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Leçon 35 : Cours de philosophie politique (Cliquez sur le lien !)

Philosophie Politique

 

Introduction 

 

a. L’objet de la philosophie politique

 

Il s’agira tout d’abord de déterminer l’objet propre de la philosophie politique. En quoi cette ‘discipline’ se distingue-t-elle des autres branches de la philosophie ? Quels sont ses questions et ses enjeux ?

H. Arendt souligne que ce qui est spécifique à la réflexion politique c’est que, contrairement à ce qui se produit dans d’autres domaines – la biologie, la théologie ou l’anthropologie, par exemple – il ne s’agit pas de ramener la pluralité à l’unité, mais bien plutôt de penser la pluralité comme telle.

Qu’est-ce à dire ? La Polis est le lieu dans lequel nous vivons et dans lequel nous vivons ensemble. Or vivre ensemble est rien moins qu’évident. Si du moins nous voulons non pas seulement co-exister mais encore « bien vivre » selon le mot d’Aristote. Le problème naît précisément avec la pluralité. Car celle-ci doit sans doute être organisée si nous voulons qu’elle forme une « totalité » et non un chaos, mais cette organisation ne doit pas se retourner contre les individus qui participent à la vie de la Cité. Comment réussir à vivre ensemble ? A quelles conditions la vie en communauté est-elle possible ? Souhaitable ?

 

b. Problématisation : l’Insociable Sociabilité

 

La philosophie politique, comme l’indique son étymologie, s’interroge en premier lieu sur la possibilité du vivre ensemble. Car si, de fait, nous vivons effectivement ensemble, entendons en Société, nous avons bien du mal à nous supporter. Nous vivons moins ensemble que nous ne coexistons. Mais si vivre en Société fait problème pourquoi vivons-nous ensemble ? Ne serait-il pas bien plus simple de nous tenir éloignés les uns des autres ? A moins qu’il ne nous soit nécessaire de partager notre existence avec nos semblables.

Pourquoi, donc, tendons-nous à vivre ensemble ?

 

1. Tendance à l’association

 

Il convient de distinguer plusieurs niveaux d’analyse. La première et la plus fondamentale des associations est celle qui constitue la Famille. En tant que telle elle repose sur le désir animal de reproduction (même si il faut ensuite introduire les spécificités de l’humain). Cependant cette association « atomique » ne suffit pas ou plutôt ne se suffit pas : en effet livrés à eux-mêmes l’homme et la femme ne sauraient survivre ou, à tout le moins, « bien vivre ». C’est ce que montre par exemple le mythe du Protagoras. La famille ne ‘suffit’ pas à assurer sa propre pérennité et a donc besoin de s’allier avec d’autres familles. Pourquoi ?

 

Si je suis seul à assurer les conditions de ma subsistance je devrai être agriculteur, puisque je dois me nourrir, artisan, puisque j’ai besoin d’un toit, guerrier, puisque j’ai besoin de me protéger en cas d’attaque. Or, si je dois assurer touts ces tâches, je ne serai efficace en aucune d’entre elles : on sait que la division du travail est la condition de la productivité, de l’efficacité. Si je veux bien manger, avoir une maison dont le toit ne risque pas de s’écrouler à chaque instant, et ne pas avoir à être tout le temps sur mes gardes, il faut que je partage le travail entre plusieurs personnes, chacune se spécialisant dans un domaine précis et s’en remettant aux autres pour ce qui est des autres domaines. Je protègerai mes alliés en contrepartie de quoi ils me nourriront.

 

C’est cela que montre Platon au livre II de la République. Il retrace en effet dans ce texte la genèse idéale de la Cité – pour montrer que celle-ci ne peut subsister que grâce à la division du travail. On pourrait dire en ce sens que la division du travail est au principe de la pérennité de la Cité.

L’association de plusieurs familles apparaît donc nécessaire. De cette association naîtra la Bourgade et, finalement – car le bourg n’est pas encore autosuffisant – l’association de plusieurs bourg au sein de la Cité. Pour Aristote, la Cité est la forme d’association qui assure à ses membres les conditions du « bien vivre » parce qu’elle se suffit à elle-même, peut vivre de manière indépendante, en Autarcie

Dans la mesure où la Cité offre à l’homme non seulement la possibilité de vivre – de survivre – mais aussi de « bien vivre », on peut aller jusqu’à soutenir avec Aristote que l’homme n’est pleinement homme – n’actualise toutes ses potentialités – qu’au sein de la Cité, en prenant part à la vie politique de celle-ci. L’homme vraiment homme est le citoyen. Et celui qui vit hors de la Cité pour une raison non accidentelle est plus ou moins qu’un homme : c’est un animal ou un dieu. Le lieu propre de l’homme, le lieu dans lequel il peut être pleinement lui-même, est la Cité.

Remarquons en passant qu’aujourd’hui l’équation citoyen = cité doit être repensée dans le cadre de la mondialisation : les frontières sont devenues bien plus perméables qu’elles ne l’étaient du temps d’Aristote. Je veux dire par là, qu’avec le développement de  l’économie marchande, lié à l’apparition du capitalisme et à sa logique, le progrès des moyens de communication et des moyens de transport, l’idée d’autarcie a perdu toute signification – sauf peut être dans les derniers bastions du « communisme » et du « totalitarisme ». Nous ne vivons plus dans la Cité, nous ne vivons même plus dans notre pays, nous vivons dans le monde. Nous sommes, que nous le voulions ou non, devenus à proprement parler et très concrètement des citoyens du monde.

Il existe bien évidemment plusieurs raisons à la vie en commun. Il nous suffira d’en retenir deux : le désir de vivre avec et parmi ses semblables et le besoin de vivre avec d’autres hommes.

 

2. Tendance à la Séparation

 

Cependant, si l’homme désire – et a besoin – de vivre avec d’autres hommes, rien ne lui est plus difficile. Une tendance aussi naturelle que celle qui le pousse à se rapprocher des autres hommes tend à l’en éloigner. Car, il sait, que vivre en communauté, c’est d’une manière ou d’une autre devoir sacrifier ses intérêts particuliers lorsque ceux-ci vont à l’encontre de l’intérêt général.

Or, comme le montre l’analyse du mythe de Gygès la tendance égoïste est une tendance irréductible : si j’étais invisible, alors je ne me plierais pas aux règles que je ‘respecte’, ce qui précisément signifie que je ne m’y plie pas par « respect » pour elles – par devoir – mais que je m’y tiens uniquement par crainte de la « punition ». Dès lors comment nous faire confiance les uns les autres ? Comment tisser les liens de l’amitié fondant la Cité ? Et si l’on ne peut faire reposer la Cité sur cette base – quel fondement lui donner ?

 

3. Le paradoxe du hérisson

 

Ainsi il apparaît au terme de cette analyse que nous sommes ‘travaillés’ par une double tendance – ou si l’on préfère que deux tendances inconciliables nous constituent – : la première nous pousse à vivre avec les autres hommes tandis que la seconde nous en éloigne. Nos semblables nous sont aussi indispensables qu’insupportables.

Schopenhauer nous comparait en ce sens à des hérissons ne pouvant faire autrement que se serrer les uns auprès des autres pour lutter contre le froid, mais se blessant de ce fait. Telle est la condition du hérisson : celle d’un être voué au malheur puisqu’au fond, quoiqu’il fasse il souffrira de la présence ou de l’absence de ses congénères. Il peut choisir ce dont il souffrira, mais il ne peut éviter de souffrir – tel est son destin.

 

c. Position du problème

 

Dés lors le problème se pose dans les termes suivant : si l’intérêt général est notre intérêt, nous avons tendance à lui préférer nos intérêts propres (Cf. Gygès). Mais si tel est le cas, comment nous assurer que chacun acceptera de dépasser ses intérêts propres pour les transcender dans la visée de l’intérêt général, si nul ne l’assure que les autres n’en feront autant ? Seule la confiance – c'est-à-dire la certitude que les autres feront eux aussi passer l’intérêt général avant leur intérêt peut me conduire à accepter moi aussi de transcender mes intérêts particuliers.

Mais pourquoi délaisser mes intérêts ? Par souci de Justice, d’équité ? Ce serait, certainement, une excellente raison, mais elle suppose la « bonne volonté », la « moralité » de la personne. En un sens elle suppose le problème réglé. Celui qui n’agit pas naturellement de manière égoïste, vise par essence l’universel, l’intérêt général. La question n’est donc pas là. Si question il y a c’est parce que et dans la mesure où l’homme agit en égoïste. Et l’égoïsme s’il n’est jamais certain, est toujours possible. La question est donc la suivante : comment s’assurer qu’un être potentiellement égoïste agisse cependant conformément voire en vue de l’intérêt général ? Comment surmonter cette contradiction évidente ?  N’est-ce pas là une tâche impossible ?

