contre l’humanité n’étant plus nécessairement un crime d’État 2.
C’est en effet d’abord le motif discriminatoire, qui est incriminé par le « crime contre l’humanité », parce qu’il signifie que quelqu’un est persécuté ou tué pour son appartenance à un groupe humain, lequel est considéré comme n’étant pas digne de vivre ou de vivre dans des conditions dignes. On persécute pour persécuter, on tue pour tuer. Et non pas d’abord par intérêt ou pour des raisons territoriales.
C’est ensuite le motif politique, parce qu’il signifie que la discrimination a une application systématique, une signification universelle.
Ce double motif est indiqué dans la précision de la CPI : « en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque. » (2. a)
André Frossard formule cela d’une manière limpide : « Le crime contre l’humanité, c’est tuer quelqu’un sous prétexte qu’il est né 3. » Le fait d’être né renvoie, au sens strict, à la race, à l’ethnie, à ce qui est naturel en l’homme. Toutefois, l’idée de naissance permet d’inclure tout ce qui est acquis, mais relève d’un héritage et ne saurait par conséquent procéder d’un choix : classe sociale, instruction, religion, jusqu’aux convictions politiques. « Le motif politique rejoint totalement les autres motifs en ce qu’ils impliquent tous une inexorabilité. En effet, comme si elle était fautive, la victime mise en cause par le criminel ne peut s’exonérer de sa haine 4. »
Le motif politique doit être compris avec précision. La Cour de cassation française a qualifié, en 1985, la persécution des résistants de crimes contre l’humanité, en en banalisant le sens ; leur persécution ou leur meurtre appartiennent plutôt aux crimes de guerre. En revanche, les persécutions contre les communistes et les socialistes peuvent être considérées comme des crimes contre l’humanité, puisque ce n’est pas contre des activités de guerre qu’elles étaient dirigées, mais contre des options idéologiques, indépendamment de tout engagement dans une action. « Il importe de souligner que la protection consacrée par la notion ne s’exerce qu’à l’égard de l’opposition politique et non à celui de l’activisme 5. »
Dans la victime, c’est son appartenance à l’humanité en tant que membre d’un groupe qui est visée dans le cadre d’une attaque massive et planifiée contre ce dernier. Appartenance qui n’est pas contingente, mais constitutive de l’être de l’individu, au regard du criminel du moins. La condition discriminatoire présente dans la définition de Nuremberg et de la CPI est centrale, puisqu’elle permet de faire la différence entre le crime contre l’humanité et les autres crimes 6.
Le crime contre l’humanité vise l’humanité de l’individu et du groupe auquel il appartient ou auquel le criminel le rattache. La déchéance de la victime, la négation de sa dignité et de ses droits ne sont pas seulement les conséquences de ce crime, comme c’est le cas pour les autres crimes, mais ses mobiles. Le criminel contre l’humanité est animé par une conception déshumanisante de sa victime, laquelle permet le crime (les résistances sont écartées) et le suscite (ravaler la victime hors de l’humanité à laquelle il est censé n’appartenir que par une manipulation). Le crime contre l’humanité se distingue donc des autres formes de crime, par son caractère massif et systématique et par son mobile qui n’est pas extérieur au crime, mais réside dans le crime lui-même.
Les violences anonymes et en quelque sorte impersonnelles de la guerre [...] à proprement parler, c’étaient des atrocités sans intention ; l’aviateur inconscient qui lâchait aveuglément sa bombe au-dessus d’Hiroshima ne triait pas le bétail humain, et il n’a pas non plus détruit Hiroshima par méchanceté ; il ne déniait pas aux Japonais le droit de vivre ; il ne cherchait pas à humilier, à piétiner, à dégrader longuement sa victime avant de la tuer : son propos n’était pas d’exterminer la race japonaise ni d’avilir tout un peuple, mais de hâter, fût-ce par la terreur, la fin du conflit 7.
