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Leçon 2 : l'artiste en mal de reconnaissance sociale et politique. Platon (Cliquez sur le lien !)

III-2-1-2/ « Les trois lits », explication de texte extrait de la République de Platon, livre X.

 

   Si l’époque actuelle consacre l’artiste et ne médiatise que peu le talent de ses artisans, tel n’a pas toujours été le cas. Les premiers ouvrages de la « cheirotechnè », littéralement, produits par la main de l’homme, à être authentiquement reconnus, ont été ceux de l’artisanat ou de la technique, comme on veut.

   Platon en vient même, dans la République, ouvrage majeur de philosophie politique, à préconiser l’extradition (l’ostracisme) du peintre, du poète et du tragédien, artistes d’imitation, hors des remparts de la Cité. Non seulement « inutiles », ceux-ci sont même , perçus comme des menaces pour l’équilibre politique. Si cette menace est désormais devenue salutaire - sauf dans les régimes totalitaires qui ont su savamment récupérer l’art à des fins de propagande -, elle était prise au sérieux par les contemporains de Platon.

   Regardons en quoi, avec arguments à l’appui :

 

Texte de Platon, extrait du Livre X de la République

« Les trois lits »

 

Socrate – Prends un miroir et présente-le de tous côtés ; en moins de rien, tu feras le soleil et tous les astres du ciel, la terre, toi-même, les ouvrages de l’art, et tout ce que nous avons dit. 

Glaucon – Oui, je ferai tout cela en apparence [phantasma, vision, songe, produit de l’imagination ; degré d’être faible], mais il n’y a rien de réel, rien qui existe véritablement.

Socrate – Fort bien. Tu entres parfaitement dans ma pensée. Le peintre est apparemment un ouvrier de cette espèce, n’est-ce pas ?

Glaucon – Sans doute.

Socrate – Tu me diras peut-être qu’il n’y a rien de réel en tout ce qu’il fait ; cependant le peintre fait aussi un lit [klinè, clinique ; klinein : incliner, étendre, coucher] en quelque façon.

Glaucon – Oui, l’apparence d’un lit.

[…]

Socrate – Il y a donc trois espèces de lit ; l’une qui est dans la nature, et dont nous pouvons dire, ce me semble, que Dieu est l’auteur ; auquel autre, en effet, pourrait-on l’attribuer ?

Glaucon – A nul autre

Socrate – Le lit du menuisier en est une aussi

Glaucon – Oui

Socrate – Et celui du peintre en est encore une autre, n’est-ce pas ?

Glaucon – Oui

Socrate – Ainsi le peintre, le menuisier, Dieu, sont les trois ouvriers [dèmiourgos, démiurge : « qui fait un travail (ergon) pour le peuple (dèmos)] qui président à la façon de ces trois espèces de lit. […]

Donnerons-nous à Dieu [Theos] le titre de producteur de lit, ou quelqu’autre semblable ? Qu’en penses-tu ?

Glaucon – Le titre lui appartient, d’autant plus qu’il a fait de lui-même et l’essence [ontos, l’être] du lit, et celle de toutes les autres choses.

Socrate – Et le menuisier, comment l’appellerons-nous ? L’ouvrier [« Dèmiourgein oudeis tôn dèmiourgôn » :  « Aucun des artisans n’est l’Artisan » Cela signifie que si, seul Dieu, le démiurge est l’artisan premier, l’artisan second, quant à lui, on l’appellera : cheirotechnès (cheir : la main, chirurgien + technè : art, technique), l’ouvrier du lit [klinopoios, fabriquant de lit], sans doute ?

Glaucon – Oui

Socrate – A l’égard du peintre [zôgraphos, celui qui écrit, dessine le vivant] la, dirons-nous aussi qu’il en est l’ouvrier ou le producteur ? 

Glaucon – Nullement

Socrate – Qu’est-il donc par rapport au lit ?

Glaucon – Le seul nom qu’on puisse lui donner avec le plus de raison, est celui d’imitateur de la chose dont ceux-là sont ouvriers. 

[…]

Socrate – Le peintre se propose-t-il pour objet de son imitation [mimèsis] ce qui, dans la nature, est en chaque espèce, ou plutôt ne travaille-t-il pas d’après les œuvres de l’art ? 

Glaucon – Il imite les œuvres de l’art.

Socrate – Tels qu’ils sont, ou tels qu’ils paraissent ? Explique-moi encore ce point.

Glaucon – Que veux-tu dire ?

Socrate – Le voici. Un lit n’est pas toujours le même lit, selon qu’on le regarde directement ou de biais ou de toute autre manière ? Mais quoiqu’il soit le même en soi, ne paraît-il pas différent de lui-même ? J’en dis autant de toute autre chose.