Nous rencontrons ici un véritable problème et c’est ce problème qu’il s’agira de résoudre dorénavant : peut-on concilier l’intérêt particulier et la vie en communauté ? Autrement dit : peut-on concilier les deux tendances inhérentes à l’homme, peut-on réconcilier l’homme avec lui-même ?

La thèse que je vais soutenir est la suivante : l’Etat est, dans nos sociétés, la condition sine qua non de la solution recherchée : il est en effet l’instance qui élaborera les lois sans lesquelles la société sombrerait dans le désordre et qui assurera le maintien de l’ordre institué. C’est cette double fonction de l’Etat sur laquelle nous allons dorénavant réfléchir. 

I. Société traditionnelle et Société moderne

Il faut ici partir d’un fait. Les ethnologues nous apprennent que toutes les sociétés ne connaissent pas l’appareil d’Etat. Ce constat est intéressant à plusieurs titres. D’abord, parce qu’il nous fait découvrir des structures sociales, des modèles différents du nôtre. Force est de reconnaître que toutes les sociétés ne reposent pas sur les mêmes fondations que la nôtre. D’autre part, ces sociétés sont, si l’on peut dire la preuve vivante que toute société ne doit pas nécessairement se doter d’une superstructure étatique pour exister. Il peut être intéressant de commencer par réfléchir sur ces sociétés. Je m’appuierai essentiellement sur deux livres : La société contre l’Etat de Pierre Clastres et Le désenchantement du monde de Marcel Gauchet.

 

a. La société contre l’Etat

 

Certaines sociétés – les sociétés dites « archaïques » ou « traditionnelles »- n’ont pas d’Etat. Mais est-ce un hasard ? La réponse, à suivre Pierre Clastres, doit être négative. Si ces sociétés ignorent l’Etat, c’est qu’elles refusent la structure de domination sur laquelle repose par définition l’Etat tel que nous l’entendons. Dans ces sociétés il y a, certes, des chefs : tout groupe à besoin d’unité, et ce sont les chefs qui sont d’une certaine manière les garants de cette unité ; mais, et c’est là le point décisif aux yeux de l’ethnologue, ces chefs, pour le dire dans les termes de Rousseau, ne sont pas des maîtres ; ils n’imposent pas leur volonté propre au groupe ; ils ne sont pas en position de « domination ». Les chefs existent bien, mais ils ne sont pas des maîtres, et partant on ne saurait voir dans les autres membres du groupe des serviteurs ou des esclaves. Beaucoup de rites témoignent d’ailleurs de la « volonté » du groupe d’éviter le risque d’une transformation du chef en maître. On constate parfois que s’ils devaient être ‘tentés’ par une telle domination, ils seraient exclus de la société ou même tués. De la même façon, certaines sociétés ne se donnent de chef que pour un temps déterminé : ainsi, elles se prémunissent contre la confiscation du pouvoir au profit d’un seul, ou d’une minorité.

 

b. Les conditions d’émergence de l’Etat

 

Comment expliquer alors le passage des sociétés « archaïques » aux sociétés à Etat ? Comment la structure de domination est-elle apparue ? Pourquoi est-il devenu nécessaire, pour les sociétés, de se doter d’un Etat ? Il semble que la première raison soit à chercher dans l’expansion démographique, la seconde dans la sédentarisation (l’un étant sans doute lié à l’autre). Il faut bien comprendre, en effet, que s’il est facile pour un petit groupe de se déplacer, il devient beaucoup plus difficile de le faire pour un groupe important. Arrêtons-nous au cas de l’Empire Mongol car il sembler constituer une objection à ce que je viens d’avancer. De fait, le peuple mongol était un peuple nomade et pourtant son empire fut sans doute le plus vaste qui ait existé. Ce que j’ai dit paraît donc intenable. Néanmoins, si l’on y regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit d’une part qu’il se composait de tribus relativement indépendantes les unes des autres quoique reliées entre elles par un tissu d’alliances ; et d’autre part, que l’empereur, Gengis Khan finit par se doter d’une capitale, c'est-à-dire d’un centre administratif. En d’autres termes, les tribus étaient nomades, mais elles étaient constituées de groupes restreints ; par ailleurs, fonder une capitale c’était justement entrer dans un processus de sédentarisation ! L’objection si elle est légitime n’en est pas moins surmontable.

Il est clair, cependant, que les sociétés développées (on pensera en particulier aux grands empires tels l’Egypte, Rome, etc.) ont besoin d’une administration et, en l'occurrence, d'une administration indépendante. Dès que la société se densifie ou s'étend, ses structures deviennent complexes, les relations entre les individus deviennent difficiles à réguler : il devient nécessaire de s'en remettre à des spécialistes de l'administration.

Si toutes les sociétés ne se constituent pas en Etat (et les sociétés amazoniennes ou aborigènes en témoignent),il n’en reste pas moins que les sociétés développées ont, quant à elles besoin d'un Etat. Ce sont ces dernières formes de société que nous allons étudier dorénavant - ne serait-ce que parce que nous vivons dans une telle société.

II. La notion d’Etat 

A/ Le concept d’Etat

§.1. Le Monde du Droit : l’ordre

a. Les Règles Sociales : les Moeurs

 

Une Société, pour le dire simplement, est une association d’hommes et de femmes. Cependant il est entendu que cette association n’est pas un simple agrégat, c'est-à-dire une pure somme d’individus sans liens : les individus d’une même société partagent des mœurs, une vision du monde, des intérêts communs. Ils se retrouvent autour d’un certain nombre de valeurs et de principes. C’est d’ailleurs pourquoi il est plus facile, pour nous, d’entrer en communication avec un Occidental qu’avec un Oriental : nous nous trouvons immédiatement dans une certaine proximité avec l’un et non avec l’autre. Pour pouvoir communiquer il faut se comprendre et pour se comprendre il faut partager une certaine vision des choses, adopter une même perspective que celui avec qui l’on communique.

Toute Société repose donc sur un ensemble de règles tacitement reconnues par tous ou au moins par la majorité. Ces règles, disent ce qui doit être et ce qui ne doit pas advenir ; ce qu’il faut faire et ce qui est interdit. Ces règles, parce qu’elles sont partagées constituent le socle de l’organisation de la vie sociale. Elles sont le fruit d’une histoire, d’une culture. Chaque peuple a ses mœurs et ses coutumes…

Ignorer cette dimension d’historicité des règles régissant la société condamnerait à présenter une analyse abstraite et par conséquent pauvre. On ne peut pas comprendre le mode de fonctionnement d’une Société –y compris son Droit- si l’on ignore que toute société est régie par un ensemble de principes qui ‘s’imposent’ à ses membres comme des évidences (les « mœurs » ; précisément). Evidences qui sont, on l’a dit, les produits sédimentés de l’histoire d’un peuple.

Il convient ici d’opérer une distinction entre les sociétés dites traditionnelles et les sociétés modernes : si, dans les premières, les mœurs sont légitimées par le mythe ou plus généralement par la religion, dans les secondes la légitimation religieuse tend à disparaître. Nos sociétés sont, en effet, fortement marquées par le recul du religieux. Plus exactement, la foi est renvoyée à la sphère privée : nul n’est tenu de partager telle ou telle croyance. Dès lors la religion perd son caractère de « ciment social ». Autrement dit ce qui assurait la cohésion sociale, le partage des valeurs véhiculées par la religion, ne s’impose plus aux membres de la société. Deux remarques s’imposent ici, cependant. D’une part, le recul du religieux ne signifie pas nécessairement l’absence de valeurs, y compris de valeurs communes. D’autre part, si la foi n’est plus suffisamment forte – et commune – pour imposer un ensemble de valeurs, cela ne veut pas dire que ces valeurs ont disparu. Il ne serait pas difficile de montrer que beaucoup de nos valeurs proviennent du christianisme, y compris lorsque nous ne nous revendiquons pas comme chrétiens. On parle alors de sécularisation pour décrire cette laïcisation des valeurs originellement religieuses. 

