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Leçon 28 : la méthode cathartique que Breuer met en place pour soigner Anna O. et qui jette les bases de la future psychanalyse (de la cure analytique) que Freud va élaborer quelques années plus tard. (Cliquez sur ce lien !)

Observation et compréhension pas à pas du cas d’Anna O :

 

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   Comment Josef Breuer en est-il venu à identifier la cause de ses troubles hystériques et à jeter les bases d’une thérapie (la méthode cathartique, de « catharsis » en grec, qui signifie « purification ») qui va permettre de la soulager d’un grand nombre de ses symptômes ?

   [Afin de bien comprendre ce cours, ayez sous les yeux le schéma qui apparaît dans la rubrique précédente !]

 

1/ Tableau clinique (relevé de l’ensemble des symptômes qu’elle présente)  du cas d’Anna :

 

   Contractures musculaires, anesthésie (perte de la sensibilité cutanée), strabisme (trouble du mouvement oculaire), cécité périodique (perte de la vue par périodes), atonie musculaire (trop peu de tonus musculaire pour tenir sa tête droite), toux nerveuseanorexiehydrophobie (impossibilité de boire), aphasie (perte de la faculté du langage), amnésie (oubli de sa propre langue maternelle), schizophrénie (perte du Moi, dédoublement de la personnalité).

   Il y a de quoi s’y perdre quand on est médecin. Par où commencer ? Y-a-t-il un symptôme plus important plus « vital » qu’un autre ? Difficile de répondre. Face à ce tableau clinique complexe et varié et afin de s’y retrouver un peu, Breuer s’essaye à quelques « classements » des symptômes.

 

2/ Tentatives de classements : deux.

 

   D’abord classer les symptômes en deux familles : corporels (physiologiques, somatiques) et psychologiques. Alors, on est à peu près à 50%/50%. Quelle conclusion en retirer : rien de nouveau, peut-être, mais la confirmation que l’on a bien affaire à un cas d’hystérie, à une maladie psychosomatique où les symptômes somatiques (corporels) et les symptômes psychologiques s’y retrouvent d’une manière à peu près équilibrée.

   Jean-Martin Charcot (1825-1893), d’ailleurs, no

tre fameux neurologue français, avait déjà établi le syndrome de l’hystérie (l’ensemble des symptômes qui permettent de reconnaître une pathologie précise) : il avait identifié deux « vagues » de symptômes : les « stigmates », ceux que l’on retrouve systématiquement : anorexie, amnésie, atonie, aphasie, schizophrénie, cécité … et les « accidents », dommages collatéraux provoqués par cette première vague de symptômes : ici, palpitations cardiaques, contractures ….

 

   Breuer (qui connaît les travaux de Charcot de la Salpêtrière) sait donc qu’il ne se trompe pas de patiente et qu’il a bien affaire à un cas d’hystérie. Quand on a une gangrène dans la jambe gauche, on ne demande pas à être amputé de la jambe droite ! Il est heureux que le chirurgien ne commette pas une bavure médicale irrémédiable !

 

   Cela nous conduit à un second classement : 80% des symptômes se caractérisent par la perte d’une faculté, perte psychologique ou organique : perte de la mémoire, de la personnalité, de la vision, de l’appétit, de l’envie de boire, de la sensibilité … Et cette perte n’est pas définitive, puisque les hystériques qui sont encore « à flot », qui ne sont pas encore dans une situation sévère et irréversible, retrouvent temporairement ces facultés pour les reperdre à nouveau … Breuer évolue alors de l’idée de perte à l’idée d’oubli. Et cette idée d’oubli qu’il va pousser jusqu’au bout de ses conséquences : l’hystérique souffre d’oubli, mais d’un oubli majeur, d’un oubli psychologique, certes, mais aussi d’un oubli somatique : il perd la mémoire, mais son corps oublie de manger, également, de boire, ses yeux oublient de voir …Un oubli généralisé, en somme. Peu à peu, on évoluera de l’idée d’oubli vers l’idée de réminiscence (comme quoi Platon n’est jamais très loin. Cf. : l’esclave de Ménon, pas hystérique, a priori, mais voyant ressurgir en lui des souvenirs oubliés et méconnus de géométrie, profondément enfouis dans son « âme » et réveillés sous l’instigation de l’accouchement socratique). L’hystérique souffre de « souvenirs » qui s’imposent à lui, dans son présent, mais qu’il ne reconnaît pas d’abord comme siens. La réminiscence désigne, en somme, un « souvenir inconscient », à la façon de la madeleine de Proust.

