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Leçon 39 : Cours sur le bonheur. (Cliquez sur le lien !)

Le bonheur

 

 

 

Introduction

 

La difficulté à définir le bonheur (Kant)

Selon Kant, le bonheur ne peut pas être défini : nous ne pouvons dire avec certitude ce qui nous rendra heureux car pour cela il nous faudrait une connaissance absolue de nous-mêmes et du monde. Le bonheur n’est pas un idéal de la raison mais un idéal de l’imagination :

 

[L]e concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. (…) [I]l est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièces ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés, mais seulement d’après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l’économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l’expérience, contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions d’une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (proecepta) de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination.

Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, 2e section, p. 90-91

 

Le bonheur est-il concret ou abstrait ?

Le bonheur peut être conçu de deux manières différentes : ou bien comme un sentiment concret, ou bien comme une idée abstraite. Dans le premier cas, le bonheur serait donc un vécu, un ressenti, une sorte de plaisir : il s’éprouverait. Dans le second cas, le bonheur ne s’éprouverait pas dans l’instant, il consisterait plutôt en un jugement porté après coup, a posteriori, sur sa vie.

Si le bonheur est un jugement, on peut encore le concevoir de plusieurs façons : (1) d’abord, comme un jugement visant à estimer si nous avons été bien ou mal « lotis », si nous pouvons ou non nous « estimer heureux », c’est-à-dire si nous avons eu ou non de la chance. Cela rappelle d’ailleurs l’étymologie du mot « bonheur » (bon heur, bonne chance : « heur » veut dire « chance » en vieux français, et encore aujourd’hui dans l’expression avoir l’heur de : « je n’ai pas l’heur de lui plaire ») et certaines expressions (au petit bonheur, par bonheur). C’est en ce sens qu’on se jugera heureux, par exemple, si on est sorti vivant d’un accident d’avion, même si on est handicapé à vie, même si on souffre physiquement (et qu’on ne saurait donc être heureux au sens d’un vécu, d’un sentiment).

(2) On peut aussi penser que le bonheur est un jugement parce que toute sensation est douloureuse : seuls la douleur et le malheur s’éprouveraient, le bonheur, au contraire, ne serait rien de positif, il ne désignerait que l’absence de malheur ou de douleur. C’est par exemple la conception de Schopenhauer.

(3) Enfin, le bonheur sera encore un jugement si on le conçoit non comme un plaisir mais comme le contentement ou la satisfaction d’avoir bien agi : là encore il s’agit d’un jugement sur notre passé. Ainsi, selon les Stoïciens, le bonheur se réduit à la vertu : l’homme vertueux, qui agit bien, est heureux. Il ne s’agit pas ici d’une sensation (la conception stoïcienne du bonheur vise précisément à montrer qu’on peut être heureux dans la souffrance) mais au contraire d’un jugement sur notre action passée, sur son caractère vertueux, sur la capacité que nous avons eue à maîtriser nos penchants et nos désirs et à faire le bien.

On voit que la distinction entre vécu et jugement coïncide avec la distinction entre abstrait et concret, et aussi avec la distinction entre relatif et absolu : plus précisément, si le bonheur est vécu, c’est quelque chose de donné, d’absolu au sens où ça ne dépend de rien d’autre ; en revanche, si notre bonheur est un jugement qui compare notre sort à celui des autres ou à un sort moyen (ce qu’il était raisonnablement permis d’espérer), alors le bonheur provient d’une comparaison : c’est un « être de comparaison », il est relatif.

 

Résumons tout cela dans un tableau :

Bonheur

vécu

jugement

concret

abstrait

absolu

relatif

 

juger que nous avons eu de la chance

juger que nous ne souffrons plus

juger que nous avons bien agi

bonheur =

bien-être, plaisir

bonheur =

chance

bonheur =

absence de malheur

bonheur = contentement, vertu

Est heureux en ce sens celui qui savoure un état de bien-être. Ex : Adam et Eve au jardin d’Eden, avant le péché originel. Ex : vivre des instants de plaisir (musique, soleil, cuisine, etc.).

Est heureux en ce sens celui qui est rescapé d’un accident, même s’il souffre.

Est heureux en ce sens celui qui a cessé de souffrir : par exemple le convalescent qui sort d’une longue maladie.

Est heureux en ce sens celui qui, malgré les maux, a bonne conscience car il est sûr d’avoir bien agi, d’avoir fait tout ce qu’il pouvait ou d’avoir fait ce qu’il fallait. Ex : perdre un match de rugby en ayant « tout donné ».

 

Le bonheur est-il durable ou éphémère ?

L’opposition entre bonheur et plaisir peut être pensée de deux manières : on peut dire que le bonheur est durable, tandis que le plaisir est éphémère. Mais on parle parfois d’un « instant de bonheur », et on ne veut alors pas seulement dire un instant de plaisir : ce qui distingue donc, outre la durée, le bonheur du plaisir, c’est l’idée que le bonheur est plus entier, qu’il désigne un bien-être complet du corps et de l’esprit, tandis que le plaisir ne concerne que le corps.

On peut aussi remarquer que toute sensation semble éphémère : car nous avons surtout conscience du changement : par exemple, dans un spectacle, notre œil est attiré par ce qui bouge ; de même, bien souvent on ne prend conscience d’un son qu’au moment où il s’arrête, ou au moment où il commence ; de même, on peut penser que toutes les sensations sont éphémères, donc que le plaisir est la conscience d’un changement. Cela expliquerait que le plaisir ne puisse être durable : car toute sensation qui dure finit par se faire oublier, on s’y habitude. Par exemple, l’homme s’habitue à la souffrance (le malade finit par ne plus penser à son mal) aussi bien qu’au plaisir (une fois guéri, il se réjouira dans les premiers moments, mais après quelques jours il n’aura plus conscience de son bien-être). Le plaisir et le bonheur ne pourraient exister que dans le changement, et à partir de leurs contraires (la douleur et le malheur).

Si la sensation est essentiellement différentielle, nous avons donc le choix entre vivre de grands plaisirs entrecoupés de grandes douleurs, ou ne vivre qu’un état permanent de « bien-être » mais qui nous paraîtrait fade et serait ressenti sans grand plaisir.

 

I. Bonheur et désir

 

Le bonheur est étroitement lié au désir : en effet, l’objet par excellence du désir n’est-il pas le bonheur ? Et le bonheur ne consiste-t-il pas en la satisfaction de nos désirs ? Nous allons donc commencer par étudier les relations entre le bonheur et le désir.

 

A. L’hédonisme

 

Le bonheur est dans la satisfaction de nos désirs : telle est la thèse hédoniste. L’hédonisme est la conception qui fait du plaisir la valeur suprême, le but de la vie, qui identifie bonheur et plaisir. Or le plaisir est conçu comme ce qui accompagne la satisfaction de tout désir ; donc le bonheur consistera, pour l’hédoniste, dans la satisfaction des désirs.

On peut distinguer deux versions principales de la théorie hédoniste : il y a ceux qui affirment que le bonheur consiste à satisfaire tous nos désirs, et ceux qui recommandent de ne chercher à satisfaire que certains désirs. Les hédonistes modérés et les hédonistes démesurés, pourrait-on dire.

 

1. Le bonheur est dans la satisfaction de tous nos désirs (Calliclès)

La manière la plus simple de concevoir le bonheur est d’affirmer qu’il consiste en la satisfaction de tous nos désirs. C’est la conception de Calliclès, personnage d’un dialogue de Platon, le Gorgias, qui met en scène Socrate. Socrate, critiquant l’hédonisme, utilise une métaphore pour pousser Calliclès au bout de son idée : c’est la célèbre image du tonneau des Danaïdes :

 

Socrate : Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune des deux vies, la tempérante et l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l’un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de mille peines et de difficultés ; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n’y verserait plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L’autre aurait, comme le premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis. Si tu admets que les deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes, est-ce que tu soutiendras que la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de l’homme réglé ? Mon allégorie t’amène-t-elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ?

Calliclès : Je ne le suis pas, Socrate. L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir, et c’est cela que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il les a remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est d’y verser le plus qu’on peut.

Platon, Gorgias, 493b – 494b

 

Calliclès définit le bonheur comme la capacité de satisfaire tous nos désirs, y compris nos passions les plus intenses :

 

Calliclès : Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise : pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, il faut être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent. (…) [L]e luxe, l’intempérance et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur.

