Leçon 34 : Critiques de l'hypothèse freudienne de l'Inconscient (Cliquez sur ce lien !)
Critiques de l’inconscient freudien
A. Critique du point de vue théorique
D’un point de vue scientifique, on peut adresser de nombreuses critiques à la théorie de Freud, car ses méthodes ne sont pas celles des sciences naturelles classiques. Ayant affaire à l’homme, il ne peut procéder par expérimentation directe et mesure mais doit se contenter d’interprétations. Je ne mentionnerai ici que la principale de ces critiques, qui affirme que la psychanalyse dans son ensemble n’est pas scientifique.
Cette critique est celle de Karl Popper, philosophe autrichien du XXe siècle. Popper a élaboré un critère de la scientificité d’une théorie. Popper remarque qu’on ne peut jamais prouver une théorie : la loi selon laquelle le Soleil se lève tous les matins ne peut pas être prouvée, même par un nombre d’observations très élevé. C’est le fameux problème de l’induction. En revanche, une loi scientifique peut être réfutée : si un matin le Soleil ne se lève pas, c’est que la théorie était fausse. A partir de cette idée, Popper affirme qu’une théorie « vraie » est une simple hypothèse qui n’est pour l’instant pas réfutée. Toute théorie scientifique n’est qu’une hypothèse en sursis. Le vrai n’est pas ce qui est prouvé mais simplement ce que nous n’avons pas (encore) réussi à réfuter.
Est scientifique, dit Popper, toute théorie qui est réfutable, c’est-à-dire toute théorie qui exclut certains faits, et qui pourrait donc être réfutée si on observait expérimentalement ces faits exclus par la théorie. Par exemple, la loi de la gravitation universelle de Newton pourrait être réfutée si on observait certains corps dont l’attraction réciproque ne serait pas régie par la loi F = G.m1.m2 / d². Or la psychanalyse ne remplit pas cette condition : le psychanalyste ne peut pas nous proposer un fait particulier qui, s’il était observé, réfuterait la théorie de l’inconscient. Au contraire, la théorie de l’inconscient est trop souple pour exclure rigoureusement certains faits. Chaque fait contradictoire peut être intégré à la théorie de Freud par une interprétation adéquate.
La psychanalyse est donc une théorie suffisamment souple ou , disons insuffisamment rationnelle et, de ce fait peut souvent être conciliée avec n’importe quel fait expérimental concevable. La notion d’inconscient est trop obscure pour que l’on puisse, sur la base de cette hypothèse, affirmer avec certitude que certains faits ne pourront pas être observés. Or selon Popper une théorie qui ne nie rien n’affirme rien non plus. Une théorie compatible avec n’importe quelle expérience ne nous apprend rien du tout.
La psychanalyse n’est pas la seule théorie à laquelle Popper refuse ainsi le nom de science : il range à ses côtés la théorie darwinienne de l’évolution. Ce qui montre que ces théories non scientifiques (selon ce critère) ne sont pas nécessairement inutiles. Elles fournissent généralement un cadre théorique flexible qui permet d’organiser et d’orienter des recherches scientifiques plus précise. La philosophie elle-même peut être conçue comme un cadre de ce genre.
Terminons en signalant que le critère de Popper est lui-même problématique. Même pour les sciences les plus « dures », en effet, telles que la physique et la chimie, on ne peut généralement pas réfuter une théorie à partir d’une seule expérience. Il faut plutôt un ensemble d’expériences, et ces expériences ne s’attaquent pas à un seul énoncé de la théorie mais à un ensemble d’énoncés, voire à l’ensemble de la théorie. C’est-à-dire que ni les énoncés théoriques ni les faits ne se présentent isolés. Ils appartiennent à un ensemble et c’est toujours du point de vue de cet ensemble que l’on décide de modifier tel ou tel aspect de la théorie pour améliorer son adéquation aux faits. Par conséquent, aucune théorie n’est directement réfutable par une expérience donnée, et le critère de Popper de la falsifiabilité n’est pas aussi net qu’il pouvait sembler à première vue.