Glaucon – L’apparence est différente, quoique l’objet soit le même.

Socrate – Pense maintenant à ce que je vais dire ; quel est l’objet de la peinture ? Est-ce de représenter ce qui est tel, ou ce qui paraît, tel qu’il paraît ? Est-elle l’imitation de l’apparence, ou de la réalité ?

Glaucon - De l’apparence.

Socrate – L’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai [alètheia : ce qui est sorti de l’oubli, ce qui se donne à voir, ce qui est dévoilé]; et la raison pour laquelle il fait tant de choses, c’est qu’il ne prend qu’une petite partie de chacune ; encore ce qu’il en prend n’est-il qu’un fantôme. Le peintre, par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier, ou tout autre artisan, sans avoir aucune connaissance de leur métier ; mais cela ne l’empêchera pas, s’il est bon peintre, de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur montrant du doigt un charpentier qu’il aura peint, de sorte qu’ils prendront l’imitation pour la vérité. 

Glaucon – Assurément.

Socrate – Ainsi, mon cher ami, devons-nous l’entendre de tous ceux qui font comme ce peintre. Lorsque quelqu’un viendra nous dire qu’il a trouvé un homme qui sait tous les métiers, qui réunit à lui seul, dans un degré éminent, toutes les connaissances qui sont partagées entre les autres hommes, il faut lui répondre qu’il est dupe apparemment de quelque magicien et de quelque imitateur qu’il a pris pour le plus habile des hommes, faute de pouvoir lui-même distinguer la science, l’ignorance et l’imitation.

 

Platon, La République, Livre X, 595-598d, trad. V. Cousin, 1822.

 

 

   Analyse du texte :

 

   L’ambiguïté originelle de l’art résulte de son tiraillement entre l’artisan et l’artiste, également soucieux de se l’approprier.

   Provisoirement privé du privilège de produire le « beau » ou de bousculer le conformisme des Cités antiques - ces prérogatives ne lui seront accordées que tardivement -, l’artiste n’a pas toujours remporté la victoire de la reconnaissance sociale devant son rival l’artisan.

   Certes, peut-être qu’en profondeur, il travaillait déjà subtilement les mentalités et préparait son installation durable dans les sociétés humaines, mais explicitement son statut social n’était pas conquis d’avance.

   Regardons plutôt l’analyse platonicienne in République, Livre X.

   Platon, au terme de l’édification de la Cité idéale fait le procès de l’artiste : l’artiste d’imitation : peintre, poète et tragédien. L’architecte, non loin de l’artisan et le musicien loué pour ses vertus pédagogiques, échappent à la critique.

   L’artiste d’imitation est jugé « politiquement incorrect », car peu soucieux de l’intérêt de la collectivité et « philosophiquement gênant », car flattant les tendances populaires déjà enclines à aimer le « faux », le « trompe-l’œil » et non point le « vrai » et l’ « être », comme il se devrait. L’artiste ne se soucie guère des exigences de l’ « être », de la vérité-essence (« veritas essendi »),  de l’ontologie.

   Par ailleurs, si Platon s’attaque avec tant de virulence aux artistes, c’est, semble-t-il, parce que l’art entre en concurrence directe avec la philosophie dans le domaine de l’éducation des citoyens.

   Les critiques qu’il adresse d’ailleurs à l’artiste sont de l’ordre de celles qu’il adresse au sophiste : tous deux donnent l’impression de tout connaître, alors qu’ils ne savent rien, imitent tous les métiers mais n’en connaissent aucun : « Le peintre peindra pour nous un cordonnier, un menuisier ou tout autre ouvrier, sans rien entendre au métier d’aucun de ces hommes » [598b]

   Description de l’artiste qui s’apparente à celle du sophiste qui parvient à persuader la foule et à égaler les meilleurs spécialistes sur leur propre terrain, sans pour autant n’avoir jamais rien appris.

   Mais si Platon bannit les artistes de sa Cité, alors qu’il se contente de réfuter les sophistes, c’est un signe que les artistes ont un pouvoir plus fort que les orateurs : le philosophe est impuissant devant leur art, redoutable, notamment quand il s’agit de convaincre et de charmer les non-philosophes et la multitude, là où le philosophe échoue souvent.

   Subtilement, plutôt que de poursuivre l’attaque frontale contre les artistes, Platon va les rapprocher de l’activité philosophique par l’intermédiaire de la notion de « mimésis », d’ « imitation ».

