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Leçon 2 : re-reprise... pour du sérieux cette fois-ci. II/ Analyse du processus de déshumanisation (Cliquez sur le lien !)

   Voilà, après des vacances bien méritées pour chacun d'entre-nous - j'espère au demeurant, qu'elles ont été reposantes et qu'elles ont tenu à distance, de vous et de vos familles respectives, ce satané virus.

   Je vous livre d'un seul jet les leçons de la semaine, pour me consacrer au tronc commun, mais ne paniquez pas. Il s'agit de les travailler lentement au long de la semaine et nous en reparlerons, si vous le souhaitez, à la rentrée en présentiel.

   D'ici peu, vous recevrez les notes du DS sur Ecole Directe, ainsi que celles du petit texte que je vous avais demandé.

   Au terme de ces leçons, je vous propose, également, un court essai à me rendre, en ligne, si vous le souhaitez ou bien le lundi 03 mai.

   Bon courage... et au plaisir de vous lire et de vous revoir ...

 

II/ Analyse : le processus de déshumanisation.

   Si c’est un homme peut être lu comme le récit d’une déshumanisation progressive, depuis la première constatation : « nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir » [p.26], jusqu’à la dernière remarque : « ils avaient bel et bien fait de nous des bêtes » [p.185].

 

La perte de tout droit :

 

 

   La déshumanisation commence déjà avant la déportation. Ainsi, à partir du moment où on leur annonce qu’ils vont être déportés, les juifs prisonniers dans le camp de Fossoli se voient comme des condamnés à mort. Cependant, comme le fait remarquer Primo Levi, tout condamné a droit, avant son exécution, à un certain respect et même à une certaine pitié. Il existe une sorte de cérémonial qui, aussi dérisoire que cela puisse paraître, vise à marquer qu’il ne s’agit pas de vengeance, mais de justice, et que même un condamné est toujours une personne, i.e. un sujet de droit. Mais ces hommes que l’on va déporter uniquement parce qu’ils sont Juifs n’ont commis aucun crime. De plus, ils sont embarqués dans un train comme des bestiaux ou même de vulgaires marchandises : « Wievel Stück ? » (« Combien de pièces ? ») ; la question posée par l’officier allemand leur fait comprendre que désormais, ils ne sont plus des hommes, des personnes humaines.

 

L’initiation :

 

 

   Le chapitre 3, intitulé « Initiation », décrit cette véritable descente aux Enfers :

 

   L’entrée dans l’enfer :

 

 

   Avant l’arrivée au Lager, telle est déjà la signification du voyage : « en route pour le néant, la chute, le fond » [p.15] ; « les nuits étaient d’interminables cauchemars » [p.17] ; de plus, le convoi s’arrête « en pleine nuit, au milieu d’une plaine silencieuse et sombre ». Le dernier épisode du chapitre 1, avec le soldat allemand assimilé à Charon, caractérise bien ce monde à la fois infernal et grotesque où pénètrent les déportés : alors qu’il devrait, comme dans le texte de Dante [Dante Alighieri, 1265-1321, poète, « Père de la langue italienne », auteur de la Divine Comédie] cité par Primo Levi, prononcer des paroles solennelles [p.20], il se contente de demander de l’argent, comme un simple portier d’hôtel, comme Charon, en fait, le passeur des Enfers à qui le mort devait donner une obole pour payer son transport. Bien qu’il annonce aux condamnés un avenir sinistre - au Lager, plus rien ne leur appartiendra -, il est un homme comme les autres, qui cherche simplement à faire un petit profit en contournant le règlement. D’où l’ « étrange soulagement » que ressentent les arrivants.

