Philoforever

Leçon 11 : "Ce que la Beauté nous fait". Conclusion

L’expérience de la beauté comme promesse de bonheur.

 

Partons d’une expérience quotidienne :

 

   « Commencez par imaginer une femme. Elle conduit une petite voiture de ville, se laisse porter par le mouvement irrégulier de l‘embouteillage. Elle a mal au dos, un peu plus encore que les jours précédents. Il y a surtout ce point douloureux, en bas à droite que l’ostéopathe a toujours échoué à soulager. Elle ne supporte plus son métier, encore moins ceux qu’il l’oblige à côtoyer, il faudrait trouver la force d’en changer, elle le sait. Mais le savoir ne suffit pas. Peut-être reproche-t-elle à l’homme qui rentrera ce soir, à peu près en même temps qu’elle, de ne pas la lui donner, cette force, peut-être lui reproche-t-il, à elle, de ne pas la trouver. Elle ne sait plus.

    Elle ne sait plus qui reproche quoi à l’autre. Les enfants ont grandi : impossible de les prendre dans ses bras. L’automobiliste devant elle vient de freiner au dernier moment, elle l’évite de justesse en écrasant la pédale de frein, et c’est alors qu’elle sent, plus meurtrier que jamais, le petit poignard en bas à droite de son dos. A ce moment précis, elle pourrait pleurer si elle avait assez de vie en elle, mais elle ne pleure pas. Elle ne se rend même pas compte de ses doigts qui s’agitent sur l’autoradio, en cherchant une station. Elle n’entend plus rien, ne se rend plus compte de rien. Elle est absente au monde et puis soudain, au hasard d’une station, elle entend la voix d’Elton qui surgit et domine l’espace: « And it seems to me you lived your life, Like a candle in the wind… »  Sa voix la prend tout de suite, porte par le piano, sa voix qui lui parle sans même qu’elle s’attarde vraiment sur les paroles, cette mélodie qui la remplit. En elle, soudain, quelque-chose se rassemble. L’apaisement est total : « C’est beau ! » Elle est tout entière convoquée, présente à elle-même et au monde : « C’est beau ! » Cette émotion ne durera pas, ais elle ressemble à l’éternité. C’est comme si la beauté, soudain, la sauvait. »

 

   Il n’est pas question, pour le moment, d’identifier les critères du Beau, de savoir ce qui fait que c’est beau, mais de savoir ce que le Beau nous fait, à quel point la beauté peut aider à vivre. N’avons-nous pas tous vécu des situations analogues, éprouvé les mêmes impressions. Rien ne va plus, le monde extérieur, nos soucis, tout est devenu une cacophonie et soudain : un ciel pur, une musique appréciée, un beau visage, une œuvre d’art nous réconcilie avec nous-même et avec un monde, un réel d’abord perçu comme hostile, au moins le temps d’un instant. On s’arrête sur une sorte d’évidence : « C’est beau ! » Quand on aime les musées, les salles de concert, par exemple, on fait l’expérience de cette paix retrouvée.

 

   Pour les lecteurs, les lectrices, je vous conseille un roman de David Foenkinos, Vers la beauté (2018) L’histoire d’un passionné du peintre Amadeo Modigliani, et que cette passion sauve d’une tragédie personnelle.

 

   Pourquoi la beauté nous attire-t-elle, nous fascine-t-elle, pourquoi est-elle une promesse de paix, d’harmonie ?

 

   Revenons à cette femme et essayons de comprendre pourquoi dès les premières notes de cette chanson d’Elton John, elle s’est sentie si bien :

   « En fin de matinée, avant de téléphoner à son mari, elle avait été confrontée à un dilemme : lui mentir ou pas ? Le sujet ne nous regarde pas, mais l’alternative, si. D’un côté le mensonge, simple, efficace, sans risque, mais déplaisant. Si elle commence à mentir, même pour cette question sans importance, où s’arrêtera-t-elle ? De l’autre, la vérité plus longue à expliquer, qui implique qu’elle perde du temps et de l’énergie. Elle hésite un temps, puis opte pour la vérité. »

 

   Elle a le sentiment que c’est bien, qu’elle a fait un choix honnête, moralement recevable. Mais ce choix n’est pas exclusivement le sien qui correspond à la totalité de sa personne. C’est le choix d’une part d’elle-même, simplement, sa part morale. Son jugement : « C’est bien … de dire la vérité », signifie seulement que sa part morale vient de l’emporter sur sa part égoïste ou intéressée. Ce choix lui a donc coûté, il résulte d’un conflit intérieur où une part d’elle-même a fini par triompher sur une autre.

