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Leçon 25 : La démarche expérimentale au cœur de la science contemporaine (Cliquez sur le lien !)

IV-1-5-3/ La démarche expérimentale : trois modèles

élaborés respectivement par Claude Bernard (1813-1878), Gaston Bachelard (1884-1962) et Karl Popper (1902-1994).

 

Description de la démarche expérimentale en sciences : le « protocole expérimental »

 

   Si Aristote orientait délibérément la science vers un idéal théorique et contemplatif : « Il n’y a de science que de l’universel et du nécessaire », l’époque contemporaine, quant à elle, ayant réalisé le vœu de Descartes : « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », n’a plus peur désormais de la matière, de la réalité empirique et entend bien la convoquer comme juge des extrapolations, des hypothèses théoriques, lesquelles, jusqu’alors, s’en dispensaient souvent volontiers.

  Écoutons une phrase, celle de l’épistémologue contemporain, Paul Gochet : « Toute théorie à propos du monde, doit désormais comparaître devant le tribunal de l’expérience ». Désormais, l’expérimentation devient le critère décisif de vérité d’une théorie qui est en son fond hypothétique. Si Platon reprochait aux sciences de « rêvasser autour de l’être » et les enjoignait de se prolonger urgemment dans la philosophie, la science contemporaine entend bien toucher à l’ « être » (au sens philosophique, ontologique : « Ce qui est ». Leibniz s’interrogeait, d’ailleurs : « Pourquoi y-a-t-il quelque-chose plutôt que rien ? » Et oui, on est philosophe ou on ne l’est pas !), toucher à l’être, disait-on, donc, sans autre secours qu’elle-même, et le protocole expérimental, sous ses airs finalement assez modestes, lui offre cette opportunité. On reste dans l’esprit d’Auguste Comte : la science, expression adulte de l’intelligence humaine, doit désormais s’affranchir, se libérer de tout ce qui lui est étranger : l’art, la religion, la philosophie … elle ne doit plus rien devoir qu’à elle-même, revendiquer une autonomie totale. Cela dit, cette rupture, ce divorce d’avec ce qui la nourrissait traditionnellement (la philosophie, l’éthique, la métaphysique) va la jucher sur un promontoire fragile dont nous payons sans doute un peu les conséquences : technoscience aveugle, indifférence aux questions éthiques fondamentales (clonage, OGM … et diverses manipulations en laboratoires … Nous finirons, à ce titre, le cours de « philosophie des sciences », après cette leçon, par un article… philosophiquement pertinent, d’un chercheur en sciences), positivisme excessif, notamment d’Outre-Atlantique …et c’est peut-être malgré elle, qu’elle va susciter un retour en grâce de l’éthique, de la philosophie, d’une « science avec conscience », se rappelant soudainement de la célèbre injonction de Rabelais (Gargantua, Pantagruel …) : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »

 

   Commençons par le début : 

 

   L'expérience est souvent assimilée à une pratique et à un vécu permettant d'acquérir un savoir empirique. Mais dans le domaine des sciences, l'expérience n’est pas exactement de cet ordre.

 

1. Au contraire de l’expérience simplement empirique, ordinaire, l’expérience scientifique est dirigée par la raison.

 

   Dans le domaine scientifique, l'expérience ne se réduit pas à l’observation de faits. L'empirisme, conception selon laquelle, initialement, toutes nos connaissances viennent des sens, ne retient que la dimension passive de l'expérience : le physicien devrait, sans le secours d'hypothèses (donc sans le secours de la théorie) raisonner à partir de faits observables. « Hypotheses non fingo » (en latin), affirmait Newton : « Je n’avance pas d’hypothèses » (Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1687). Newton fonde ses principes sur l’expérience et feint de mépriser les hypothèses, de façon à montrer d’une manière ostensible son rejet de la science théorique (théorétique (la science comme contemplation de l’ « être », théorie, « Theion orao », en grec : « Je vois Dieu »), d’Aristote, notamment !) et à annoncer l’avènement de la science moderne expérimentale.

 

   Toutefois, les faits nécessitent une interprétation, et les phénomènes observés doivent être ordonnés. La science ne peut se constituer à partir d’une succession d’observations. Une construction intellectuelle ordonnée doit permettre d'expliquer un ensemble de phénomènes. Selon Claude Bernard, « L'expérience est une observation provoquée dans le but de faire naître une idée ». Il pose ainsi les principes d’une véritable méthode expérimentale : « Il y aura donc deux choses à considérer dans la méthode expérimentale : 1°) l’art d’obtenir des faits exacts au moyen d’une investigation rigoureuse (Observation de faits) ; 2°) l’art de les mettre en œuvre au moyen d’un raisonnement expérimental afin d’en faire ressortir la connaissance de la loi des phénomènes (Élaboration d’hypothèses … Ces deux étapes précédant l’expérimentation) » (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865).

