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Leçon 20 : Explication d'un texte-clef (type-bac) d'Auguste Comte (Cliquez sur le lien !)

Explication d’un texte d’Auguste Comte [1798-1857]

extrait du Cours de philosophie positive [1830]

 

 

 « En étudiant le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l'état théologique, ou fictif ; l'état métaphysique, ou abstrait ; l'état scientifique, ou positif. En d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui s'excluent mutuellement : la première est le point de départ nécessaire de l'intelligence humaine ; la troisième, son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition. »

 

                                                                             Auguste Comte, Cours de philosophie positive

 

 

   La notion de « progrès », déjà très présente dans la pensée des philosophes des Lumières, au XVIII siècle, a pris une importance considérable au XIX° siècle. Grâce aux nombreux développements des sciences de la nature et aux découvertes psychologiques et sociales sur l’homme, les scientifiques et les philosophes se sont alors pris à rêver d’un progrès inévitable et continu de l’intelligence humaine. C’est dans ce contexte qu’intervient la réflexion d’Auguste Comte sur l’évolution de nos connaissances. Il affirme qu’elles passent successivement par trois étapes, selon une « loi », une nécessité invariable. La première peut être appelée « théologique » ou mythique, la seconde « métaphysique » ou abstraite - elle s’appuie sue des idées générales - et la troisième, « positive » ou expérimentale et scientifique. Or, ce texte soulève de nombreuses questions. Toutes nos connaissances, sans distinction, sont-elles soumises aux mêmes principes de développement ? Tout domaine de connaissance est-il susceptible de recevoir un traitement scientifique et positif ? La notion de « progrès » n’est-elle pas une illusion rétrospective (consistant à considérer le passé à la lumière de nos propres critères, ici, à transposer sur cette époque ce que l’on tend actuellement par le « progrès ».) qu’est-ce qui nous garantit sa nécessité ? Enfin, ne subsiste-t-il pas aujourd’hui des conceptions « théologiques » ou mythiques, qui continuent à hanter l’intelligence humaine ?

 

   I/ Affirmation catégorique de la Loi des Trois états par Auguste Comte.

 

   I-1/ Structure argumentative du texte.

 

   L’argumentation de l’auteur correspond à une démonstration logique de sa thèse, qui se développe en quatre moments successifs. Dans une première phrase, il affirme qu’une loi nécessaire régit le développement des connaissances humaines au fil du temps (thèse). Ensuite, de « Cette loi… » à « …ou positif » (deuxième phrase), il apporte des précisions sur cette logique : nos connaissances passent par trois états (aussi, du reste, trois étapes, dans un processus historique) différents : théologique, métaphysique puis positif. À ces types de connaissances correspondent corrélativement trois types de méthodes différentes, voire opposées, comme il l’indique après, de : « En d’autres termes… » à « …radicalement opposé » (troisième phrase). Enfin, dans la dernière phrase, l’auteur conclut en soulignant qu’il en résulte trois types de conceptions du monde bien distinct et mutuellement exclusifs (qui s’excluent les uns les autres)

 

   I-2/ Une loi nécessaire.

 

   Le thème du texte est d’emblée précisé par l’auteur qui commence ainsi : « En étudiant le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité… ». Cette entrée en matière nous renvoie à une réflexion rétrospective sur l’histoire et la progression de l’intelligence à l’œuvre dans l’édification des connaissances humaines. Les « diverses sphères d’activité » correspondent aux différents domaines dans lesquels la connaissance peut jouer un rôle, ce qui est très vaste : logique, mathématiques, physique, biologie, morale, politique, arts … Or, nous pouvons noter que ces différents domaines n’évoluent pas de la même manière au cours de l’histoire, ni peut-être selon la même logique. Si on peut parler de progrès de la physique ou de la biologie depuis le XVI° siècle, c’est parce qu’elles nous permettent  d’accéder à  des connaissances de plus en plus efficaces. Il n’est pas sûr qu’il en soit de même en morale et en politique. Et pour les sciences de la nature elles-mêmes, rien ne prouve que le gain d’efficacité n’ait pas pour conséquence une régression dans le respect de l’environnement et la connaissance des équilibres du milieu naturel … quant à l’art, la notion même d’un progrès n’est-elle pas absurde ?

 