 

3/ De l’oubli à la « talking cure », en passant par l’hypnose :

 

   Que faire, quand on a oublié « sa tête » ou n’importe quoi d’autre ? Faire un effort solitaire de remémoration ? Pas facile. Mieux vaut faire appel à un tiers, à quelqu’un qui va vous aider ? Dans notre contexte : un thérapeute. Un neurologue pratiquant la « cure par la parole » comme Breuer, puis plus tard un psychanalyste comme Freud. Bref, si on sollicite quelqu’un pour nous venir en aide, alors va s’instaurer un dialogue : mon interlocuteur me posera des questions judicieuses, me rassurera, me permettra d’y voir clair et peut-être de retrouver ce que j’ai perdu, avec davantage de sérénité.

   Et voilà que Josef Breuer et Anna O. viennent d’inventer la psychothérapie, la « talking cure », la « cure par la parole ». Plus besoin de médicaments, d’antidépresseurs, d’anxiolytiques … mais un besoin de parler seulement. La psychologie fait acte de naissance et se détache alors de la psychiatrie. Le psychologue soignera ses patients uniquement par le biais de la parole ! Peu crédible, d’abord. Nombreux seront les médecins, et nombreux sont-ils encore, à émettre des doutes sur l’efficacité d’une thérapeutique, a priori indolore et peu coûteuse … « A priori », puisque l’on va vite se rendre compte, que même la simple parole peut réveiller en nous des démons intérieurs susceptibles de nous dévaster. La pratique de la « scansion » chez Jacques Lacan (psychanalyste français), de la séance analytique rapide - sans doute trop rapide - fera des victimes et pour ce qui est du tarif des séances, le psychanalyste ne sera pas meilleur marché que le médecin « physiologiste ».

 

   Bref, revenons à notre sujet ! Pour aider un(e) hystérique dans le travail de remémoration de ce qu’il (elle) a oublié, le dialogue est donc privilégié, mais pas dans n’importe quelles conditions. Ce dialogue se fera sous hypnose. L’hypnose, découverte par Franz-Anton Mesmer (1734-1815) était revenue à la mode à cette époque et l’on pensait que les hystériques y étaient particulièrement sensibles, qu’il était facile de les placer en état de suggestion hypnotique.  De quoi s’agit-il ?

 

   La cause de l’hystérie séjourne vraisemblablement au  niveau d’une couche de la mémoire inaccessible à la conscience, une couche sub (sous)-consciente (on ne parle pas encore d’in-conscient, ce qui échappe totalement à la conscience, mais de sub-conscient, ce qui est sous la conscience), et le meilleur moyen d’avoir accès à cette nappe profonde subconsciente, c’est de neutraliser la conscience du sujet. L’hypnose (induction de sommeil sans « narcotique », qui provoque une « narcose », induction chimique du sommeil) permettant de mettre entre parenthèses provisoirement la vigilance de la conscience, permet au thérapeute de s’adresser directement au subconscient du patient, de la patiente. Il « suggère » - suggestion hypnotique, hétérosuggestion, autosuggestion -, c’est-à-dire qu’il introduit à l’insu de sa conscience claire, des informations, des injonctions : « Dites-moi ceci, cela ! Quand vous serez éveillé, vous ferez ceci, cela … ! ».

 

4/ Anna 0. Soumise à une « talking cure » sous hypnose. Que confesse-t-elle la concernant, et cela, à son insu ?

 

   Elle révèle qu’enfant (elle avait alors une douzaine d’années et elle en a maintenant 21), elle était aux côtés de son père moribond, en état d’agonie et qu’elle était seule, sa mère s’étant absentée. À son chevet, son père lui demande l’heure, mais ses yeux sont tellement emplis de larmes, qu’en regardant sa montre, elle ne parvient pas à voir la position des aiguilles (macropsie … les larmes provoquent un grossissement exagéré des signes : chiffres, aiguilles).