 

   Théorie et expérience sont donc, selon Claude Bernard, indissociables. Il semble néanmoins que ce soit la théorie elle-même qui donne un sens à l'expérience. Si le point de départ de la science semble être le « fait », il s'agit d'un « fait polémique », pour reprendre la formule de Gaston Bachelard. Rappelons-nous la découverte du vide d’air au sommet de la pompe aspirante qui surprend les fontainiers de Florence (en 1643), de simples employés municipaux, pourtant, au point d’aller frapper à la porte de Galilée (réputé pour ne pas être vraiment aimable, paix à son âme !) pour le consulter sur ce phénomène. Pourquoi nos fontainiers ont-ils été si surpris, voire presque tétanisés : non pas parce qu’ils étaient fascinés par ce vide … On ne voit pas qui ça pourrait vraiment fasciner ?, mais parce que ce vide venait contredire une vérité jusqu’alors admise, une certitude jamais remise en question : « La Nature a horreur du vide ! », le vide n’existe pas, comme l’avait établi Aristote. Quand on voit « de visu », de nos propres yeux ce qui n’existe pas … alors on est en droit d’être surpris. Pour faire bref, l’apparition de ce « vide d’air » n’est pas un « fait brut », c’est un « fait polémique », c’est-à-dire un fait qui prend soudain un relief exceptionnel à cause d’une théorie antérieure erronée, en l’occurrence. Il ajoute : « Si l’activité scientifique expérimente, il faut raisonner ; si elle raisonne, il faut expérimenter » (Le nouvel esprit scientifique, 1934). Bachelard, à l’instar de Bernard, estime que la théorie et l’expérience sont interdépendantes.

 

2. La raison doit prendre les devants dans une dialectique expérimentale :

 

   L'expérience scientifique implique donc une activité de l’esprit, et c’est pourquoi on oppose l’activité de celui qui expérimente à la passivité de celui qui observe : en effet, la raison doit prendre les devants en interrogeant méthodiquement les phénomènes. Pour résoudre le problème posé par le « fait polémique », que nous avons précédemment évoqué, le chercheur propose une hypothèse. L'hypothèse est une invention de l'intelligence pour résoudre le problème posé par la contradiction entre l'ancienne théorie et le fait nouveau, que fait apparaître l'observation ou l'expérimentation. C’est pourquoi, selon Claude Bernard, on peut dire de la nouvelle théorie qui sort de la démarche expérimentale, qu’elle correspond à « une interprétation anticipée et rationnelle des phénomènes de la nature » En effet, prenons une science prédictive comme la sismologie : grâce à la théorie, l’homme peut désormais - dans le meilleur des cas -, devancer la nature, prévoir les catastrophes, pensons aussi à la prévention en matière médicale, dont on mesure parfois, il est vrai les insuffisances. Mais il ne faut pas, semble-t-il « jeter le bébé avec l’eau du bain » : quelques avancées médicales. Galilée et Newton auront contribué à construire ce nouveau modèle de démarche scientifique qui associe étroitement l'expérimentation et l'expression des lois et théories en langage mathématique. Ce sont l'énoncé de théories mathématisées et l'expérimentation qui constituent désormais les bases d'une connaissance scientifique de l'univers, et non l'évidence intuitive tirée de la simple observation. L'analyse des rapports entre théorie et expérience, dans la démarche expérimentale, montrerait donc que le progrès scientifique ne doit pas se lire comme accumulation de faits.

 

3. Les « conjectures (hypothèses) provisoires » de la science :

 

