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Leçon 15 : La science, conquête de vérité ou conquête de liberté ? II° partie (Cliquez sur le lien !)

Suite de l'approche de la thèse d'Aristote : "Science et liberté".

 

  Dans un second temps, Aristote propose un argument a fortiori (« argumentum a fortiori », qui renforce encore l’affirmation de la thèse). Il s’appuie sur un exemple, à savoir la perception d’une propriété du triangle, laquelle se démontre habituellement et selon laquelle la somme de ses angles est égale à 180° ou deux droits. Cette perception (le fait de le voir, en somme, par ex. sur le tableau d’un professeur de mathématiques), ne suffit pas pour qu’il y ait véritablement « science », soutient Aristote. Pourquoi ? Parce que la sensation porte sur l’individuel. Autrement dit, si je percevais cette propriété sur un triangle, rien ne me permettrait d’affirmer que la même propriété se retrouve dans les autres triangles. Montrer n’est pas démontrer. Voir n’est pas comprendre. 

 

   On comprend pourquoi Aristote refuse la thèse selon laquelle la sensation est une connaissance, thèse qu’il attribue à des auteurs dont il ne donne pas les noms [on peut penser aux Sophistes, notamment à Protagoras en se référant au Théétète de Platon où est réfutée la thèse selon laquelle la connaissance relève de la sensation, thèse attribuée à Protagoras]. Or, la sensation nous donne bien une certaine connaissance, à savoir que les choses sont, qu’elles existent. En outre, la sensation nous permet d’attribuer à la chose, certaines caractéristiques. Sans doute pourrait-on même dire avec Bergson dans son ouvrage, La pensée et le mouvant, que sans la perception, nous ne pourrions strictement rien connaître. Le concept, en effet, n’est qu’une abstraction et il faut bien à un moment ou un autre que nous entrions en contact avec le réel, et tel est le rôle de la perception. Pourrais-je même concevoir l’ « homme » universel, le concept d’ »homme », si je n’avais jamais rencontré aucun homme particulier ? Pourquoi donc lui refuser le statut de connaissance,  la perception, s’il est vrai justement que l’objectif d’une connaissance est bien de viser le réel, semble-t-il ?

 

   C’est finalement parce qu’Aristote identifie la science avec la connaissance universelle. Il faut donc comprendre que grâce à la démonstration, je peux attribuer à l’objet perçu ses caractéristiques avec certitude alors que sans cela, je resterai dans une sorte de doute, dans une sorte de constat empirique inexpliqué. Quel que soit le triangle, il a bien la propriété d’avoir ses angles égaux à deux droits une fois que je l’ai démontré.  Dès lors, même si la sensation permet de savoir qu’une chose est, elle ne permet pas de savoir ce qu’elle est.

 

   Reste toutefois à déterminer l’articulation entre la sensation ou perception et la démonstration. Car, comment les relier ? Par laquelle commencer ? La démonstration ne reste-t-elle pas comme suspendue en l’air ?

 

   Aristote prend une situation fictive pour son époque, à savoir se trouver sur la Lune et regarder la Terre d’un point de vue lunaire, afin d’observer le phénomène de l’éclipse. Sans doute ferait-il l’expérience directe de cette interposition de la Lune entre le Soleil et la Terre. Il verrait clairement ce qui se passe. Pour autant le comprendrait-il ? Comprendrait-il le « pourquoi » du phénomène de l’éclipse ? Il faut pour qu’il y ait connaissance établir quelle est la cause du phénomène. Or, la simple sensation, ou la perception, ne nous dit pas pourquoi le phénomène a eu lieu, mais uniquement qu’il a eu lieu. En outre, pour qu’on puisse parler de cause, encore faut-il que le lien ne soit pas de simple contiguïté dans l’espace et le temps, il faut aussi que la connexion soit nécessaire. Or, la question se pose à nouveau : comment lier les propositions universelles qui constituent la démonstration avec le réel ?

   La solution que propose finalement Aristote à la fin du texte consiste à dire que c’est la répétition de l’observation, c’est-à-dire d’une perception attentive, qui permet d’accéder à l’universel. On reconnaît là le procédé que le philosophe lui-même définit dans Les Seconds Analytiques : « L’induction, c’est le passage des cas particuliers à l’universel. » Il faut comprendre que c’est grâce à l’induction qu’on forme l’universel qui va servir à la démonstration. Et tel est le procédé qui permet selon Aristote de constituer les points de départ des démonstrations (cf. Premiers Analytiques, II, 23, 68b). Dès lors, il est possible par démonstration de connaître les causes des réalités que nous percevons puisque la vérité des prémisses est donnée par l’induction.

