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Leçon 21 : la psychanalyse de la connaissance objective. Gaston Bachelard (Cliquez sur le lien !)

IV-1-5-1/ Un exemple de découverte scientifique : la « pression atmosphérique » mettant en scène Galilée, Torricelli et Pascal : lecture et analyse.

 

IV-1-5-2/ La formation des concepts scientifiques.

 

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Emission sur Gaston Bachelard :

 

Bachelard en direct

 

   Nous reviendrons encore un peu sur le "protocole expérimental" mis en place par Torricelli, et sur ce que l'on nomme un "protocole expérimental", en général, mais je voulais préalablement vous soumettre l'un des aspects majeurs de l'épistémologie (la théorie de la connaissance scientifique, développée notamment dans l'un de ses ouvrages : Le Nouvel esprit scientifique, 1934)) de Gaston Bachelard, à savoir : la psychanalyse de la connaissance objective.

   Bachelard montre que pour pratiquer la science et atteindre la vérité scientifique, il ne faut ni s'appuyer sur, ni se fier à nos "réflexes" spontanés de connaissance (ce qui me semble "logique" au quotidien, n'est pas nécessairement logique en sciences. Par ex., il n'est pas scientifiquement logique de penser qu'un kilo de plomb est plus lourd qu'un kilo de plume, qu'une masse est forcément lourde (ex. : la "masse" d'un atome, d'un proton)

   La connaissance scientifique s'élabore en rupture avec notre connaissance ordinaire, contaminée par des impressions subjectives, des habitudes intellectuelles, des pseudo-évidences, une symbolique qui "structure" notre imagination. Par exemple, quand je contemple le feu dans ma cheminée, c'est davantage aux brochettes que je vais faire cuire dessus, ou à la sensation de chaleur qu'il me procure que je pense, ce n'est pas au phénomène chimique de combustion. Bachelard a d'ailleurs rédigé un ouvrage qui se nomme : La psychanalyse du Feu.

   Bref, pour être scientifique, il faut "apprendre à raisonner autrement", il faut purifier sa méthode de réflexion de toutes les projections symboliques qui pourraient nuire à son objectivité.

 

   Nous prendrons un exemple classique, celui du concept de pesan­teur et de notions connexes, celles de force (un poids n'est qu'un exemple particulier de force, la force étant toute cause capable de produire ou de modifier le mouvement d'un corps) et de masse ou quantité de matière (dans la physique classique, celle construite par Newton, en 1687 le rapport des masses de deux corps est égale au rapport de leur poids, rapport constant, indépendant du lieu). Ces concepts sont devenus des concepts scientifiques à partir de Newton. Ils ont certes subi depuis (notamment avec Einstein) des transformations importantes. Mais nous allons nous intéresser avant tout, au passage de la connaissance immé­diate, préscientifique, à la connaissance scientifique et nous allons voir qu'un concept scientifique se forme, non pas dans le pro­longement de la connaissance immédiate mais par une rupture avec celle-ci. Le concept scientifique opère une mutation radicale par rapport au concept empirique, préscientifique. L'attitude scien­tifique n'est pas spontanée chez l'homme ; elle est un produit tardif de l'histoire.

 

   Aristote distingue deux sortes de corps, les corps lourds (les graves) et les corps légers. Les corps légers (la fumée) vont spon­tanément vers le haut alors que les graves (une pierre) se meuvent d'eux-mêmes vers le bas. Le haut et le bas représentent respective­ment le « lieu naturel » des corps légers et des graves. La connais­sance non-scientifique apparaît donc asservie à nos sens, à ce que nous voyons spontanément (car nous voyons que la fumée s'élève et que la pierre tombe). Nous sommes tentés de tenir pour essentiel ce qui s'impose directement à la perception. Mais ce n'est pas ce chemin-là qui nous conduira à la formation des concepts scienti­fiques. Nous dirons même : au contraire, la perception naïve loin d'être un chemin d'accès à la connaissance vraie est ce que Bachelard appelle un obstacle épistémologique.

 

   Mais ce n'est pas tout. Dans la conception préscientifique d'Aris­tote les corps matériels sont involontairement assimilés à des hommes qui s'efforcent de retrouver leur « chez soi » (lieu naturel), à des animaux qui désirent regagner leur gîte. L'accélération de la pesanteur s'explique par le fait que la pierre « désire le bas » et presse son mouvement comme les chevaux qui, dit-on, vont plus vite lorsqu'ils « sentent l'écurie ». En langage « psychanaly­tique » on pourrait dire qu'Aristote projette dans sa théorie un « complexe du home » autrement dit qu'il prête aux corps maté­riels un goût particulier pour leur domicile d'élection. Nous trou­vons ici un nouvel obstacle épistémologique : les explications pri­mitives que l'homme donne des phénomènes naturels qui l'entourent - les explications qui viennent spontanément aujour­d'hui à l'esprit des enfants - apparaissent toujours anthropo­morphiques : les premières explications humaines consistent à prêter des sentiments humains aux phénomènes naturels. Pour parvenir à l'esprit scientifique il est donc indispensable d'éliminer de la connaissance les projections psychologiques spontanées et inconscientes, d'opérer comme dit Bachelard une psychanalyse de la connaissance.

