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Leçon 13 : "La science ne pense pas." Révision (Cliquez sur le lien !)

IV-1-1/ Science et philosophie« La science ne pense pas », disait Heidegger. Jalousie de philosophe ou affirmation fondée ? [Ce chapitre a déjà été vu cette année et je le réintègre dans ce cours. Voici déjà une quasi-économie de révisions !]

Texte d'appui : "L'allégorie de la caverne", texte extrait de La République  de Platon. (Livre VII)

L’ « allégorie de la caverne » permet d’identifier la science comme « pensée médiane » entre l’opinion et la philosophie.                    

 

 

   Explication littérale de l'"allégorie de la caverne" de Platon (vous possédez déjà le texte dans votre cours, aussi je ne le fais pas apparaître sur cette interface.) 

 

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    Au Livre VII de La RépubliquePlaton décrit, par l'intermédiaire de Socrate, un curieux monde. Dans ce passage, connu sous le nom d' "allégorie de la caverne", apparaissent d'étranges personnages, enfermés depuis leur naissance dans une grotte, enchaînés, et ne contemplant que les ombres, projetées sur le fond de la grotte, ombres produites et "bruitées" par des agitateurs (des marionnettistes) de marionnettes se dissimulant soigneusement derrière un muret situé dans la partie haute de la caverne. Or, les prisonniers qui ignorent tout du monde extérieur (ils sont nés et ont vécu, jusqu'alors toute leur vie dans cette caverne, sans jamais voir la lumière), prennent nécessairement ces ombres pour la réalité : plongés dans cette illusion permanente, ils finissent par se forger une "science" illusoire, une pseudo-connaissance (pour eux, ils n'existe pas d'autre connaissance, pas d'autre vérité que celle-ci : elle est pour eux la seule et unique connaissance possible, la seule et unique vérité).

 

   Socrate poursuit sa narration et présente l'hypothèse où l'on libérerait de manière parfaitement arbitraire un prisonnier : d'abord, il souffrirait, ses yeux seraient brûlés par le feu crépitant au sommet de la caverne, puis par le soleil ; il ne discernerait plus rien, puis s'accoutumant peu à peu à la lumière, il comprendrait que le monde souterrain (son ex-monde, et celui de ses compagnons restés au fond de la caverne) n'est qu'illusion et que seul le monde extérieur, le monde de la lumière est réel ... vrai et beau (Kalokagathon). Enfin, il accomplirait son périple initiatique jusqu'au sommet de la montagne, pour s'inonder du soleil du Bien, avant de replonger dans l'obscurité de la caverne, afin d'aller y chercher les siens, ses anciens camarades d'infortune. Cela dit, son visage transfiguré par le soleil le fera passer pour un "étranger" aux yeux de tous et ceux-ci, en guise de "remerciement" refuseront de le reconnaître comme l'un des leurs, et lapideront leur libérateur.

   On n'est pas loin ici du destin de Socrate, et sans doute du philosophe, d'une manière générale. Il n'est pas sans danger de vouloir briser les illusions d'autrui !

 

   Pour les amoureux du cinéma, je vous renvoie au film Matrix : (des sœurs, ex-frères Wachovski) :

 

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   Dans Matrix (nous parlons ici uniquement du premier film) Thomas Anderson découvre que son monde est une illusion, un ensemble de sensations inoculées à son cerveau de force pour le maintenir dans une prison virtuelle pendant que son corps réel est enfermé et sous contrôle, dans une couveuse. L’image est belle et rappelle évidemment la Caverne de Platon : un lieu de captivité où l’humanité est soumise à des illusions qu’elle prend pour vraies, et qui lui passe toute idée d’aller voir ailleurs puisqu’elle ne peut même pas penser cet ailleurs. Les prisonniers de la Caverne prennent les ombres projetées sur le mur (la Matrice) pour la réalité, et ignorent que le « monde réel » qui se trouve à l’extérieur. Pour eux la Caverne c’est le monde, leur cosmos, c’est à dire leur univers clôt dont ils ne soupçonnent pas les frontières comme le personnage de Jim Carrey au début de The Truman Show. Ne pouvant pas se considérer comme à l’intérieur de la prison parce qu’ils n’en perçoivent pas les murs, ils sont dépossédés de la faculté d’imaginer qu’un extérieur soit possible. Bref, la Matrice est une prison d’autant plus redoutable qu’elle n’est pas vécue comme telle par ceux qui y sont prisonniers.