L’inculpation doit, de ce fait, pour faire la preuve de l’intention de déshumanisation et de la politique systématique qui y préside, faire apparaître des pratiques politiques de discrimination.
La validité de la justice internationale
On a fréquemment objecté à la justice internationale inaugurée à Nuremberg d’être une justice de vainqueurs ou de puissants, contraire aux principes du droit. D’abord, les procès pour crimes contre l’humanité ne sont pas tous intentés par des vainqueurs. Les procès Barbie et Papon constituent plutôt une justice de victimes ou pour les victimes. Ensuite, la force n’est pas rigoureusement contraire au droit et les vainqueurs ont, avec les tribunaux internationaux, soumis le sort des accusés à l’autonomie du cadre judiciaire, à la publicité, à la pluralité des juges.
L’expression « justice de vainqueurs » sonne comme un slogan qui n’est, le plus souvent, jamais remis en question. [...] La formule, séduisante, n’explique rien. Pire : elle empêche d’avancer. La question devrait plutôt être : quels vainqueurs font quels procès ? Pour quelles raisons les gouvernements victorieux éprouvent-ils le besoin de prendre le risque de s’en remettre à des gens – les avocats et les juges – qu’ils ne peuvent contrôler aussi facilement que des juges militaires 8 ?
Il est révélateur que les juges soviétiques (militaires sous la houlette de Vichinsky) aient requis la peine de mort contre tous les accusés, parmi lesquels certains ont finalement été relaxés (comme Von Papen) et d’autres condamnés à des peines de prison. Il ne s’agissait pas de clémence, mais de justice, la culpabilité des accusés n’étant pas posée au départ.
Le procès, en tant que tentative nouvelle pour renforcer l’ordre dans le monde, ne perd pas sa signification s’il n’est pas encore en état de s’appuyer sur un ordre mondial légalement établi, et s’il reste encore forcément mêlé aujourd’hui à des contingences politiques. [...] [Les Puissances] qui organisent aujourd’hui le procès de Nuremberg [...] témoignent qu’elles veulent vraiment assumer la responsabilité résultant de leur victoire dans l’intérêt de l’humanité tout entière, et pas seulement dans celui de leurs propres États 9.
Les ambiguïtés du procès de Nuremberg
On peut remarquer que l’Accord de Londres instituant le TMI de Nuremberg a été signé le 8 août 1945, entre Hiroshima le 6 et Nagasaki le 9. Il ne s’agit sans doute pas de crimes contre l’humanité, mais de crimes de guerre très graves ; pourtant ce fait jette la suspicion sur le sens de la justice internationale naissante.
Après la tension entre droit et force, la principale objection formulée à l’encontre de l’inculpation de crime contre l’humanité au procès de Nuremberg porte en fait sur sa rétroactivité. Mais, dès 1943 et la Déclaration de Moscou, les Alliés avaient tenu informés les Allemands de leur intention de poursuivre les criminels. De plus, que la loi n’ait pas été expressément formulée ne signifie pas qu’elle n’existait pas. Jaspers souligne ainsi que les droits de l’homme, la démocratie tracent les contours d’une loi qui permet de condamner les crimes contre l’humanité. « À cela [la rétroactivité], il faut répondre : au sens de l’humanité, des droits de l’homme et du droit naturel, et au sens qu’impliquent les idées de liberté et de démocratie en Occident, il existe déjà des lois pouvant servir de normes à la détermination des crimes 10. »
Enfin, un crime contre l’humanité n’est pas tel uniquement en vertu d’une loi positive. Dans le cas d’un acte criminel inédit, criminel par l’atteinte qu’il porte aux droits des hommes, il faut bien trouver une nouvelle inculpation pour le sanctionner. « Il ne s’agit pas de savoir si ces lois étaient rétroactives – puisqu’elles l’étaient nécessairement –, mais si elles étaient adéquates, si, en d’autres termes, elles ne s’appliquaient qu’à des crimes inconnus jusqu’alors 11. »
On ne peut méconnaître ces difficultés, mais elles ne doivent pas masquer l’essentiel, c’est-à-dire la tentative pour dire le droit face à l’indicible, à l’effacement de toutes les conditions du droit. La tentative pour restaurer l’humanité là où elle a été déniée. Le droit international est sans doute seulement un horizon, mais les procès des criminels contre l’humanité ont joué un rôle central dans la formation d’une opinion mondiale, d’une conscience des nations et du refus de l’inhumanité à l’échelle du monde.
