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Leçon 24 : "L'embryon est-il une personne ?" Traitement d'une question bioéthique (Cliquez sur le lien !)

« L’embryon est-il une personne ?

Approche d’une question de « bioéthique »

 

   Les techniques de procréation artificielles nous habituent peu à peu à ce que l’embryon humain soit manipulé comme un objet ou traité comme un moyen. Ainsi, les tissus de l’embryon de quelques jours [il fait alors à peine quelques millimètres] peuvent être utilisés ou prélevés. Sans compter les nécessaires « déchets » de ces techniques : pour un embryon qui sera implanté avec succès dans le ventre maternel, deux ou trois autres auront été fécondés en surnombre et ne survivront pas.

 

   Sur le plan philosophique, il y a conflit entre cette instrumentalisation de l’être au stade embryonnaire et le principe d respect dû à la personne humaine. Ce dernier tient dans la formule qu’en a donné Emmanuel Kant [1724-1804] de manière particulièrement décisive :

   « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta personne comme dans celle d’autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais seulement comme un moyen. »

 

   Il y a conflit, à moins de considérer que l’embryon ne soit pas une personne. C’est toute la question. En effet, les droits de la personne humaine s’appliquent à partir de la naissance. Mais avant ? L’embryon est-il une personne ? Les notions juridiques sont floues : par ex. la vie de l’embryon est inégalement protégée selon les législations. Le droit lui-même suppose certaines options philosophiques. Il faut donc remonter à la question fondamentale : doit-on reconnaître la dignité de la personne à tout être humain dès sa conception ? En d’autres termes, quand commence l’être humain ?

 

I/ Le respect de la vie humaine.

 

   La dignité de l’homme tient dans le principe du respect. Ce dernier trace une ligne de démarcation qui devrait être infranchissable entre les personnes et les choses. Posséder le statut de personne, c’est être reconnu comme sujet (une « fin » en soi). Inversement, une chose est utilisée, échangée (c’est un « moyen ») : elle est à l’entière disposition de qui la possède. Dans l’histoire de l’humanité, des millions d’esclaves se sont ainsi vu traiter non comme des personnes, et donc, non comme des hommes, mais comme des choses.

 

   Il faut aller plus loin et se demander quelles sont les conditions d’attribution du statut de personne. A quoi correspond-il dans l’humain ? Le débat s’engage sur cette question.

   Pour les uns, en effet, il suffit pour être une personne, de posséder le génome humain, en d’autres termes, d’être homme d’un point de vue génétique. Le critère de l’humanité, i.e. de la « personnalité », du statut de personne, est alors naturel, biologique. La personne est coextensive à l’organisme qui la sous-tend, qui en est le substrat matériel. Pour le dire plus simplement, on peut dans ce cas, poser une égalité stricte entre la vie humaine et la personne humaine. La conséquence en est que, depuis sa conception (et non pas seulement sa naissance), et ce, jusqu’à sa mort, l’être humain est une personne à part entière.

 

   Cette conception est affirmée au sein de l’Église catholique. Ainsi on trouve dans la doctrine de l’Église des positions pouvant se formuler de la manière suivante : « Dès le moment de sa conception, la vie de tout être humain doit être absolument respectée. », ou encore : « Dès sa conception, on doit lui (être humain) reconnaître des traits de la personne ». Congrégation pour la doctrine de la foi.

   On peut rendre compte de cette position de plusieurs manières. Rappelons d’abord ce point de doctrine : « L’homme est sur terre, l’unique créature que Dieu a voulue pour lui-même. » On trouve ici, au plan religieux, l’équivalent de la distinction morale entre choses et personnes qui voit dans l’homme seul, une « fin en soi » - même si l’Encyclique « Laudato Si », rédigée par le pape François en 2015, a légèrement modifié la position de l’Église sur la condition animale et le souci de son bien-être -.

 

   La personnalisation de l’embryon correspond d’autre part, selon la foi, à l’acte par lequel Dieu « infuse » son âme spirituelle à l’être humain (ce que l’on appelle encore en théologie, l’ « animation » (du latin « animus » qui désigne l’ « âme »). Quand, au juste, Dieu infuse-t-il l’âme dans le corps de l’homme ? Cette question était déjà débattue par les théologiens au Moyen-Age. Les techniques les plus modernes ne font, en l’occurrence, que raviver de vieilles questions. L’Église catholique penche actuellement vers l’idée que l’ « animation » aurait lieu dès la conception : « L’âme spirituelle de tout homme est immédiatement créée par Dieu ». Il n’en a pas toujours été ainsi. Jusqu’en 1869, le Droit Canon de l’Eglise catholique considérait, comme Thomas d’Aquin, par exemple, que l’animation était tardive dans le développement du fœtus. Avant qu’il ait une âme, son avortement n’était donc pas considéré comme un crime.