Mais les mœurs ne suffisent pas à imposer un ordre au sein de la société (nos sociétés), ne serait-ce que parce qu’elles n’ont pas (plus) de force contraignante. Il faut encore passer de l’implicite à l’explicite, i.e. au monde du Droit

 

b. Passage au Droit

 

On l’a vu toute société élabore un certain nombre de règles, règles qui l’organisent. Chacun des membres de la société accepte de se plier à des principes qui, de ce fait introduisent un ordre dans la société elle-même. Si tel n’était pas le cas, alors, la seule loi serait celle du plus fort. Mais cette « loi » n’en est pas une puisqu’elle se contredit comme loi, ainsi que le montre Rousseau. Il suffit que se présente quelqu’un qui soit plus fort que le plus fort pour que l’ordre établi disparaisse ; et « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Rousseau, Du Contrat Social, Livre I, chap.3).

Mais ces règles, on l’a dit, sont des règles implicites, c'est-à-dire s’imposant d’avance car apparaissant comme évidentes, allant de soi aux membres de la société. Comme telles elles ne constituent pas encore des Lois au sens que le Droit confère à ce concept. Contrairement aux mœurs, les lois sont le produit d’une élaboration consciente, d’une véritable réflexion. Elles existent en tant que nous les posons. En d’autres termes si les mœurs vont de soi parce qu’elles nous précèdent et nous portent, les lois, quant à elles, relèvent de notre délibération, d’un ‘projet de société’. Les mœurs nous sont comme données d’avance ; nous nous donnons les lois. Pour autant que nous sommes à l’origine des lois qui régissent la société –qu’à travers elles nous organisons consciemment, librement, la société-, pour autant, donc, que nous posons les lois, on parle de Droit Positif. On peut parler ici d’acte performatif : la loi existe parce que je la pose comme loi, parce que la société dit qu’elle est la loi.

 

c. L’articulation mœurs / Droit

 

Reste une question : comment s’articulent les mœurs et les lois ? Peut-on, ici, parler de conciliation, de conflit ou encore de dépassement ?

On l’a vu il est illusoire, sans doute de penser qu’une société puisse ne pas reposer sur des principes s’imposant à elle sur le mode de l’évidence. Les mœurs nous portent et nous précèdent. De ce fait elles s’imposent à nous (même si nous n’en avons pas conscience, et parce que nous n’en avons pas conscience).

 Lorsqu’une société rencontre un problème et  particulièrement ce qu’il est convenu d’appeler un « problème de société », elle se doit d’y apporter une solution. Où puisera-t-elle les principes de cette réponse ? Dans les Mœurs, sans doute, puisque celles-ci se donnant comme ‘règles naturelles’, c’est d’elles que la société partira, sur elles qu’elle s’appuiera. Mais si les mœurs constituent notre fonds commun d’évidences sociales, il revient à la société de savoir s’en distancier, non pas simplement pour les abandonner –ce qui est illusoire- mais pour les reprendre et les discuter. On peut alors interpréter la loi comme le passage de la règle reçue passivement, puisque donnée d’avance, à la règle assumée, c'est-à-dire voulue et assumée.

Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que la loi marque l’abandon des mœurs, elle en marque bien plutôt la reprise, la discussion, l’appropriation – ou le rejet. Les mœurs constituent le sol dans lequel les lois viennent puiser leur substance.

En  conclusion on peut dire que les lois, fondées sur les mœurs, en réglant la société y introduisent l’ordre sans lequel ladite société disparaîtrait aussitôt qu’apparue.  (De même que pour pouvoir jouer à un jeu, s’adonner à un sport, il faut que tous les joueurs se plient aux mêmes règles).

 

§.2. L’application des lois : le maintien de l’ordre

 

Cette remarque étant faite, revenons-en à notre problème : la société a besoin de règles, parce que seules celles-ci assurent la cohésion sociale, donc la pérennité de la société. Mais qui peut instaurer de telles règles ? Et qui peut les faire respecter ? La première de ces questions appelle la seconde : car si rien n’assure que la loi sera suivie, nous pouvons être sûrs qu’elle ne le sera pas !

Cette instance est l’Etat dans la mesure où celui-ci peut se définir comme étant « le pouvoir souverain (qui subordonne tous les autre pouvoirs à son autorité) qui doit ordonner les rapports entre les groupes et les individus composant une société afin de maintenir une cohérence de l’ensemble malgré les manifestations d’antagonisme ».

L’Etat est l’instance où s’élabore le droit, i.e. les lois qui régissent la société. En ce sens l’Etat est donc l’appareil d’administration de la société. L’Etat est, selon le mot d’E Weil « l’organisation d’une communauté historique ». Cependant, nous l’avons dit, il ne suffit pas qu’une loi existe pour qu’elle soit suivie : de fait je peux refuser de m’y plier. Ainsi, par exemple, s’il m’est interdit de dépasser les 130 kms/h sur autoroute, il n’en reste pas moins que je peux rouler à 150. Il ne suffit pas que la loi existe, il ne suffit pas qu’elle soit connue, pour qu’elle soit respectée. Or, qu’est-ce qu’une loi si rien n’assure qu’elle soit suivie ? Pas grand’chose sans doute. Mieux, on sait bien que lorsque certains commencent à jouer avec les lois, ces comportements déteignent et se propagent : si lui ne le fait pas, alors je ne vois pas pourquoi je le ferais…Aussi une Loi n’a-t-elle de sens, n’est efficace, que si l’on se donne les moyens de contrôler son respect. Autrement dit, si la Loi est un principe d’ordre social, il faut assurer le maintien de l’ordre. Ordre et maintien de l’ordre (au sens des forces de l’ordre) vont de pair. Il n’y a pas de Droit sans droit de contrainte.

Mais à qui peut-on remettre ce pouvoir ? Qui peut avoir la légitimité pour exercer ce droit ? Seul l’Etat, parce qu’il n’est pas un citoyen comme un autre, mais l’émanation de la volonté générale, peut légitimement me contraindre à respecter celle-ci (la loi). L’Etat est donc  aussi le détenteur de l’autorité suprême qui repose, selon le mot de Weber, sur le « monopole de la violence physique légitime ». Si l’Etat est l’instance qui élabore les lois, il est aussi celui qui détient le seul pouvoir en assurant l’application : le Droit de Contrainte. 

§.3. L’Etat : définition

Voici donc ce qui apparaît au terme de notre analyse : des lois sont nécessaires pour organiser la société. L’Etat apparaît donc comme « la nation juridiquement organisée ». Cependant nous avons par nature tendance à aller à l’encontre des lois : si j’étais invisible, je ferais passer mes intérêts avant la règle. Il faut donc, pour que le Droit soit respecté qu’une instance puisse me contraindre à suivre la loi. Cette fonction de maintien de l’ordre institué est tout aussi nécessaire que la précédente, puisque au fond il n’y a d’ordre que si les conditions de son maintien sont assurées. Instituer l’ordre et maintenir celui-ci, telles sont les fonctions dévolues à l’Etat Celui-ci se présente donc comme une réponse possible à notre problème : il constitue la condition du « vivre ensemble ».

B/ Approche historique de l’Etat

J’ai essayé de définir l’Etat de façon purement conceptuelle, selon une approche qu’on peut dire fonctionnaliste. En d’autres termes j’ai essayé de le définir à partir de ses fonctions, de son « rôle », si vous préférez. C’est une approche classique que l’on retrouve chez de nombreux auteurs, et par exemple chez Durkheim et Weber. Je cite ces deux auteurs à dessein : ce sont eux que critiquent Badié et Birnbaum dans le livre sur lequel je vais m’appuyer maintenant.

Dans cet ouvrage, intitulé Sociologie de l’Etat, les auteurs se proposent de substituer une analyse historique à l’analyse fonctionnaliste. Pour eux c’est le seul moyen de comprendre les différences qui existent entre les Etats hyper centralisés, tel l’Etat français, et les Etats « minimaux », comme celui qu’on trouve aux Etats-Unis. C’est cette approche que je voudrais suivre, moins pour l’opposer à la précédente que pour la compléter.