L’utopie d’une justice pénale internationale et la question de la souveraineté
La fin de la guerre froide a suscité des espoirs légitimes ; un monde unifié partageant les mêmes valeurs de droit et de démocratie devait s’accomplir dans une justice pénale internationale. Mais la fin du communisme n’a pas impliqué l’unification du monde autour de l’idéal du droit international. Toutefois, la Cour pénale internationale marque une avancée notable. Les États signataires du statut de Rome ont d’ores et déjà renoncé à la part la plus obscure de la raison d’État, puisqu’ils s’engagent à collaborer dans le cadre des enquêtes menées à l’encontre de leurs ressortissants ou sur leur territoire. Un tel engagement est un pas vers la mise hors la loi des actions inhumaines motivées par la discrimination étatique. Les juges et procureurs sont présentés par leurs pays dans le cadre du recrutement du personnel de la CPI, mais ils disposent, dans leur travail, d’une grande autonomie. De même, l’Assemblée des Nations Unies qui est à l’origine de la Cour n’en est pas maîtresse, parce que les États qui ont ratifié le statut de Rome ont pris l’engagement de favoriser le travail judiciaire et de ne pas s’y opposer.
La justice pénale internationale peut paraître constituer une utopie, dont le caractère irréaliste serait révélé par la non-ratification de la Chine, des États-Unis et d’Israël. Mais que ces États aient participé aux discussions préliminaires est un signe qu’une justice internationale est en voie d’avènement. On assiste partiellement à la rupture avec le modèle de relations internationales mis en place par le Traité de Westphalie de 1648, lequel était fondé sur l’égalité et la réciprocité entre États souverains, libres d’entretenir entre eux des relations pacifiques ou de se faire la guerre. L’inviolabilité du pouvoir est écartée au profit du caractère justiciable de ses détenteurs. « Aujourd’hui, l’auréole entourant les chefs d’État a disparu. Ils sont des hommes, et ils sont responsables de leurs actes. Depuis que les peuples européens ont fait des procès à leurs monarques et les ont décapités, c’est le devoir des peuples de tenir ceux qui sont à leur tête sous contrôle. Les actes de l’État sont en même temps des actes personnels. Ce sont des individus qui en portent la responsabilité 12. »
L’humanité devient donc une catégorie juridique. N’est-ce pourtant pas une catégorie morale incertaine, comme l’inhumain, qui mêle des sentiments, des conceptions individuelles et culturelles ? Ainsi chacun ne se sent-il pas humain pour des raisons qui lui sont propres ?
Parler de crime contre l’humanité implique que c’est l’homme qui constitue le sujet du droit, quels que soient son âge, son sexe, sa religion, sa race, son ethnie d’origine ou d’appartenance, sa nationalité, sa culture, ses convictions politiques et idéologiques, sa classe sociale. Mais que peut bien signifier l’humanité d’un point de vue juridique ?
Les crimes concernés par la définition du CPI impliquent une atteinte grave à l’humanité. Ils portent :
- contre l’essence humaine des victimes ;
- contre l’existence d’une pluralité de groupes au sein de l’humanité (ou contre leur égalité).
