Leçon 3 : Comment rester un homme ? (Cliquez sur le lien !)
III/ Comment rester un homme ?
Même s’il ne le dit pas explicitement, l’auteur nous suggère, à travers différents épisodes et surtout grâce au portrait de quelques individus exceptionnels, qu’il existe une « possibilité » permettant de sombrer ni dans la déchéance du « musulman » (les détenus les plus affaiblis), ni dans l’inhumanité du « privilégié ». Pourtant, il ne faut pas en faire un mérite personnel car, dans un tel univers, la chance joue un rôle essentiel, comme l’ont reconnu tous les survivants.
Quelques moments d’humanité :
Dans cet univers où personne n’a envie de parler aux autres ni de les écouter, se manifestent parfois une lueur d’humanité, voire un peu de solidarité.
Un ex-sergent de l’armée austro-hongroise.
C’est par exemple la « leçon » de Steinlauf. Cet « homme de bonne volonté », un peu ridicule, qui met son point d’honneur à se laver tous les jours alors même qu’il n’a pas de savon, et qui s’adresse au narrateur comme il devait sans doute le faire dans l’armée, à une jeune recrue. Son discours exprime une morale rigide et un sens de la discipline que le narrateur ne partage pas : lui n’a pas de système, et cette morale militaire ne lui convient guère, ni aux Italiens, d’une manière générale. Pourtant, il retiendra l’essentiel de la leçon de Steinlauf : le meilleur moyen de résister est de refuser de devenir des bêtes. Pour cela, il faut se laver, prendre soin de son corps et surtout dit Steinlauf : « vouloir survivre, pour raconter, pour témoigner » [p.42].
Kraus.
Dans le chapitre 14, c’est le narrateur qui est devenu l’ « ancien », face au « nouveau » qu’est Kraus. Il s’agit d’un juif hongrois, récemment arrivé, qui ne parvient pas à s’adapter. Il applique dans le camp, les règles qu’il suivait dans la vie normale : par exemple, il faut bien faire son travail, car plus on travaille, plus on mange. Le début du chapitre est dominé par le cynisme habituel chez les « anciens » : Kraus n’est qu’un petit employé stupide [p.141], si bête qu’il va jusqu’à faire des excuses [p.143]. Il « peut bien se tuer au travail si ça lui chante » [p.142]. Le narrateur va même jusqu’à dire que « les hongrois sont de drôles de gens », lui qui a été victime des préjugés des Juifs d’Europe Centrale à l’égard des Italiens.
Tout à coup, le narrateur croise « le regard de l’homme Kraus ». Il ne nous dit rien de ses sentiments, mais tout est dit dans le terme « homme » : le regard est la manifestation la plus évidente de notre humanité, il est aussi un appel à la reconnaissance de l’autre et éventuellement à sa pitié. En répondant à ce regard par des paroles, l’auteur montre que lui aussi est encore un homme. C’est, nous dit-il « un fait important dont il est significatif que je raconte maintenant comment il est significatif, et pour les mêmes raisons, sans doute, qu’il se soit produit à ce moment-là » [p.143]. Au lecteur d’en deviner la signification.
Ce n’est pas une leçon que le narrateur donne à Kraus. Il n’est pas un militaire à cheval sur la discipline, mais un rêveur et aussi un parleur, un conteur. Il lui offre donc le récit d’un rêve, un rêve qu’il n’a pas fait et qu’il invente spécialement pour cet homme dont il vient de rencontrer le regard, un rêve qui est, à bien des égards, l’antithèse du cauchemar raconté au chapitre 5. Il est rentré chez lui, en Italie, au sein de sa famille et Kraus arrive « propre, gras, avec des cheveux et des vêtements d’homme libre ». Dans ce récit se trouve tout ce qui manque cruellement aux détenus : la famille, une « énorme quantité de choses à manger » et « même une miche de pain de deux kilos encore chaude », l’été, la chaleur, un bon lit et surtout l’hospitalité.
