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Leçon 13 : Etude de notion : la démonstration. Démontrer, prouver, argumenter (cliquez sur le lien !)

La démonstration : étude de notion.

 

   La démonstration est la présentation rationnelle de la validité d'un énoncé. Seul un énoncé, en effet, c'est-à-dire un jugement, peut être démontré. Il n'y a de démonstration possible ni au niveau du concept (unité trop élémentaire), ni au niveau de la théorie (unité trop englobante).

   Une seconde détermination concerne le champ d'application : purement rationnelle, la démonstration ne touche que des énoncés purement rationnels (un énoncé est purement rationnel si n'entre en lui aucun élément empirique). On ne démontre pas que Napoléon a été vaincu à Waterloo pas plus qu'on ne démontre la fonction glycogénique du foie : on le prouve. Mais si la démonstration (rationnelle) n'est pas la preuve (historique ou expérimentale), en un autre sens elle est une espèce de preuve. La preuve est un procédé inventé par la raison pour valider une hypothèse et la transformer en énoncé vrai. La démonstration comme type spécifique de preuve est productrice de vérité. Cela signifie que dans un certain ordre d'énoncés, sans elle, la vérité n'existerait pas.

 

Une forme de raisonnement : la déduction :

 

   La déduction est une forme de raisonnement qui consiste à inférer une proposition à partir d'une autre : si x, alors y.

   On parle parfois de  "déductions" empiriques, si le x de départ est un signe ou un indice : le garagiste, le médecin et l'inspecteur de police font des déductions, chacun dans son domaine ; le garagiste déduit la cause de la panne à partir de celle-ci, le médecin déduit le nom de la maladie à partir des symptômes, l'inspecteur déduit l'identité possible de l'assassin à partir de certaines traces, mais dans ces cas précis, pour être rigoureux, il s'agit plutôt de parler d'induction ; la démonstration, au sens strict, est une déduction rationnelle, qui ne traite pas de choses mais d'idées, d'abstractions rationnelles.

   Dans le fameux syllogisme : « Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel », la conclusion (Socrate est mortel) est déduite des deux premières propositions.

   Les mathématiques sont, par excellence, la science de la démonstration. C'est à cause de ses « longues chaînes de raisons » que Descartes y reconnaissait sa supériorité sur les autres disciplines, incapables de démontrer ce qu'elles avancent.

   Seulement, il faut bien qu'une chaîne s'accroche quelque part, il faut un premier chaînon. Le problème du point de départ est l'un des plus ardus de l'épistémologie (réflexion critique de la science sur elle-même ou « philosophie » des sciences d’un nouveau genre).

 

Les mathématiques sont une science hypothético-déductive :

 

Démonstration.jpg

 

   Il n'y a pas de raisonnement sans point de départ. Celui-ci est nécessairement constitué de mots et d'idées.

   Les Grecs appelaient « postulats », « axiomes » et « définitions », les trois principes de la géométrie. La distinction entre les axiomes, qui portent sur des propriétés, et les postulats, qui concernent l'existence même des objets mathématiques, est finalement apparue artificielle.        Quant aux définitions, elles se sont révélées être des axiomes déguisés. Si bien que c'est le terme d'« axiome » qui a fini par absorber les deux autres.

   Les mathématiques sont une science hypothético-déductive : l'hypothétique renvoie aux axiomes, le déductif renvoie aux théorèmes. Le travail du mathématicien consiste à tirer des théorèmes à partir d'axiomes de départ.

   Un axiome est une proposition principielle qu'on pose au début d'un raisonnement. Non démontré, non démontrable, il n'est par conséquent ni vrai ni faux. Exemple : l'axiome euclidien des parallèles - par un point pris en dehors d'une droite et situé sur le même plan qu'elle, on ne peut mener qu'une seule parallèle à cette droite. Riemann, au XIX° siècle, a choisi un axiome contradictoire, et déduit à partir de lui une géométrie tout aussi rigoureuse que celle d'Euclide.

   Un théorème est une proposition mathématique démontrée, c'est-à-dire déduite sans contradiction à partir d'axiomes de départ. Lorsqu'une proposition est censée être vraie mais non encore démontrée, on l'appelle une conjecture (exemple : la conjecture de Goldbach - tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers).

   Depuis les Grecs, deux épistémologies s'affrontent : une épistémologie de la découverte (le platonisme : pour lui, « Π » existe, les mathématiciens l'ont rencontré) et une épistémologie de l'invention (les concepts sont des outils, forgés comme eux).

   Qu'une science démonstrative parte de principes qui eux-mêmes ne sont pas démontrables, voilà qui a représenté un défi considérable pour la raison, et même un scandale. Les sceptiques en ont tiré parti pour dire qu'il n'existe pas de vérité certaine : toutes les constructions de l'esprit reposeraient sur du sable.