Pour le criminel, l’humanité se dit en un seul sens, la différence est elle-même assimilée à un crime que seules la mort, l’exploitation, la déportation, la réduction à des conditions de vie inhumaines peuvent expier. L’humanité que vise le crime et que protège le droit, c’est donc la commune appartenance à l’humanité de tous les hommes et de tous les groupes humains. Cette humanité est attaquée quand un État applique une politique de discrimination par le meurtre, la torture, l’extermination, la déportation, la violence sexuelle, etc. Le crime contre l’humanité rend impossible la vie selon sa différence propre, sinon la vie tout court du fait de cette différence.
Ces crimes atteignent tous les hommes, parce qu’ils sont tous pareillement innocents de naissance et d’existence, personne n’ayant choisi de naître ni d’être ce qu’il est ou supposé être. La naissance et l’existence ne sont pas des crimes qui devraient être expiés, parce que tout crime, en tant qu’action, suppose la naissance et l’existence. Le crime contre l’humanité porte contre un groupe, défini arbitrairement comme l’incarnation du mal, et tout groupe est de ce fait potentiellement victime d’un tel crime. Il s’agit d’un crime contre le genre humain.
Ce qui anime ce crime, c’est la haine et cette haine ne se satisfait que de la réduction de sa victime à l’impuissance (mort, souffrance, emprisonnement). Le crime contre l’humanité est ainsi nécessairement massif, il s’attaque à un groupe dans son entier. Il implique également le plus souvent une part de sadisme, puisqu’il convient de faire sentir à celui qu’on torture, qu’on déporte, qu’on tue, qu’il expie ainsi une faute. D’où la séparation des familles, les conditions inhumaines de déportation, la famine, les mauvais traitements, la torture.
Le crime porte atteinte à l’humanité. Mais qu’est-ce que l’humanité, qu’est-ce qui est empêché ou détruit par le crime ? Pour Hannah Arendt, par l’exclusion de la communauté nationale qu’il opère, ce crime détruit « le droit d’avoir des droits », garanti par l’appartenance à une société qui prémunit l’individu contre la situation d’exception dans laquelle aucune limite juridique n’arrête plus le pouvoir 13.
En écho à Arendt, Garapon montre que ce crime porte atteinte à ce qui unit l’individu à l’humanité et lui confère reconnaissance et dignité.
Ce qui est détruit par le crime de masse, c’est la dignité de la personne humaine, moins conçue comme une valeur intrinsèque à l’homme que comme un lien minimal entre les hommes, comme inter esse, ce qui est entre nous, ce qui rend la parole publique performative et l’action productive. Le politique est, en effet, cet « entre les hommes » qui garantit la pluralité nécessaire pour qu’il y ait un monde. On est tenté de chercher un critère à l’humanité au singulier, alors que c’est la nécessaire pluralité que l’on vise à protéger 14.
De son côté, Alain Renaut comprend le crime contre l’humanité comme la conséquence de l’enfermement de l’homme dans une nature. L’indétermination de l’homme est niée, alors que c’est elle qui permet de parler de l’humanité universelle, laquelle n’est donc pas le genre humain, entendu au sens extensif de la communauté des nations, de la communauté des différences, mais l’homme comme « être capable d’autonomie, doué qu’il se trouve de la faculté de penser, de juger et d’agir par lui-même 15. »
La discrimination ne consiste pas à rejeter une différence culturelle, raciale, etc., existant elle-même comme une réalité objective, mais elle est la conséquence de l’enfermement de l’individu dans un groupe et du groupe dans une nature.
Soutenir en effet que les Juifs, les Tutsis ou les Kosovars constituent autant de composantes, ou d’« espèces » du genre humain dont on a voulu ou veut priver l’humanité, ce serait flirter dangereusement avec le discours même de l’adversaire, lequel pratique précisément, sous la forme d’un racisme biologisant, une appréhension « spéciste » de l’altérité [...] Bref, la conception de l’humanité comme genre humain est si calquée sur celle du règne animal, avec ses espèces cloisonnées les unes par rapport aux autres, qu’elle peut contribuer à menacer, en séparant l’homme de l’homme, tout universalisme véritable 16.
