Philoforever

V/ Les pouvoirs de la parole : « La parole sophistique : son triomphe sur la parole de vérité »

V-1/ Les Sophistes et l’invention du métier de professeur.

   Les écrits des Sophistes ont presque entièrement disparu et nous ne connaissons leurs doctrines que par les philosophes qui les réfutent, à savoir Platon et Aristote. Rejet au nom de la métaphysique occidentale. Comme il y a des poètes maudits, il y eût des penseurs maudits, et ce furent les Sophistes.

   Le nom même de « sophiste » signifie « savant », mais, détourné de son sens originel, il est devenu synonyme de possesseur d’un faux savoir, ne cherchant qu’à tromper et faisant usage pour cela, du paralogisme (raisonnement logiquement faux, mais qui apparaît comme valide : ex. Tous les chats sont mortels, Or Socrate est mortel, Donc Socrate est un chat). Notons que sophisme a donné l’adjectif : « sophistiqué », quelque-chose de trop compliqué pour être vrai et honnête. Aristote - dans le sillage de son maître Platon - dira du sophiste qu’il est « celui qui a la sagesse de l’apparence et non de la réalité ». Le mot même de sophisme restera synonyme de faux raisonnement. Les Sophistes possèdent des personnalités et des doctrines très différentes, mais ce qui autorise à les regrouper sous cette appellation, c’est le fait qu’ils deviennent les nouveaux éducateurs de la Grèce, statut qui était, jusqu’alors celui des poètes comme Homère et Hésiode. Ce passage de la poésie à la sophistique correspond aussi à un changement politique majeur en Grèce : la transformation d’une civilisation aristocratique en une civilisation démocratique : la conquête du pouvoir exige désormais la parfaite maîtrise du langage et de l’argumentation ; il ne s’agit plus seulement d’ordonner, il faut aussi persuader et expliquer. Les Sophistes étaient, d’ailleurs pour la plupart, issus de la classe moyenne. Et ce qui est paradoxal, c’est que leurs plus brillants élèves étaient des jeunes aristocrates qui acceptaient de se soumettre aux règles des institutions démocratiques.

   D’autre part les Sophistes furent des professionnels du savoir : ils firent de la science et de son enseignement, leur métier et leur moyen de subsistance : en ce sens ils inaugurent le statut social du professeur et de l’intellectuel, au sens où ils vivent des produits de l’intellect. Cela dit, ceux-ci visaient moins la transmission d’un savoir théorique que la formation politique de citoyens choisis. La parole sophistique est, on dirait aujourd’hui, performative, elle pousse à agir, quand elle n’est pas elle-même agissante : il s’agit de créer un effet sur l’interlocuteur, comme un éloge ou une insulte. Il s’agit de produire chez l’auditeur un effet désiré à l’aide de procédés rhétoriques, afin d’obtenir son adhésion. Gorgias, un grand sophiste, de vantait de parvenir à persuader un malade de prendre un médicament, mieux qu’un médecin ne le ferait. Il s’agirait, en somme, d’une parole cosmétique, cachant, en fait l’ignorance, et du locuteur et de l’interlocuteur qui deviendrait complice du premier. Toutefois, le sophiste est fragile face à la subtilité de Socrate : un jour celui-ci demande à Protagoras de résumer une de ses envolées verbales, et il se retrouve mis en difficulté, car tous les effets orateurs disparaissent alors dans l’exercice du résumé.

   Enfin, il s’agit de penseurs itinérants, même s’ils trouvent à Athènes le théâtre le plus prestigieux de leurs succès. Enseignant de cité en cité, ils retirent de leurs errances un sens aigu du relativisme, l’un des composants de la pensée critique. Leur statut, pour ainsi dire international, les fait sortir du cadre contraignant de la cité. Ils favorisent la circulation des idées.

   Regardons la vie, la pensée et l’œuvre de deux grands Sophistes : Protagoras et Gorgias, même s’il y en a d’autres : Thrasymaque, Hippias, Antiphon et Critias.