   Ne confondez pas « conventionnel » et « arbitraire ». Ce n'est pas parce qu’ils sont conventionnels (choisis par l'esprit humain), que les axiomes sont arbitraires.

   La phrase célèbre du philosophe logicien Bertrand Russell : « Les mathématiques sont une science où l'on ne sait pas de quoi l'on parle ni si ce qu'on y dit est vrai », est une boutade - elle visait à faire prendre conscience que même en ce domaine il n'y a pas de vérité absolue.

   Les principes de la démonstration sont ceux de la logique : principe d'identité (une chose est ce qu'elle est) et principe de non-contradiction (un cercle n'est pas un carré).

   Pascal opposait « l'esprit de géométrie », capable de démontrer, et « l'esprit de finesse », qui saisit ses objets intuitivement, par le « cœur ». Pascal soutenait qu'il existe des notions tellement évidentes par elles-mêmes qu'elles n'avaient nul besoin d'être définies. Les définir, disait-il, ce serait les obscurcir, alors que tout le monde les saisit clairement. Il donnait comme exemples l'idée de temps et celle de nombre. Aujourd'hui, les mathématiques s'attachent à définir tous leurs objets. L'appel à l'évidence et à l'intuition apparaîtrait comme une prime donnée à l'absence de rigueur.

 

L'axiomatique :

 

   L'axiomatique est un ensemble d'axiomes formant le système logique à l'intérieur duquel une partie des mathématiques (l'arithmétique, par exemple) prend valeur de vérité.

L'aventure des géométries non euclidiennes.

   Au XIX° siècle, plusieurs mathématiciens ont tenté de démontrer par l'absurde le postulat d'Euclide sur les parallèles (par un point pris hors d'une droite dans un plan, on ne peut mener qu'une seule droite parallèle à cette droite).

   On appelle démonstration par l'absurde une démonstration indirecte qui part de la négation du résultat qu'on veut démontrer et qui, par déduction, débouche sur une évidente absurdité. Si, par exemple, on veut démontrer A, on prend non-A et l'on voit ce qui en découle.

   De non-A, on déduit B ; or B apparaît faux ; donc non-A est faux ; donc A est vrai.

   Au XIX° siècle, plusieurs mathématiciens sont partis de la négation du postulat des parallèles : par un point pris hors d'une droite, on ne peut mener aucune parallèle à cette droite ; autre possibilité : par un point pris hors d'une droite, on peut mener une infinité de parallèles à cette droite. Deux absurdités, donc. Or, à la grande surprise des mathématiciens eux-mêmes, ces apparentes absurdités débouchaient sur des géométries tout aussi cohérentes que celle d'Euclide mais dont les propriétés semblent paradoxales, contre-intuitives (par exemple, dans l'espace non euclidien, la somme des angles des triangles est soit supérieure, soit inférieure à 180 degrés, alors que dans la géométrie euclidienne classique, elle est égale à 180 degrés).

   C'est ainsi que des nouvelles géométries ont construit des nouveaux espaces dont les propriétés n'ont plus rien à voir avec celles auxquelles nous sommes habitués.

David Hilbert a fixé les règles auxquelles toute axiomatique doit obéir :

   -La compatibilité des axiomes (c'est l'application du principe de non-contradiction) : il est exclu que deux axiomes se contredisent au sein d'une même axiomatique. Un système axiomatique est dit consistant lorsqu'il est non contradictoire.

   -L'indépendance des axiomes, faute de quoi nous n'aurions plus affaire à des principes, mais à des théorèmes.

   -La suffisance des axiomes (il s'agit de recenser les seuls axiomes nécessaires aux théorèmes énoncés dans un système, il est inutile que deux axiomes expriment, même en partie, la même chose, la redondance est une faute logique).

   -La complétude des axiomes (aucun axiome ne doit manquer), il s'agit de recenser tous les axiomes nécessaires aux théorèmes énoncés dans un système.

 

Démontrer, prouver, argumenter :

 

   Le propre d'une démonstration est qu'elle a une validité universelle. Seul l'esprit humain est capable d'un tel exploit : établir la validité universelle d'une proposition, en quoi consiste sa vérité. Sans doute y a-t-il là une différence essentielle entre la pensée humaine et le calcul de l'ordinateur le plus puissant.

   Ne confondez pas démontrer et vérifier. Vérifier, c'est établir la validité d'une proposition sur un certain nombre de cas (induction). Ce nombre de cas peut être aussi grand qu'on voudra, il ne sera jamais infini. Seul l'esprit humain peut démontrer, c'est-à-dire établir la validité d'une proposition pour un nombre infini de cas (déduction).

   Prouver, c'est établir avec certitude la vérité d'une proportion en la confrontant avec la réalité. La preuve n'est plus, comme la démonstration, dans le seul domaine des idées. Si la démonstration est l'affaire des mathématiques, la preuve, elle, est le moyen de vérifier les hypothèses dans le champ des sciences expérimentales (physique, chimie, biologie, etc.).

