Le Droit
Les enjeux de la notion – une première définition
Le droit est l’ensemble des règles qui régissent la vie en société. Ce droit « effectif » est appelé droit positif. Il est constitué tout aussi bien d’interdits que de « droits » au sens courant (ce à quoi l’on a droit). La loi est le représentant le plus éminent du droit en ce sens qu’elle institue les obligations à l’œuvre dans les relations humaines. Enfin, l’ordre de la légalité ne va pas sans sanctions définies dans le droit pénal. Reste à se poser cette question fondamentale : le droit, le légal, est-il toujours légitime ? La réponse ne peut être que négative si l’on réfléchit à certaines règles codifiées passées qui nous paraissent aujourd’hui totalement étrangères à la justice : par exemple le droit du maître sur l’esclave. Ne pas maintenir la distinction entre le légitime et le légal, ce serait risquer de se soumettre aveuglément à un droit dicté par l’arbitraire d’individus ou de groupes ne poursuivant que leurs intérêts propres. Cela implique-t-il par conséquent que lorsque le droit ou la loi se révèle injuste, la désobéissance est permise voire requise ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question qui a suscité de riches réflexions chez les philosophes. Souvenons-nous simplement de l’exemple de Socrate qui, condamné « injustement » à mort pour corruption de la jeunesse, se soumet à l’autorité qui l’a jugé et refuse l’évasion que lui proposent ses amis. Posons enfin une dernière question avant de débuter notre exposé : supposons que le domaine du droit recouvre parfaitement celui de la justice (au sens moral) de telle manière que tout ce qui est légal est légitime. S’ensuivra-t-il que tous les hommes qui agissent conformément à la loi vivront selon la moralité ? Si l’on suit Kant, la réponse sera négative en ce sens que la conformité à la loi ne dit rien des mobiles de l’action. Pour qu’il y ait moralité, il est au contraire nécessaire que les devoirs ne soient pas uniquement « extérieurs » mais que l’Idée du devoir soit elle-même un « mobile interne de l’action ».
Le droit et le fait (l’exemple du droit du plus fort)
« Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. » Rousseau, Du contrat social.
Machiavel a parfaitement démontré que le champ politique, le champ de l’exercice du pouvoir était profondément conflictuel. L’origine du politique, ce sont les rapports de force incessants qui s’établissent entre les acteurs. Le tyran est toujours menacé et pour maintenir son autorité il doit entretenir l’obéissance de ses sujets. Pour ce faire, il dispose d’un moyen extrêmement efficace : transformer la contrainte en devoir et obligation, c’est-à-dire imposer un droit, le droit du plus fort. L’origine du droit, c’est donc la force, la violence, c’est-à-dire le non-droit.
Rousseau s’est appliqué à démontrer que l’idée d’un droit du plus fort est absurde. Suivons son raisonnement. Il faut tout d’abord affirmer que si un tel droit est jugé nécessaire c’est parce que le fort présente une singulière faiblesse ; si ce n’était pas le cas, il s’imposerait toujours par sa simple puissance en un sens physique. Tant qu’il demeure le plus fort, l’obéissance de ses sujets s’exerce par simple contrainte et nécessité. Mais supposons que cette force soit menacée, autrement dit qu’une force plus grande soit prête à s’imposer. C’est alors qu’il prétend faire usage du droit du plus fort. Mais on comprend bien qu’un tel usage lui est interdit puisque, à ce moment précis, il n’est justement plus le plus fort. C’est pourquoi Rousseau affirme que le prétendu droit du plus fort n’est qu’un « galimatias ». De là, il faut conclure qu’il est nécessaire de ne jamais confondre l’obéissance par contrainte (acte de nécessité) et l’obéissance par devoir (acte de volonté).
On ne saurait donc confondre le droit et le fait. Le fait désigne ce qui est effectif, ce qui existe, ce qui constitue la réalité. Le droit au contraire se définit indépendamment de toute considération d’existence. Cela est requis si l’on désire pouvoir contraindre le fait à se conformer à la légalité. Prenons un exemple du philosophe Alain qui illustre bien la différence du droit et du fait. Si je possède une montre, que je la porte à mon bras, cela est un fait qui n’implique aucunement que j’en suis le possesseur, que j’ai sur elle un droit de propriété. Le fait n’est pas un droit et il ne saurait être la source du droit. Le droit émane du « tribunal », celui-ci étant le seul agent de la transformation du fait en droit. Le droit doit être dit, reconnu publiquement ce qui n’est bien sûr pas le cas du fait.
Le droit naturel
« LE DROIT DE NATURE que les auteurs appellent généralement jus naturale est la liberté qu’a chacun d’user comme il veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie, et en conséquence de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison propre, comme le moyen le mieux adapté à cette fin. » Hobbes, Léviathan.