Il n’y a pourtant pas de contradiction entre ces différentes interprétations. Avec le crime contre l’humanité, c’est le sens ou la condition de l’appartenance de l’individu à l’humanité qui est attaquée. Arendt parle également de la négation de la spontanéité ou faculté d’entreprendre du neuf, dans les conditions extrêmes de la domination concentrationnaire. Mais elle insiste sur la nécessaire appartenance à une communauté pour avoir des droits et ne sépare pas les droits de l’homme et les droits du citoyen. Renaut insiste de son côté sur les origines du crime contre l’humanité, l’enfermement dans la collectivité, la naturalisation de l’appartenance.
Ce qui est brisé par le crime contre l’humanité, c’est finalement ce qui permet à l’homme d’exprimer son humanité, de la faire valoir et reconnaître, c’est le monde commun, qui est la condition préjuridique de toute relation de droit. Le droit disparaît ici, parce que le crime ne le viole pas simplement, mais le défait. Le crime contre l’humanité abolit l’espace commun entre les hommes, condition ou synonyme de la reconnaissance entre les individus et les groupes. Il implique une indifférence totale, laquelle rend possibles la torture, l’exclusion et la persécution, le viol, le meurtre de masse, le sadisme parfois sans limites des criminels. Le monde commun disparaît, le Juif n’est plus un homme, mais un parasite, un pou. On substitue au monde la séparation des espèces.
Comment juger, punir et pardonner ?
Le crime contre l’humanité s’attaque à l’humanité, en son autonomie, en sa socialité, en sa pluralité, en son innocence. En s’en prenant directement à l’espace commun, il détruit la condition des relations de droit qu’il remplace par la violence brute, libérée de toute limite. Du coup, se pose la question du jugement, du châtiment et du pardon. En effet, sans l’espace commun des relations humaines, quel jugement adéquat est-il possible, quel châtiment peut-il rétablir l’ordre humain détruit, quel pardon peut-il être envisagé ?
Le caractère imprescriptible de ce crime dans le droit français (1964) et dans le droit international (1968) prend acte de la destruction du monde qu’il tente de réaliser et qui est l’état d’exception généralisé. Comment le criminel pourrait-il, en effet, trouver refuge dans le temps et l’oubli, bénéficier de l’asile d’un État, alors qu’il s’en est pris à l’humanité en tant que telle ? La mutilation subie n’est-elle pas irréversible ? « Lorsqu’un acte nie l’essence de l’homme en tant qu’homme, la prescription qui tendrait à l’absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N’est-il pas contradictoire d’invoquer le pardon ? Oublier ce crime gigantesque contre l’humanité serait un nouveau crime contre le genre humain 17. »
Le pardon est presque inconcevable. Aucun criminel ne le demande d’ailleurs, au contraire tous les criminels contre l’humanité nient les faits, en les présentant, conformément à leur idéologie, comme une réponse à la menace constituée par leurs victimes, comme un acte de défense dans le cadre d’une guerre. Autrement dit, ils reproduisent le crime, en disant qu’il n’a pas eu lieu et que les morts étaient leurs ennemis. Cette rhétorique, initiée au moment du génocide des Arméniens, trouve sa forme achevée dans la phrase d’Hitler de 1939 : « Si la juiverie internationale, en Europe et hors d’Europe, poussait une nouvelle fois les peuples dans la guerre mondiale, le résultat n’en serait pas la bolchevisation de la terre et la victoire des Juifs, mais la destruction de la race juive en Europe. »
Par ailleurs, le pardon est un acte de renouvellement, le contraire de la vengeance qui perpétue le crime en le reproduisant. Or, le criminel contre l’humanité persécute et tue ses victimes indépendamment de leurs actions, il est animé par une idéologie qui les prive de la reconnaissance de leur autonomie. Dès lors, comment pardonner serait-il possible, alors qu’on a été privé de tout et, plus précisément, de ce qui permettrait le pardon lui-même ? Comment pourrait-on oublier et même atténuer une dépossession de soi semblable ?
