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Leçon 10 : De l'art classique à l'art contemporain (Cliquez sur le lien !)

De l’art classique à l’art contemporain

De l’esthétique du chef-d’œuvre à l’esthétique du happening

 

Corpus :

 

1/ « Anciennement œuvre capitale et difficile qu’un artisan devait réaliser pour recevoir la « maîtrise » (le diplôme, le passeport pour devenir maître et pouvoir former des apprentis … à devenir eux-mêmes maîtres ultérieurement) dans sa corporation, le chef-d’œuvre est désormais conçu comme la meilleure œuvre d’un auteur, mais aussi de manière plus générale comme une œuvre accomplie, « parfaite » et représentative, exemplaire (de son genre, de son époque, de l’Absolu … comme s’il allait tutoyer les étoiles, comme on dirait aujourd’hui). La notion de chef-d’œuvre est inséparable de celles d’immortalité et d’universalité (Hegel disait que les chefs-d’œuvre sont « de toutes les nations et de toutes les époques ».)

 

2/ Léonard de Vinci dit, à propos de sa Joconde : « Il m’advint de faire une peinture réellement divine … »

 

3/ La dialectique (ascendante) de l’Amour et du Beau, dans Le Banquet de Platon.

 

   Comment le désir et l’amour nous élève vers la contemplation de l’absolu du Beau, l’Idée de Beau.

 

   « Diotime - Voilà sans doute, Socrate, en ce qui concerne les mystères relatifs à Éros, les choses auxquelles tu peux, toi aussi, être initié. Mais la révélation suprême et la contemplation  qui en sont également le terme quand on suit la bonne voie, je ne sais si elles sont à ta portée. Néanmoins, dit-elle, je vais parler sans ménager mon zèle. Essaie de me suivre, toi aussi, si tu en es capable.

   Il faut en effet, reprit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but commence dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'un seul corps et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est sœur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et que, si on s'en tient à la beauté qui réside dans une Forme, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de tous les beaux corps et son impérieux amour pour un seul être se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi, c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans le corps, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable se trouve n'avoir pas un charme physique éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, de prendre soin de lui, d'enfanter pour lui des discours susceptibles de rendre la jeunesse meilleure, de telle sorte par ailleurs qu'il soit contraint de discerner la beauté qui est dans les actions et dans les lois, et de constater qu'elle est toujours semblable à elle-même, en sorte que la beauté du corps compte pour peu de chose à son jugement. Après les actions, c'est aux sciences que le mènera son guide, pour qu'il aperçoive dès lors la beauté qu'elles recèlent et que, les yeux fixés sur la vaste étendue déjà occupée par le beau, il cesse, comme le ferait un serviteur attaché à un seul maître, de s'attacher exclusivement à la beauté d'un unique jeune homme, d'un seul homme fait ou d'une seule occupation, servitude qui ferait de lui un être minable et à l'esprit étroit ; pour que, au contraire, tourné vers l'océan du beau et le contemplant, il enfante de nombreux discours qui soient beaux et sublimes, et des pensées qui naissent dans un élan vers le savoir, où la jalousie n'a point part jusqu'au moment où, rempli alors de force et grandi, il aperçoive enfin une science qui soit unique et qui appartienne au genre de celle qui a pour objet la beauté dont je viens de parler. »

 

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4/ « Si la foi en une telle Vérité diminue [écrit Nietzsche, parlant de la Vérité au sens métaphysique, des grands idéaux (platoniciens, par ex.) : le Bien, le Beau, le Vrai], les couleurs de l’arc-en-ciel pâlissent autour des fins extrêmes de la connaissance et de l’illusion humaines : ainsi cette espèce d’art [Nietzsche parle ici de l’art classique du chef-d’œuvre, fondé sur une métaphysique du Beau, sur l’idée que le Beau est un horizon absolu, inatteignable] ne peut plus refleurir, qui, comme les tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange, les cathédrales gothiques, suppose non seulement une signification cosmique, mais encore une signification métaphysique des objets de l’art, il se fera une émouvante légende de ce qu’il ait pu exister un tel art, une telle foi d’artistes ».