B. Critiques du point de vue moral
L’idée d’inconscient a suscité de célèbres critiques également du point de vue moral. Car il est assez clair que cette hypothèse remet en cause notre liberté et notre responsabilité, donc notre moralité elle-même.
1. Alain
La première grande critique de l’inconscient du point de vue moral est celle d’Alain. Pour lui, l’essentiel est de considérer l’homme comme un être moral et responsable de ses actes. Il ne faut donc pas supposer qu’il existe en lui un « autre » à qui il pourrait attribuer la responsabilité de ses actes. On voit que cette posture n’implique pas nécessairement une critique de l’inconscient au sens de Freud, mais qu’elle met en garde contre certaines interprétations de l’inconscient qui seraient pernicieuses du point de vue moral.
"Il y a de la difficulté sur le terme d’inconscient. Le principal est de comprendre comment la psychologie a inspiré ce personnage mythologique. Il est clair que le mécanisme échappe à la conscience, et lui fournit des résultats (par exemple, j’ai peur) sans aucune notion des causes. En ce sens la nature humaine est inconsciente autant que l’instinct animal et par les mêmes causes. On ne dit point que l’instinct est inconscient. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a point de conscience animale devant laquelle l’instinct produise ses effets. L’inconscient est un effet de contraste dans la conscience. On dit à un anxieux : « Vous avez peur », ce dont il n’a même pas l’idée ; il sent alors en lui un autre être qui est bien lui et qu’il trouve tout fait. Un caractère, en ce sens, est inconscient. Un homme regarde s’il tremble afin de savoir s’il a peur. Ajax, dans l’Iliade, se dit : « Voilà mes jambes qui me poussent ! Sûrement un dieu qui me conduit ! » Si je ne crois pas à un tel dieu, il faut alors que je croie à un monstre caché en moi. En fait l’homme s’habitue à avoir un corps et des instincts. Le psychiatre contrarie cette heureuse disposition ; il invente le monstre ; il le révèle à celui qui en est habité. Le freudisme, si fameux, est un art d’inventer en chaque homme un animal redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont de tels signes : les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d’où un symbolisme facile. Freud se plaisait à montrer que ce symbolisme facile nous trompe et que nos symboles sont tout ce qu’il y a d’indirect. Les choses du sexe échappent évidemment à la volonté et à la prévision ; ce sont des crimes de soi, auxquels on assiste. On devine par-là que ce genre d’instinct offrait une riche interprétation. L’homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral."
Alain, Éléments de philosophie, livre II, chap. 16, note 146
2. Sartre
De son côté, Sartre attaque l’inconscient à partir de la notion de censure. Comment peut-on censurer ou refouler quelque chose que l’on ne connaît pas ? Cela n’a pas de sens. Pour refouler quelque chose, il faut connaître cette chose, et même avoir conscience de son caractère dangereux ou contraire aux exigences morales et sociales. L’idée d’un inconscient dynamique, fruit du refoulement, est donc une contradiction dans les termes selon Sartre. Pour refouler une chose, il faut avoir conscience de cette chose.
Par conséquent, Sartre substitue au concept d’inconscient celui de mauvaise foi. Il n’y a pas d’inconscient, mais la conscience se ment à elle-même, elle se dissimule à elle-même ses désirs. Il n’y a donc pas d’inconscient, mais seulement de la mauvaise foi. Et cette mauvaise foi consiste non seulement à refouler nos désirs intimes, mais aussi et surtout à refuser notre propre liberté. Une idée comme l’idée d’inconscient est au fond le genre d’idées que la mauvaise foi adopte afin de se disculper, et de pouvoir dire : « C’est plus fort que moi. » Dans cette formule banale, on voit bien le « moi » se dissimuler derrière le « ça » tout-puissant. Or l’homme n’a aucune excuse : il est parfaitement responsable et libre, la seule liberté qu’il n’a pas est de renoncer à sa liberté. Condamné à la liberté, il ne lui reste plus que la mauvaise foi pour s’échapper. C’est ainsi qu’il tente de nier sa responsabilité et sa liberté en se cachant derrière sa « nature humaine » ou son « inconscient » qui sont autant de chimères, de vaines tentatives pour dissimuler à soi-même et aux autres sa liberté et sa responsabilité fondamentales.
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