   « Un peu plus tard, à l’heure du déjeuner, elle hésite devant un dessert gourmand que lui propose le serveur. D’un côté, sa décision prise il y a quelques jours d’entreprendre un régime. De l’autre ce dessert qui lui fait tellement envie. L’essentiel n’est-il pas de profiter de la vie, même avec quelques kilos de trop ? Autre dilemme, autre conflit. Elle hésite et, finalement, fait un signe au serveur. Ok ! Qu’il l’apporte ce dessert, avec un petit verre de vin moelleux, pourquoi pas.»

 

   Ce n’est plus sa part morale contre sa part égoïste, mais sa part rationnelle contre sa part sensible, sa décision contre son désir. Elle pense avoir fait le bon choix, même si ce choix, encore une fois, n’est pas exactement le sien ou plutôt, n’émane pas de son être entier, mais seulement d’une part d’elle-même, cette part sensible qui vient ici de l’emporter sur sa part rationnelle. Son jugement n’est plus ici : « C’est bien ! », mais : « C’est bon ! ». Et plus tard, au travail, devant l’explication argumentée de tel collègue autour d’un problème, peut-être dira-telle : « C’est vrai ! », ce jugement consacrant le triomphe de sa réflexion sur son imagination. Voici à peu près les trois conflits qui nous habitent souvent et se livrent une guerre en nous :

 

- choisir le bien ou le mal (choix fondé sur un critère moral, éthique)

- choisir le bon ou le mauvais (choix fondé sur un critère sensible, sensuel : le plaisir)

- choisir le vrai ou le faux (choix fondé sur un critère logique, rationnel)

 

   Peut-il y avoir une cessation des hostilités, un moment de grâce où ces conflits cessent, au moins le temps d’un instant ? Oui, dans l’expérience du : « C’est beau ! » Devant une œuvre d’art, je ne suis pas en train de réfléchir à l’option que je vais choisir : c’est beau ou c’est laid ? Le jugement est immédiat : c’est soit la plus parfaite indifférence, soit : « C’est beau ! » Regardez, devant des garçons, des filles croisés dans la rue, à moins d’être dans une logique, un trip de harcèlement,  vous restez essentiellement indifférents à celles, à ceux qui ne vous attirent pas. En revanche, devant quelqu’un qui vous attire c’est : « Qu’il est beau, belle, canon, pour parler moderne ! »

 

   Quand on dit : « C’est beau ! », il ne s’agit plus du triomphe d’une alternative sur une autre, d’une part de nous-même sur une autre, mais d’une sorte de résolution de nos conflits internes. Il ne s’agit pas d’un jugement de la seule sensibilité (il ne faut d’ailleurs pas confondre la sensualité, l’appétit sensuel et le jugement esthétique : si je regarde tel tableau de nu, telle Vénus avec une arrière-pensée sensuelle ou sexuelle, je ne suis plus dans l’esthétique, mais dans l’érotique et donc à nouveau dans le conflit : dois-je céder à mes pulsions, les contenir… de même face à un beau visage. Contempler et mater (« Matar », tuer), ce n’est pas la même chose…) L’expérience de la beauté, c’est l’expérience de la fin provisoire des conflits en nous. Dans sa contemplation, la sensibilité ne l’emporte pas sur la réflexion, de même que la réflexion ne l’emporte pas sur la sensibilité. L’instant du plaisir esthétique nous réconcilie un instant avec nous-mêmes et nous nous sentons pleinement au monde, dans une totale présence, une totale adéquation avec nous-mêmes et avec le monde qui nous entoure.

 

   Revenons vers la philosophie. Cette analyse qui vient d’être développée est inspirée des travaux d’Emmanuel Kant, tels qu’ils sont développés dans La Critique de la faculté de juger. Pour être le plus simple possible, Kant est le théoricien de ce que l’on nomme le conflit des facultés, notamment entre l’entendement (la réflexion) et la sensibilité, l’imagination. Prenons, par ex. un scientifique : il doit être divisé intérieurement entre l’exercice en lui de l’entendement, de l’intelligence logique et rationnelle et l’exercice de l’imagination et de la sensibilité. Même dans le cadre d’une démarche expérimentale : lorsqu’il observe le réel, il doit faire un effort pour ne pas se laisser contaminer, influencer par des projections psychologiques : ex. : s’il observe le feu, l’eau, il doit se libérer de ses peurs infantiles, des évocations subjectives. Le médecin, face à une patiente séduisante, se doit de rester professionnel, encore que la médecine soit davantage un art, qu’une science, i.e. exige un savoir-faire et un savoir-être en plus du simple savoir, ce qui est moins le cas du savant dans son laboratoire.