Dans le domaine de la réflexion philosophique sur le droit, la question du fondement du droit positif a joué un rôle essentiel. Ce fondement, on a pu le trouver dans le droit naturel dont l’immuabilité s’opposait à la variabilité du droit positif dans le temps et dans l’espace. Cette notion a ses origines dans la philosophie de Platon. Dans
Ce n’est qu’à partir du 17ème siècle que le concept de droit naturel est thématisé en tant que tel. Il est le concept central de ce que l’on appelle jusnaturalisme (l’expression droit naturel provenant du latin jus naturale). Grotius affirme que la raison humaine est d’emblée normative (cette idée est opposée à celle de Machiavel pour qui le pouvoir du souverain ne connaissait aucune limitation juridique). C’est la droite raison qui dicte en nous le droit naturel. Le droit naturel est antérieur à tout pouvoir institué. En ce sens, la science du droit est une science a priori (elle est indépendante de toute expérience). Grotius cependant se démarque de ceux qui, à sa suite, théoriseront le droit naturel, dans la mesure où il est reste fidèle à la définition aristotélicienne de l’homme comme animal politique. Il pose ainsi que l’homme est naturellement sociable, qu’il possède une inclination ou tendance à la vie sociale. Or, le jusnaturalisme va se bâtir autour d’une dichotomie entre l’état de nature dans lequel les hommes vivent isolément les uns des autres et l’état civil, état de société, de vie en commun. Le droit naturel ne concerne que l’individu car la société et le droit positif qui la gouverne sont conçus comme étant des artifices, l’effet d’un contrat social. La question centrale devient alors celle des rapports entre le droit naturel des individus et le pouvoir de l’État. Pour Hobbes, le contrat social a pour condition le transfert par chacun de ses droits naturels au souverain et donc le dessaisissement total, la perte de ces droits. Il en va presque de même pour Spinoza selon qui la constitution de l’État suppose le renoncement aux droits naturels, à l’exception toutefois du droit à la liberté d’opinion et de jugement. Locke, au contraire, voit dans le droit positif (droit public) le moyen de garantir le droit naturel (droit privé). On peut conclure cette brève présentation des théories du droit naturel en évoquant
Kant va profondément infléchir la théorie du droit naturel. Pour lui, le contrat social (dont il ne fait pas une réalité historique mais un modèle conceptuel) ne suppose aucunement un transfert de droits individuels ou privés mais uniquement la reconnaissance d’un devoir. Le sujet qui se lie aux autres par contrat n’est pas l’homme empirique mais la personne morale. Les liens anthropologiques (empiriques) qui lient les hommes entre eux sont insuffisants en ce qu’ils impliquent une soumission à la nature et donc la perte d’autonomie de la volonté (l’hétéronomie). Les volontés exigent des principes purement pratiques (non empiriques, non pragmatiques) pour se lier les unes aux autres. Le droit naturel chez Kant ne doit par conséquent pas être entendu en un sens empirique, « naturaliste ». Hegel enfin témoigne de la crise qui affecte, au début du 19ème siècle, les théories jusnaturalistes. Pour lui, aucun État ne saurait dépendre d’un contrat entre individus car l’État n’est pas la somme des volontés individuelles ; il n’est pas constitué par un assemblage mécanique de parties indépendantes, mais il forme d’emblée un tout organique, irréductible aux individus.
Le positivisme juridique
« De ce que quelque chose est, il ne peut pas s’ensuivre que quelque chose doit être ; non plus que, de ce que quelque chose doit être, il ne peut s’ensuivre que quelque chose est. La validité d’une norme ne peut avoir d’autre fondement que la validité d’une autre norme. En termes figurés, on qualifie la norme qui constitue le fondement de la validité d’une autre norme de norme supérieure par rapport à cette dernière, qui apparaît donc comme une norme inférieure à elle. » Kelsen, Théorie pure du droit.
Le positivisme juridique est un mouvement qui s’oppose aux théories du droit naturel, au jusnaturalisme. Kelsen en est un représentant majeur. S’intéressant lui aussi au fondement du droit positif et de sa validité, il affirme que celui-ci ne peut pas être le droit naturel. En effet, étant donné que le droit naturel ne peut être un fait naturel sans se trahir comme droit (voir supra.), il s’ensuit que, tout comme le droit positif, le droit nature doit être posé, établit, dit ; le droit naturel devrait par conséquent reposer lui aussi sur de normes. De là suivent deux hypothèses tout aussi inacceptables l’une que l’autre. 1) On pourrait penser que la prétendue norme qui enjoint de suivre les commandements de la nature est immédiatement évidente. Mais, outre le fait qu’il ne peut exister des normes immédiates (la norme imposant au contraire des médiations), la norme naturelle ne pourrait prétendre être la plus immédiate dans la mesure où, pour la science, la nature est régie par la légalité causale (rapports de causes à effets physiques), et ne peut donc pas poser de normes 2) Il faudrait donc supposer une volonté, non plus humaine comme dans le droit positif mais supra-humaine comme source du droit naturel. Si l’on désire défendre le droit naturel, il faut donc poser que Dieu en est l’auteur. Or, la science juridique, comme tout science, doit rejeter toutes les hypothèses métaphysiques et les considérations morales qui les accompagnent. La théorie du droit doit se donner pour unique tâche de représenter le droit tel qu’il est. C’est cela que l’on appelle positivisme juridique.