 

   Breuer a alors une intuition de génie. Anna ne souffre-t-elle pas de strabisme et de cécité périodique, et là elle me parle de ses yeux lorsqu’elle était enfant ? Que, d’une certaine manière, elle avait été victime d’une cécité, d’une perte provisoire de la vue ? N’y aurait-il pas un rapport entre ce symptôme physiologique et cette réminiscence psychologique. Le médecin décide alors d’exploiter le filon et il n’a pas tort ! Il lui demande de séance en séance de raconter cette histoire issue de son enfance et, au fur et à mesure des séances, certains symptômes reculent ! Que se passe-t-il ? En quoi le seul fait de « se raconter » sous hypnose est-il susceptible de nous délivrer d’une maladie aussi grave que l’hystérie ?

 

 

5/ Invention de la méthode cathartique et préfiguration du « psychodrame » :

 

   Quelle était l’origine de l’hystérie d’Anna ? La rétention de ses larmes, autrement dit, la rétention d’une émotion (« émoi » ou « trauma », cf. Schéma ci-avant). L’hystérique souffre d’une émotion (ou d’un traumatisme) retenue, d’une émotion inhibée (ici, le fait de ne pas s’être abandonnée à une crise de larmes, alors que son père était en train de mourir) Sans doute s’est-elle retenue par décence ou pour ne pas accabler davantage son père, mais son subconscient ne l’a pas interprété de la sorte. Ce que ce dernier a retenu, c’est le « mode » culpabilité, comme on dit, c’est la version « culpabilité » : « Tu n’as pas pleuré alors que ton père mourrait ? Quelle froideur, quelle insensibilité ? » On pense au personnage de Meursault, dans L’Étranger de Camus, qui ne pleure pas lors de l’enterrement de sa mère.

 

   Les années passent alors et cette culpabilité « travaille » Anna en profondeur, creuse son sillon en elle et altère son équilibre physiologique et psychologique (les symptômes observés). Et ce « travail » est invisible. Elle-même, du reste, n’a plus aucun souvenir conscient de cet épisode, en apparence anodin. Quoi de plus banal que ne pas pouvoir dire l’heure à quelqu’un qui vous le demande. Mais en vertu de ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui un « effet papillon », une toute petite cause pour un effet phénoménal, cet épisode dérisoire en première apparence, installe Anna au bord d’un abîme de souffrance.

 

   Mais heureusement, survient Josef Breuer qui va conduire Anna à revivre en différé cet épisode de son enfance. Après avoir obtenu son aveu sous hypnose, il réveille sa patiente et lui révèle « en conscience » ce qu’elle a elle-même raconté. Il doit obtenir d’elle qu’elle pleure enfin, huit, neuf ans après les faits … Une reconstitution du type « cold case ». Mais un problème d’importance se pose : comment pleurer à chaudes larmes, enfin, devant son père, alors que ce père est décédé depuis si longtemps ?

 

   Une solution s’impose peu à peu et que Freud exploitera plus tard : le « transfert », l’analyse transférentielle (Un film à voir : Dangerous method de David Cronenberg, 2011): c’est le thérapeute qui remplacera provisoirement le père absent et la patiente devra n’y voir que du feu. Le pari est osé, mais ça marche. Anna, au moyen d’une manœuvre psychologique complexe, finit par assimiler Breuer à son père et à projeter sur lui tous les sentiments, tous les affects qu’elle réservait jusqu’alors à son parent. Et elle pleure, elle pleure … et au terme de cette vallée de larmes elle est … quasiment … guérie. Il faudra encore un peu de temps pour parachever la cure … cathartique, de purification, bientôt psychanalytique, en 1900, quand Freud imposera sa première « topique », i.e. sa théorie … psychanalytique. On va bientôt en parler, à l’occasion de l’analyse de la Seconde leçon sur la psychanalyse.

 

  Elle a rejoué sur scène (psychodrame), pour ainsi dire, une période douloureuse de son existence et ce jeu l’a délivrée. Délivrance, transfert d’affects … renouveau de la relation entre thérapeute et malade : c’est le malade qui instrumentalise ici le médecin et non l’inverse … autant de découvertes qui vont faciliter l’élaboration ultérieure de la psychanalyse et qui justifie que Sigmund Freud soit resté reconnaissant à l’endroit de Josef Breuer, au point de le désigner comme l’inspirateur incontournable de la psychologie et surtout de la psychothérapie modernes.    



15/06/2021
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