 

   Au soir de sa vie, Kant, qui a sans cesse prôné une morale du « devoir », faire prévaloir l’entendement en science sur l’imagination et la sensibilité, sans nier toutefois, leur fécondité (cf. : Critique de la Raison Pure), qui a su faire prévaloir en morale l’intention noble, l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite, comme le disait Rousseau : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » (Définition de l’autonomie) sur nos inclinations naturelles, notre égoïsme spontané, le désintéressement sur la puissance des intérêts égoïstes (Critique de la Raison Pratique), va découvrir la possibilité d’une réconciliation de nos facultés dans l’expérience esthétique.

   « Au soir de sa vie, un certain jour, Kant est assis à sa table de travail, comme à l’accoutumée - il se levait chaque matin à 4h55 précises, prenait son thé toujours à la même heure, né et mort à Königsberg, quasiment jamais sorti de sa ville natale et tellement régulier dans le timing de sa promenade quotidienne que les ménagères réglaient la cuisson de leurs plats sur le passage du philosophe, bien plus fiable que les horloges d’alors – et, chose rare, son regard un instant diverti de sa tâche, se perd dans la contemplation de son jardin, dans les entrelacs des branchages. D’habitude, la végétation est toujours parfaitement taillée, mais le jardinier, souffrant, a été absent quelques jours. Aussi la nature a-t-elle repris ses droits, sur la base, toutefois, d’un ordre longtemps entretenu. Un sentiment étrange l’envahit soudain. Le théoricien du « conflit des facultés » vient de découvrir qu’il est un moment où cesse le conflit : c’est le moment où nous éprouvons le « sentiment du beau ». Dans les milliers de pages qu’il a déjà écrites, pas une seule ligne n’est capable d’éclairer ce qu’il vient de ressentir. Il décide alors de se lancer, malgré son âge, dans un nouveau chantier : la Critique de la faculté de juger. On y trouvera bientôt cette définition du plaisir esthétique qui fera date : un jeu libre et harmonieux des facultés humaines ».

 

   Entrons un peu dans le détail. L’émotion esthétique comme « jeu libre et harmonieux des facultés humaines ». Jeu, libre ? En principe, nos facultés ne « jouent » pas, elles « travaillent ». Lorsque nous réfléchissons, notre entendement analyse, par ex., la relation de causalité entre deux propositions, entre deux données de la perception : « Il n’y a pas de fumée sans feu », dit-on souvent. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », « Il n’y a pas de plume sans oiseau plumé » … Si devant une casserole d’eau en ébullition, nous observons qu’elle a été chauffée et si nous allons jusqu’à plonger un thermomètre dans le liquide … nous pouvons en induire que l’eau boue à 100 ° Celsius. C’est l’entendement qui commande et déjà les conclusions de ces différentes observations sensibles : il les a reliées entre elles.

 

   Dans le plaisir esthétique, il en irait autrement : notre entendement et notre perception « joueraient » à se renvoyer leur accord mutuel devant la beauté : l’entendement s’interdirait de commander la perception et la perception s’épargnerait les débordements et tendrait vers une sorte d’harmonie ressemblant à quelque-chose de rationnel. L’une et l’autre se mirerait (se contemplerait) dans le miroir de l’autre : l’entendement se refléterait dans la perception et la perception se refléterait dans l’entendement, et cela d’une manière purement gratuite sans que l’une ou l’autre (l’entendement rationnel ou la perception sensible, empirique) cherche à absorber, à conditionner l’autre.

 

   Prenons un exemple : j’observe un coucher de soleil. Si je suis un peu rationaliste, je raisonne : c’est normal, le soir tombe et je regarde ma montre : il est bien à l’heure. L’anticyclone prévu par la météo, en outre, a suffisamment dégagé le ciel pour que j’assiste à ce phénomène. Si je suis dans l’émotion esthétique, je me laisse envahir par le phénomène : je n’en cherche pas la cause, ma perception ordinaire souvent désabusée - souvent on ne voit plus rien, l’artiste nous le rappelle. Paul Klee disait : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » - est ici débordée. Je fais plus que « voir », je me sens envahi, habité … je me sens en paix avec moi-même, ne reprochant plus rien à quiconque. Ce jeu est donc libre : aucune faculté ne commande à l’autre, aucune n’obéit. Ce jeu est harmonieux, puisqu’il produit en nous, une harmonie interne. Certes Kant s’intéresse moins à ce qui fait la beauté qu’à ce que la beauté nous fait. « La beauté est la promesse du bonheur », écrira Stendhal dans De l’Amour.



02/05/2021
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