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Leçon 18 : "Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature" Descartes (Cliquez sur le lien !)

IV-1-3/ Science et métaphysique. « Nous devons nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». René Descartes. Descartes fonde la métaphysique de la subjectivité et appuie la science tout entière sur elle.

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« Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » René Descartes

Analyse de cette célèbre citation.

 

Thèse : Descartes inaugure une métaphysique de la subjectivité qui conditionne considérablement l’ « esprit scientifique ».

 

   Dans la sixième partie du Discours de la Méthode (1637), Descartes (1596-1650) met au jour un projet dont nous sommes les héritiers. Il s’agit de promouvoir une nouvelle conception de la science, de la technique et de leurs rapports, apte à nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature »Descartes n’inaugure pas seulement l’ère du mécanisme [Le « mécanisme » est une philosophie de la nature selon laquelle la réalité s’explique par un système de causes débouchant sur un certain nombre de fonctionnements : l’univers et tout phénomène qui s’y produit s’expliquent d’après les lois des mouvements matériels. Cette philosophie a abouti à la théorie de l’animal-machine de Descartes, qui soutient qu’il faut considérer les êtres vivants comme des machines, pour pouvoir expliquer scientifiquement leur « fonctionnement » biologique et physiologique. Il s’agit d’une conception matérialiste qui perçoit la plupart des phénomènes suivant le modèle du principe de causalité : tout effet a une cause. Cette approche mécaniste rejette toute idée d’une intervention divine dans le fonctionnement de la nature et propose une nouvelle représentation de cette nature, dégagée des représentations mythologiques et théologiques antérieures au rationalisme classique (dont Descartes est le fondateur au XVII° siècle)], mais aussi celle du machinisme, de la domination technicienne du monde.

 

   Si Descartes marque une étape essentielle dans l’histoire de la philosophie, c’est qu’il rompt de façon radicale et essentielle avec sa compréhension antérieure. Dans le Discours de la MéthodeDescartes polémique avec la philosophie de son temps et des siècles passés : la « scolastique » que l’on peut grossièrement définir comme une réappropriation chrétienne de la doctrine d’Aristote.

 

   Plus précisément, il s’agit dans notre passage, de substituer « à la philosophie spéculative (théorique) qu’on enseigne dans les écoles », une « philosophie pratique ». La philosophie spéculative désigne la scolastique, qui fait prédominer la contemplation sur l’action, le « voir » sur « l’agir ». Aristote et la tradition grecque faisaient de la science une activité libre et désintéressée, n’ayant d’autre but que de comprendre le monde, d’en admirer la beauté et d’offrir l’occasion à l’esprit humain de s’affranchir de la contingence (la résistance, ici, ce qui n’obéit pas à mes désirs) de la matière : « Il n’y a de science que de l’universel et du nécessaire » [Aristote]. La science aristotélicienne était essentiellement « theoria (en grec) », contemplation [« Theion orao » : étymologiquement : « Je vois Dieu »], théorétique (plus encore que théorique), comme on le dit de manière rigoureuse. La vie active, le travail, en ce contexte, étaient considérés comme serviles, comme coupés de la vie théorique et spéculative, et donc comme indignes de l’homme libre, mais aussi des dieux, du reste, que le panthéon grec ne nous montre jamais vraiment au travail.

 

   Descartes renverse la tradition. D’une part, il cherche des « connaissances qui soient fort utiles à la vie », d’autre part, la science cartésienne ne contemple plus seulement la nature, mais construit des objets de connaissance. Avec le cartésianisme, un idéal d’action, de maîtrise s’introduit au cœur même de l’activité de connaître.

 

   La science antique et la philosophie chrétienne étaient spéculatives, théoriques et profondément désintéressées ; Descartes veut, lui, une « philosophie pratique ». « Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé […] »

 

   La nature ne se contemple plus, elle se domine. Elle ne chante plus les louanges de Dieu, elle est offerte à l’homme pour qu’il l’exploite et s’en rende « comme maître et possesseur ». Or, non seulement la compréhension de la science se voit transformée, mais dans un même mouvement, celle de la technique. Si la science peut devenir pratique (et non plus seulement théorique, spéculative, comme chez Platon et même encore Aristote), c’est qu’elle peut s’appliquer dans une technique. La technique n’est plus un art, un « savoir-faire » comme elle l’était jusqu’à maintenant (jusqu’à Descartes, jusqu’à cette période, l’activité scientifique libérale et désintéressée était totalement distincte et totalement étrangère à la technique « servile » et intéressée, « servile », car en contact avec la matière … n’oublions pas l’héritage d’Aristote qui perdure à travers la Scolastique dominante jusqu’au XVII° siècle), elle devient une science appliquée (c’est aussi une façon de libérer la technique qui ne va cesser de prendre de l’ampleur jusqu’à nos sociétés contemporaines « techniciennes » et devenir, par une certaine ironie du sort, notre « maître ». Cf. : une lecture possible de la « dialectique du maître et de l’esclave » du philosophe G.W.F. Hegel. L’antique esclave est devenu le maître et c’est le maître qui est devenu esclave).