Platon, Gorgias, 492a – 492c

 

C’est aussi la thèse de Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIe siècle :

 

Un succès constant dans l’obtention de ces choses que, de temps en temps, l’on désire, autrement dit une constante prospérité, est appelé félicité. J’entends la félicité en cette vie. Car il n’y a rien qui ressemble à la béatitude perpétuelle de l’esprit, tant que nous vivons ici, parce que la vie n’est elle-même que le mouvement et ne peut être ni sans désir, ni sans crainte.

Hobbes, Léviathan, I, 6

 

Dom Juan est un hédoniste au sens de Calliclès et Hobbes : il cherche à satisfaire sans cesse tous ses désirs, notamment ses désirs de conquêtes féminines.

L’inconvénient d’une telle théorie est qu’un tel bonheur n’est pas facile à atteindre. L’homme est plein de désirs infinis et démesurés : s’il cherche à satisfaire tous ses désirs, y compris les plus fous, ne risque-t-il pas d’être voué à l’échec et à la frustration, et ainsi de rencontrer un malheur cinglant au lieu du bonheur tant espéré ?

 

2. Le bonheur est la satisfaction de certains désirs seulement (Epicure)

C’est pour cette raison que le philosophe Epicure recommande de chercher à satisfaire certains désirs seulement, les plus fondamentaux. En effet, si le but est d’atteindre le plaisir, c’est-à-dire pour Epicure l’ataraxie, ou « absence de douleurs dans le corps et de troubles dans l’âme », alors il convient de fuir les désirs démesurés qui seront bien difficiles à satisfaire et qui, par conséquent, nous apporteront davantage de troubles que de sérénité.

Epicure distingue trois catégories de désirs et de plaisirs :

(1) les désirs/plaisirs naturels et nécessaires : ex : manger et boire quand on a faim et soif. Ces plaisirs sont tous ceux qui sont naturels et nécessaires à notre survie.

(2) les désirs/plaisirs naturels mais non nécessaires : ex : manger des mets raffinés

(3) les désirs/plaisirs ni naturels ni nécessaires : ex : le désir de gloire, de richesse, etc.

Epicure affirme que seuls les plaisirs de la catégorie (1) sont à satisfaire pour atteindre l’ataraxie. Les plaisirs de la catégorie (2) sont à éviter, dans la mesure du possible, car il faut apprendre à se contenter de peu. Enfin, les désirs de la catégorie (3) sont à fuir absolument, car ils nous apporteront bien plus de maux (jalousie, etc.) et de troubles que de bien.

Aujourd’hui, « épicurien » signifie « bon vivant » : on entend par là quelqu’un qui mange bien, qui boit bien, qui savoure tous les plaisirs de la vie. Mais à l’origine, le véritable épicurien est bien plutôt un ascète, un personnage austère qui vit dans une simplicité extrême, qui ne mange que du pain, des olives et de l’eau et s’en contente. Le véritable épicurien ressemble davantage au moine dans son monastère qu’au bon vivant dans son restaurant.

On peut pousser un peu plus loin la théorie d’Epicure : si l’objectif est d’atteindre l’ataraxie, pourquoi ne pas modifier tous ses désirs, même les plus simples, s’ils ne peuvent être satisfaits ? Ainsi notre bonheur, qui pour Epicure dépend encore de notre capacité à satisfaire nos plaisirs, et donc du monde extérieur, ne dépend plus que de nous. Celui qui ne désire que ce qu’il peut avoir ne restera jamais frustré ; au contraire, tous ses désirs seront toujours satisfaits, et il connaîtra donc un bonheur perpétuel et indépendant de la fortune.

 

 

B. Le stoïcisme

 

Le bonheur est dans la restriction de nos désirs : telle est la thèse stoïcienne. En effet, si le bonheur consiste en la satisfaction de nos désirs, cette satisfaction peut être atteinte de deux manières : (1) en ajustant le monde à nos désirs, c’est-à-dire en cherchant à avoir ce qu’on désire (méthode épicurienne) ; (2) en ajustant nos désirs au monde, c’est-à-dire en essayant de désirer ce que l’on a (méthode stoïcienne). Ce renversement de perspective (agir sur soi plutôt que sur le monde) est miraculeux : il semble permettre d’atteindre un bonheur absolu, quelles que soient les circonstances. Mais il ne va pas sans difficulté.

 

 

1. Le stoïcisme classique (Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle)

 

a. Distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas

Les Stoïciens (Sénèque, Epictète et Marc-Aurèle sont les plus connus) recommandent tout d’abord de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous :

 

Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave d’autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d’un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses que seul dépend de toi ce qui dépend de toi, que dépend d’autrui ce qui réellement dépend d’autrui, tu ne te sentiras jamais contraint à agir, jamais entravé dans ton action, tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire ; nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t’atteindre.

Epictète, Manuel, I, 1

 

Ce qui dépend de nous, ce sont nos désirs et nos pensées : tout ce qui est notre œuvre. Ce qui ne dépend pas de nous, ce sont le corps (la santé et la maladie), la richesse, la réputation, le pouvoir, etc. (Epictète, Ibid.)

 

b. Modifier nos désirs

Une fois que nous avons bien fait la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, nous pouvons tâcher de modifier nos désirs : il faut supprimer tous nos désirs qui portent sur le destin (ce qui ne dépend pas de nous) afin de se rendre indépendant de la fortune. Si nous ne désirons que des choses qui dépendent de nous, nos désirs seront toujours satisfaits, donc nous connaîtrons un bonheur parfait.

« Ne cherche pas à ce que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille que les événements arrivent comme ils arrivent, et tu seras heureux. » (Epictète, Manuel, VIII)

Par exemple, si nous avons clairement conscience de la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui est au contraire impossible, nous ne désirerons pas plus être en bonne santé quand nous sommes malades que nous ne désirons posséder les royaumes de la Chine ou du Mexique[1]. Et ainsi nous ne souffrirons pas de ne pas avoir cette chose complètement inaccessible (la santé).

 

c. La vertu, c’est le bonheur

On peut aller un peu plus loin. Si nous parvenons à limiter nos désirs, en plus du bonheur de les voir toujours satisfaits, nous aurons le plaisir d’avoir su maîtriser ce qui dépend de nous (nos désirs) et d’avoir su mépriser ce qui ne dépend pas de nous (les coups du destin). C’est-à-dire que le sage se réjouira de sa force d’âme :

 

Ainsi, ressentant de la douleur en leurs corps, [les grandes âmes] s’exercent à la supporter patiemment, et cette épreuve qu’elles font de leur force, leur est agréable ; ainsi, voyant leurs amis en quelque grande affliction, elles compatissent à leur mal, et font tout leur possible pour les en délivrer, et ne craignent pas même de s’exposer à la mort pour ce sujet, s’il en est besoin. Mais, cependant, le témoignage que leur donne leur conscience, de ce qu’elles s’acquittent en cela de leur devoir, et font une action louable et vertueuse, les rend plus heureuses, que toute la tristesse, que leur donne la compassion, ne les afflige.

Descartes, Lettre à Elisabeth, 18 mai 1645

 

Il ne faut pas accorder d’importance à la douleur, car elle ne dépend pas de nous. Il faut « rester stoïque », la supporter d’une âme égale : essayer de l’ignorer, de la mépriser, d’en minimiser l’importance. Il ne faut attacher d’importance qu’à ce qui dépend de nous, c’est-à-dire à notre action, à notre vertu : si nous avons bien agi, nous devons être satisfaits, car c’est le mieux que nous pouvons faire. Pour les Stoïciens, le bonheur s’identifie donc à la vertu : la vertu fait le bonheur, il suffit de bien agir pour être heureux.

Ainsi le rugbyman, à la fin d’un match perdu, sera heureux s’il est intimement convaincu d’avoir « tout donné », d’avoir bien joué et d’avoir fait tout ce qu’il pouvait. En revanche, un match gagné par chance, malgré un jeu médiocre, laissera un souvenir amer au joueur honnête : il ne sera pas très fier de lui.