 

5/ « Un jour, je prends la selle et le guidon, dit Picasso, je les mets l’un sur l’autre, je fais une tête de taureau. C’est très bien. Mais ce qu’il aurait fallu, tout de suite après, c’est jeter la tête de taureau. La jeter dans la rue, dans le ruisseau, n’importe où, mais la jeter. Alors il passe un ouvrier, il la ramasse. Et il trouve que peut-être avec cette tête de taureau, il pourrait faire une selle et un guidon. Et il le fait … Ç’aurait été magnifique. C’est le don de la métamorphose. »

Hélène Parmelin, Le peintre et son modèle.

 

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7/ « J’ai fait trois toiles cet après-midi, dit Picasso. Ce qu’il faut, c’est en faire, en faire, en faire ! Plus on en fait, plus on se rapproche de quelque-chose. C’est le seul moyen … Il faut en faire le plus possible. Un autre jour, il dit : J’ai fait sept toiles hier, sept d’un coup comme le petit tailleur de Grimm prétendant avoir abattu sept géants alors qu’il n’avait tué que sept mouches. »

 

8/ Œuvres de Christo et Jeanne-Claude : archipel d’Hawaï et Reichstag … emballés avec du papier cadeau … peut-être un peu plus solide, mais pas assez pour durer. On est ici e, plein dans l’art du « happening », l’art de l’éphémère.

 

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9/ « La réussite virtuose est aussi éphémère que le parfum d’une rose, aussi fugitive que les couleurs féériques d’un coucher de soleil : certes, la virtuosité d’un soir est sans lendemain, comme est sans lendemain un feu d’artifice dont il ne reste après coup que de cendres refroidies et une âcre odeur de fumée dans la nuit, comme furent sans lendemain les Ballets Russes, dont il ne reste aucune trace … Aucune trace, ou plutôt presque aucune : rien que de pauvres reliques éparses ; non pas des pièces d’orfèvrerie, des trésors et joyaux précieux, des meubles massifs et des étoffes somptueuses, des objets défiant les siècles… ; rien de tout cela ! Simplement une vieille affiche déteinte, des photographies pâlies par le temps, d’anciens programmes, quelques décors évoquant une féérie disparue … et un chausson de Tamara Karsavina (danseuse russe) … Pourtant, au-delà de tant de vestiges dispersés et d’épaves qui sont les restes visibles des Ballets Russes, nous pressentons je ne sais quoi d’essentiel, et ce « je-ne-sais-quoi » reste invisible et intraduisible : il n’y a pas d’œuvre des Ballets Russes, mais il y a, au point de jonction, ou en quelque sorte au foyer de plusieurs arts, une œuvre spirituelle qui est paradoxalement une œuvre de l’instant, qui apparaît et disparaît au cours de la même soirée et pour ainsi dire, en une seule fulguration, sans laisser d’elle-même aucun dépôt dans les archives en dehors d’un fragile enregistrement plus ou moins illusoire. »

Vladimir Jankélévitch, Liszt ou la Rhapsodie, 1979.

 

 

Analyse :

 

 

I/ L’esthétique du chef-d’œuvre et la « vision du monde » qui la rend possible.

 

   Chef-d’œuvre, une simple appellation contrôlée destinée à baptiser quelques œuvres vues et revues çà-et-là dans des encyclopédies, des recueils artistiques ou prêtant leur visage, telle notre Joconde nationale, à de multiples supports publicitaires ? Une œuvre arbitrairement sortie du lot des simples œuvres grâce au plébiscite populaire ou à la stratégie de communication culturelle de quelques conservateurs de musées ? Peut-être !

   On préfère cependant y voir une  caractéristique majeure de l’art classique, tant, sauf exception, nos artistes contemporains à la poursuite continuelle de performances, d’installations éphémères ne s’en réclament plus guère.