Cette trêve, cependant, ne dure qu’un court moment. A la fin du chapitre, nous retombons dans l’univers cynique du Lager : Kraus est un « bon garçon », mais surtout un « pauvre naïf » qui ne survivra pas longtemps. L’espace d’un instant, il a existé en tant qu’homme pour le narrateur, mais il n’est plus rien et la seule réalité est le présent : la faim, le froid et la pluie.
Quelques hommes d’exception :
Trois des personnages du livre apparaissent comme des êtres à part, qui échappent miraculeusement à la corruption ambiante.
Alberto.
C’est le meilleur ami du narrateur, et c’est surtout l’un de ces hommes rares, capables de s’adapter au Lager sans se perdre eux-mêmes. Il est fort parce que, pour lui, la vie en général est un combat, et qu’il est capable d’utiliser à la fois son intelligence et son instinct pour survivre. Il est doux car il n’en profite pas pour écraser les autres, et il reste l’ami de tous. Dans la lutte impitoyable pour la survie, il n’envie pas les privilèges des autres : par exemple, lorsque le narrateur est admis au Laboratoire, Alberto se réjouit à la fois pour lui-même (il pourra tirer profit de la situation) et pour son ami. Mais surtout, Alberto est un « indompté », contrairement à tous ces hommes « domptés, éteints, dignes désormais de la mort qui les attend » [p.160]. Il reste un homme libre, malgré la vie du camp, et contrairement à Steinlauf, il n’est pas emprisonné dans un « système » : il fait face à « l’imprévu, l’improvisé, le nouveau » [p.148]. Alberto est mort par malchance : il n’a pas fait partie des malades qui, comme le narrateur, sont restés dans le camp et ont survécu. Il a disparu pendant la marche forcée qui a suivi l’évacuation d’Auschwitz, alors qu’il aurait dû survivre car il était joyeux, confiant et astucieux [pp. 166-167]. L’émotion perce lorsque le narrateur évoque son souvenir « si proche et si cher » [p.61].
Jean, le « Pikolo ».
Le personnage de Jean apparaît dans le chapitre 11, « Le chant d’Ulysse ». Le terme de Pikolo est une germanisation de l’italien « piccolo », le « petit ». Celui qui occupait ce poste dans le camp était en général très jeune (Jean est une exception, puisqu’il a vingt-quatre ans) et jouissait de nombreux privilèges : il n’était pas astreint à un travail manuel, mais chargé de toutes sortes de petites tâches telles que l’entretien de la baraque ou le lavage des gamelles, qui lui permettaient de manger à sa faim et de passer ses journées au chaud [pp. 116-117]. Jean Samuel est un étudiant alsacien, parlant aussi bien l’allemand que le français. Comme Alberto, il est à la fois fort et rusé, mais n’abuse jamais de son pouvoir. Il a su gagner la confiance du Kapo Alex, ce dont il se sert pour protéger les autres, les « non-privilégiés », avec qui il entretient des rapports humains. Le chapitre 11 tout entier est consacré au récit d’un de ces moments d’amitié et de partage si exceptionnels dans l’univers du Lager. C’est le seul épisode où deux détenus évoquent avec plaisir leur passé, et où, chose essentielle, la barrière des langues semble pouvoir être franchie : Jean veut apprendre l’italien et le narrateur lui donne une leçon.
Lorenzo.
Le plus important de ces portraits est sans doute celui de Lorenzo, qui apparaît dans le chapitre 12. Le Lager est bombardé, la fin est proche et la terreur règne. Dans cette période d’ « esclavage exacerbé », surgit Lorenzo, simple et mystérieux comme un héros de légende. Pour les détenus, la seule réalité est cet univers de violence, aussi Lorenzo apparaît-il comme un personnage surnaturel. Pourtant, c’est un homme simple, un de ces « civils » qui travaillaient à la Buna, un maçon italien dont l’entreprise avait été transférée par les Allemands en Haute-Silésie. L’histoire que nous raconte le narrateur peut nous sembler toute simple. Elle tient en un paragraphe [p.128] : tous les jours, pendant six mois, Lorenzo donne à Primo Levi un peu de pain et de soupe, un vieux chandail ; il envoie pour lui une carte en Italie et lui fait parvenir la réponse. Et l’auteur découvre après coup que Lorenzo a fait la même chose pour plusieurs détenus.