   Proposer un aperçu total sur ce développement de l’intelligence humaine est peut-être, par conséquent assez réducteur et sources d’illusions. Or, l’auteur ajoute ensuite un élément essentiel qui constitue le cœur de sa thèse : ce développement obéit à « une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable ». Cela signifie qu’au fil du temps, les connaissances forgées par cette intelligence humaine suivent un cours précis et déterminé. De surcroît, ce cours ne pourrait être ni détourné volontairement par l’homme lui-même, ni subir les aléas du hasard : il progresserait mécaniquement selon les lois causales internes au développement « phylogénétique » de cette intelligence. On distingue ici, l’évolution de l’intelligence du point de vue de l’espèce (phylogénétique), de celle du point de vue de chaque individu (ontogénétique). Ces deux termes techniques, sont issus de la biologie : la phylogenèse qui étudie l’évolution de l’espèce et l’ontogenèse qui étudie l’évolution de l’individu. Ainsi il serait « normal », dans l’ordre des choses, si l’on peut dire, que l’intelligence humaine ait d’abord procédé à des explications mythiques (théologiques, selon Comte), qu’elle ait élaboré des réponses irrationnelles aux grandes questions que lui soumettait le réel : « D’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? » [Rappelons-nous du célèbre tableau de Gauguin !], sur la création du monde et de l’homme à des conceptions plus rationnelles, mais encore abstraites (celles de la philosophie, d’abord présocratiques, qui cherchait l’ « archè », le principe rationnel, premier et fondateur du monde, puis de la philosophie et de la métaphysique philosophique, en général, jusqu’à Descartes, voire jusqu’à Kant), avant d’en arriver aux théories du Big-Bang en astronomie ou de l’évolution en biologie, i.e. aux théories scientifiques rationalistes et « matérialistes » fondées sur l’observation empirique et le protocole expérimental.

 

   I-3/ Trois états déterminés par leur contenu et leurs méthodes :

 

   Comme le suggérait déjà l’exemple qui précède, le progrès de nos connaissances suit, selon A. Comte, trois étapes bien déterminées, par leur contenu et leurs méthodes. En termes de contenu, on passe  du plus imaginaire au plus expérimental, du plus poético-mythique au plus scientifiquement calculable. Si l’on prend, par exemple, la Théogonie, la Genèse du poète Hésiode, elle retrace la création du monde depuis la naissance de Chaos et de Gaïa, invoquant au passage l’influence des dieux de l’Olympe. Un tel poème mythologique personnifie les forces de la nature et incarne les angoisses humaines afin d’apaiser les interrogations multiples de l’esprit humain. D’autres réponses, moins métaphoriques, mais encore abstraites apparaîtront avec le passage du mythos, le discours pré-rationnel au logos le discours de la rationalité. Un philosophe comme Thalès estimait que le monde était bâti grâce aux quatre éléments : eau, air, terre et feu, sur la base du premier : l’eau, tandis que Pythagore pensait que c’étaient les nombres mathématiques eux-mêmes qui avaient engendré l’univers. La production des concepts se substitue à l’imagerie mythologique et ces concepts sollicitent davantage la logique et la cohérence dans l’argumentation que la sensibilité et l’imagination cultivée par le mythos. Sur cette impulsion, la philosophie va prolonger, en accueillant en elle une science encore sous tutelle, cette activité rationnelle théorique et spéculative trouvant son expression ultime dans la Critique de la Raison pure de Kant. Enfin Darwin a proposé, au XIX° siècle, la première théorie de l’évolution des espèces en biologie, ouvrant la voie à la génétique contemporaine, sur la base de réflexion expérimentales et de réflexions appuyées sur des faits. Le rationalisme pur laisse alors la place au rationalisme appliqué, comme la philosophie abandonne ses privilèges au profit de la science triomphante opérant une réconciliation avec l’empirique, la matière, le protocole expérimental désormais systématisé, dont on peut penser qu’il ne va pas être étranger à l’engouement matérialiste dont s’est épris l’homme contemporain.

 

   I-4/ Trois types de visions du monde.

 

   Il résulte de ces trois « fonctionnements » de l’intelligence, trois types de « visions du monde » et de pratiques sociales. Dans le premier état, les hommes pratiquent assez largement la religion et l’art [historiquement, nous savons, d’ailleurs, qu’il s’agit là des deux premières expressions de la culture. La science et la philosophie apparaîtront beaucoup plus tard.], l’art étant à ses débuts sinon religieux, du moins sacré, une certaine façon de s’adresser à une volonté supérieure - la Nature, dieu, le cosmos, le Destin …- . Les hommes, donc, se soumettent à des rites, en vue d’influencer les esprits en leur faveur et de se rassurer sur la souffrance et la mort. Tout ce qui se produit autour d’eux et en eux (les « phénomènes »)  prend un sens par rapport à leurs croyances et à leurs mythes. Grâce à la « théologie » (la mythologie, le « mythos » différent du « logos » en ce contexte, est une modalité de la théologie), au sens large, le monde est cohérent et compréhensible, même si ce n’est pas d’une manière rationnelle. 

 

   L’approche du monde est tout autre lorsque les hommes construisent leurs connaissances sur des idées abstraites. Alors, c’est l’ordre et la logique du raisonnement, l’édifice théorique construit par l’esprit qui importe. Il fonctionne comme une sorte de grille de lecture, dans laquelle chaque phénomène peut être mis en relation avec les autres selon un ordre logique et cohérent. C’est, par ex. le cas chez Hegel qui montre comment tout ce qui se produit dans l’Univers, y compris dans la vie humaine, suit un développement rationnel qui rapproche l’esprit de la vérité. Il s’agit là de l’état métaphysique, autrement dit, pour auguste Comte, de ce que l’on nomme traditionnellement la philosophie (et ses trois vocations, théorique, éthique et sotériologique). Qu’en est-il enfin de l’état scientifique ou positif ? Idéalement, il devrait permettre une approche juste et concrète du monde. Cependant la science va de pair avec la spécialisation. Ainsi, chaque domaine scientifique devient de puis en plus précis : par ex. : les sciences de la nature se divisent en physique, biologie, puis chacune de ces sciences en spécialités diverses : astrophysique, physique nucléaire, mécanique des fluides …etc. pour la première ; génétique, biochimie, botanique, entomologie …etc. pour la seconde. Dès lors, comment imaginer que l’on puisse avoir une vision d’ensemble ? Et comment cette vision pourrait-elle être scientifique, alors qu’elle franchit les frontières rigoureuses qui démarquent chacune de ces disciplines, leurs objets et leurs méthodes.