Leur thèse est la suivante : on ne saurait comprendre les différences entre ces Etats, si l’on ne regarde pas les conditions dans lesquelles ils se sont formés. Car, et c’est une chose qu’il ne faut jamais oublier (sinon l’analyse reste complètement abstraite, purement formelle) l’Etat, au sens que nous lui avons donné, apparaît tardivement : je ne m’y attarde pas mais c’est un point d’histoire qu’on ne peut ignorer. Les différences s’expliquent donc, pour reprendre l’expression de Norbert Elias, par la « sociogenèse de l’Etat ». Si l’Etat est le fruit d’un processus historique, il nous faut comparer les processus des pays concernés. Or, pour Badié et Birnbaum, l’Etat français s’est construit à partir d’une situation éminemment conflictuelle, la période féodale. Parce que le système féodal voyait s’opposer de manière assez violente les différents duchés, comtés, etc. il fallait un pouvoir central fort pour tenir les « belligérants » en respect. Si l’Etat est fort en France, c’est parce qu’il est né d’une crise que seule la force pouvait dépasser.

A l’inverse, lorsqu’on regarde l’histoire des Etats-Unis, ou même de l’Angleterre, on constate que l’Etat n’a pas eu besoin de s’imposer pour fonctionner ; et on constate que si la centralisation existe bien, elle n’empêche pas la concertation ; bien plus, l’Etat se contente d’assurer les fonctions essentielles laissant une marge de manœuvre importante à la Société Civile.

En résumé si en France l’Etat « écrase » parfois la Société Civile, tandis qu’aux Etats-Unis la Société Civile est beaucoup plus autonome, c’est que dans le premier cas l’Etat a dû juguler des conflits très marqués et pas dans l’autre. Pourquoi ai-je souhaité m’arrêter sur le livre de Badié et Birnbaum ? Parce qu’il permet de souligner :

  1. qu’il faut distinguer deux types (au sens du type-idéal de Weber) d’Etat : Etat fort, hyper centralisé et Etat « minimal ». L’Etat n’est donc pas, comme le donnent à penser les fonctionnalistes, Durkheim par exemple, nécessairement « fort », tête pensante de la Société.
  2. que l’Etat a une histoire, qu’il est le produit d’une histoire.
  3. que c’est précisément cette histoire qui explique les différences constatées.

III. Contrat social et système représentatif : la démocratie moderne

Il nous est apparu que l’Etat est nécessaire pour assurer la pérennité de la société dès lors que celle-ci s’est développée : d’une part, il faut organiser la communauté afin que celle-ci constitue une totalité si possible harmonieuse et non un simple agrégat ; d’autre part il est nécessaire que ceux qui n’obéissent pas aux règles du jeu soient sanctionnés.

 

Nous allons maintenant étudier plus précisément un modèle théorique de déduction de l’Etat : le contrat social. Ce modèle est important à maints égards. Disons ici simplement qu’il est d’autant plus intéressant que nous pensons, y compris sans le savoir, à partir de lui. Autrement dit il est notre point de départ naturel – non pas par hasard, mais parce que nous appartenons à une tradition dans laquelle ce modèle s’est imposé (à travers les œuvres mais aussi dans les faits : on sait que les révolutionnaires et en particulier Robespierre se réclamaient de Rousseau). Nous nous intéresserons ensuite à la pensée de Benjamin Constant, dans la mesure où celui-ci met en lumière la nécessité, pour nous, du système représentatif. Ce que je voudrais c’est élaborer un modèle par approfondissement successif. Nous partirons de Hobbes puis passerons à Rousseau et terminerons notre examen avec Constant.

 

§.1 Hobbes : le principe contractualiste

 

a. L’Etat de Nature

 

Faisons l’hypothèse que nous nous trouvons dans l’état de nature. Qu’est-ce à dire ? Il convient tout d’abord de souligner que cette hypothèse a une fonction essentiellement méthodologique : elle a pour rôle de nous reconduire à un état qui précède en droit la société telle qu’elle existe en fait. C’est que, pour comprendre la société, il faut se replacer avant son institution. Ou encore : pour déterminer comment elle s’instaure, il faut en retracer la genèse –donc se placer ‘en imagination’ avant sa naissance. Très concrètement se placer dans l’état de nature c’est reconduire le regard dans un monde qui n’est pas encore régit par l’Etat et par les lois.

Mais comment un tel monde se laisse-t-il décrire ? Que se passe-t-il dans l’état de nature ?

A/ Supposons que je désire un objet quelconque. Je n’ai qu’à le prendre, rien ne m’en empêche – en tout cas pas les lois, puisque celles-ci n’existent pas, n’ayant pas encore été instituées. Ce que je veux m’appartient, et il m’appartient parce que je le veux. Ma liberté et mon droit ne rencontrent ici aucune limite. Ou plutôt la seule limite qu’ils rencontrent est celle de la limite de mes forces physiques. Le monde est mon monde, tout ce qui s’y trouve est mien.

Mais je ne suis pas seul et si je désire une chose, je ne suis peut-être pas seul à la désirer. Or, si le monde est mien, il appartient tout autant et pour les mêmes raisons, à tous les autres individus. Si rien ne limite mon droit, rien ne limite le vôtre. Dès lors nos désirs entrent en conflit : car si nous pouvons tous désirer le même objet, il est en revanche impossible que nous le possédions tous.

Comment résoudre ce conflit ? Réponse en instaurant le droit de Propriété – c'est-à-dire en instituant des lois. C’est parce qu’à l’état de nature il n’y a pas de lois, que nul n’est propriétaire de ce qu’il possède – donc est susceptible de se faire « prendre » son bien ; sans d’ailleurs qu’on puisse parler de vol, puisqu’il ne peut y avoir de vol qu’à la condition qu’existe la propriété légitime.

B/ Mais le désire de posséder, la rivalité, n’est pas la seule source de conflit entre les hommes dans l’état de nature. Hobbes montre que la méfiance et la fierté constituent les autres causes principales de la querelle incessante des hommes dans cet état.

Le monde à l’état de nature est un monde de luttes et de conflits : nos passions (désir de possession, de gloire, de domination…) font de chacun d’entre nous l’ennemi potentiel de tous les autres. Et Hobbes précise : aucun homme n’est assez faible pour ne pas être suffisamment fort pour me tuer. Conséquence : dans l’état de nature nul n’est en sécurité. D’où la formule fameuse : « l’homme est un loup pour l’homme ».

Or, à suivre l’auteur du Léviathan, cette insécurité foncière nous maintient dans un état de quasi-animalité : étant toujours en danger, nous consacrons l’essentiel de nos forces et de notre temps à nous protéger pour survivre, pour nous conserver. Ce qui implique que nous ne pouvons pas nous consacrer aux activités de production, construction, etc. Nos forces se concentrant sur notre survie, elles sont détournées de toute forme de « progrès ».

Comment, dès lors sortir de cet état d’insécurité permanente ? Autrement dit, comment maîtriser le jeu de nos passions, de notre naturel égoïste ?

 

b. Passage à l’Etat Civil

 

L’extrait du Léviathan propose une solution – qui sera celle de Hobbes : il faut un Tiers, une Institution qui fasse appliquer des règles. Il faut un Etat.

Pour cesser d’être dans une guerre perpétuelle de tous contre chacun et de chacun contre tous, il faut que chacun limite sa propre liberté, limite son « droit » sur les choses, il faut que les uns et les autres acceptent de limiter leur « désirs » (de possession, par exemple) : car si tous ne l’acceptent pas, aucun ne l’acceptera. En d’autres termes, il faut que chacun comprenne que la liberté infinie, illimitée est illusoire et que la liberté véritable ne s’acquiert qu’en se limitant. A une telle conception de la liberté, on objectera peut-être qu’elle constitue en réalité une négation de la liberté : suis-je encore libre si je dois limiter ma liberté ? Toute la question repose sur le sens que l’on donne à cette limitation : s’agit-il d’une limitation imposée, voulue ou consentie ? S’agit-il, par conséquent d’une limitation externe ou d’une autolimitation ?

 Comment limiter, concrètement la liberté sinon en fixant des règles reconnues explicitement par tous, c'est-à-dire des lois ? Le rapport des libertés les unes aux autres ne peut qu’être réglé que par le Droit.

Mais pour nous assurer que chacun respectera sa parole il faut que nous déléguions un pouvoir de contrainte à un tiers – l’Etat. Et nous avons tous intérêt à remettre le pouvoir entre les mains de ce tiers, car le danger qui pèse sur nous dans l’état de nature est plus fort que tout – et par exemple plus fort que notre tendance à assouvir nos passions. La première des fonctions de l’Etat sera donc d’assurer la paix entre les individus en instaurant des lois et en les faisant respecter.