 

   Le fond :

 

 

   Dans le chapitre 2 domine une impression d’étrangeté et d’irréalité : « C’est cela, l’enfer » [p.21] ; « (…) désormais c’est fini, nous nous sentons hors du monde » [p.22] ; « nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir » [p.26] ; « (…) cette première et interminable journée, prélude à l’enfer qui nous attend, touche à sa fin » [p.29] ; « (…) sur le seuil de la maison des morts » [p.32]. Il s’agit bien d’une initiation : l’auteur parle de « baptême » à propos du tatouage du numéro [p.27], de « processus d’intégration dans un univers nouveau » [p.28]. Le chapitre se termine par une constatation : au bout de quinze jours, le détenu a déjà « touché le fond » [p.37]. Les deux derniers paragraphes sont un résumé des différents aspects de la vie au Lager, qui vont être développés dans la suite du récit.

 

La perte de soi :

 

 

   La destruction de l’individualité :

 

 

   La chute est brutale. Déjà, dans le chapitre 2, on a retiré au détenu tout ce qui pouvait faire de lui une personne singulière : ses objets personnels, ses vêtements, sa montre, ses chaussures. On lui a surtout enlevé son nom, symbole de son identité, pour le remplacer par un numéro dont il devra retenir la prononciation en allemand, et dont il ne pourra jamais se défaire, puisqu’il est tatoué sur son bras. Le symbole de cette déshumanisation est Null Achtzhen (« Zéro dix-huit »), détenu qui n’est désigné que par les trois derniers chiffres de son numéro et qui semble avoir lui-même oublié son nom : il n’est plus un homme, mais une simple enveloppe vide, « semblable à ces dépouilles d’insectes qu’on trouve au bord des étangs, rattachées aux pierres par un fil, et que le vent agite » [p. 44-45]. Null Achtzhen est devenu indifférent à tout, y compris à sa propre souffrance, il est même inférieur à un cheval de trait.

 

   La déchéance physique :

 

 

   La dépersonnalisation passe d’abord par le corps. « Déjà mon corps n’est plus mon corps », nous dit le narrateur à la fin  du chapitre 2. En quinze jours, la métamorphose est accomplie. L’auteur se décrit comme il le ferait d’un spécimen zoologique, avec une froideur clinique : ventre enflé et membres desséchés, visage tantôt bouffi, tantôt creux, peau jaune ou grise : effets de la faim ; épuisement chronique, plaie aux pieds : effets du travail ; saleté, puanteur, poux et puces : effets du manque d’hygiène. Les détenus deviennent des êtres hideux et sordides, repoussants pour les autres et pour eux-mêmes ; s’ils ne se voient pas pendant quelques jours, ils ne se reconnaissent plus les uns les autres [p.38] Au chapitre 15 [pp.152-153], le narrateur nous donne une idée très précise de leur apparence physique : non seulement ils sont répugnants parce qu’ils sont chauves, décharnés, crasseux et couverts de plaies, mais ils sont ridicules, ils trébuchent sur leurs sabots, se grattent car ils ont des puces, vont sans cesse aux latrines car ils ont la dysenterie. Face à eux, les jeunes filles allemandes et polonaises qui travaillent dans le Laboratoire, ont des visages roses et lisses, des cheveux blonds et soignés, et portent des vêtements élégants et soignés. Se voir à travers leurs yeux est ressenti par le narrateur comme particulièrement humiliant.

 

   La « mort de l’âme » :

 

 

   Le corps, livré aux besoins les plus élémentaires, prend le dessus. Manger, boire, se laver, se réchauffer, tout fait problème, et les détenus ne pensent à rien d’autre. Cette préoccupation constante les empêche, la plupart du temps de prendre conscience de leur déchéance, sentiment qui ne revient qu’à l’infirmerie ou au Laboratoire, lorsqu’ils ont chaud et ne sont pas abêtis par le travail. En général, la conscience de soi disparaît avec les souvenirs et les projets. Mais la perte la plus douloureuse est peut-être celle de toute conscience morale.