 

   Tout d’abord, notons bien qu’il s’agit-là d’une « allégorie » et non d’un « mythe » comme on en rencontre tellement souvent dans l’œuvre de Platon. La différence passe, du reste, souvent inaperçue, de telle sorte qu’on entend fréquemment dans la bouche de gens cultivés une référence au « mythe … de la caverne ». Il s’agit donc d’une « allégorie », étymologiquement, « allos » : « autre » et « gorein » : « parler », « parler autrement ». L’allégorie est donc une « figure de style », un procédé littéraire parmi tous ceux que vous avez dû digérer au seuil du Bac français, l’an passé. Platon, l’auteur, pour revenir à lui, met dans la bouche de Socrate une « fiction » inventée pour la situation (notez d’ailleurs, qu’aucun personnage n’est nommé. Il n’y a pas de nom propre.), une fiction dotée d’une fonction didactique, pédagogique. Un « mythe », en revanche, ne relève pas d’une invention : Platon n’en invente aucun. Tout au plus les retouche-t-il, mais c’est la règle du genre. Un « mythe », c’est comme un temple, ça relève du « patrimoine ». Toutes les grandes civilisations ont eu leurs mythes (généalogiques, apocalyptiques et eschatologiques) et ceux-ci sont respectables, car ils ont une valeur à la fois « historique » (ils relatent l’Histoire avant l’Histoire), « religieuse » (ils mettent en scènes la vie des dieux), « artistique » (ce sont souvent les premiers grands poèmes fondateurs) et « philosophique » (ils répondent provisoirement, avant la naissance du « logos », de la « raison », aux grandes interrogations humaines). Rien de tout cela ici ! Il s’agit, avec l’ « allégorie de la caverne », de guider le lecteur dans la compréhension d’un raisonnement et de l’amener à penser.

 

   Toutefois, l’emploi des « mythes » et des « allégories » n’est pas arbitraire chez Platon. Il s’agit d’un choix concerté, étudié. Rappelons-nous que l’un des axes de la doctrine platonicienne, c’est l’opposition du « monde sensible » et du « monde intelligible », du monde de la sensation et du monde de la pensée, pour faire vite. C’est aussi l’idée d’une subordination du « monde sensible » au « monde intelligible » : le premier n’est que le reflet dégradé du second. Une belle jeune fille, dit Platon quelque-part (dans l’Hippias majeur, pour être précis), n’est que le reflet dégradé de la Beauté en-soi (de l’Idée universelle et inaltérable de Beauté). La beauté que l’on « voit » n’est que le reflet affaibli de la Beauté que l’on « pense », d’une certaine façon.  Or ici, c’est sur le mode sensible qu’il choisit de nous présenter son raisonnement, donc sur un mode « dégradé », « affaibli ». Pourquoi ? Sans doute pour se mettre en phase avec nous. Avant d’entrer en contact avec les Idées pures, pour autant qu’on entre un jour en contact avec elles, nous devons nous contenter de leur reflet. Ce qui est dommageable, ce n’est pas de s’adonner au plaisir de la sensation, de contempler une belle jeune fille, c’est de considérer la sensation comme une fin en soi et d’y rester sans se rendre compte qu’il ne s’agit que d’une transition vers un Absolu plus pur. Bref, la véritable attitude philosophique consiste à saisir la Vérité dans la Beauté, à saisir dans la beauté singulière d’une belle jeune fille, un reflet de l’Absolu de Beauté (l’ « éternel féminin », la « vérité féminine », disent les artistes). Telle était, par exemple, l’ambition du sculpteur Aristide Maillol (1861-1944) qui ne sculptera quasiment toute sa vie que des femmes nues, afin de se rapprocher de « l’éternel féminin ». À sa façon, il était « platonicien ». Bon, bref, c’était-là une digression qui nous conduit aux abords du cours de « Philosophie de l’Art ». Revenons à notre sujet : l’ « allégorie de la caverne » et son rapport avec notre cours de philosophie des sciences.

   Donc cette allégorie vise à nous faire comprendre, en nous prenant sur notre propre « terrain » (celui de l’opinion, de la sensation) - car la « distance » philosophique par rapport au réel, la sagesse que l’on peut adopter dans sa vie n’est pas innée, spontanée -, cette allégorie donc, vise à nous faire comprendre quelque-chose de notre cheminement existentiel, de notre quête d’Absolu, de notre quête de « sens », dirait-on plutôt aujourd’hui.

 

    Reprenons les choses dans l’ordre ! Voyons donc dans cette allégorie, une « allégorie de la connaissance », susceptible de nous conduire de l’opinion (la « doxa ») vers la vérité existentielle (la « sophia ») qui donnera sens à notre existence. Entre la simple opinion et ce point d’aboutissement, il y a l’exercice de la raison, et en particulier, l’exercice des sciences (exactes, expérimentales, économiques, politiques … et d’une manière générale l’enseignement scolaire et universitaires fondés sur une exigence de rationalité qui prétend à une certaine rigueur scientifique, même au sens large), ce pourquoi nous sommes ici, élèves, étudiants et professeurs, pour sortir de la caverne de nos illusions, de notre ignorance initiale et nous « élever » (élève) au-dessus de ce simple rapport spontané au monde, de ce rapport empirique, passif où l’on reçoit passivement des impressions et des opinions toutes faites, avant d’aiguiser nos premières armes de la réflexion critique.