Cependant, si l’Etat apparaît nécessaire – puisque sans lui nous en resterions à un état de guerre perpétuelle - il faut encore savoir comment il est possible, comment il naît ou surgit. Comment passe-t-on de l’état de nature à l’Etat ? La réponse de Hobbes est simple : ce passage se produit par Contrat. Parce que nous avons tous intérêt à nous en remettre à un Tiers – l’Etat -, nous passons un « accord », le Contrat, par lequel nous déléguons notre pouvoir à celui-ci. On peut dire, en ce sens, que le Contrat institue l’Etat comme possesseur de la violence légitime.

Reste un dernier point à souligner, avant d’en venir à Rousseau. Selon Hobbes il faut que le détenteur du pouvoir, le Souverain, détienne tous les droits. Pourquoi ? Parce que selon lui c’est la condition pour donner son unité à la République : tout et tous doivent lui être subordonnés. 

 

§.2 Rousseau critique de Hobbes : l’exigence démocratique

 

Il n’est évidemment pas question d’entrer ici dans le détail des relations entre Hobbes et Rousseau. Disons que, s’ils s’inscrivent tous deux dans une même tradition – celle du Contrat -, Rousseau conteste le bien fondé des analyses de Hobbes. Je retiendrai ici deux points qui me semblent décisifs : la description de l’état de nature, la question de l’absolutisme.

 

a. l’état de nature : critique de l’anthropologie de Hobbes

 

Le principe de la critique est simple : pour Rousseau, Hobbes transpose dans l’état de nature l’homme tel qu’il le voit dans la société. Or, pense l’auteur du Contrat Social, il s’agit d’une erreur : l’homme de nos sociétés n’est en rien comparable à l’homme tel qu’il serait dans l’état de nature. C’est ce que nous a appris l’extrait du Discours sur l’origine de l’inégalité entre les hommes : le sauvage s’oppose en tous points à l’homme policé. Mais qu’est-ce à dire concrètement ?

Hobbes nous dit : l’homme est un loup pour l’homme – donc il faut lui mettre une muselière. Autrement dit seul l’institution de l’Etat compris comme détenteur du pouvoir de contrainte (et/ou de sanction), l’institution par contrat du grand Léviathan, peut mettre fin à la lutte de tous contre chacun.

A quoi Rousseau répond : l’homme n’est pas naturellement un loup pour l’homme  - et si, en effet, il l’est c’est parce qu’il l’est devenu. Dans l’état de nature (et là encore il ne s’agit pas de savoir si cet état a eu une existence historique) l’homme n’est l’ennemi de personne, c’est au contraire la société qui le pervertit, qui en fait, peut-être, un loup.

En effet si nous sommes les ennemis - en puissance - les uns des autres c’est en raison de nos passions : désir de gloire, de possession, etc. Or, comme nous l’avons vu, Rousseau soutient que ces passions sont nôtres : le sauvage – et à combien plus forte raison l’homme de l’état de nature – ne peut pas même concevoir les idées de « réputation » de « puissance » ou de « gloire ». Ces idées n’ont pas de sens pour lui. Comment pourrait-il, dès lors, désirer ce qu’il ne se représente pas même ? C’est avec le développement de la vie sociale que les passions se sont accrues et que les hommes sont devenus (en conséquence) des ennemis potentiels.

Reste que si la société pervertit la nature humaine en faisant croître en lui ses passions, Rousseau refuse le pessimisme de l’anthropologie hobbésienne. Du moins la refuse-t-il dans le cadre de l’élaboration de la fiction philosophique du Contrat Social. Parce qu’il refuse cette vision pessimiste de la nature humaine, Rousseau ne peut accepter le modèle hobbésien : si l’homme n’est pas un loup pour l’homme, il n’est pas « raisonnable » d’aliéner tous ses droits (hormis celui de « vivre »).

 

b. Critique de l’absolutisme : l’exigence démocratique

 

La pensée de Hobbes conduit à remettre tous les pouvoirs entre les mains d’un seul. Le Léviathan est un maître et un maître (quasi) absolu : il a tous les droits, mieux : il est le droit. Lui ayant remis les clés du pouvoir je ne puis plus que me plier à ses ordres.

On ne peut sans doute pas comprendre la position de Hobbes si l’on méconnaît le contexte dans lequel il a vécu. Au moment où Hobbes écrit l’Angleterre est ravagée par les guerres civiles. Il s’agit donc avant tout de penser les conditions d’une sortie de cet état de guerre ; il s’agit de penser les conditions de la paix. Hobbes semble préférer la dureté de l’Etat absolutiste à la guerre.

Mais, dans ces conditions, le peuple ne détient plus la souveraineté, il n’est plus maître de lui-même, il est, d’une certaine manière, réduit en esclavage. Le peuple a aliéné sa liberté, puisqu’il a proprement remis le pouvoir entre les mains d’un autre. Or, pour Rousseau, aliéner sa liberté, c’est renoncer à son humanité. Les seules lois qui sont légitimes sont celles que le peuple se donne à lui-même. Sans doute. Mais comment des particuliers se mettront-ils d’accord sur une même loi ? Chacun n’a-t-il pas sa volonté propre ? Ne tendons-nous pas à atteindre nos fins y compris lorsque celles-ci s’opposent à celles des autres ? Pour résoudre ce problème Hobbes déléguait tous les pouvoirs entre les mains d’un seul (ou d’une assemblée) : ainsi, il n’y avait bien qu’une volonté. Cette solution ne saurait satisfaire Rousseau pour la raison que j’ai dite : la liberté est inaliénable. Il faut donc trouver une autre voie. En élaborant le concept de volonté générale Rousseau concilie deux exigences a priori inconciliables : l’exigence démocratique et l’exigence d’unité.

Comment définir le concept de volonté général ? Contrairement aux apparences ce concept est tout sauf simple. Il faut, en effet le distinguer de deux concepts avec lesquels on tend à le confondre, à savoir la volonté de la majorité et la volonté de tous (c’est à dire l’unanimité). Dans ces deux formes de volonté, finalement, chacun est susceptible de viser son intérêt propre. Or tel n’est pas le cas avec la volonté générale. La volonté générale « correspond plutôt à ce que chacun peut vouloir rationnellement, lorsqu’il adopte le point de vue de l’ensemble ». C’est pourquoi, si, en tant qu’individu (sujet) j’ai une volonté particulière, en tant que citoyen ma volonté est la volonté générale (souverain, je suis donc membre du souverain). Essayons de dire les choses simplement : la volonté générale vise l’intérêt commun : non pas ce que je cherche, non pas ce que vous cherchez, mais ce que vous et moi pouvons désirer ensemble. Il ne saurait donc y avoir qu’une volonté générale.

Reste que, en pratique « on est bien obligé de supposer ou de postuler que la volonté unanime est la meilleure approximation de la volonté générale, du moment toutefois que les volontés individuelles n’ont pas été organisées dans des groupes partisans » (J.M. Ferry).

Dès lors que la loi est l’expression de la volonté générale, C’est le peuple qui se donne ses lois à lui-même. Le peuple est autonome stricto sens. Il est libre.

 

c. La démocratie repose-t-elle vraiment sur un contrat ?

 

Il est certain que le modèle contractualiste, tel que nous le présente Rousseau à la suite de Hobbes, soulève de nombreuses difficultés et suscite les critiques. J’en retiendrai deux.

1. L’Etat ne m’a-t-il pas toujours déjà précédé ? Certes, dans nos démocraties, nous possédons le droit de vote, et donc celui d’élire nos gouvernants, mais si j’ai le droit de choisir, je n’ai pas celui de ne pas choisir (car refuser de voter n’est pas annuler l’élection). Autrement dit, si je choisis bien les gouvernants, je ne choisis pas d’être gouverné.

2. Quand ai-je passé ce prétendu contrat qui me lie à mes concitoyens ? Je suis né en France et c’est pourquoi je suis français : je ne l’ai pas choisi. Mon appartenance au peuple français ne relève d’aucun choix, d’aucune décision : je suis français, comme j’aurais pu être d’une autre nationalité. Et pourtant, quoique je n’y sois pour rien, c’est au destin de la France que je participe : ce sont aux élections française que je peux voter.