   C’est ce que montre le chapitre 8 : « En deçà du bien et du mal ». Son titre est une allusion ironique à l’œuvre de Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Le philosophe y fait le portrait d’un « surhomme » délivré du poids des valeurs morales judéo-chrétiennes, de l’idée de péché, et de la culpabilité. Primo Levi nous montre ici des « sous-hommes » contraints de renier leur propre morale pour pouvoir survivre. Travailler le moins possible, se montrer capable de mentir, de voler, de trafiquer, sont les vertus suprêmes. Toutes les valeurs sont renversées : au Lager, l’homme qu’on admire, c’est l’Organisator, celui qui, à force d’astuce et sans aucune considération pour les autres, réussit à se débrouiller pour survivre.

 

   La disparition de la solidarité :

 

 

   Des survivants, Primo Levi dit, dans Les Naufragés et les Rescapés, que « presque tous se sentent coupables d’avoir manqué au devoir de solidarité ». C’est là la faute la plus grave, celle que tous les rescapés se reprocheront après coup, lorsqu’ils se retrouveront dans la vie normale. Au Lager, les appels à l’aide sont rarement entendus, car celui qui est sollicité est bien trop occupé par sa propre survie. Tout pousse les détenus à devenir des concurrents dans la lutte pour la vie. Aucun ne peut se permettre d’éprouver de la pitié, et la souffrance de l’autre devient indifférente. Lorsque l’un d’eux est pendu publiquement, personne ne réagit : « Nous sommes restés debout, courbés et gris, tête baissée, et nous ne nous sommes découverts que lorsque l’Allemand nous en a donné l’ordre » [p.160]. De même, lors de la grande sélection d’octobre 1944, le narrateur pense qu’un autre a été pris par erreur à sa place, et il note avec la plus grande franchise : « (…) je ne sais pas ce que j’en penserai demain et plus tard ; aujourd’hui, cela n’éveille en moi aucune émotion particulière » [p.137]. La maladie ou la mort de l’autre peut même devenir une aubaine, pour ainsi dire, qui permet de se procurer des vêtements ou des chaussures, voire une ration de pain supplémentaire qu’on vole au mourant.

 

   La perte de l’humanité :

 

 

   « Détruite un homme est difficile, presque autant que le créer : cela n’a été ni aisé, ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands », écrit l’auteur au chapitre 16 [p.160]. Notre statut d’être humain est étroitement lié à la faculté d’être touché par la douleur ou la mort d’autrui - c’est d’ailleurs, l’un des sens du mot « humanité ». au Lager, tout le monde est sans pitié, non seulement les SS et les Prominenten (Prominenz, Prominenten, l’ « aristocratie » des détenus, ceux qui ont quelque pouvoir), lesquels ont un droit de vie et de mort sur les autres détenus, dont ils abusent souvent, mais aussi les déportés entre eux. Le choc le plus grand, lors de l’arrivée au Lager, est de recevoir les premiers coups, non pas de la part des SS, mais de ceux dont on attendait un minimum d’assistance, les prisonniers les plus anciens. Dans le chapitre 2 [p.29], le narrateur raconte qu’il essaye d’étancher sa soif en attrapant un glaçon sur l’appui d’une fenêtre. Un « grand et gros gaillard » le lui arrache et à la question : « Pourquoi ? », répond simplement : « Ici, il n’y a pas de pourquoi ». Le lecteur pense immédiatement que la réponse vient d’un SS, et c’est bien ainsi que la plupart des commentateurs interprètent le passage : seul un SS pourrait être aussi inutilement brutal, et affirmer son pouvoir de façon aussi arbitraire. En fait, il est plus probable que la réponse vienne d’un autre détenu, un « ancien » ou l’un des nombreux petits chefs du Lager. Comme le fait remarquer l’auteur lui-même, les SS apparaissent peu dans le récit. L’agression vient le plus souvent des « camarades », et nombre de nouveaux arrivants en meurent parce qu’ils n’y sont pas préparés.

 

   Les images de la déshumanisation :

 

 

   Primo Levi emploie de très nombreuses images et comparaisons pour tenter de faire comprendre au lecteur ce que recouvre le mot abstrait de « déshumanisation ». Le vocabulaire est significatif, et certains termes reviennent fréquemment.