La vie est comme une pièce de théâtre : tu ne choisis pas le rôle qui t’est donné ; mais il ne dépend que de toi de bien jouer ton rôle. (Epictète, Manuel, XVII)

 

d. Être conscient des maux qui nous guettent

De manière plus générale, nous devons être conscients de nous-mêmes, de nos désirs et des contraintes qui pèsent sur eux. Il faut bien voir ce qu’implique un désir, quels sont les moyens à mettre en œuvre pour le réaliser. Représente-toi les conséquences de ton projet, dit Epictète. Par exemple, si tu veux aller à la piscine, rappelle-toi qu’à la piscine il y a du bruit, qu’on se fait éclabousser et bousculer, etc. (Epictète, Manuel, I, 4 ; IV ; XXIX, 1 et 2)

Il faut aussi être conscient de ce qu’est l’objet de notre désir ou de notre amour : Sois conscient de ce qu’est l’objet que tu aimes, ainsi tu ne seras pas troublé. Si tu aimes une marmite, dis-toi : C’est une marmite que j’aime. Ainsi, le jour où elle casse, tu ne seras pas troublé. De même, quand tu embrasses un être humain, dis-toi : C’est un être humain que j’embrasse. (Epictète, Manuel, III)

Il faut donc, pour Epictète, être conscient des malheurs et de la mort, pour ne pas en être troublé le jour où ils arrivent : « Que la mort soit devant tes yeux chaque jour. » (Epictète, Manuel, XXI)

 

e. Conclusion

Par la connaissance de nous-mêmes et du monde, de l’objet de notre désir ou de notre amour, par la distinction entre ce qui dépend de nous et de ce qui n’en dépend pas, nous pouvons accepter le destin (c’est-à-dire tout ce qui ne dépend pas de nous) et modifier nos désirs pour ne désirer que ce que nous pouvons atteindre, et éviter ainsi la frustration et le malheur. Il faut changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde, dit Descartes[2].

Ainsi nous serons heureux : d’une part, nous ne serons jamais frustrés, nous serons toujours satisfaits : car nous saurons nous contenter de ce que nous avons ; d’autre part, nous aurons la satisfaction d’avoir bien agi, d’avoir su limiter nos désirs et faire ce qu’il fallait, d’avoir agi moralement, d’avoir été un homme de bien. Le stoïcisme est donc une philosophie fondée sur l’action qui identifie bonheur et vertu : le mieux que nous puissions faire, c’est bien agir, être vertueux ; donc être vertueux, c’est être heureux.

Le stoïcisme invite donc à un travail sur soi afin de se rendre indépendant du monde extérieur : il faut se replier dans une « citadelle intérieure » à l’abri de la fortune : notre for intérieur. Pour le Stoïcien, la douleur n’est pas un mal, ou à peine ; seul le vice est un mal. Une douleur inévitable n’est pas un mal ; seule la douleur qui aurait pu être évitée est un mal, car elle est le résultat d’une erreur, d’un manque de vertu.

 

2. Un Stoïcien original : Spinoza

Cette philosophie stoïcienne peut sembler un peu dure, surtout quand elle nous recommande de toujours penser au mal pour ne pas en être affligé le jour où il se présente. Spinoza offre une version alternative du stoïcisme, un peu moins austère, un peu plus gaie.

En effet, Spinoza distingue deux sortes d’affects[3] : les passions joyeuses et les passions tristes. En effet, tout affect est une modification, une altération de notre être, généralement liée à une bonne ou à une mauvaise rencontre : cette modification peut augmenter ou diminuer notre puissance. Tout ce qui augmente notre puissance d’exister et d’agir est une passion joyeuse ; tout ce qui diminue en revanche notre puissance d’être est une passion triste. Par exemple, la douleur est une passion triste : elle diminue notre puissance (par exemple, dans le cas d’une blessure ou d’une maladie) ; le plaisir de manger, au contraire, est une passion joyeuse : la rencontre de l’aliment est une heureuse rencontre qui accroît ma puissance.

Spinoza recommander sans hésiter de rechercher les passions joyeuses et d’éviter les passions tristes[4] : l’éthique consiste à rechercher ce qui nous est utile pour atteindre la puissance maximale, la plénitude, la joie. Ainsi, de manière très originale, Spinoza condamne non seulement la tristesse et la haine, mais aussi le repentir, l’humilité et la pitié :

 

Proposition 50

La Pitié, chez un homme qui vit sous la conduite de la Raison, est en elle-même mauvaise et inutile.

Démonstration

La Pitié, en effet (…), est une Tristesse ; par suite (…), elle est mauvaise en elle-même. Quant à ce bien qui en découle et qui est que nous nous efforçons de libérer de sa souffrance l’homme dont nous avons pitié (…), nous désirons le faire par le seul commandement de la Raison (…) ; et ce n’est que par le commandement de la Raison que nous pouvons faire quelque chose que nous sachions avec certitude être un bien (…) ; c’est pourquoi, chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison, la pitié est en elle-même mauvaise et inutile. (…)

Proposition 53

L’Humilité n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’elle ne naît pas de la Raison.

Démonstration

L’Humilité est une Tristesse née du fait que l’homme considère sa propre impuissance (…).

Proposition 54

Le Repentir n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’il ne naît pas de la Raison ; mais celui qui se repent de ses actes est deux fois malheureux ou impuissant. (…)

Scolie

Comme il est rare que les hommes vivent sous le commandement de la Raison, ces deux affects que sont l’Humilité et le Repentir, mais aussi l’Espoir et la Crainte, comportent plus d’avantages que d’inconvénients ; c’est pourquoi, s’il faut pécher, il vaut mieux que ce soit dans ce sens. Car si les hommes à l’âme impuissante étaient tous également orgueilleux, s’ils n’avaient honte de rien et s’ils ne craignaient rien, quel lien pourrait donc les discipliner ? La foule est terrible si elle est sans crainte ; c’est pourquoi il n’est pas étonnant que les Prophètes, se préoccupant de l’utilité commune et non de l’utilité particulière, aient tant recommandé l’Humilité, le Repentir, et le Respect. Et, en effet, ceux qui sont soumis à ces affects peuvent être conduits plus facilement que d’autres à vivre enfin sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir de la vie des bienheureux.

Spinoza, Ethique, IV

 

Spinoza déconseille donc de penser aux malheurs : cela ne ferait que nous attrister, c’est-à-dire diminuer notre puissance. Il reconnaît toutefois qu’il faut avoir conscience des dangers qui nous guettent, mais uniquement pour trouver des moyens de les éviter. En dehors de cela, il faut au contraire voir le bon côté des choses afin d’être mû par des affects joyeux :

 

[O]n doit souvent énumérer et imaginer les périls communs de l’existence, et songer à la façon de les éviter et de les surmonter le mieux possible par la présence d’esprit et par la force d’âme. Mais il convient de noter qu’en ordonnant nos pensées et nos images nous devons toujours prêter attention (…) à ce qu’il y a de bon en chaque chose afin qu’ainsi nous soyons toujours déterminés à agir par un affect de Joie.

Spinoza, Ethique, V, prop. 10, scolie

 

Bref, il ne faut pas agir par rapport au mal mais par rapport au bien : il ne faut pas haïr mais aimer, il ne faut pas craindre mais désirer : « Par un Désir issu de la Raison nous poursuivons le bien directement et nous fuyons indirectement le mal. » (Ethique, I, prop. 64, corollaire). Spinoza s’oppose donc radicalement aux Stoïciens classiques qui recommandaient de penser aux maux qui nous guettent et de méditer la mort :

 

Proposition 67

L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie.

Démonstration

Un homme libre, c’est-à-dire un homme qui vit sous le seul commandement de la Raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort (…) mais désire directement le bien (…), c’est-à-dire qu’il désire agir, vivre, conserver son être sur le fondement de la recherche de l’utile propre ; par suite il ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation de la vie.

Spinoza, Ethique, IV

 

Cette critique des passions tristes est la première grande différence qui démarque Spinoza du stoïcisme classique. Une autre grande différence est que chez Spinoza, l’« acceptation du destin » prend la forme de l’amour de Dieu, c’est-à-dire de la Nature, c’est-à-dire de l’Univers, c’est-à-dire du Tout (car Spinoza est panthéiste : pour lui, Dieu ne désigne rien d’autre que la totalité de la nature). Accepter le destin cela signifie, pour Spinoza, prendre conscience du fait que nous ne sommes qu’une partie du Tout, que nous ne sommes qu’une vague à la surface de l’océan. Il s’agit d’aimer ce Tout dont nous dépendons, dont nous tirons toute notre existence et toute notre puissance. Aimer le Tout, c’est nous aimer nous-mêmes : c’est la seule façon de nous aimer adéquatement, car nous sommes inconcevables indépendamment du Tout.