Ainsi, le contrat est une fiction. Mais attention, s’il est une fiction, il n’est pas rien. Le contrat social est le mythe fondateur des sociétés démocratiques modernes. On peut se demander dans quelle mesure le « contrat » permet de penser la réalité des sociétés, dans la mesure où il tend à ignorer l’historicité de ces sociétés. Cela étant peut-on faire l’économie de cette fiction ? Ce n’est pas certain. D’abord, sur le plan méthodologique (le contrat constitue un modèle) ; ensuite, et surtout, dans la mesure où ce qui nous lie les uns aux autres c'est peut-être cette croyance commune - fut-elle « illusoire ». C’est parce que nous pensons la loi sur le mode contractuel, que nous l’acceptons : nous la pensons comme notre propre volonté. Cette croyance est absolument fondamentale. Il suffit, d’ailleurs, d’observer nos propres comportements pour nous en convaincre. Que faisons-nous, en effet, lorsque nous considérons (à tort ou à raison) que la loi « vient d’en haut », autrement dit, qu’elle ne correspond ni à mon intérêt, ni surtout à l’intérêt commun? Soyons honnête nous désobéissons – ou, si nous ne le faisons pas, c’est par crainte des sanctions…Autrement dit, dès lors que la loi nous paraît imposée, nous y voyons un fardeau, une entrave à notre liberté.

Le contrat est donc bien cette croyance qui nous lie en nous liant à la loi. Kant définit en ce sens le contrat comme une « simple Idée de la raison » : il n’est pas un fait mais ce qui nous permet de penser la loi comme liberté (autonomie), c’est à dire comme expression de la volonté générale.

 

§.3. Constant : légitimité du système représentatif

 

Il reste un dernier pas à franchir. Il fallait passer de Hobbes à Rousseau au nom de la liberté ; il faut maintenant, et pour la même raison passer à Constant. C’est ce que nous allons tâcher de voir.

a. Le concept de « représentation »

Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’un régime fondé sur la représentation ? Le concept de représentation doit être éclairci. Re-présenter c’est présenter à nouveau, c'est-à-dire présenter « quelque chose » ou « quelqu’un » en son absence : le représentant est ce qui ou celui qui tient lieu de…En politique le représentant sera celui à qui je délèguerai mon pouvoir, par exemple celui qui votera pour moi.

 

b. Les deux formes de liberté : l’ancienne et la nouvelle

 

Venons-en à la thèse de Constant. Celui-ci montre dans son opuscule intitulé De la liberté des Modernes comparée à celle des Anciens, que dans les sociétés modernes – contrairement à ce qui se passait à Athènes – nous ne saurions fonctionner autrement qu’avec un gouvernement représentatif. Il convient d’expliciter cette affirmation. Pour un athénien, on l’a vu, l’homme s’accomplit comme citoyen, en participant aux prises de décisions qui engagent la Cité : l’agora est le lieu où il s’épanouit (même si les philosophes tendent à placer la « vie contemplative » au dessus de la « vie politique »). L’athénien place donc la vie publique au dessus de la vie privée, de ses « affaires ». L’esprit des modernes, constate B. Constant est tout différent : nous nous épanouissons avant tout en nous consacrant à nos « affaires » (travail, famille, etc), pour nous l’essentiel se situe dans la « sphère privée ». L’homme libre d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier, comprenons : l’homme d’aujourd’hui s’accomplit dans les affaires, la vie domestique, non dans les assemblées. Changement d’époque, changement d’aspirations…Pour un athénien être libre voulait dire agir sur la cité, pour nous être libre c’est pouvoir mener notre vie comme nous l’entendons – dans les limites du droit. La liberté à, si l’on peut dire, changé de sens. Le lieu de la liberté n’est plus l’espace public mais la sphère privée.

 

c. Nécessité de la représentation

 

La nécessité du système représentatif apparaît alors. En effet, en l’absence de représentants, nous devrions consacrer une partie importante de notre temps à débattre des questions politiques. Or, il faut se rendre à l’évidence, on ne peut faire deux choses à la fois. Nous consacrant à la vie politique, nous nous détournerions de nos « affaires », nous sacrifierions notre vie privée. En d’autres termes, nous sacrifierions notre liberté – ce qui est absurde! Il faut donc déléguer notre ‘pouvoir’, i.e. nous faire représenter. Les représentants s’occupant pour nous de la « vie politique », nous pouvons nous consacrer à l’économie et à notre « vie privée ».

A cette raison on peut en ajouter deux autres. D’abord, on ne peut ignorer que si Athènes était une cité de quelques milliers d’âmes (et les citoyens étaient encore moins nombreux, puisqu’il fallait en exclure les femmes et les esclaves), les Etats modernes (comme les Empires) sont vastes : autant il était possible de rassembler les citoyens d’Athènes, autant cela est impossible pour nous (il reste cependant les référendums). Dès lors, il apparaît nécessaire de centraliser le pouvoir. D’autre part, il faut reconnaître que nous ne sommes pas toujours compétents pour juger de la légitimité d’une proposition de loi par exemple. La médiation d’experts est sans doute souhaitable. Il faut que certains se spécialisent dans des domaines bien précis : en politique comme ailleurs, la division du travail est vecteur d’efficacité. Bien entendu, le risque de dérive technocratique est présent dès lors que l’on accepte ce principe – et la technocratie peut se retourner contre la démocratie – mais il serait absurde, au nom de l’idéal démocratique d’oublier que le choix pour en être un doit reposer sur la connaissance du sujet dont on parle. Ce faisant, je ne prétends pas clore le débat ; je ne fais qu’en poser les termes. D’ailleurs nous le retrouverons bientôt.

 

IV. L’ambivalence de l’Etat 

 

Il apparaît, donc au terme de notre analyse, d’une part, que l’Etat est nécessaire dans la mesure où il constitue la condition de régulation de la vie sociale, et d’autre part, que les sociétés industrielles (les sociétés modernes) appellent le modèle représentatif. Pourtant, et c’est ce que nous allons voir maintenant, l’Etat peut se détourner de sa mission propre pour se retourner contre la société qu’il devait servir. Si l’Etat introduit l’ordre dans la société en instaurant des lois, toute loi n’est pas nécessairement juste ; si l’Etat doit maintenir l’ordre, encore faut-il que l’ordre à maintenir soit juste, et que « violence » ne s’exerce pas de façon arbitraire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le vingtième siècle regorge d’exemples de telles « déviances ». Il suffira d’évoquer les régimes totalitaires pour s’en convaincre : nazisme et stalinisme, au premier chef. Mais, nous nous leurrons pas, cette perversion touche les démocraties elles aussi – même si c’est d’en d’autres proportions. C’est sur ces perversions de l’Etat, sur leurs raisons et sur les moyens de les maîtriser, qu’il convient maintenant de réfléchir.

Entendons-nous bien. Il serait vain de rejeter le principe de l’Etat en raison de ces « perversions » que nous pouvons constater au long de l’histoire. Nous n’avons cesser de voir, en effet, qu’en l’absence d’Etat, nos sociétés en raison de leur complexité ne sauraient subsister : elles sombreraient dans le désordre, le chaos. Nos sociétés sont des machines bien trop complexes pour qu’on puisse les laisser fonctionner d’elles-mêmes. De plus l’ordre accepté doit être maintenu, ce qui suppose un droit de contrainte. Pour ces deux raisons, une Autorité semble bien nécessaire. L’anarchisme, si l’on entend par là le refus de l’autorité, n’est pas une solution. La véritable question n’est donc pas là. Ce qu’il faut c’est construire les moyens grâce auxquels on pourra empêcher les dérives de l’Etat. L’Etat est la condition de la liberté, il doit le rester. Il s’agit donc de réfléchir aux moyens nous assurant de la légitimité de l’autorité politique.

 

§.1. Dialectique de la représentation

 

a. Problème : la pente naturelle du gouvernement à dégénérer

 

Si la représentation paraît nécessaire, elle n’en suscite pas moins ses propres crises. Car les représentants, on l’a dit, ont pour fonction de nous représenter, c'est-à-dire de servir les intérêts de ceux qu’ils représentent. Or, tel n’est pas toujours le cas. Et ce pour des raisons essentielles.

Mais comment comprendre que l’Etat qui pourtant devrait exercer un pouvoir de délégation puisse ne pas servir l’intérêt général ? Rousseau et Kant à sa suite l’ont expliqué de manière convaincante. C’est que les représentants de l’Etat, les gouvernants, ont, comme les individus qu’ils doivent servir, tendance à faire passer leurs intérêts avant ceux des citoyens – avant l’intérêt général. Si l’homme politique est, quel que soit le régime (démocratique, aristocratique, royal), celui qui sert les intérêts de sa nation, il n’en reste pas moins qu’il demeure un homme, c'est-à-dire un être marqué du sceau de l’égoïsme (Du Contrat Social, liv.III, chap.10 ; Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, proposition 6). L’Etat ne set plus les citoyens, il sert à ceux qui exercent le pouvoir : exercer le pouvoir, c’est avoir la possibilité de détourner le pouvoir. La division en détenteur de l’autorité et soumis à l’autorité (au pouvoir) fonde la possibilité du Despotisme et de la Tyrannie. Notre problème est donc le suivant : « il s’agit, comme le dit Paul Ricoeur, que l’Etat soit et qu’il ne soit pas trop ; il s’agit qu’il dirige, organise et décide, afin que l’animal politique lui-même soit ; mais il s’agit que le tyran devienne improbable »[1].