Comme le crime détruit toute relation humaine, la condition des relations de droit, il nous fait entrer dans une zone indéfinissable où l’application d’un châtiment devient insignifiante. Ce châtiment est pourtant nécessaire, mais il n’est pas à la hauteur du crime, parce que les plaies qui séparent les victimes du reste de l’humanité ne peuvent pas se panser facilement. « On ne peut pas punir le criminel d’une punition proportionnée à son crime, car auprès de l’infini toutes les grandeurs finies tendent à s’égaler ; en sorte que le châtiment devient presque indifférent, ce qui est arrivé est à la lettre inexpiable 18. »
En devenant possible, l’impossible devint le mal absolu, impunissable autant qu’impardonnable […] ; celui, par conséquent, que la colère ne pouvait venger, que l’amour ne pouvait endurer, ni l’amitié pardonner. De même que les victimes, dans les usines de la mort ou dans les oubliettes, ne sont plus « humaines » aux yeux de leurs bourreaux, de même, cette espèce entièrement nouvelle de criminels est au-delà des limites où la solidarité humaine peut s’exercer dans le crime 19.
Un châtiment pourtant nécessaire
Pourtant, le châtiment est nécessaire. Ainsi la création des tribunaux ad hoc a permis de rétablir l’ordre de l’humanité détruit par le crime, en disant le crime et en le punissant. La notion de crime contre l’humanité affirme l’unicité de l’humanité et permet de reconstruire le monde détruit en mettant les criminels devant la responsabilité qu’ils dénient.
C’est le sens, la portée tout à la fois ontologique et judiciaire de la notion de crime contre l’humanité que de rétablir entre l’homme et le crime le lien rompu par la machine technico-administrative et que de rappeler en traitant comme des personnes les rouages de l’appareil nazi, que le service de l’État n’exonère aucun fonctionnaire d’aucune bureaucratie, ni aucun ingénieur d’aucun laboratoire, de sa responsabilité d’individu 20.
Le crime contre l’humanité et la condition politique de l’homme
Le crime contre l’humanité est un crime motivé idéologiquement. La définition de la CPI parle d’attaque massive ou systématique contre une population civile. Elle peut paraître restrictive, parce qu’elle ne permet pas d’incriminer des actes individuels graves qui privent l’homme de sa dignité, comme des actes de barbarie. Mais il ne faut pas oublier que cette notion appartient d’abord au droit international, qu’elle concerne des actes d’origine étatique qui ne peuvent être jugés que dans le cadre des relations entre États, qu’elle vise une série d’actions dont la portée concerne la communauté des nations et dont la sanction demande une coopération internationale.
L’idéologie qui préside au crime contre l’humanité est fondée sur le refus de la pluralité (extermination), de l’égalité (exploitation), de la dignité (torture) des hommes. Le crime s’attaque, de ce fait, à la condition politique de l’homme, en détruisant toutes les garanties que fournissent aux membres d’une communauté les règles de droit en vigueur. Il prive une partie de l’humanité de toute existence politique et réduit l’homme à son impuissance individuelle et naturelle. Ainsi avec les lois de Nuremberg. Ainsi avec l’Apartheid.
Toutefois, au-delà de la dimension politique du crime contre l’humanité, on peut se demander si l’humanité de l’homme ne peut pas aussi être attaquée au niveau de sa singularité. La condition discriminatoire ne serait alors pas nécessaire, parce que ce serait moins ce qui est à l’origine du crime contre l’humanité (idéologie d’exclusion) qui serait désigné que ses conséquences, par exemple l’impossibilité de vivre conjointement sa singularité et son appartenance à l’humanité, du fait de l’instrumentalisation de l’existence individuelle au service d’une surhumanité. De nouvelles définitions devront peut-être voir le jour, au regard notamment des questions que posent les technologies du vivant.