 

   Or, l’objection qu’on ne peut manquer de faire alors, c’est que l’induction ne nous donne aucune certitude. D’abord parce que la répétition de cas particuliers, quelques nombreux qu’ils soient, ne prouve pas que les cas semblables se reproduiront. L’exemple classique est celui de la proposition : « Tous les cygnes sont blancs » qui paraissait vraie jusqu’à ce qu’on découvre des cygnes noirs en Australie au XVIII° siècle. Aussi, dans la mesure où les prémisses données par l’induction ne sont jamais vraiment universelles, soit la démonstration demeure hypothétique, soit il faut admettre que la perception donne un véritable savoir qu’il faut alors définir tout autrement. On pourrait par exemple avec Bergson dans La pensée et le mouvant, considérer que la perception, surtout lorsqu’elle n’est pas utilitaire, c’est-à-dire celle du peintre comme Corot ou Turner, nous livre le réel dans sa plénitude alors que la démonstration n’en donne qu’un squelette abstrait dont la vérité est douteuse.

   Avec l’induction, en multipliant les cas, on augmente la probabilité mais on n’atteint jamais la certitude. Aussi n’est-il pas possible de se fier à l’induction, même si certaines de nos connaissances paraissent bien prouvées. L’immobilité de la Terre paraissait vraie lorsque Galilée (1564-1642) l’ébranla à jamais.

 

   Bref, même si Aristote s’accorde à reconnaître une certaine fécondité de l’induction dans le domaine de la connaissance, voire des sciences, il n’en continue pas moins d’affirmer haut et fort qu’ « il n’y a de science que de l’universel », de science issue de la raison démonstrative et non de la perception « constative » (qui ne fait que constater une existence). Pourquoi cette conviction inébranlable, cette certitude presque têtue ?

 

   Parce que l’exercice de la raison, de l’intelligence rationnelle, c’est le résultat d’une victoire de l’homme sur la nature. Par elle et par ses manifestations (les mathématiques, la logique, la philosophie et toutes les disciplines qui cultivent l’abstraction rationnelle), l’homme s’est dégagé de sa dépendance originelle à l’égard de la matière, des besoins primaires de survie. Notons d’ailleurs que les mathématiques sont vraisemblablement nées dans des communautés religieuses égyptiennes, libérées des contraintes matérielles et au sein desquelles les prêtres cultivaient la méditation spirituelle, c’est-à-dire une disponibilité totale de l’esprit à l’accueil de l’Universel … certes divin, mais l’écart est-il si loin entre l’Universel religieux et l’universel profane. Notons que dans le mot même de … « théorie », désignant les produits de l’esprit humain, se cache le mot « Theos », en grec : Dieu. Pour être précis : « Théorie », vient de « Theion orao », littéralement : « Je vois Dieu ».

  

   Résumons : l’esprit scientifique n’est pas d’abord animé par un souci de connaissances, mais par un souci éthique d’autonomie : pratiquer la science, c’est se libérer du réel, c’est triompher de la matière, c’est offrir à la pensée l’opportunité d’évoluer de manière libre, autonome, sans être conditionnée par les contingences matérielles auxquelles est assujettie la perception.

   L’esprit scientifique est profondément libéral et libérateur, et c’est avec beaucoup de réticences qu’Aristote consent à admettre que l’universel découle néanmoins, bien souvent de l’induction, de l’observation répétée d’un même phénomène.

   Aristote découvre-là la fracture qu’il y a au sein même de la science entre ce qu’elle doit être, son « devoir-être » (ses exigences en matière de rigueur logique, de fiabilité, d’intransigeance à l’égard de la vérité … elle doit être déductive, à l’instar des mathématiques, reines des sciences) et ce qu’elle est, effectivement (elle ne peut guère se passer du contact avec le réel empirique, avec la matière, sous peine de rester enfermée dans sa sphère théorique… elle est très souvent inductive (notamment dans sa démarche expérimentale)).



09/05/2021
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