 

   On pourrait également montrer que les premières idées de force et de masse sont purement anthropomorphiques. La force est représentée à partir de l'expérience de l'effort musculaire; le repos est ainsi considéré comme « état naturel » tandis qu'un mouvement uniforme semble requérir une force pour être constamment entretenu. Ne voit-on pas qu'une charrette ralentit son mouvement et s'arrête lorsque le cheval qui la tirait s'est détaché de ses liens? Cette expérience spontanée a été longtemps un gros obstacle épistémologique à la découverte de la loi scienti­fique d'inertie (selon laquelle la matière conserve son état de repos ou de mouvement tant qu'elle ne subit pas l'action d'une force extérieure). Kepler pensait encore, dans ses premiers travaux (1596) que le mouvement régulier des planètes requiert l'effort de l'angélus rector, de l'ange guideur. De même la notion de masse garde longtemps des traces de son origine psychologique (effort pour déplacer de lourds objets). On ne parle de masse (dans le langage non scientifique) que pour de lourdes masses. « N'est charge que ce qui surcharge. Le concept s'emploie davantage pour le gros que pour le petit » (Bachelard). Les élèves débutants, en classe de physique sourient quand on leur parle d'une masse de deux milligrammes ! Pour eux, note encore Bachelard « la masse est toujours une massue ».

 

   Les concepts de force, ou de masse ne deviennent des concepts scientifiques que lorsque les qualités vécues sont remplacées par des quantités mesurables. Un concept scientifique se définit (même au niveau le plus simple) à partir d'un instrument de mesure. La force de la pesanteur s'exprime par l'allongement du ressort élastique auquel on a accroché un poids. Il suffit de mesurer cet allongement. Si je dispose d'un ressort, ou d'une balance, je puis exprimer quantitativement le concept de poids. Cette utilisation de l'instrument est une condition nécessaire de la formation d'un concept scientifique : « Penser, c'est peser » dit Lord Kelvin. L'usage de l'instrument n'es pas cependant une condition suffi­sante pour l'accession à la « scientificité ». On s'est servi, dans les marchés, de balances romaines bien avant d'avoir une conception scientifique de la pesanteur. L'instrument (ceci est vrai surtout bien entendu pour les outils élémentaires) a été inventé et utilisé bien avant que la théorie de l'instrument soit élaborée (on a utilisé la balance romaine bien avant que soit formulée la théorie du levier).

 

   Le concept scientifique n'est pas un élément isolé, il appartient à une théorie, à un réseau de notions. Si vous prenez un manuel élémentaire de physique vous voyez que le concept newtonien de pesanteur se présente comme un corps de notions, comme un système de notions interdépendantes et pas du tout comme un élément isolé qui renverrait à une expérience immédiate et directe. Le poids d'un corps, à un endroit donné est le produit de la masse par un vecteur d'attraction g P = mg. La masse est donc le quotient de la force de pesanteur par le vecteur g. Expliquons brièvement ces concepts. Le poids est une grandeur vectorielle, il a un sens (vers le bas, selon l'attraction terrestre) et une direction (les corps tombent verticalement). Le poids varie non seulement selon l'altitude mais selon la latitude. Grâce à un dynamomètre sen­sible on peut observer que le même corps pèse un peu plus lourd par exemple aux pôles qu'à l'équateur. Si le poids du corps dépend du lieu où il se trouve, en revanche le rapport des poids de deux corps déterminés reste le même quel que soit l'endroit où on le mesure. Par exemple, un cylindre d'acier dont le volume est double d'un autre cylindre fait du même acier pèse toujours (quelque soit l'endroit où on pratique la mesure) le double du poids de ce deuxième cylindre. Le poids est donc fonction d'un élément invariable (dans la physique newtonienne) pour chaque corps déterminé, qui est la quantité de matière ou masse (la masse est une grandeur scalaire qui ne dépend que du corps lui-même) — et d'un élément variable selon le lieu qui est l'intensité de l'attraction terrestre, le vecteur g. L'unité internationale de masse est le kilogramme (un kilogramme étalon, en platine, est déposé au bureau international des Poids et Mesures), l'unité internationale de poids est le newton (à Paris une masse de 1 kilogramme a un poids de 1 kilogramme poids, ou de 9,81 newtons). Le poids (produit de m par g) variable selon le lieu, ne doit pas, on le voit, être confondu avec la masse invariable (considérée comme une constante dans la physique classique).

 

   Le concept de masse s'est beaucoup compliqué dans la physique contemporaine. Dans la théorie d'Einstein la masse d'un corps n'est plus une constante. Elle augmente avec la vitesse. Bien entendu aux vitesses moyennes, à l'échelle mesurable par les ins­truments classiques la différence est négligeable. Les concepts de Newton restent donc valables en pratique à une certaine échelle de mesure. Mais qu'on songe par exemple à un « accélérateur » de particules, le bétraton, utilisé en physique atomique pour lancer des électrons à une vitesse proche de celle de la lumière! A ce stade les concepts de Newton ne sont plus suffisants. Les concepts scientifiques, en perpétuelle évolution, ont comme dit Bachelard « l'âge des instruments de mesure ».



14/06/2021
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