 

   À partir de cette difficulté, nous aboutissons à d’autres, qui rendent problématiques les affirmations de l’auteur, du moins sur certains points. Peut-on démontrer la nécessité absolue du progrès des connaissances ? Peut-on rester entièrement « scientifique » dans tous les domaines, y compris celui des sciences ? Les deux premiers états ne persistent-ils pas, quelle que soit l’étape de développement ?

 

   II/ Mise en cause du caractère schématique et réducteur de cette analyse.

 

   II-1/ Comment juger de la « nécessité » du progrès de l’intelligence et des conséquences   

            qui en découlent ?

 

   D’abord, nous pouvons sérieusement nous demander si les preuves apportées par l’auteur pour montrer la nécessité du progrès sont fondées. D’autre part, il parle de « preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation ». Cette phrase est très générale et très abstraite, donc loin d’être positive (empirique) et scientifique et scientifiquement vérifiable. Elle peut désigner, soit notre organisation individuelle, physique ou psychique, soit notre organisation sociale, les conditions de vie, la technique, l’organisation de la recherche scientifique, etc. Dans tous ces domaines, et si on ajoute la difficulté de les concevoir ensemble, il est difficile de trouver des preuves incontestables de progrès et surtout de  « nécessité invariable ». Dans tous ces domaines, la liberté n’intervient-elle pas ? Et le hasard ? De plus, une telle perspective impose que l’on ait une vision d’ensemble de toutes nos connaissances, comme si nous étions en surplomb, avec un esprit panoramique, infini. Or, cela s’avère particulièrement impossible pour un être humain à l’esprit fini et limité. D’autre part, Auguste Comte justifie sa thèse par des « vérifications historiques ». Ne sont-elles pas délicates à établir et donc loin aussi de la démonstration du caractère « invariablement nécessaire » du processus de développement nécessaire de l’esprit humain ? L’histoire, justement, n’a-t-elle pas montré au XX° siècle que l’homme était capable de régresser et de passer de la culture à la barbarie : bombe atomique, génocides, destruction de l’environnement, etc.

 

   II-2/ La méthode expérimentale peut-elle s’appliquer partout ?

 

   Par ailleurs, les sciences ne permettent qu’une approche limitée du monde, de par leur nécessaire tendance à la spécialisation. La synthèse de leurs analyses (qu’est-ce que LA nature, par ex., par-delà les multiples sciences qui éclairent chacune de ses parties ?) cesse d’être une activité scientifique. Ainsi, on ne peut appliquer la méthode scientifique à des objets de pensée complexes comme l’homme, la nature, l’univers. Il entre toujours des éléments affectifs, des « a priori » culturels, sociaux, historiques, dans nos « visions du monde ». D’autre part, certains domaines ne permettent pas qu’on leur applique les critères de l’analyse scientifique : la liberté, la morale, la politique, l’art, l’inconscient… constituant autant d’aspects de la vie humaine impossibles à mettre en formules mathématiques ou à reproduire indéfiniment à l’identique.

 

   II-3/ Les conceptions mythiques, le « fonctionnement théologique » de l’intelligence ne

           subsistent-ils pas ?

 

   Il en résulte que toute « vision du monde », tout « système général de conceptions sur l’ensemble des phénomènes », sort du domaine de la science. En passant de visées déterminées dans chaque science particulière à une vision d’ensemble, on perd la rigueur scientifique et surtout on sort des cadres délimités par leurs méthodes. Dès lors, deux solutions au moins se présentent. Soit on tente de réfléchir en commun, rationnellement, sur le sens du monde, sa cohérence et la place de l’homme dans cet univers : telle est l’ambition de la recherche philosophique orientée par la raison. Soit on recourt à des croyances religieuses, où des entités supérieures - une ou plusieurs -  garantissent le sens et la cohérence du monde. Dans ce cas, on a recours à la foi, qui repose sur une intime conviction, indémontrable et strictement personnelle, à propos de l’existence de tels êtres. En ne prenant pas garde à cette difficulté, l’auteur ne se donne pas les moyens de comprendre que dans l’état scientifique persistent des comportements religieux et des réflexions philosophiques. Le reconnaître permet peut-être de se prémunir en partie contre l’irrationalisme, en sachant qu’il réside au cœur même de l’homme et de ses connaissances.

 

   Seuls la méfiance et l’esprit critique liés à l’approche philosophique permettent probablement de montrer que toute « vision du monde » est partielle et partiale et que l’homme doit rester modeste dans ses prétentions à la connaissance et à la vérité.



01/06/2021
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