 

Des esclaves.

 

   Les détenus sont souvent assimilés à des esclaves : comme eux, ils n’ont aucun droit, ils ne sont plus des personnes, mais des choses, au sens juridique du terme. On peut les faire travailler jusqu’à l’épuisement, les frapper et les tuer sans problème. Ainsi, à la page 125, le narrateur évoque « l’immense troupeau d’esclaves » dont on utilise la force de production. Leur sommeil est même un « sommeil d’esclave » [p.74] ; la faim, le froid, les coups, la fatigue et la peur envahissent leurs rêves [p.66]. Et comme leurs maîtres sont eux-mêmes esclaves, qu’il s’agisse des SS asservis à l’ordre nazi ou des privilégiés asservis au SS, eux-mêmes ne sont que des esclaves d’esclaves, autrement dit ce qui peut être imaginé de plus bas dans la condition humaine.

 

Des bêtes.

 

   Cependant, à bien des égards, les détenus ne sont même plus des hommes. Ils sont ravalés au rang d’animaux. « Immense troupeau silencieux » [p.127], « chevaux de trait », « chiens de traîneau » [p.45], « bêtes fourbues » [p.46], ils ont « l’inertie des bêtes battues qui ne réagissent plus aux coups » [p.127]. Personne n’est choqué lorsque le Kapo demande en s’adressant à eux : « Wer hat noch zu fressen ? » [p.81], « Qui a encore à manger ? » : tel est le sens de la question, sauf que le verbe « fressen » ne s’emploie en allemand qu’à propos des animaux (pour les hommes, on dit « essen »). Le narrateur fait remarquer que leur façon de manger se rapproche davantage de celle d’un animal que de celle d’un homme. Les « civils » qui travaillent à la Buna leur jettent même de temps à autre un morceau de pain, comme on le fait aux singes dans un zoo, pour le plaisir de les voir se disputer [p.130]. Le block où ils dorment est une « bauge sombre et hurlante » [p.126]. Ils sont aussi comparés à des « vers sans âme » [p.75] - une « armée de vers » [p.170] -, à des fourmis [p.67], à des araignées [p.111]. Quant au détenu Null Achtzhen, il n’est même plus un insecte : il est « une simple enveloppe », « la dépouille d’un insecte » [p.45]

 

Des morts-vivants.

 

   De tels hommes appartiennent à un univers mort, assimilable à l’enfer, de sorte qu’ils ne sont plus vraiment vivants : « nous qui ne sommes déjà plus des vivants », dit le narrateur à la page 110. C’est une « longue file de squelettes nus » qui attendent à l’infirmerie [p.51] et l’infirmier exhibe le corps du narrateur comme s’il était « un cadavre dans un amphithéâtre d’anatomie ». ils sont des fantômes, des spectres affamés [p.173]. Au son de la musique, les SS observent « la danse de ces hommes morts » [p.54]. Lors des bombardements, ils sont « entassés les uns sur les autres comme des cadavres » [p.127]. À la fin du récit, le Lager abandonné n’est plus qu’ « un monde de morts et de larves ». [p.184]

 

Des choses.

 

   Encore moins que des fantômes, les déportés sont des « pantins misérables et sordides » [p.26], des automates (des « bonshommes de bois », p.30) et, pire que des automates, les rouages d’une gigantesque machine : « ils sont dix mille hommes, et ils ne forment plus qu’une même machine grise » [p.54]. Les civils les nomment simplement Kazett, terme dérivé de KZ, abréviation de Konzentration Lager (camp de concentration), dont le genre est neutre, i.e. ni masculin, ni féminin, le genre des choses. On comprend alors le sens de la question posée par l’auteur dans le poème liminaire : « Considérez si c’est un homme … ». On comprend aussi ce cri de désespoir : « Nous ne reviendrons pas » [p.59]. Car s’il survit, celui qui reviendra ne sera plus le même. Il doutera toujours de son humanité et de celle des autres.



25/04/2021
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