De plus, le Tout est infini et éternel. Il est infiniment puissant et indestructible. Par conséquent, en aimant le Tout, nous ne serons jamais attristés. En effet, Spinoza remarquait déjà dans le Traité de la réforme de l’entendement que « Toute notre félicité et notre misère dépendent de la qualité de l’objet que nous aimons. Ainsi l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie sans mélange et sans tristesse. »

Malgré ces deux différences, Spinoza se rattache à la tradition stoïcienne. Ce texte, par exemple, offre l’expression condensée du stoïcisme de Spinoza :

 

Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures ; c’est pourquoi nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter les choses extérieures à notre usage. Pourtant, nous supporterons d’une âme égale les événements contraires à ce qu’exige le principe de notre utilité, si nous sommes conscients de nous être acquittés de notre tâche, si nous savons que notre puissance n’était pas suffisamment étendue pour nous permettre de les éviter, et si nous pensons que nous sommes une partie de cette Nature entière dont nous suivons l’ordre. Si nous comprenons tout cela clairement et distinctement, cette partie de nous-mêmes qui se définit par l’intelligence, c’est-à-dire la meilleure partie de nous-mêmes, en sera pleinement satisfaite et elle s’efforcera de persévérer dans cette satisfaction.

Spinoza, Ethique, IV, Appendice, chap. 32

 

Ainsi Spinoza termine l’Ethique par cette thèse éminemment stoïcienne : « La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même » (V, prop. 42).

 

C. Le pessimisme

 

Le bonheur est dans la suppression du désir : telle est la thèse « pessimiste ». On pourrait aussi dire que, pour les pessimistes, le bonheur n’existe tout simplement pas. Par « pessimistes », je désigne surtout la philosophie de Bouddha (qui a donné naissance à la religion bouddhiste) et celle de Schopenhauer.

 

1. Schopenhauer

Schopenhauer reprend à son compte la thèse de Platon selon laquelle le désir est manque :

 

Tout vouloir[5] procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation[6], c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, § 38

 

Fort de cette conception pessimiste du désir, Schopenhauer recommande de se libérer du vouloir-vivre, c’est-à-dire du désir : il faut mettre fin au désir pour atteindre le repos, c’est-à-dire le seul état qui se rapproche un tant soit peu du « bonheur ».

On peut interpréter Schopenhauer de trois manières : (1) le bonheur n’existe pas ; (2) le bonheur est seulement négatif, l’absence de malheur ; (3) le bonheur est atteint quand on se défait du vouloir-vivre. En fait, ces trois thèses sont toutes vraies (pour Schopenhauer) : leur seule différence réside dans l’emploi qu’elles proposent du mot « bonheur ».

 

2. Bouddhisme

Par son pessimisme, Schopenhauer se rattache à la tradition bouddhiste, qu’il connaissait bien. Pour le bouddhisme, en effet, le désir est source d’attachement, donc de souffrance. Il faut se détacher du désir, se rendre indépendant du monde, ne plus augmenter ni diminuer le karma du monde (car toute augmentation ou diminution serait source d’attachement, donc de souffrance). Ainsi on atteindra le nirvana, c’est-à-dire en quelque sorte l’ataraxie.

 

3. Christianisme

De manière un peu similaire, mais assez différente, la religion chrétienne recommande aussi de réprimer les désirs et de se vouer plutôt à la morale et à Dieu. Elle aussi affirme que le bonheur n’existe pas, du moins pas ici-bas. Mais contrairement au bouddhisme ou à Schopenhauer, le christianisme affirme que le bonheur existe néanmoins au paradis : c’est en vue de ce paradis qu’il faut bien agir. Et l’homme ne souffre, sur terre, qu’en expiation du péché originel commis par Adam et Eve : le malheur n’est donc pas universel, il est seulement lié à un monde particulier (la vie terrestre) et à une période particulière (entre la péché originel et le jugement dernier).

 

D. La sublimation

 

Le bonheur est dans la transformation des désirs : telle pourrait être une conception du bonheur fondée sur l’idée de sublimation. En effet, la sublimation désigne le fait de déplacer un désir vers un objet autre que son objet originel.

 

1. Platon

On peut s’amuser à trouver le processus de sublimation chez Platon, bien que ni le terme ni le concept n’apparaissent explicitement. En effet, on peut voir une sublimation dans le passage des désirs de base aux désirs les plus élevés. Pour Platon, Eros est la puissance semi-divine qui permet d’effectuer cette conversion du regard, cette élévation de l’homme.

 

Diotime : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.

Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, 211b – 211c

 

2. Nietzsche

Chez Nietzsche, l’idée de sublimation est déjà nettement plus explicite. Se souvenant de la distinction que faisait Platon entre ceux qui sont féconds selon le corps de ceux qui sont féconds selon l’âme[7], Nietzsche analyse la chasteté de « ceux qui sont féconds selon l’âme », c’est-à-dire celle des grands esprits féconds et inventifs :

 

[O]n trouvera toujours [la pauvreté, l’humilité et la chasteté] à un certain degré [dans la vie de tous les grands esprits féconds et inventifs]. Pas le moins du monde, cela va de soi, comme si elles constituaient en quelque sorte leurs « vertus » – qu’importent les vertus pour cette espèce d’homme ! –, mais comme les conditions les plus propres et les plus naturelles de leur existence dans ce qu’elle a de meilleur, de leur fécondité dans ce qu’elle a de plus beau. A cet égard, il est fort possible que leur spiritualité dominante ait dû commencer par serrer la bride à un orgueil effréné et irritable ou à une sensualité malicieuse (…). Mais elle y est parvenue, étant justement l’instinct dominant, qui a imposé ses exigences en dépit de tous les autres instincts – elle y parvient encore ; si elle n’y parvenait pas, elle ne dominerait justement pas. (…) Pour ce qui est (…) de la « chasteté » des philosophes, cette espèce d’esprit trouve manifestement sa fécondité ailleurs que dans des enfants (…). Tout artiste sait quel effet nuisible exercent les relations sexuelles dans les états de grande tension et de grande préparation spirituelle ; (…) c’est leur instinct « maternel » qui dispose ici impitoyablement, au profit de l’œuvre en devenir, de tous les autres stocks et suppléments de force, de vigor[8] de la vie animale : la force la plus importante consomme alors la plus modeste.

Nietzsche, Généalogie de la morale, III, 8

 

C’est à partir de cette idée de sublimation que Nietzsche distingue, en quelque sorte, un « bon ascétisme » et un « mauvais ascétisme » : il dénonce l’injonction chrétienne à réprimer les désirs et les passions et invite plutôt à les sublimer, c’est-à-dire à les transfigurer, à les « spiritualiser » :

 

Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal... On avouera d’autre part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une « spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Eglise primitive luttait, comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? – L’Eglise combat les passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne demande jamais : « Comment spiritualise-t-on, embellit-on et divinise-t-on un désir ? » – De tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de posséder et de se venger). – Mais attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à la vie

Nietzsche, Crépuscule des idoles, VI, 1

 

3. Freud

Prolongeant les analyses de Nietzsche, Freud a élaboré une véritable théorie de la sublimation. Pour Freud, la sublimation désigne le processus par lequel l’énergie d’une pulsion primitive (sexuelle ou agressive) est déplacée vers des buts socialement valorisés (travail, recherche scientifique, création artistique, etc.).

Il faudrait donc se représenter l’homme comme un être disposant d’une certaine quantité d’énergie pulsionnelle (ou libido[9]) qui tendrait naturellement vers certains objets déterminés, tout comme l’eau des rivières se dirige naturellement vers la mer. Et, tout comme on peut dévier les cours d’eau naturels en construisant des canaux afin d’irriguer les jardins, l’homme pourrait détourner sa libido de ses buts naturels et la canaliser vers des objectifs culturels. Il pourrait ainsi mettre son énergie animale, sauvage, au service des fins que lui donne sa raison. On peut penser ici à l’image platonicienne du cocher guidant le cheval noir du désir[10].

Par exemple, le désir d’agression qui se manifeste originellement dans la guerre peut être sublimé dans le sport (pour le peuple) ou dans les joutes oratoires au parlement (pour l’élite). On peut interpréter l’ensemble du processus de civilisation à partir de l’idée de sublimation : c’est ce qu’a fait le sociologue Norbert Elias en s’appuyant sur la philosophie freudienne[11]. On peut aussi mettre l’accent sur le renoncement pulsionnel : Freud a remarqué que la culture est édifiée sur du renoncement pulsionnel ; Marcuse dira, dans le contexte révolutionnaire des années 1960, que ce renoncement est allé trop loin, et que nous pâtissons plus de ce renoncement que nous ne profitons de ses effets[12]. La matrice de toutes ces réflexions se trouve dans Le Malaise dans la culture, court ouvrage de Freud qui étudie les relations entre les pulsions spontanées de l’individu et la culture (religion, morale, etc.).