 

b. Solution : la division des pouvoirs

 

Pour maîtriser le risque de dégénérescence, pour éviter que le / les détenteur(s) du pouvoir n’abuse de celui-ci il faut que ces pouvoirs ne soient pas concentrés dans les mains d’un seul. C’est la théorie de la division des pouvoirs élaborée par Montesquieu, le pouvoir étant réparti entre l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire. Aucune de ces instances ne possède de pouvoir absolu. On peut dire, en un sens que cette division instaure un contrôle du pouvoir par lui-même.

Mais on peut aussi penser à ce qu’il est convenu d’appeler le « quatrième pouvoir », à savoir la Presse. Car la Presse en rendant publiques les décisions prises par l’Etat les soumet au jugement des citoyens. C’est pourquoi la liberté de la presse est une des conditions de la liberté civile. Que le journal officiel du Parti Unique en URSS se soit appelé Pravda (Vérité).

Il semble donc que la division du pouvoir soit le meilleur moyen sinon le seul de contrôler le politique, et par conséquent de résoudre le « paradoxe central de l’existence politique de l’homme ; elle est la résolution pratique de ce paradoxe »[2].

 

§.2. L’Etat comme puissance idéologique

 

a. Problème : l’Etat comme moyen de domination d’une classe

 

Je voudrais maintenant examiner une seconde difficulté. Je précise qu’elle nous renvoie très directement à certains aspects du cours sur la reconnaissance.

Si l’Etat tend naturellement à dégénérer, la division des pouvoirs entre différentes instances pouvant se contrôler les unes les autres, permet, au moins partiellement, de maîtriser cette tendance. Mais, il est possible de développer une autre critique, peut-être plus radicale encore : le pouvoir que confère la fonction de représentant (membre de l’appareil d’Etat) ne tend pas seulement à être détourné au profit des représentants eux-mêmes, mais aussi à servir les intérêts d’une classe particulière : la Classe Dominante. Telle est la critique développée par Marx et Engels. Ainsi les lois édictée par l’Etat servent (consciemment ou pas) les intérêts de la classe dominante, la bourgeoisie par exemple. C’est à travers ces lois que cette classe impose son ordre et donc sert ses intérêts. L’Etat, écrit Engels, constitue une « puissance idéologique »[3]. En instituant les lois qui règlent la société, l’Etat rend légitime aux yeux des classes dominées, leur domination.

Cela signifie – si l’on suit Marx et Engels – que l’Etat tend à pérenniser la scission entre les classes, i.e. à servir des intérêts particuliers et non l’intérêt général.

b. Solution : L’Etat et la lutte des classes

Nous avons vu que selon Marx l’Etat sert les intérêts de la classe dominante. Est-il possible qu’il en aille autrement ? Les institutions ne tendent-elles pas par nature à reproduire l’ordre établi – donc la structure de classe? L’égalité des chances, par exemple, est-elle réellement assurée par l’Etat dans lequel nous vivons ? Ce principe n’est-il pas purement formel et illusoire dès lors que les conditions matérielles ne sont pas identiques pour tous ? Mais comment faire en sorte que tous aient un même accès au monde du savoir, de la culture, à l’école ? Les dominants ne se refuseront-ils pas à instituer une égalité véritable, sachant que celle-ci irait contre leurs intérêts ?

Pour que les choses changent il faut sans doute que les classes dominées, les minorités, fassent reconnaître leur bon droit, ce qui passe pour une part au moins par la création de Lois (Cf. le cours sur la reconnaissance).

Mais il faut avant tout que les classes exploitées renversent les rapports de pouvoir – c’est à dire avant tout les rapports économiques. Pour Marx la classe révolutionnaire, celle dont il faut attendre qu’elle opère ce renversement, est le prolétariat. Je ne m’attarderai pas ici sur la « solution » marxiste, et je n’entrerai pas dans le débat « révolution ou réforme ?». Nous en avons déjà dit un mot lors du cours sur la reconnaissance, par ailleurs ce qui m’intéresse dans le cadre limité de ce cours c’est surtout de souligner le problème.

 

§.3. La dérive technocratique

 

a. Problème : connaissance et décision

 

Si nous avons déjà évoqué ce danger, il sera néanmoins peut-être utile d’y revenir à cet instant de notre parcours. Car la technocratie semble incompatible avec les principes fondamentaux de la démocratie. Le problème que pose la technocratie est un problème de légitimité. Si détenir le pouvoir c’est avoir le pouvoir de décider, alors se pose la question suivante : une décision peut-elle être légitime si elle ne repose pas sur une connaissance solide des problèmes rencontrés ? Si on affirme que toute décision doit reposer sur un jugement éclairé, alors  on peut se demander si le principe de l’égalité est tenable ; si le « un homme, un vote » est légitime. Les problèmes politiques sont trop sérieux et trop complexes, pourrait-on dire, pour que l’on ne s’en remette pas à des spécialistes. On peut voir dans la technocratie la nouvelle idéologie, celle de l’époque du capitalisme avancé (Habermas). Cette idéologie repose d’une part sur la revendication par les détenteurs d’un savoir de type scientifique à assumer le pouvoir décisionnel en vertu de leur savoir, et d’autre part sur la croyance des citoyens en la légitimité de cette revendication. Le modèle technocratique ne peut s’installer qu’à cette double condition. Mais si tel est le cas, alors, le technocrate pourra jouir de l’autorité politique.

Il faut bien comprendre que cette position, si elle peut susciter la méfiance, voire choquer, n’en reste pas moins argumentée. Et, au fond, il n’est pas sûr qu’il faille tout à fait la rejeter. Cependant, on ne peut ignorer les risques de cette position.

 

Au fond il y a deux risques au moins. D’abord, s’en remettre à des spécialistes, c’est prendre le risque que ceux-ci ne détournent le pouvoir qui leur est donné à leur profit. En d’autres termes, le risque, c’est celui de l’abus de confiance : ils en savent plus que moi, donc je m’en remets à eux – mais rien ne m’assure qu’ils agiront bien, en effet, pour mon bien, ou plus exactement qu’ils chercheront l’intérêt général. Nous retrouvons ici le problème évoqué précédemment : la perversion toujours possible du pouvoir fondée sur l’égoïsme de ceux qui l’exercent. Mais, il existe encore un autre problème. Est-il légitime que les décisions politiques soient prises par des spécialistes parce qu’ils sont des spécialistes. Bien sûr il ont des connaissances que la majorité des citoyens ne possèdent pas, mais suffit-il de « savoir » pour prendre de bonnes décisions ? Rien n’est moins sûr. Après tout on peut être spécialiste de la fission atomique, et souscrire à une idéologie politique dangereuse…En d’autres termes, et c’est ici que nous retrouvons l’opposition entre technocratie et démocratie, « le noyau idéologique de la conscience en question (ie. la conscience prise dans les filets de l’idéologie technocratique), c’est l’élimination de la différence entre  la pratique et la technique »[4]et par conséquent la substitution de la « science » à la discussion publique. La décision ne doit plus exprimer les conclusions auxquelles sont parvenus les citoyens après qu’un débat contradictoire se soit tenu, fut-ce à travers le débat parlementaire ; la décision doit être prise par ceux qui « savent ».