   Il est rare qu'une preuve ait une validité absolue et définitive. Karl Popper disait des lois dans les sciences expérimentales qu'elles ne sont vraies que dans la mesure où elles ont subi l'épreuve de la falsifiabilité. Une proposition est falsifiable si elle peut être contredite par l'expérience (tel est le cas des hypothèses faites en physique ou en biologie). Le propre des pseudo-sciences comme l'astrologie est qu'elles ne sont pas falsifiables : échappant à l'épreuve de l'expérience, elles ne peuvent par conséquent être dites vraies.

   Alors que la démonstration est définitive (lorsqu'elle est bien faite), la preuve est provisoire.     Les sciences expérimentales, à la différence des mathématiques, ne sont pas à l'abri d'un fait nouveau qui viendra, sinon tout bouleverser, du moins fragiliser bien des acquis. La preuve a donc un degré de certitude plus faible que la démonstration.

   L'argumentation est un raisonnement consistant à établir le caractère acceptable d'une idée grâce à des références tirées de l'observation et des pensées. À la différence de la démonstration et de la preuve, l'argumentation n'exclut pas son contraire : si, par exemple, pour appuyer la thèse selon laquelle l'utilisation de la bombe atomique à Hiroshima et à Nagasaki était indispensable pour mettre fin à la guerre contre le Japon, je présente des arguments, je conçois aussi (si je suis de bonne foi) que des arguments contraires pour appuyer la thèse contraire (le lancement des bombes atomiques n'était pas indispensable) sont possibles.

   L'histoire, la psychologie, la sociologie — d'une manière générale les « sciences humaines » - ne peuvent user de démonstrations pour établir la validité de leurs thèses. Elles ne disposent par ailleurs que de peu de preuves. Leur travail essentiel est d'argumentation. Avec l'argumentation, nous sommes davantage dans le domaine du sens que dans celui de la vérité.

 

Pourquoi ne peut-on tout prouver ? :

 

   Puisqu'il n'y a de vérité que prouvée et que tout discours tend à la vérité comme à sa valeur suprême, on aimerait que tout puisse être prouvé. La question posée présuppose que tout n'est pas prouvé ni même « prouvable ». Il reste à savoir pourquoi.

   Il y a trois moyens de prouver la vérité d'un énoncé : par la démonstration (c'est la preuve mathématique), par l'expérimentation (c'est la preuve dans le domaine des sciences de la nature) et par les documents (c'est la preuve dans le domaine des sciences de l'homme). Or il y a des énoncés qui ne peuvent être l'objet ni de démonstration, ni d'expérimentation, ni de vérification par documents. Telles sont les prises de position en matière politique, morale ou esthétique.

   L'existence de Dieu ne peut être prouvée, l'immortalité de l'âme non plus. L'inverse ne peut être prouvé davantage. La seule « preuve » dont les croyants puissent tenir compte - le témoignage - n'en est pas une.

   Nos prises de position en matière éthique, politique et esthétique reposent sur des jugements de valeur a priori (voir Einstein : « Il n'est pas possible de démontrer logiquement qu'il n'est pas bon de détruire l'humanité »). Ainsi ne peut-on pas prouver que la vie est préférable à la mort, la démocratie préférable à la dictature, le respect d'autrui préférable à son exploitation. L'homme ne vit pas que de savoirs, il vit aussi de valeurs qui donnent à sa vie son sens - mais qui ne sont pas de l'ordre de la connaissance rationnelle.

   Même dans les sciences exactes, tout n'est pas prouvé. Les axiomes en mathématiques, les principes en physique reposent sur des a priori de la raison pure. Tout prouver, ce serait prouver la preuve, puis la preuve de la preuve, etc., à l'infini ; mais il y a toujours un premier énoncé qui échappe à la preuve (l'axiome en mathématiques, le principe en physique).

Mais l'absence de preuve n'est pas toujours signe d'échec ou de faiblesse, puisque c'est la raison elle-même qui en reconnaît la nécessité.

 

Texte canonique :

 

   Dans ce texte, Aristote établit l'impossibilité d'une démonstration par les sens comme l'ouïe, la vue, etc. Les sens ont toujours affaire à des choses particulières ; seule la démonstration touche l'universel.

 

   Il n'est pas possible (...) d'acquérir par la sensation une connaissance scientifique. En effet, même si la sensation a pour l'objet une chose de telle qualité, et non seulement une chose individuelle, on doit du moins nécessairement percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés. Mais l'universel, ce qui s'applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n'est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Puis donc que les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu'il n'y a pas de science par la sensation.

 

Aristote, Seconds analytiques, trad. J. Tricot, Vrin, 1995, p. 146-147.



12/05/2021
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