 

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   Comme l’indiquent les efforts et hésitations consenties par notre prisonnier, le chemin vers la vérité est rude et escarpé et nous conduit souvent au découragement, au point, soit de rester purement et simplement au fond de la caverne par paresse et par lâcheté (dirait Kant, dans l’article « Qu’est-ce que les Lumières ? », « Was ist Aufklärung ? »), soit d’entamer la route et de renoncer, faute de courage. L’arrivée au sommet est exaltante, comme l’ascension de l’Everest, mais, entre les deux, on ne cesse de se demander si « le jeu en vaut la chandelle », si tous ces efforts ne sont pas exagérés … puisqu’avant de découvrir le sommet ou même de s’en rapprocher, il faut beaucoup payer de sa personne, sans que l’on sache, du reste, ce que l’on va vraiment trouver là-haut … à quoi bon ! Après tout, la vie est plutôt confortable, au fond de la caverne (c’est le statut du « philodoxe », de l’amoureux de l’opinion, distinct de celui du « philosophe », de l’amoureux de la sagesse, qui a pris le chemin de la liberté »), où l’on nous sert un spectacle continuel sans avoir à faire d’efforts, sans exercer aucun esprit critique. Et puis, la servitude qui n’est pas perçue comme telle, n’est finalement pas si pénible à supporter. Elle devient pénible quand je me rends compte qu’il y a, au-delà, autre chose, quelque-chose de mieux, la liberté, par exemple, la vraie liberté de corps et d’âme.

 

 

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   La perspective de Platon est bel et bien ici de nature philosophique, en ce sens que, plutôt que de penser la connaissance dans sa discontinuité, son éclatement, il s’agit plutôt de l’envisager dans son unité profonde. Loin de considérer l’opinion (« doxa », « pistis ») comme étant le refuge exclusif de l’erreur et de la fausseté, loin de considérer la science (« dianoia ») comme le siège de la seule vérité valable, il s’agit plutôt de considérer la connaissance comme une aventure, en l’occurrence, une aventure humaine, à l’image du prisonnier, nous-mêmes, en somme, aventure jalonnée du meilleur comme du pire.

   S’il est effectivement un privilège d’accéder à la connaissance du Bien (le « soleil »), Idée anhypothétique, ce privilège n’est obtenu qu’au prix d’un combat de haute lutte, en particulier avec soi-même. Notre prisonnier est essentiellement à lui-même son seul obstacle, comme nous sommes certainement à nous-mêmes notre seul obstacle véritable.

 

   Si les sciences sont incontournables pour nous orienter vers la recherche de la vérité, du sens, elles sont nécessairement « limitées » en raison de leur caractère hypothétique. Les sciences, en effet, brassent axiomes, théorèmes, postulats, hypothèses … qui sont autant de vérités provisoires. Or, ce dont nous avons besoin, tout au moins dans cette optique platonicienne, c’est d’une vérité anhypothétique, qui ne soit plus hypothétique, d’une vérité stable et substantielle (d’une « science avec conscience », par exemple, pour paraphraser Rabelais, en lieu et place d’une « science sans conscience qui n’est que ruine de l’âme »). Pour bien comprendre ceci, il faut revenir au « Kalokagathon » grec : la vérité « vraie » si l’on s’autorise cette expression peu élégante est une vérité qui est aussi « bonne » et « belle ». La connaissance « logique » (le Vrai) n’est achevée que si elle est prolongée et nourrie d’une connaissance « éthique » (le Bien), et d’une connaissance « esthétique » (le « Beau »). Par ex., on serait tenté de dire que la première « bombe atomique » mise au point lors du Projet Manhattan (entre 1942 et 1946), était assurément une prouesse « logique » indéniable, un « bijou » de la rationalité scientifique et technique, mais était-elle belle ; était-elle bonne ?

 

   Bref, concluons. Heidegger disait : « La Science ne pense pas ! » dans son ouvrage : Qu’appelle-t-on penser ?, édité en 1951. Est-ce à dire que la science est stupide ? Non, cette revanche de littéraire ou de philosophe n’aurait guère de sens. Elle dit simplement que si la science est on ne peut plus à l’aise avec l’intelligence combinatoire et logique, elle est parfois plus maladroite avec l’intelligence éthique, avec une rationalité ouverte et qualitative (et non pas seulement quantitative) Heidegger n’aurait sans doute pas dit cela des sciences contemporaines de Platon qui acceptaient d’être portées vers la sagesse, par la philosophie. Arrêtons-nous pour le mot de la fin sur une autre allégorie : celle de la Vérité que Raphaël peint sous le titre de « L’École d’Athènes » : qu’y voit-on, sinon un dialogue fécond et apaisé entre des philosophes, des scientifiques et des … artistes … le Bien, le Vrai et le Beau non point mélangés, mais solidaires et entraînés dans un dialogue interrompu ?

 



07/05/2021
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