 

b. Solution : le droit à l’information

 

Prendre une décision politique - comme par exemple développer ou pas un programme nucléaire, c’est s’engager sur des principes, des valeurs. Or, on ne voit pas pourquoi un spécialiste de la question atomique devrait nous dire ce que nous devons penser de l’utilisation de cette énergie. Il sait comment l’utiliser, mais il n’est sans doute pas plus compétent que d’autres pour dire s’il faut l’utiliser. Après tout, tout ce qui est possible n’est pas pour autant souhaitable. La compétence du scientifique ne conduit pas nécessairement celui-ci à prendre de bonnes décisions. Si nous voulons la démocratie, il faut que les décisions soient prises, en dernier recours par le peuple. Mais comment mettre les citoyens en position de décider ? Comment concilier l’exigence démocratique et la nécessité d’agir en toute connaissance de cause ? Car si la démocratie est la condition de la liberté du citoyen, la connaissance est la condition de la liberté, pour autant qu’une décision n’est réellement libre qu’à être éclairée[5]. La réponse semble être à chercher du côté du droit à l’information : le scientifique doit expliquer, informer et nos représentants et les citoyens eux-mêmes, de sorte que nous puissions nous décider en toute connaissance de cause.

 

§.4. En dernier recours : le Droit de Résistance 

 

Lorsque l’Etat, se détournant de sa vocation originelle opprime la société au lieu de la servir, il perd alors sa légitimité. En effet, il n’est légitime qu’aussi longtemps qu’il sert l’intérêt de ceux qu’il gouverne. Mais alors les gouvernés, précisément, doivent-ils encore obéir aux lois qu’impose l’Etat ? Non, sans doute, puisque l’Etat s’étant retourné contre le souverain (le peuple), ne respecte pas le Contrat, ce qui rend celui-ci caduc. Je ne dois plus obéissance à l’Etat dans la mesure ou celui-ci ne remplit le rôle pour lequel je m’en étais remis à lui.

La réponse paraît simple. Elle ne l’est pourtant pas. Car de quel droit puis-je dénoncer l’Etat ? Qui suis-je pour me décréter juge de celui-ci ? La critique que je lui adresse est-elle légitime ou ne se fonde-t-elle au final que sur mon refus personnel, individuel, de la loi ? En d’autres termes : est-ce que je condamne les lois et l’Etat au nom de l’intérêt général ou parce que les lois me desservent ? Et, combien même je serais de bonne foi, ne puis-je pas me tromper ? Pourquoi saurais-je mieux que les autres ce en quoi consiste l’intérêt général ?

Quoiqu’il en soit, il est évident que la critique ne sera légitime que si je la fais au nom de l’intérêt général. Mais alors que faire ? Refuser la loi, rejeter le pouvoir exercé par l’Etat. Résister. On peut donc déduire un Droit de Résistance. Mais cela veut dire que l’Etat perd alors son monopole de l’exercice de la violence physique légitime : celui-ci n’étant légitime que lorsque l’Etat sert l’intérêt commun. Résister, en effet, suppose que l’on se donne les moyens d’engager la lutte contre l’Etat. La thèse selon laquelle « l’Etat est le seul détenteur de la violence physique légitime » n’est valide que lorsque l’Etat est lui-même légitime, i.e. lorsqu’il vise au « Bien commun » ce dont seul le citoyen peut-être juge.

Il faut introduire ici une distinction conceptuelle décisive : celle du légal et du légitime. Ces deux termes, si du moins ce que nous avons dit est juste, ne sont pas synonymes, quoique la racine de ces mots soit commune (lex). Est légal ce qui est conforme à la loi en vigueur ; est légitime ce qui est bien-fondé, justifié au regard de principes supérieurs à la loi. Les Lois reposent sur une convention et c’est pourquoi elles peuvent être arbitraires. Si le législateur fait passer son intérêt avant l’intérêt général, la loi qu’il instaurera sera bien Légale, elle n’en sera pas pour autant Légitime. Légalité n’est pas légitimité.

Pour pouvoir condamner une loi, il faut que la « morale » ne se réduise pas au droit. C’est au nom de valeurs autres que celles des Lois en vigueur que je me mets hors-la-loi : c’est par devoir que je désobéis. On peut désobéir par devoir : on juge alors qu’il est de notre devoir de désobéir. On retrouve ici l’autonomie : je ne dois obéir à la loi que si je juge qu’elle est acceptable. Je ne peux ici que vous renvoyer au cours de philosophie morale et plus particulièrement à la partie consacrée au thème du devoir, second paragraphe.

Dans le cas contraire, en effet, l’Etat ne connaîtrait plus de limites : il aurait tous les droits. Autrement dit, ce qui lui donne son sens : assurer la sécurité des citoyens, la cohérence de la société, lui donnerait le droit de s’en prendre à eux. 

L’URSS de Staline constitue l’exemple le plus extrême d’un tel détournement de pouvoir : personne n’échappait au regard inquisiteur du pouvoir, l’ « espace privé » disparaissait, car ce qui est privé reste secret donc source de suspicion. L’Etat totalitaire oppresse la Société en anéantissant la sphère du privé, en faisant vivre en pleine lumière, dans un espace réduit à l’espace public.

 

V. Le Droit International ; la Guerre entre Etats

 

Nous avons montré que la Société, du moins les Sociétés modernes ou mieux non-archaïques, appellent l’Etat. Nous avons vu, par ailleurs, qu’il faut que la société reste maîtresse de sa destinée, autrement dit, qu’elle ne se laisse pas imposer des lois iniques sans réagir : nous en avons déduit la nécessité de la division des pouvoirs, la liberté de la presse, et le droit de résistance.  Mais il reste un pas à franchir. Car les Etats eux-mêmes se comportent les uns par rapport aux autres, comme les individus entre eux. Autrement dit chaque Etat tend à faire passer ses intérêts avant ceux des autres. Chaque Etat est donc l’ennemi potentiel de tous les autres. Où l’on retrouve l’état de nature décrit par Hobbes comme état de guerre perpétuelle.

Si tel est le cas, alors seul un « Contrat » entre les Etats peut limiter les risques de guerre en maîtrisant les tendances égoïstes de chaque pays. Il faut instaurer des règles s’appliquant à tous les Etats, il faut instituer un Droit International. Et, de même qu’une société a besoin que les lois qu’elle se donne soient respectées, de même le Droit International appelle une instance capable de le faire appliquer.

On retrouve cependant, à ce niveau, les difficultés rencontrées précédemment. Est-il certain que les lois du Droit International servent l’intérêt général – compris comme intérêt des diverses nations - ? N’est-il pas à craindre, bien plutôt, que le Droit International ne soit une manière détournée, pour les puissances dominantes, d’imposer leurs intérêts ?

Par ailleurs, on peut se demander – au vu de l’actualité – si il est possible de faire respecter ce droit, dès lors que le pouvoir est concentré (militairement et économiquement) entre les mains de quelques pays, pour ne pas dire d’un pays, les Etats-Unis ?

Conclusion

Si l’homme est un être voué par nature à la vie en société, il n’en reste as moins qu’un tel mode de vie ne va pas de soi. D’abord parce que toute communauté suppose un certain nombre de règles qu’il faut déterminer et sur lesquels il faut trouver un accord acceptable par tous (au moins dans l’idéal), ensuite parce que nous avons tendance à nous excepter du devoir d’obéissance aux lois que pourtant nous avons, en tant que citoyens, voulues. L’Etat, compris comme « détenteur du monopole de la violence physique légitime » est alors apparu nécessaire. Il revient à cette instance d’instaurer et de faire respecter les lois, ce qui constitue la condition de la viabilité de la société. Mais, si l’Etat est nécessaire, il est aussi dangereux : en effet il est susceptible de se retourner contre la société. C’est pourquoi, afin de maîtriser de ce risque de dégénérescence, il faut que le pouvoir soit divisé entre plusieurs instances et que les médias permettent à la société d’exercer une forme de contrôle sur l’Etat. Une telle affirmation signifie que l’Etat n’a pas tous les droits, qu’il peut devenir illégitime, donc que l’on peut entrer en résistance pour le renverser, dès lors qu’on le juge « perverti ».

Nous avons vu, enfin, que le problème, posé par les tendances égoïstes de l’individu, se répète au niveau des Etats. On en a conclu, par analogie, que seul l’institution d’un droit international juste, i.e. ne servant pas les intérêts de certaines nations au détriment des autres, mais visant l’intérêt général, peut faire sortir les Etats de l’état de nature.



[1] Paul Ricoeur, Histoire et vérité, p.276.

[2] Idem

[3] Engels, Ludwig Feuerbach, in Etudes philosophiques, Editions Sociales, pp.54

[4] Habermas, La technique et la science comme « idéologie », p.58.

[5] Je ne peux évidemment que vous renvoyer au texte de Descartes sur la liberté que nous avons étudié dans la partie consacrée au sujet, et plus particulièrement dans la seconde partie « la crise du sujet », section consacrée à la « conscience souveraine ».



16/06/2021
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