 

   Outre la doctrine catholique, certains veulent étendre le respect de l’homme à celui de la vie en général. Sans être à proprement parler une personne, l’embryon, en tant qu’il vit, devrait être respecté. Si l’on fait de la vie une valeur, voire la valeur suprême, comme le fait Nietzsche, alors on ne saurait tenir pour satisfaisante la distinction entre les personnes et les choses comme premier principe. Le principe supérieur de vie peut donner lieu à l’idée qu’il existe un droit fondamental du vivant à la vie, qui implique en retour l’exigence de le faire vivre. On peut reconnaître là, et sous sa forme extrême, voire extrémiste, la position des partisans auto-proclamés du « droit à la vie », qui combattent activement contre l’avortement [Mouvement Prolife aux États-Unis, Pro-vie, en France …]

 

   Quoi qu’il en soit, le respect de l’embryon humain signe dans tous les cas, la condamnation de l’avortement, et même, d’une certaine façon de toute procédure artificielle de procréation. On le voit, considérer l’embryon comme une personne, engage insensiblement une représentation plus globale : religieuse, notamment (l’Eglise catholique s’inscrit dans cette représentation), mais aussi, plus généralement relevant d’une forme de naturalisme, d’éthique naturelle faisant de la Nature une source de valeurs inviolables), pour laquelle toute intervention et tout artifice humains sont suspects.

 

II/ Le respect de la personne n’est pas celui de la vie.

 

   Au Siècle des Lumières a surgi une tout autre conception de ce qu’était la personne humaine ; elle se voulait rationnelle et non plus traditionnelle. Elle consistait à affirmer que seul pouvait prétendre au statut de « personne », l’être qui disposait de conscience et de raison, et pouvait ainsi agir de manière autonome, i.e. suivant la loi que la raison lui fixe. Le critère de la personnalité n’est plus alors naturel, mais culturel ; non biologique, mais désormais … éthique.

   Une telle analyse se trouve dans la philosophie de Kant. Être une personne humaine n’est pas inné. Kant brise l’égalité entre vie humaine et personne humaine. La personne ne se dit que du sujet raisonnable, capable de juger et de décider par lui-même. C’est le sujet qui dispose de la pleine autonomie morale, qui ne s’incline pas devant l’instinct ou les tendances de sa nature, mais seulement devant la loi qui doit à la raison d’être universelle. Ainsi, l’obligation de respect est par excellence, l’exemple d’un principe moral, car universel.

 

   Cette autonomie n’est pas non plus chose innée ; elle s’acquiert. De même, on ne naît pas comme personne ; on le devient. Cela revient à considérer que l’éducation est déterminante pour l’humanité. Telle était, en tout cas la pensée de Kant qui a consacré un ouvrage à la question de l’éducation, dont cette phrase célèbre fournit un parfait résumé : « L’homme ne devient homme que par l’éducation ». La personnalité cesse donc d’être attachée à l’organisme, et même, plus généralement, à une nature de l’homme. Si l’homme n’est homme qu’au terme de son éducation et de son développement rationnel, on ne saurait accorder au nouveau-né, ni, à plus forte raison, à l’embryon, le statut de personne. Par extension, on peut, à suivre le seul critère de la raison, en venir à ne pas reconnaître comme personnes ni les enfants ni non plus les individus qui seraient privés de raison ou de conscience, comme les malades dans un coma dépassé.

 

   Quoi qu’il en soit, l’embryon n’aurait-il pas droit au respect, en tant qu’être vivant ? Là encore, la réponse de Kant est non : « Le respect pour l’homme, dit-il, est un respect pour quelque-chose qui est tout à fait autre que la vie. » Cette formule implique, d’une part, que la vie n’est pas une valeur (ce qui ne signifie pas, du reste, qu’elle n’a pas de valeur !). L’homme est une valeur supérieure à la vie et à la nature, en général. D’autre part, elle signifie que la valeur de la personne n’est pas attachée à la substance même de l’être humain ; il n’y a de valeur que par et pour les autres, tous les autres. L’embryon, dans cette philosophie de la relation, n’a, par conséquent, pas de valeur propre, de valeur « intrinsèque » ; il n’en prend que pour les personnes qui attendent sa venue au monde.