   Nous avons longtemps pensé que la science reposait sur l'induction expérimentale, procédé qui consiste à obtenir des lois générales à partir de faits particuliers (on élabore une théorie rationnelle sur ma base d’une observation première. Vous pouvez revoir le cours sur Aristote et l’analyse des Seconds Analytiques). Karl Popper critique cette démarche : « Peu importe le grand nombre de cygnes blancs que nous puissions avoir observé, il ne justifie pas la conclusion que tous les cygnes sont blancs » (La logique de la découverte scientifique, 1934). Selon lui, la théorie vient avant les faits, et il faut donc préférer la logique déductive, à travers laquelle la théorie sera mise à l’épreuve, à la logique inductive. Au lieu de commencer par l’observation des faits afin d’en tirer progressivement une théorie, on commence par la théorie elle-même, ou du moins l’hypothèse, afin de voir si elle se vérifie dans les faits. Prenons le clonage humain, par exemple : il s’agit d’abord d’une hypothèse, d’un phantasme (théorique, issu de l’imagination créatrice de l’homme) presque, plus familier de la littérature d’anticipation que de la science elle-même, par exemple. Le point de départ du protocole expérimental n’est plus le « fait », mais cette hypothèse presque « fumeuse » qui devient la base d’un acharnement scientifique où l’on essaye, en laboratoire, de « réaliser » cette hypothèse, de lui donner une expression concrète, matérielle. Tant qu’on échoue, l’hypothèse reste « fumeuse », mais si un jour l’on réussit, alors on aura prouvé la validité scientifique, la « valeur de vérité » de cette vue de l’esprit, même si c’est au mépris de l’éthique. On pourrait tenir le même raisonnement pour les OGM (les organismes génétiquement modifiés), qui n’existaient pas dans la nature et qui sont sortis tout droit du cerveau humain. Le chercheur est devenu un apprenti sorcier - ou un dieu d’un nouveau genre - qui créé ce que la nature ne connaît pas encore : désormais, en certains domaines, il la devance.  Les hypothèses, dans cette perspective élaborée par Karl Popper, précèdent l’observation et l’expérimentation. La science, explique-t-il, procède par « conjectures (hypothèses) ». En effet, certaines conjectures sont avancées, puis soumises à la critique, par l’intermédiaire de l’expérimentation, qui soit les confirmera, soit les infirmera. C’est ainsi qu’elles sont, selon le terme de Popper, « testées » (Conjectures et réfutations, 1963). Une conjecture confirmée dans les faits n'est pas pour autant une théorie vraie (au sens définitif du terme). Elle n’est qu’une théorie provisoirement vraie, en attendant d’être démentie par un nouveau protocole de tests visant à l’invalider, précise Karl Popper. C’en est fini de la quête de l’ « être », de la recherche d’une vérité intangible, éternelle. N’est vrai que ce qui n’est pas encore démenti ! L’idéal de « vérité » doit alors rabaisser considérablement ses prétentions.

 

   En outre, une théorie n'est scientifique que si elle est réfutable (et non plus « vérifiable », qui signifie au sens propre : « productrice de vérité »). D'où l'idée de falsifiabilité (de l'anglais to falsify, « réfuter ») qui désigne la possibilité qu'a une théorie d'être remise en cause par une nouvelle expérimentation. Sont donc véritablement « scientifiques » les théories susceptibles d’être infirmées par de nouvelles théories : en ce sens, une « véritable » science n’est jamais définitive, ou absolument vraie. De plus, la recherche scientifique semble s’être toujours développée au cours de l'histoire en prenant modèle sur une théorie scientifique dite « exemplaire » que Thomas Kuhn appelle « paradigme » (du grec paradeigma, « exemple »). Aussi longtemps qu'un paradigme est posé (ex. la théorie aristotélicienne de « l’horreur du vide » qui va exiger au moins trois « pointures » scientifiques : GaliléeTorricelli et Pascal, et cela durant cinq ans,  pour faire l’objet d’un démenti !), il n'est pas réfutable, ce qui empêche la science de progresser, ou des théories nouvelles d’apparaître (La structure des révolutions scientifiques, 1962). Si la vision géocentrique du monde, héritée de Ptolémée, a si longtemps perduré, c’est parce qu’elle constituait un « paradigme », élevé au rang de véritable dogme. L’évolution, montre encore Kuhn, ne se fait pas de manière progressive mais par crises et par ruptures, à travers lesquelles les théories connaissent de véritables révolutions. Copernic, Giordano Bruno et Galilée sont passés pour des hérétiques pour avoir proposé de substituer l’héliocentrisme au géocentrisme. Les vérités scientifiques ne sont plus considérées comme absolues, même si l’ensemble de la communauté scientifique s’accorde aujourd’hui sur les critères de scientificité à partir desquelles une science peut être considérée comme une « science exacte », par opposition aux sciences dites « humaines ».

 

   L’interdépendance de la théorie et de la pratique est désormais établie. Néanmoins, la science contemporaine se définit davantage aujourd’hui comme une science probabilitaire ou conjecturale. Une vérité scientifique n’est donc jamais définitive et toujours en « sursis », ce qui ne l’empêche pas pour autant d’accéder au statut de science exacte.

 



14/06/2021
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