Serions-nous capables de nous comporter ainsi ? Une telle conduite suppose une certaine dose d’héroïsme, car s’il se fait prendre, Lorenzo risque de subir le même sort que ces détenus au secours desquels il vient. Elle suppose aussi de la patience, car se procurer un supplément de pain et de soupe pendant six mois relève de l’exploit. Mais il faut surtout savoir reconnaître en l’autre, l’homme qui souffre. Or, aussi évident que cela puisse paraître, ce n’est pas habituel dans l’univers concentrationnaire, même pour ceux qui y sont extérieurs. Par exemple, les jeunes filles qui travaillent dans le Laboratoire avec les détenus leur manifestent un profond mépris : elles ne leur parlent pas, ne répondent pas quand ils leur demandent un renseignement, vont jusqu’à balayer leurs pieds comme s’ils étaient de simples meubles ; l’une d’entre elles traite le narrateur de « Stinkjude », de Juif puant [pp.152-153] De manière générale, les « civils » n’éprouvent que mépris pour ces « sous-hommes ». Lorenzo, lui, donne sans rien demander en échange, « parce qu’il est bon et simple » [p.128]. Et il donne l’essentiel, ce qui manque le plus aux détenus : nourriture, chaleur, et surtout humanité. Lorenzo a su rester un homme, et « c’est à lui que je dois de n’avoir pas oublié, nous dit le narrateur, que moi aussi j’étais un homme ».
Cependant, quand Primo Levi reverra Lorenzo, bien des années après, il trouvera un homme mortellement fatigué, qui avait abandonné son métier, buvait et tournait le dos au monde. En fait, Lorenzo est mort de ce que l’on a appelé « le mal des déportés », cette impossibilité d’oublier, de reprendre une vie normale, qui a provoqué de nombreux suicides après la libération des camps. Lorenzo ne s’est pas vraiment suicidé, mais il s’est laissé mourir, dégoûté d’un monde où de telles choses sont possibles.
Le souci de l’autre.
Il n’existe pas de « recettes » pour préserver son humanité dans de telles conditions, mais seulement des exemples, car nul ne peut prévoir ce que peut devenir un être humain placé dans une situation hors norme comme l’était celle au sein des Lager. Primo Levi nous rappelle, du reste, qu’il est impossible de porter un jugement sur les détenus, en appliquant nos catégories habituelles. Les prisonniers étaient contraints par la vie qu’ils menaient à devenir indifférents aux autres, et c’est par une sorte de miracle que certains ont pu y échapper.
Les vrais coupables, ce sont ceux qui ont adhéré au système, et tous les exécutants de ces ordres inhumains qui, pour la plupart n’étaient pas des monstres, mais des « hommes quelconques » [p.212]. Ce sont aussi tous ceux qui ont fermé les yeux, tous ceux qui voulaient ne pas savoir ( davantage qu’ils ne voulaient pas savoir), comme le précisera l’auteur. Que l’on puisse faire preuve d’une telle indifférence à l’égard des autres, c’est ce que l’auteur ne peut pardonner. Celui qui regarde l’autre comme une chose devient lui-même une chose. Les détenus sont des esclaves, mais leurs maîtres le sont plus encore.
« Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous », note le narrateur dans le dernier chapitre [p.185]. Seules les relations avec d’autres hommes peuvent nous sauver : en donnant du pain et de la soupe, Lorenzo préserve sa propre humanité en même temps que celle de l’autre. De même, à la fin du livre, lorsque autour des déportés, tout n’est que mort et chaos, l’auteur se sent redevenir un homme grâce à deux détenus français récemment arrivés, Charles et Arthur, non seulement parce qu’ils agissent ensemble, mais parce qu’ils peuvent se parler et s’intéresser à autre chose qu’à eux-mêmes : « J’écoutais avec passion Arthur qui racontait les dimanches de Provenchères dans les Vosges, et Charles pleurait presque quand j’évoquai l’armistice en Italie (…) » [p.184]. Il est si vital pour un homme de parler et d’être entendu : rester un homme tout seul est impossible, c’est le regard de l’autre et son écoute qui sont les garants de notre humanité.
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