 

   L’embryon n’étant pas reconnu comme une personne, et le respect ne s’adressant pas à la vie, mais à la capacité humaine à vivre moralement, à fonder ses valeurs dans le rapport à l’autre, il en découle que l’embryon n’a pas à faire l’objet de respect, mais de protection. Ce n’est pas un crime que d’avorter, dans cette perspective ; mais cela n’empêche pas le législateur de prendre des mesures de protection, comme de fixer le délai maximum et les conditions de l’interruption volontaire de grossesse (dix semaines en France, mais vingt-huit au Royaume-Uni).

 

   Autre conséquence, plus indirecte, il est vrai : toute transaction commerciale concernant des êtres humains prépersonnels (antérieurs au statut juridique de « personne »), comme l’embryon (on pense ici au cas des mères porteuses), est admissible, à condition seulement que les personnes consentent de leur plein gré à se prêter à l’expérience.

 

   Enfin, s’il semble conforme à la philosophie de Kant de considérer qu’il n’y a pas de crime dans le cas de l’avortement, on peut même aller plus loin, et tenir à l’inverse, pour faute morale de laisser mettre au monde sciemment, volontairement, un enfant frappé d’un handicap, d’une malformation : ce serait manquer au respect qu’on lui doit que de contraindre la personne future à vivre gravement diminuée. On en arrive ainsi à esquisser le principe d’une responsabilité devant la personne future, qui l’emporte sur les devoirs que l’on a à l’égard de l’embryon actuel.

 

   La philosophie de Kant trace donc les grandes lignes d’une conviction réactualisée par le débat contemporain autour de l’embryon. Elle pose pour chacun un devoir de respect pour tout homme, sans impliquer un quelconque droit à la vie. L’homme reste ainsi le maître de ses valeurs (il s’agit d’une forme d’ « humanisme » moderne), contrairement aux conceptions religieuses du monde. Elle (la philosophie de Kant) présente aussi le mérite de fonder une attitude tolérante pour des choix moraux différents des nôtres, et que nous pouvons désapprouver par ailleurs En faisant la part belle à la responsabilité (nourrie d’une pleine raison… car une saine décision chez Kant ne peut, ne doit se faire que sous le regard de la « raison », dans sa dimension rationnelle comme dans sa dimension raisonnable)  de la personne individuelle, autonome et responsable de ses options et décisions, elle écarte tout jugement fait au nom d’une conviction, d’une croyance ou d’un choix idéologique susceptibles de céder à des motifs irrationnels.

 

   Nous avons tenté de présenter sous la forme d’un débat contradictoire, deux manières différentes de considérer l’embryon, et, au-delà, le statut de l’être humain dans le monde. Il ne s’agit pas de trancher de manière catégorique entre elles - à la rigueur, cela vous appartient -. La réponse à la question se situe peut-être à mi-chemin : il doit bien y avoir un juste milieu entre refuser à l’embryon humain le statut de personne, et octroyer à quelques cellules (au sens biologique), la même dignité morale qu’à un être conscient et raisonnable.

 

   Le sens commun indique la voie, lorsqu’il fait spontanément la différence entre l’embryon de quelques jours, un « paquet » de cellules dénué de système nerveux (donc, qui ne souffre pas, a priori !), et le fœtus de six mois qui a déjà une forme humaine, et qui est presque viable. Il inspire un certain nombre de limites et limitations à l’activité des chercheurs. C’est ainsi qu’en Grande-Bretagne, le comité d’éthique a recommandé que l’utilisation d’embryons humains à des fins de recherche scientifique soit autorisée dans un délai de quatorze jours. De même, la viabilité de fœtus (autour de vingt-quatre semaines) reste un critère important de la personnalité qu’on ne saurait totalement négliger. Mais on ne fait ainsi que repousser les questions de fond.

 

   L’essentiel est de donner un fondement conceptuel solide à cette distinction spontanée en caractérisant l’ « embryon » de « personne humaine potentielle » (en à-venir, en devenir). Cette expression a été forgée par le Comité français d’éthique à la fin du siècle dernier (dans les années 80). L’idée de personne humaine potentielle correspond à l’idée suivante : « Ce qui est en puissance dans l’embryon humain, c’est le destin d’un individu singulier, mais aussi une part de l’avenir de l’humanité. » On peut trouver dans ce concept un point de repère et un garde-fou face aux nouveaux pouvoirs que la science contemporaine nous offre. Au-delà de la personne singulière, c’est le type humain lui-même qui est respectable, la particularité humaine fondée sur le concept si cher à Rousseau : la « perfectibilité » proprement humaine, les promesses d’évolution et de perfectionnement que l’homme porte en lui.



15/06/2021
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