 

   D’une part, il s’agit de connaître les éléments (de la science, de la physique, de la médecine…) « aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans ». Puis « de les employer de même façon à tous les usages auxquels ils sont propres ». Il n’est pas indifférent que le modèle artisanal de vienne le modèle de la connaissance. (Ex. : Descartes cultivera un goût particulier pour les automates, lesquels, en outre, permettront de mieux comprendre l’anatomie et la physiologie du corps humain. C’est la naissance des modèles mécanistes qui vont faciliter la compréhension de la « machine » animale et de la « machine » humaine.) La nature « désenchantée », comme dira plus tard le sociologue Max Weber, vidée, expurgée de son « âme » sacrée n’est plus qu’un matériau offert à l’action de l’homme, et, en outre, dans son propre intérêt. Connaître et fabriquer vont de pair.

   D’autre part, il s’agit « d’inventer une infinité d’artifices » pour jouir sans aucune peine de ce que fournit la nature. Le salut de l’homme provient de sa capacité à maîtriser et même dominer techniquement la nature.

 

   Ce projet d’une science intéressée, qui doive nous rendre apte à dominer et exploiter techniquement une nature désenchantée, réduite à l’état d’objet, est encore le nôtre.

   Or, la formule de Descartes est aussi précise que glacée ; il faut nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». « Comme », car Dieu seul est véritablement maître et possesseur (nous ne sommes pas encore dans une société matérialiste dominée par le technicisme comme l’est la nôtre, même si les prémices de cette domination de la nature par le progrès scientifique ont désormais été semés !) Cependant, l’homme est ici décrit comme un sujet qui a tous les droits sur une nature qu’il entend s’approprier (« possesseur »), et qui peut en faire ce que bon lui semble dans son propre intérêt (« maître »).

 

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   Pour qu’un tel projet soit possible, il faut avoir vidé la nature de toute forme de vie qui pourrait limiter l’action de l’homme, et poser des bornes à ses désirs de domination et d’exploitation. C’est ce qu’a fait la métaphysique cartésienne (de Descartes), en établissant une différence radicale de nature entre le corps et l’esprit. Ce qui relève du corps (de la « res extensa », de la « chose étendue », qui s’oppose à la « res cogitans », la « chose pensante ») n’est qu’une matière inerte, régie par les lois de la mécanique. De même, en assimilant les animaux à des machines, Descartes vide la notion de « vie » de tout contenu : elle devient un concept fondamentalement biologique. Précisons, d’ailleurs, que l’époque de Descartes est celle où Harvey (William Harvey, 1578-1657, médecin anglais à qui on attribue la découverte de la circulation sanguine) découvre la circulation du sang, où le corps commence à être désacralisé, et les tabous touchant à la dissection, à tomber.

 

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   Car ce qu’il y a de tout à fait remarquable dans la pensée scientifique cartésienne, c’est que le projet

d’une domination technicienne de la nature ne concerne pas seulement la nature extérieure et les ressources naturelles. La « philosophie pratique » est utile « principalement aussi pour la conservation de la santé ». Le corps humain, lui aussi, dans ce qu’il a de naturel, est objet de science et même objet principal de la science. « S’il est possible de trouver quelque moyen qui rende les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’il doit le chercher. »

   La véritable libération des hommes ne viendrait pas, selon Descartes de la politique, mais de la technique et de la médecine. Incroyable de circonstance, non ! Nous deviendrons « plus sages et plus habiles », nous vivrons mieux en nous rendant « comme maîtres et possesseurs de la nature ». La science n’a pas d’autre but.

 

  Nous avons hérité du projet cartésien. Notre science n’est plus désintéressée (chez Aristote, elle était libératrice, car désintéressée, théorique, spéculative, chez Descartes, elle est libératrice car intéressée … admettez qu’il y a là de quoi perdre son latin ! Mais bon, c’est ça la philosophie ! Un sacré remue-méninges !), notre technique n’est plus un moyen de nous insérer dans un milieu, mais un instrument de domination et d’exploitation de la nature. Il est revenu à Descartes de formuler une conception neuve de la science, de la technique et de leurs rapports, dont nous sommes restés les héritiers.

 

   Certes, l’écologie a pu modifier notre vision de la technique, ou nous prévenir de ses dangers. Mais elle n’a rien changé e fondamental dans notre compréhension du monde.

 



18/05/2021
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