Il faut bien comprendre que l’idée du positivisme juridique d’analyser ce qui est, n’a rien à voir avec un retour à l’identification du fait et du droit. Le positivisme juridique pense le fait du droit et non le droit comme redoublant le fait naturel. L’opposition de Kelsen aux conceptions sociologiques du droit nous le rappelle. L’objet de la science du droit ne se confond pas avec la réalité sociale dans laquelle il s’applique. En effet, la sociologie envisage les faits sociaux comme des faits naturels (Kelsen a ici une représentation de la sociologie qu’on jugerait aujourd’hui « restreinte ») tandis que le droit est autonome à l’égard de la légalité naturelle. Le droit est le lieu du devoir (en allemand : sollen), il oppose l’être au devoir-être. Or, ce dernier, et lui seul, suppose une autorité juridique, une volonté qui l’établit.
Nous pouvons à présent présenter ce que l’on appelle le formalisme juridique. Le droit ne peut dériver du fait ; il ne peut pas plus reposer sur un droit naturel. Quel est alors son fondement ? Pour Kelsen, le fondement d’une norme, c’est une autre norme, une norme supérieure. Il y a ainsi une hiérarchie des normes dans laquelle les normes de rang inférieur tirent leur validité des normes de rang supérieur. Pour trouver le fondement de ces dernières, il faudra ainsi continuer à remonter dans la hiérarchie. Mais ce mouvement de recherche des fondements peut-il se poursuivre à l’infini comme quand, en physique, on recherche la cause d’un effet, cette cause étant elle-même effet d’une autre cause et cela sans qu’on puisse remonter à une cause première. Pour Kelsen, cela ne saurait être le cas dans l’ordre juridique. Il faut donc supposer dans tout système juridique une norme suprême qui n’est pas posée (autrement dit, qui ne se fonde pas sur une autre norme). Cette norme est appelée norme fondamentale (Grundnorm) : ce n’est pas une norme matérielle à partir de laquelle on pourrait retrouver le contenu de toutes les autres normes ; c’est une norme qui détermine les modes de production des autres normes.
Ce qu’il faut retenir
- Le droit et la moralité : Agir conformément à la loi, est-ce toujours agir moralement ? Sans prendre en compte ici le fait qu’il faut distinguer ce qui est légal de ce qui est légitime ou moral (tout ce qui est légal n’est pas jugé légitime, par exemple le droit du maître sur l’esclave), on peut penser avec Kant que la conformité avec la loi peut être purement extérieure et que l’action n’est morale que lorsque l’Idée de devoir est le mobile interne de l’action.
- Le droit du plus fort : Y a-t-il un droit du plus fort ? Pour Rousseau, cette expression n’est qu’un « galimatias ». En effet, seul ferait usage d’un tel droit celui qui se sentirait menacé d’être submergé par une force plus grande. Mais alors cela signifierait qu’il n’est plus le plus fort et donc qu’il ne peut plus faire usage de son droit. On ne peut donc confondre la force et le droit ; leurs sources respectives sont différentes : nécessité et contrainte pour la première, volonté pour la seconde.
- Le fait et le droit : Il ne faut pas confondre le fait et le droit. Si je porte une montre à mon poignet, cela ne signifie aucunement que j’ai un droit sur celle-ci, que j’en suis le propriétaire. Le droit rompt avec le fait et n’en émane pas. Le fait se réfère à l’être, le droit au devoir-être.
- Le droit naturel : Le droit positif est variable dans le temps et dans l’espace et se révèle parfois injuste ? Peut-on trouver un fondement immuable du droit positif qui permette d’en juger la validité et de jouer un rôle de contestation ? Le droit naturel a pu constituer un tel fondement : le droit s’enracine dans la nature (et la raison) humaine, celle-ci étant d’emblée normative et demeurant toujours la même. La notion de droit naturel a également été un outil essentiel des théories du contrat social dans lesquelles elle a désigné le droit privé des individus à l’état de nature par opposition au droit institué dans l’État.
- Le positivisme juridique : Pour Kelsen, l’idée d’un droit naturel est inacceptable car, tout droit étant posé par une volonté (à la différence des faits), le droit naturel doit l’être aussi. Or la nature ne saurait poser un droit (il n’y a pas de volonté dans la nature) et il faudrait donc supposer que c’est un être supra-humain, Dieu, qui pose ce droit. Une telle hypothèse métaphysique n’a pas sa place dans une science qui entend représenter le droit tel qu’il est (d’où le nom de positivisme juridique). Pour Kelsen, le fondement d’une norme ne peut être qu’une norme de rang supérieur, cette dernière tirant elle-même sa validité d’une norme située au-dessus d’elle dans la hiérarchie. Il n’y a pas cependant, dans ce mouvement de remontée vers les normes supérieures, de régression à l’infini car il existe une norme suprême, une norme fondamentale qui, elle, n’est pas posée. Cette norme détermine le mode de production des normes.
Indications bibliographiques
Alain, Minerve ou la sagesse ; Grotius, Droit de la guerre et de la paix ; Hobbes, Léviathan ; Kant, Métaphysique des mœurs ; Kelsen, Théorie pure du droit ; Locke, Traité sur le gouvernement civil ; Machiavel, Le Prince ; Platon, Criton,
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