Autre exemple de sublimation : utilisez votre énergie bouillonnante pour participer au cours plutôt que pour bavarder, ce sera une belle sublimation !

 

Attention !

Nietzsche encourage à la sublimation ; mais il refuse l’idée que nous cherchons le bonheur. Il valorise donc la sublimation tout en dévalorisant l’idée de bonheur. On ne peut donc pas vraiment dire que Nietzsche recommande de chercher le bonheur par la sublimation. Il faut plutôt dire qu’il préfère la sublimation, le dépassement, au bonheur[13].

De même, Freud se contente d’analyser le processus de sublimation, d’en décrire le mécanisme. Il reconnaît que cela peut être un moyen d’atteindre le bonheur, et même de rendre son bonheur indépendant du destin[14], mais il ne recommande pas particulièrement cette voie.

 

II. Bonheur et temps

 

A. Le bonheur se distingue du plaisir par sa durée

 

L’idée est simple : le véritable bonheur doit être durable. C’est d’ailleurs une caractéristique qui peut distinguer le bonheur du simple plaisir. On trouve cette idée chez Aristote :

 

[L]e bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps.

Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 6

 

On trouve aussi chez Montaigne cette idée qu’on ne peut juger du bonheur qu’au jour de sa mort. Non seulement parce qu’alors seulement on voit l’ensemble de sa vie, mais aussi parce qu’on voit sa manière de réagir face à la mort[15]. Que répondre à cela ? Certes, il vaut mieux un bonheur durable qu’un bonheur éphémère. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Après avoir défini le bonheur comme obtention du plaisir et évitement de la souffrance, Freud souligne la difficulté d’atteindre un bonheur durable :

 

Ce qu’on appelle bonheur au sens le plus strict découle de la satisfaction plutôt subite de besoins fortement mis en stase et, d’après sa nature, n’est possible que comme phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation désirée par le principe de plaisir ne donne qu’un sentiment d’aise assez tiède ; nos dispositifs sont tels que nous ne pouvons jouir intensément que de ce qui est contraste, et nous ne pouvons jouir que très peu de ce qui est état.

Freud, Le Malaise dans la culture, II, p. 18-19

 

B. Il faut chercher le bonheur dans l’instant présent

 

1. L’espoir nous empêche d’être heureux (Pascal)

Le bonheur est à chercher dans l’instant présent.

 

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

Pascal, Pensées, § 172

 

Pascal est pessimiste, et il ne pense pas que l’homme puisse trouver le bonheur, pas même en se concentrant sur l’instant présent, car il tombe alors dans l’ennui, c’est-à-dire la douleur de regarder sa misérable condition en face.

 

2. Le désespoir est la clef du bonheur (Comte-Sponville)

Mais on peut être moins pessimiste, et penser qu’en oubliant un peu le futur et en pensant un peu plus à l’instant présent il est possible d’être heureux. Ainsi, le philosophe contemporain André Comte-Sponville affirme, dans son Traité du désespoir et de la béatitude, que la clé du bonheur est de renoncer à l’espoir. Platon s’est trompé, dit-il : il a confondu le désir et l’espoir. Le désir n’est pas toujours manque, c’est l’espoir qui est toujours manque : on peut désirer ce qu’on a, alors qu’on n’espère jamais ce qu’on a. Fort de cette distinction, Comte-Sponville sauve le désir et condamne l’espoir : l’espoir est ce désir vain qui ne peut que nous rendre malheureux, qui nous détourne de notre bonheur présent pour un bonheur hypothétique et qui ne dépend pas de nous.

 

3. Carpe diem (Horace, Ronsard)

Enfin, de nombreux poètes ont mis leur art au service de ce message simple : carpe diem. Profitez de l’instant présent. Ainsi Horace, Ovide, ou Ronsard : Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie…

 

C. Le bonheur est au passé : un souvenir heureux…

 

Evidemment, en philosophie, dès qu’on dit quelque chose, vous pouvez être sûrs qu’on peut dire aussi le contraire. Sinon ça ne serait pas de la philosophie mais de la science. Certains disent que le bonheur est au présent ? D’autres diront que le bonheur est au passé ! Mais cette diversité des points de vue possibles ne doit pas vous faire tomber dans le relativisme : la vérité est une, car la réalité est une. En philosophie, la vérité est incertaine : il faut que vous décidiez vous-mêmes ce qui vous semble vrai !

D’abord, si le bonheur est l’inverse du malheur, il procède nécessairement d’un jugement sur notre passé : pour Schopenhauer, par exemple, le bonheur n’est rien d’autre que l’absence de malheur. Être heureux, c’est constater qu’on ne souffre plus. C’est donc toujours un jugement sur notre passé qui fait notre bonheur, par comparaison avec notre état présent. Le bonheur (s’il existe : nous avons vu que ce n’était pas évident pour Schopenhauer) peut donc être conjugué au présent, mais il n’est reconnu que par un jugement sur notre passé.

Mais on peut aller plus loin, et dire que le bonheur lui-même est avant tout au passé. Les moments les plus heureux de notre vie ne sont-ils pas plus beaux encore dans notre souvenir que quand nous les vivons ? Car quand nous vivons ces moments, nous sommes pris dans l’action, et nous sommes pleins de l’incertitude concernant l’avenir : nous ne savons pas ce qui va arriver, ni si ce bonheur va durer, etc. Par conséquent nous n’en jouissons pas de la même manière que quand nous contemplons ces mêmes moments, une fois révolus, dans nos souvenirs : alors toute incertitude a disparu, et ces scènes de notre vie se dressent dans le passé, soustraits à la fortune, indestructibles, pour l’éternité. Et quel plaisir de revisiter ces souvenirs ! Notre mémoire les embellit sans cesse, la nostalgie les éclaire de sa lumière rasante. Nous les idéalisons, si bien que le bonheur présent semble bien pâle en comparaison des bonheurs passés ! Notre âme est un tonneau, et nos souvenirs sont du vin : ils se bonifient en vieillissant.

 

Un souvenir heureux est peut-être sur terre plus vrai que le bonheur

Alfred de Musset

 

Marcel Proust insiste aussi sur cette idée. L’ensemble de son œuvre vise à évoquer les délices de la réminiscence : voir soudain surgir son passé au gré d’une sensation toute simple que nous vivons de nouveau et qui éveille d’autres sensations et souvenirs qui lui sont associés dans notre esprit, comme dans l’exemple célèbre de la madeleine, ou dans le texte reproduit dans votre manuel, p. 524-525.

Mais affirmer ainsi que le bonheur est « dans le passé », c’est en fait dire que le bonheur est dans la réminiscence, dans le souvenir d’un moment passé. C’est donc, en vérité, au présent que ce bonheur s’éprouve.

Les seules théories qui placent véritablement le bonheur dans le passé sont peut-être les diverses conceptions mythiques et religieuses qui évoquent un âge d’or révolu. Par exemple, pour la religion chrétienne, l’homme ne fut heureux que durant la période qui précède le péché originel, c’est-à-dire quand Adam et Eve jouissaient encore en toute tranquillité du jardin d’Eden. Depuis le péché originel, l’homme est condamné à la souffrance et au malheur. Il ne pourra, éventuellement, connaître à nouveau le bonheur qu’après la mort.

 

D. Le bonheur est au futur : les lendemains qui chantent

 

On pourrait ainsi compléter le tableau avec les conceptions qui placent le bonheur dans le futur. C’est évidemment le cas du christianisme, qui affirme l’existence du paradis. Mais on pourrait également voir cette idée dans les religions. Pour le sociologue Marcel Gauchet, un renversement s’est opéré avec la modernité : les religions ont décliné pour laisser place aux idéologies. Tandis que les religions plaçaient l’idéal dans le passé et concevaient le temps social comme une dégradation ou une déchéance (il fallait donc être conservateur : respecter la tradition, imiter les ancêtres pour essayer de retrouver la valeur perdue), les idéologies, au rebours, placent le bonheur et le but à atteindre dans le futur. Le temps social et historique est alors conçu comme un progrès censé nous rapprocher de cet état futur merveilleux, du « grand soir », de ces « lendemains qui chantent ». C’est évidemment le cas du communisme qui annonce l’arrivée de la fin de l’histoire et d’une société sans classes, ni Etat, ni délinquance, ni injustice, ni malheur, etc. Mais c’est aussi le cas du libéralisme, dans la mesure où c’est aussi une idéologie qui recommande de faire certains sacrifices (accepter une diminution des aides sociales et une baisse du salaire minimum par exemple) au nom de certains biens futurs escomptés.