   Philosophe et artisan pratiquent une bonne - ou une « moins mauvaise », car toute imitation suppose une déperdition d’ « être », une déperdition ontologique par rapport à l’original -, une « bonne » mimèsis, donc, en prise directe sur les Idées : ils imitent l’ « être ».

   Ce que l’on peut reprocher à l’artiste, ce n’est pas tant d’imiter en tant que tel, que de pratiquer une « mimèsis » orientée vers l’apparaître, les faux-semblants.

   Erreur d’appréciation aisément rectifiable, si l’artiste veut bien écouter le philosophe :

   « C’est d’un poète plus sévère et moins aimable que nous aurions besoin, faiseur de fictions pour un motif d’utilité, qui, pour nous imiterait la façon de s’exprimer de l’homme de bien. » [398 ab]

   Mais l’artiste n’a, semble-t-il pas décidé d’écouter le philosophe, mais de viser beaucoup plus haut … de viser la création elle-même, non pas la simple contemplation de l’être, mais bien l’engendrement de l’être .

 

   Problématisation :

 

   Ainsi, dévalué au nom de cette conception utilitariste et « ontologique » qui prévaut dans le contexte politique qui est celui de la Cité, quelle alternative reste-t-il pour l’artiste, s’il veut survivre ou, tout au moins, ne pas être « mis au ban » de la Cité ?

-          Disparaître corps et biens. Tel n’est toutefois pas le cas, puisque l’artiste est toujours de toutes les époques et de toutes les régions du Monde.

-          Rentrer dans le rang, autrement dit, devenir purement et simplement un artisan, adepte vaincu et convaincu de la « technè » ? Certains, voire presque tous jusqu’à la Renaissance européenne, ont opté pour cette alternative. Des grands noms que l’on connaît, des Michel-Ange à Vinci, qui a vraiment vécu de son « art » ? Le premier dirige les travaux de la Basilique Saint-Pierre à titre d’architecte, le second est l’architecte et l’ingénieur militaires de Ludovic Sforza … et nous ne parlons-là que de deux figures sur des dizaines de grands noms … Même si pourtant le mot d’ « artiste » voit enfin le jour au XIII° siècle : « Jusqu'à l'écriture du Chant XIII du Paradis, le mot artiste n'existait pas. Dante l'invente. Puis il le définit : l'esprit (la conception) et la main (la réalisation) – et cette main, précise-t-il, « tremble ». Il en donne enfin le but ultime : la gloire. Il est à peu près certain que Dante et Giotto se rencontrèrent à Padoue vers 1303. Le poète, chassé de Florence en 1302, s'y était exilé, et le peintre y commençait son plus grand chef-d’œuvre : les fresques de la chapelle de l'Arena. Peut-être se connaissaient-ils déjà. Quoi qu'il en soit, l'art de Giotto est probablement à l'origine de l'invention de Dante. Le mot toscan jusqu'alors employé, artigiano, qui signifie artisan, ne pouvait, dans l'esprit du poète, convenir à un tel génie. Il invente donc celui d'artiste - artista -, qui ne s'imposera vraiment qu'à la Renaissance. Et aux artistes il offre, à l'instar des princes et des poètes, la gloire. « Cimabue crut dans la peinture tenir le champ et Giotto à présent a le cri, si bien que la gloire de l'autre est obscure », écrit-il dans le Chant xi du Purgatoire, précisant par-là que cette gloire est éphémère. Les réputations vont et viennent. Mais, avant de voler la gloire à Cimabue, Giotto apprit la peinture dans son atelier à Florence. » Olivier Cena, Télérama, 26 avril 2013.

-          Réagir par un sursaut d’orgueil : « L’artiste n’est pas un vulgaire producteur, il est créateur, à l’instar de Dieu ». En se réclamant de la geste « créatrice », l’artiste se hisse au-dessus du commun des mortels et prétend entretenir avec le divin une authentique connivence, quand il ne prétend pas, même, « faire mieux que Dieu », corriger les erreurs qu’il a abandonné dans la Nature. Songeons à la « charogne », à cette vieille carcasse de chien, œuvre de la nature, que Baudelaire « corrige » somptueusement, et pour rester sur Baudelaire, l’artiste n’est-il pas comme l’albatros : « Ce prince des nuées qui hante la tempête et se rit de l’archer » ?

 

     C’est cette dernière option que nous allons examiner, en partant d’abord d’un mythe : celui de Prométhée, ami des hommes, qui échange sa mortalité contre l’immortalité du dieu Chiron.

 

III-2-1-3/ De la production et la fabrication profanes à la création divine … L’art : une ambition religieuse ?



06/04/2021
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