   Initialement issu du vocabulaire du compagnonnage et désignant l’ultime rite initiatique transformant l’apprenti en maître, dans l’art, le chef-d’œuvre désigne un passage à la limite sacralisant pour ainsi dire son auteur. Sorte de Graal quasi inaccessible et épuisant les ressources vitales et esthétiques de l’artiste, le chef-d’œuvre n’a de sens que dans une vision générale du monde qui croit encore en la métaphysique, en ses valeurs les plus hautes : le Bien, le Vrai et surtout le Beau. Comme le Dieu de la Chapelle Sixtine qui tend la main à l’homme,

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le chef-d’œuvre, c’est l’Absolu qui tend la main à l’artiste, main qu’il brûle de saisir, mais qui lui échappe souvent. Ce n’est pas un hasard si le maître incontesté du chef-d’œuvre, Léonard, n’a jamais vraiment achevé une seule œuvre. Ce n’est pas un hasard, non plus, si lui-même, se sent un instant l’humble élu de Dieu : connivence de créateurs : « Avec la Joconde, il m’advint de faire une œuvre réellement divine ».

   Ce pacte mérité avec l’Absolu a quelque-chose à voir avec l’ « anagogia » platonicienne, la dialectique ascendante. Tel le prisonnier de la caverne, l’artiste se brûle au contact de l’éclat du Beau, mais il en revient transfiguré. Là, on le jalouse ou on l’idolâtre, ou, scénario fréquent, on le jalouse de son vivant et la postérité finit par reconnaître ses immenses mérites. Destin à la Socrate, somme toute.

 

II/ De l’esthétique du chef-d’œuvre à l’esthétique du « happening ».

 

   L’art contemporain ne se distingue pas seulement de l’art classique en raison de son adoption de nouvelles techniques, en raison de son abandon du réalisme (l’art figuratif), en raison, encore, de l’audace avec la quelle il transgresse les règles traditionnellement reconnues … mais surtout en tant qu’il révèle une nouvelle vision du monde, inédite, liée à l’angoisse bien contemporaine de la fuite du temps.

   L’art classique, s’appuyant sur une métaphysique, témoigne de la relative quiétude de l’homme des siècles passés. Enveloppé dans un univers rassurant structuré autour des grands idéaux : le Bien, le Beau et le Vrai, l’homme classique n’est pas en quête de son identité. Celle-ci s’inscrit dans les repères dispensés par ce monde « finalisé » (le « Cosmos » des Anciens, le monde judéo-chrétien). L’homme classique sait d’où il vient ; il sait où il est et il sait où il va.

   L’homme contemporain, en revanche, jeté dans un univers infini, relatif, vidé de ces idéaux métaphysiques structurant les sociétés classiques, doit gérer l’angoisse d’un monde vide de sens. Il se trouve précipité dans le temps, dans un futur fuyant toujours en avant, parvenant difficilement à « se rassembler », à trouver son identité, sa cohérence : il ne sait plus vraiment d’où il vient, il ne sait pas vraiment qui il est et il ne sait guère où il va. L’art contemporain est une tentative -vaine, peut-être, mais manifeste – pour offrir à l’homme les moyens de consolider son identité au cœur de la fuite du temps : mimant cette fuite vertigineuse par son Œuvre (son Opus, en latin, i.e. l’ensemble de ses œuvres … Picasso a créé près de 50 000 œuvres dont 1 885 tableaux, 1 228 sculptures, 2 880 céramiques, 7 089 dessins, 342 tapisseries, 150 carnets de croquis et 30 000 estampes (gravures, lithographies, etc.).), l’artiste tente de saisir le cours et le sens du temps, de s’approprier sa fuite, afin peut-être de la ralentir, ou au moins de lui donner du sens, de sorte à confier à l’homme contemporain de nouveaux repères, sans doute fragiles et peut-être vains, mais susceptibles de résorber autant qu’il est possible, son angoisse existentielle.

 

Fuite du temps.jpg

 

   Ère du doute et de l’absurde, le monde contemporain confie à l’art le soin de refonder une « métaphysique » autonome, non religieuse, permettant à l’homme de retrouver un noyau de permanence, fût-il un « je-ne-sais-quoi » ou un « presque-rien », pour reprendre les expressions de Jankélévitch, nécessaire à la consolidation de son identité personnelle.



02/05/2021
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