Les religions disent : Hier, c’était mieux. Les idéologies disent : Demain, ça sera mieux. Toutes deux s’accordent à dire qu’aujourd’hui, en tout cas, nous sommes malheureux.

 

 

III. Deux grandes conceptions du bonheur

 

J’exposerai ici deux grandes conceptions du bonheur : la première place le bonheur dans l’amour, la seconde dans la connaissance.

 

A. L’amour

 

L’amour occupe une place si importante dans la vie des hommes qu’il est bien naturel que de nombreux penseurs aient tenté de comprendre le bonheur à partir de l’amour, et de voir dans l’amour le moyen d’être heureux par excellence.

 

1. Le bonheur du couple : le mythe d’Aristophane

Dans le Banquet de Platon, Aristophane présente un mythe qui vise à expliquer les relations amoureuses, et pourquoi les hommes sont si heureux quand ils rencontrent leur « moitié ». A l’origine, dit Aristophane, les êtres humains étaient doubles : ils avaient quatre jambes, quatre bras, une grosse tête avec deux visages (un de chaque côté), etc. Comme ces êtres étaient devenus un peu trop fiers et avaient défié les dieux, Zeus, pour les calmer, les coupa en deux. Or il y en avait de trois sortes : certains étaient constitués de deux moitiés mâles (issus du soleil, symbole de la masculinité), d’autres de deux moitiés femelles (issus de la terre, symbole de la féminité), d’autres encore d’une moitié mâle et d’une moitié femelle (issus de la lune, intermédiaire entre la terre et le soleil). Depuis qu’ils furent coupés en deux par Zeus, ils doivent se reproduire pour survivre. Et chaque moitié cherche désespérément sa moitié originelle. Ainsi, ceux qui sont issus du soleil sont des mâles qui cherchent des mâles : ce sont les homosexuels (l’homosexualité était très répandue, et même valorisée, dans la Grèce antique) ; celles qui sont issues de la terre sont les femmes lesbiennes ; et enfin, ceux qui sont issus de la lune sont les hétérosexuels. Avec ce mythe, Aristophane explique la quête effrénée de l’âme sœur et défend l’idée que nous ne pouvons trouver le bonheur que dans l’amour.

Voici un petit schéma pour résumer le mythe (tout ceci n’est pas très important du point de vue philosophique, je le présente surtout pour le plaisir) :

 

 

Symbole

 

 

Soleil

 

Lune

 

Terre

 

Êtres originels

 

 

Mâle-Mâle

 

Mâle-Femelle

 

Femelle-Femelle

Zeus se fâche et coupe tout le monde en deux d’un coup d’épée

 

Nouveaux êtres

(humains actuels)

 

Mâle

 

Mâle

 

Mâle

 

Femelle

 

Femelle

 

Femelle

 

Tempérament sexuel

 

homo-

sexuel

 

homo-

sexuel

 

hétéro-

sexuel

 

hétéro-

sexuelle

 

homo-

sexuelle

 

homo-

sexuelle

 

En dehors de ce mythe, on retrouve l’idée que l’amour est la clé du bonheur dans une conception populaire du bonheur. Malgré le proverbe affirmant qu’« il n’y a pas d’amour heureux », la plupart des gens reconnaissent que l’amour est une composante essentielle du bonheur. En fait, si nous désirons quoi que ce soit dans la vie (richesses, honneurs, plaisirs, bonheur, etc.), ce n’est le plus souvent que pour obtenir l’amour des autres.

 

2. Se contenter d’aimer (Saint François d’Assise)

Ainsi, Freud inclut l’amour dans sa typologie des méthodes employées pour atteindre le bonheur : une technique de l’art de vivre très répandue et à laquelle nous tendons naturellement, c’est de prendre pour centre l’amour et attendre toute satisfaction du fait d’aimer et d’être aimé. Mais Freud souligne aussitôt le point faible de cette stratégie : « Jamais nous ne sommes davantage privés de protection contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais nous ne sommes davantage dans le malheur et le désaide que lorsque nous avons perdu l’objet aimé ou son amour. » (Malaise dans la culture, II, p. 25) Mais il existe une solution :

 

Nous avons dit que l’expérience selon laquelle l’amour sexué (génital) procure à l’être humain les plus fortes expériences vécues de satisfaction, lui fournissant à proprement parler le modèle de tout bonheur, aurait dû suggérer de continuer à chercher la satisfaction de bonheur dans la vie sur le terrain des relations sexuées, en plaçant l’érotisme génital au centre de la vie. Nous ajoutions que par cette voie on se rend, de la manière la plus problématique, dépendant d’un morceau du monde extérieur, à savoir de l’objet d’amour choisi, et qu’on s’expose à la plus forte des souffrances si l’on est dédaigné par lui ou si on le perd pour cause d’infidélité ou de mort. Aussi les sages de tous les temps ont-ils, avec la plus expresse insistance, déconseillé de suivre cette voie dans la vie ; elle n’a cependant pas perdu l’attraction qu’elle exerce sur un grand nombre d’enfants des hommes.

A une faible minorité d’entre eux, il est accordé, de par leur constitution, de trouver malgré tout le bonheur sur la voie de l’amour, mais pour cela d’amples modifications animiques[16] de la fonction d’amour sont indispensables. Ces personnes se rendent indépendantes de l’assentiment de l’objet en déplaçant la valeur principale du fait d’être aimé sur celui d’aimer soi-même. Elles se protègent de la perte de cet objet en dirigeant leur amour non sur des objets individuels, mais dans une même mesure sur tous les êtres humains, et elles évitent les oscillations et désillusions de l’amour génital en le déviant de son but sexuel, en transformant la pulsion en une motion inhibée quant au but. Ce qu’elles provoquent en elles de cette façon, cet état de tendre sensibilité, en égal suspens, ne se laissant décontenancer par rien, n’a plus beaucoup de ressemblance extérieure avec cette vie amoureuse génitale à l’agitation tempétueuse, dont elle est pourtant dérivée. Saint François d’Assise pourrait bien être celui qui est allé le plus loin dans cette utilisation de l’amour en faveur du sentiment de bonheur intérieur.

Freud, le Malaise dans la culture, IV, p. 43-44

 

Et l’injonction de Jésus – aime ton prochain comme toi-même – nous pousse également dans cette voie. Freud voit d’ailleurs dans l’amour le fondement de toute morale[17].

 

3. Aimer un objet éternel pour être éternellement heureux (Spinoza)

Spinoza fait partie des philosophes qui cherchent le bonheur dans l’amour. En effet, il remarque, dans le Traité de la réforme de l’entendement, que « Toute notre félicité et notre misère dépendent de la qualité de l’objet que nous aimons. Ainsi l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie sans mélange et sans tristesse. » Et il faut bien reconnaître que notre bonheur dépend de ce qui arrive à l’objet que nous aimons : s’il pâtit, nous pâtissons avec lui (nous compatissons).

Aussi, Spinoza invite à une solution merveilleusement simple : ne suffit-il pas en effet d’aimer un objet indestructible pour jouir d’un bonheur inébranlable ? Or le seul objet indestructible, éternel et infini, c’est Dieu, c’est-à-dire (pour Spinoza, qui est panthéiste) la Nature, le Tout, l’Univers entier. C’est donc le Tout que Spinoza nous propose d’aimer : il s’agit de comprendre que nous n’en sommes qu’une partie, que nous tirons toute notre existence et notre puissance de ce Tout infini et éternel. En nous concevant comme une partie du Tout, en nous pensant comme l’orteil de ce géant qu’est le Tout, nous nous identifions à lui et nous parvenons à nous réjouir de sa toute-puissance.

Spinoza est celui qui a poussé l’idée de trouver le bonheur dans l’amour de Dieu le plus loin ; mais c’est une idée très classique dans la tradition chrétienne. On la retrouve par exemple chez Saint Augustin, chez Saint Thomas d’Aquin[18], ou encore chez Pascal. 

 

B. La connaissance (Aristote)

 

Nous avons déjà évoqué le rôle de la connaissance dans la conception stoïcienne du bonheur : la connaissance (de soi et du monde, de ce qui dépend de nous et de ce qui n’en dépend pas) était un moyen d’atteindre le bonheur en modifiant nos désirs pour ne désirer que ce que nous savons pouvoir obtenir, afin d’être toujours satisfaits. Autant dire que dans cette conception, la connaissance n’est qu’un moyen d’atteindre le bonheur : le bonheur n’est pas dans le fait de connaître, mais dans le fait d’être vertueux ou de voir ses désirs satisfaits parce qu’on a su les restreindre. La conception dont je vais parler maintenant, au contraire, place le bonheur dans la connaissance elle-même.