Si l’on admet la singularité et l’égale appartenance comme composantes de l’humanité comprise comme pluralité d’êtres uniques, cela revient à dire que l’expression de crime contre l’humanité pourrait désigner toute pratique délibérée, politique, juridique, médicale ou scientifique, comportant soit la violation du principe de singularité (exclusion pouvant aller jusqu’à l’extermination de groupes humains réduits à une catégorie raciale, ethnique ou génétique ou, à l’inverse, fabrication d’êtres identiques), soit celle du principe d’égale appartenance à la communauté humaine (pratiques discriminatoires, telles que l’apartheid, création de « sur-hommes » par sélection génétique ou de « sous-hommes » par croisement d’espèces) 21.
NOTES :
1 William Bourdon, Emmanuelle Duverger, La Cour pénale internationale, Le statut de Rome, Paris, Seuil, 2000, p. 41-42.
2 « Le statut du TPIY permet alors d’utiliser le crime contre l’humanité comme rempart contre toute “barbarie” contre toute atteinte massive aux droits de l’homme, in fine comme protection des valeurs humaines de la civilisation, et non plus pour protéger l’humanité contre les seules politiques criminelles discriminatoires. » (Yann Jurovics, Réflexions sur la spécificité du crime contre l’humanité, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2002, p. 191-192.)
3 André Frossard, Le Crime contre l’humanité, Paris, Robert Laffont, 1987. [rééd. Le livre de poche, 1989, p. 96].
4 Yann Jurovics, Réflexions sur la spécificité du crime contre l’humanité, op. cit., p. 110.
5 Ibid., p. 112.
6 « Chaque individu n’est, pour l’auteur des persécutions, qu’une “victime commune ou collective de sa haine ou de sa volonté de persécution ou d’extermination raciale, religieuse ou politique.” […] Ces intolérances ont été incriminées parce qu’elles portent simultanément atteinte à l’existence de l’homme et à la pluralité de l’humanité. Il s’avère, dans ce cadre, difficile d’envisager d’autres raisons que raciale, religieuse ou politique à la haine de la différence, à l’intolérance de certains membres de l’humanité. » (Ibid., p. 106.)
7 Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité (1971), Paris, Seuil, 1996, p. 41.
8 Antoine Garapon, Des Crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner. Pour une justice internationale, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 75.
9 Karl Jaspers, La Culpabilité allemande (1948), trad. Jeanne Hersch, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 68.
10 Ibid., p. 66.
11 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem (1966), trad. Anne Guérin, Paris, Gallimard, 1991, p. 411.
12 Karl Jaspers, La Culpabilité allemande, op. cit., p. 66.
13 « L’homme en tant qu’homme n’a qu’un droit qui transcende la diversité de ses droits de citoyen : le droit de ne jamais être exclu des droits que lui garantit sa communauté, exclusion qui ne se produit pas quand il est mis en prison, mais quand il est envoyé en camp de concentration. » (Hannah Arendt, « En guise de conclusion » [chapitre XIII du Système totalitaire], 1951, trad. Martine Leibovici, in Les Origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2002, p. 70.)
14 Antoine Garapon, Des Crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner. Pour une justice internationale, op. cit., p. 157.
15 Alain Renaut, « Le Crime contre l’humanité, le droit humanitaire et la Shoah », in Philosophie, n° 67, septembre 2000, p. 31.
16 Ibid., p. 25-26.
17 Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, op. cit., p. 25.
18 Ibid., p. 29.
19 Hannah Arendt, Le Système totalitaire (1951), trad. Jean-Louis Bourget, Paris, Seuil, 1972 [rééd. Points Seuil, 1990, p. 200].
20 Alain Finkielkraut, La Mémoire vaine. Du crime contre l’humanité, Paris, Gallimard [rééd. Folio essais, 1992, p. 24].
21 Mireille Delmas-Marty, « Le Crime contre l’humanité, les droits de l’homme et l’irréductible humain », in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, n° 3, juillet-septembre 1994, p. 489.
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