C’est Aristote qui place le bonheur dans la connaissance. La philosophie d’Aristote, comme la plupart des philosophies antiques, est un eudémonisme[19], c’est-à-dire une doctrine morale qui fait du bonheur le but de l’action et de la vie.

 

1. Poiesis et praxis

Aristote distingue deux types d’activités humaines : la poiesis et la praxis. La poiesis, ou production, est l’activité qui a sa fin en autre chose : par exemple, aller à l’école, ou même attendre un bus est une poiesis. On n’attend pas le bus pour le plaisir d’attendre : on l’attend pour le prendre, afin d’aller quelque part. De même, toute « production », au sens contemporain, est une poiesis : on produit toujours un objet dans le but d’avoir cet objet, et non pour le simple plaisir de la production.

Par opposition, la praxis est toute activité qui a sa fin en elle-même : par exemple, jouer du piano, rêvasser, et de manière générale tout ce qu’on fait pour le plaisir, et non en vue d’autre chose. Résumons cette distinction conceptuelle importante dans un tableau :

 

 

Activités

Terme grec

Terme français (danger !)

Poiesis

« production »

Praxis

« pratique »

 

Définition

Toute activité qui a sa fin en autre chose : toute activité qui est un moyen au service d’une fin.

Toute activité qui a sa fin en elle-même, qui est sa propre fin, qui n’est pas faite en vue d’autre chose.

 

Exemples

Aller à l’école

Attendre un bus

Déboucher les chiottes

Faire un gâteau

Bavarder en classe

Manger une glace

Jouer du piano pour le plaisir

Rêvasser

 

Or, pour Aristote, le bonheur est dans une activité, et il n’est pas cherché en vue d’autre chose, mais pour lui-même : c’est le bien suprême, le but de la vie. Donc l’activité qui constitue le bonheur ne sera pas une poiesis, mais une praxis.

 

[S]i nous devons plutôt placer le bonheur dans une certaine activité, ainsi que nous l’avons antérieurement indiqué, et si les activités sont les unes nécessaires et désirables en vue d’autres choses, et les autres désirables en elles-mêmes, il est clair qu’on doit mettre le bonheur au nombre des activités désirables en elles-mêmes et non de celles qui ne sont désirables qu’en vue d’autre chose : car le bonheur n’a besoin de rien, mais se suffit pleinement à lui-même.

Aristote, Ethique à Nicomaque, X, 6

 

Le problème, c’est qu’il y a de multiples praxis, de multiples choses qui sont faites en vue d’elles-mêmes, de multiples plaisirs : jouer de la musique, faire l’amour, danser, contempler les étoiles, etc. Comment choisir ?

 

2. Le bonheur de l’homme est dans l’activité qui lui est propre

Ici intervient la conception finaliste d’Aristote : pour Aristote, chaque chose, dans l’Univers, a une fin, c’est-à-dire un but, une fonction : la fonction des marteaux est de marteler, la fonction des haches est de fendre ; la fonction de la main est d’attraper, la fonction de l’œil est de voir ; la fonction des poissons est de nager, la fonction des oiseaux est de voler ; mais quelle est la fonction de l’homme ?

C’est forcément ce qui le distingue de tout le reste : la pensée, et donc les facultés politiques et théoriques qui en découlent. Aristote en conclut donc que la vie parfaite, pour l’homme, consiste en la pratique des vertus éthiques (bonté, justice, etc.) et des vertus théorétiques, c’est-à-dire la contemplation intellectuelle (la méditation de la vérité, en quelque sorte). Mais les actes conformes à la vertu éthique (ou politique) ne sont pas vraiment accomplis en vue d’eux-mêmes : ils visent à établir un certain état. Par exemple, la vertu militaire vise à gagner la guerre pour préserver la paix ; et de même la justice vise à rétablir un ordre nécessaire à la vie de la cité. En revanche, la connaissance (pour Aristote) ne vise à rien d’autre qu’elle-même : on connaît pour le plaisir de connaître. Pour l’homme, le bonheur suprême est donc de penser, de connaître, de comprendre le monde : il est contemplation, méditation. En proposant un tel idéal du bonheur, Aristote invite l’homme à se rendre digne de ce qu’il y a de meilleur en lui : la pensée :

 

Si dès lors, parmi les actions conformes à la vertu, les actions relevant de l’art politique ou de la guerre viennent en tête par leur noblesse et leur grandeur, et sont cependant étrangères au loisir et dirigées vers une fin distincte et ne sont pas désirables par elles-mêmes ; si, d’autre part, l’activité de l’intellect, activité contemplative, paraît bien à la fois l’emporter sous le rapport du sérieux et n’aspirer à aucune autre fin qu’elle-même, et posséder un plaisir achevé qui lui est propre (…) : il en résulte que c’est cette dernière qui sera le parfait bonheur de l’homme, – quand elle est prolongée pendant une vie complète, puisque aucun des éléments du bonheur ne doit être inachevé.

Mais une vie de ce genre est trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous. (…) Si donc l’intellect est quelque chose de divin par comparaison avec l’homme, la vie selon l’intellect est également divine comparée à la vie humaine. Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible, s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui ; car même si cette parie est petite par sa masse, par sa puissance et sa valeur elle dépasse de beaucoup tout le reste. On peut même penser que chaque homme s’identifie avec cette partie même, puisqu’elle est la partie fondamentale de son être, et la meilleure. (…) Ce qui est propre à chaque chose est par nature ce qu’il y a de plus excellent et de plus agréable pour cette chose. Et pour l’homme, par suite, ce sera la vie selon l’intellect, s’il est vrai que l’intellect est au plus haut degré l’homme même. Cette vie-là est donc aussi la plus heureuse.

Aristote, Ethique à Nicomaque, X, 7

 

3. Le rôle de la chance

Ainsi, pour Aristote le bonheur consiste essentiellement dans la vertu, dans l’exercice de certaines facultés, et ne semble donc dépendre que de nous. Mais il critique la conception stoïcienne, trop extrémiste (selon laquelle le bonheur ne dépend que de nous car il consiste exclusivement en la vertu) : Aristote reconnaît que la chance favorise la pratique de la vertu et donc le bonheur : il est plus facile d’être vertueux et heureux si on est riche, en bonne santé, et qu’on a de bons amis :

 

Cependant il apparaît nettement qu’on doit faire aussi entrer en ligne de compte les biens extérieurs, ainsi que nous l’avons dit, car il est impossible, ou du moins malaisé, d’accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre de nos actions, nous faisons intervenir à titre d’instruments les amis ou la richesse, ou l’influence politique ; et, d’autre part, l’absence de certains avantages gâte la félicité : c’est le cas, par exemple, pour la noblesse de race, une heureuse progéniture, la beauté physique. On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. Ainsi donc que nous l’avons dit, il semble que le bonheur ait besoin, comme condition supplémentaire, d’une prospérité de ce genre ; de là vient que certains mettent au même rang que le bonheur, la fortune favorable, alors que d’autres l’identifient à la vertu.

Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 9

 

Nous avons donc besoin d’un minimum de biens matériels pour pouvoir exercer la vertu et être heureux ; mais très peu y suffisent :

 

Mais le sage aura aussi besoin de la prospérité extérieure, puisqu’il est un homme : car la nature humaine ne se suffit pas pleinement à elle-même pour l’exercice de la contemplation, mais il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la nourriture et tous autres soins. Cependant, s’il n’est pas possible sans l’aide de biens extérieurs d’être parfaitement heureux, on ne doit pas s’imaginer pour autant que l’homme aura besoin de choses nombreuses et importantes pour être heureux : ce n’est pas, en effet, dans un excès d’abondance que résident la pleine suffisance et l’action, et on peut, sans posséder l’empire de la terre et de la mer, accomplir de nobles actions, car même avec des moyens médiocres on sera capable d’agir selon la vertu.

Aristote, Ethique à Nicomaque, X, 9

 

 

IV. Le bonheur est-il le but de la vie ?

 

Cette question peut s’entendre en deux sens :

(1) Comme une question de fait : De fait, le bonheur est-il le but de la vie ? De fait, les hommes cherchent-ils le bonheur ? Les hommes font-ils du bonheur le but de leur vie ? Cette question porte simplement sur ce qui se passe, sur ce qui est.

(2) Comme une question de droit : Le bonheur doit-il être le but de la vie ? Faut-il chercher le bonheur ? Ici on ne se préoccupe pas de ce qui se passe en fait, on ne cherche pas à savoir si les hommes, de fait, cherchent le bonheur ou non : on se demande s’il faut le chercher. On ne s’interroge pas sur ce qui est, mais sur ce qui devrait être.

NB : Toute question de fait s’interroge sur ce qui est, alors que toute question de droit s’interroge sur ce qui devrait être. Mais le devoir être peut s’entendre en deux sens : au sens moral ou au sens théorique. Il y a donc deux sortes de questions de droit : des questions morales et des questions théoriques.

Exemples :

- Questions morales :

- Faut-il chercher le bonheur ?

- Peut-on enfreindre la loi ?

- Questions théoriques :

- Y a-t-il des certitudes absolues ? (Il y a des gens qui ont des certitudes absolues : mais ici on se demande si les certitudes absolues sont légitimes, sont fondées en raison)

- Peut-on réfuter l’existence de Dieu ?

Autres exemples :

- Si, dans un exercice de mathématiques, vous tombez sur le bon résultat par chance au terme d’un raisonnement invalide, en fait c’est juste, mais en droit c’est faux. C’est ainsi que Bachelard, opposant la science (fondée sur une méthode rationnelle) et l’opinion, écrira : en droit, l’opinion a toujours tort, car elle pense mal, elle ne pense pas. En revanche, même quand la science se trompe on peut dire, d’un certain point de vue, qu’en droit, elle a raison, si le raisonnement qui mène au résultat faux était valide.

 

A. La question de droit

 

1. Le bonheur doit être le but de la vie : l’eudémonisme antique

La question de savoir si le bonheur doit être le but de la vie ou non est un peu étrange. Ce qui semble évident, c’est que le bonheur est, de fait, le but de la vie : tous les hommes cherchent le bonheur. Par conséquent, il semble que le bonheur doive aussi être le but de la vie. En effet, à quoi bon vivre, sinon pour chercher le bonheur ? Ainsi les Grecs firent tout naturellement du bonheur le but suprême de la vie : on parle alors d’eudémonisme (du grec eudaimonismos, le bonheur).

Pourtant, nous pouvons déjà apercevoir une première manière de dénoncer la quête effrénée du bonheur comme une erreur : c’est en effet ce que suggèrent les théories pessimistes, selon lesquelles le bonheur n’existe pas : en le poursuivant, les hommes courent après une chimère et se condamnent à des frustrations et des désillusions perpétuelles.

Mais on peut condamner l’idée que le bonheur est le but de la vie de manière bien plus puissante, en partant de l’idée morale selon laquelle notre devoir n’est pas de chercher notre bonheur, mais avant tout de faire le bien.

 

2. Il ne faut pas chercher le bonheur mais obéir à Dieu (Christianisme)

Ainsi, pour les religions comme le christianisme, le bonheur n’est pas le but de la vie. Depuis le péché originel, le bonheur n’existe plus sur terre : les hommes sont condamnés à la souffrance et au malheur en expiation de ce péché.

Ils ne doivent donc absolument pas rechercher le bonheur, mais se contenter de suivre les commandements divins (ne pas tuer, ne pas voler, être bon et honnête, aimer son prochain comme soi-même, prier, se confesser, etc.) en attendant la mort et le jugement dernier. Peut-être, après leur vie terrestre, connaîtront-ils le bonheur, dans un au-delà, au paradis. Il ne reste donc aux hommes que l’espoir du bonheur. Ils ne doivent en aucun cas le rechercher : ce serait s’écarter des commandements divins et de la volonté de Dieu, et se condamner ainsi aux enfers.

 

3. Il ne faut pas chercher le bonheur mais s’en rendre digne (Kant)

Kant est le philosophe qui a « sécularisé » le christianisme : il a en quelque sorte reconstruit le christianisme sur des bases philosophiques. Par la seule réflexion logique, il semble aboutir comme par miracle aux grands préceptes chrétiens.

Ainsi, il nous offre un fondement philosophique à cette idée chrétienne, plutôt contre nature, selon laquelle il ne faudrait pas rechercher le bonheur. Kant se place du point de vue moral : et il faut reconnaître que, du point de vue moral, le devoir de l’homme n’est pas d’obéir à ses désirs et de chercher son propre bonheur, mais au contraire de résister à son désir afin d’obéir à la loi morale : par exemple, si je trouve un portefeuille par terre, mon devoir moral est de renoncer à mon désir naturel de richesse pour restituer le portefeuille à son propriétaire. Cette conception est extrêmement classique. Le devoir des hommes est d’agir moralement, de faire le bien, d’être justes, etc. Ce n’est donc pas du tout de rechercher leur propre bonheur égoïste.

Mais c’est précisément la grande difficulté de cette conception : comment encourager les hommes à faire leur devoir, si cela doit les condamner à des sacrifices quotidiens, sans aucune récompense en retour ? Et il faut reconnaître que cela semble être précisément le cas : les hommes ne sont pas récompensés en fonction de leur mérite moral par l’attribution d’une quantité de bonheur correspondante. Il n’y a pas de justice – en tout cas pas ici-bas. Sur terre, il faut reconnaître que les méchants ne sont pas punis et qu’ils sont même parfois plus heureux que les bons.

C’est cette difficulté qui pousse Kant à postuler l’immortalité de l’âme et l’existence du paradis. Puisque nous sommes moraux, puisque nous avons en nous une raison qui nous commande de faire le bien, il faut bien penser ou espérer que les hommes qui obéissent à cette loi seront récompensés. Comme ils ne sont pas récompensés ici-bas, il faut supposer qu’ils le seront dans l’au-delà.

Notre devoir ne consiste donc pas à chercher le bonheur, mais à essayer de nous rendre dignes du bonheur. Il nous faut supposer et espérer que Dieu rendra justice aux hommes et que les bons seront enfin heureux au paradis. Ainsi, selon Kant, le bonheur n’est pas le simple plaisir : car il faut avoir mérité son bonheur. Ce n’est pas non plus la simple vertu : car il est bien difficile d’imaginer qu’un homme accablé de maux et de souffrances puisse être heureux, même s’il a mené une vie parfaitement vertueuse. Le bonheur parfait n’est donc ni le simple plaisir (comme l’ont cru les Epicuriens), ni la simple vertu (comme l’ont cru les Stoïciens), mais le plaisir comme conséquence de la vertu, c’est-à-dire le plaisir que Dieu nous donnera dans l’au-delà en récompense de notre vertu.

La philosophie kantienne atteint son paroxysme dans l’idée suivante : bien que le bonheur ne doive donc pas être recherché (mais simplement espéré), il doit tout de même, en un sens, être recherché, au nom de la morale elle-même : en effet, si nous étions malheureux nous risquerions d’être poussé à commettre une mauvaise action (un vol, par exemple). Nous avons donc le devoir d’être heureux afin de ne pas être tentés de faire le mal !

 

Assurer son propre bonheur est un devoir (au moins indirect) ; car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tentation d’enfreindre ses devoirs.

(Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Section I, p. 64)

 

C’est le comble. Nous sommes spontanément enclins à penser que la morale (comme la loi) est un dispositif qui vise à assurer le bonheur de chacun par le respect réciproque. Nous pensons que la morale est au service du bonheur. Kant renverse les choses et affirme que ce n’est pas la morale qui est au service du bonheur mais le bonheur qui est au service de la morale. Les hommes ne doivent pas être bons pour être (collectivement) heureux, ils doivent être heureux pour être bons.

 

4. Il faut être juste (Platon)

Une telle supposition semble bien téméraire. Déduire le paradis de la morale, c’est beau, mais est-ce bien convaincant ? En fait, la logique à l’œuvre apparaît au grand jour, de manière encore plus transparente, chez Platon. Platon est le fondateur de la philosophie occidentale et sans doute aussi le concepteur, pour une bonne partie, de la religion chrétienne elle-même. L’idée cardinale qui structure toute la réflexion de Platon est la question de savoir comment atteindre la justice et le bien moral dans la cité.

Platon utilise tous les instruments possibles pour favoriser l’avènement du Bien et de la justice : le mythe, la religion (il invente l’enfer comme instrument politique : pour inciter les hommes à être bons et justes), le mensonge politique, la philosophie, l’art (dans la cité idéale, les poètes et les artistes doivent être soumis aux gouvernants afin de participer à l’éducation du peuple et à inciter chacun à être vertueux)…

Platon a rencontré le même éternel problème : comment inciter les hommes à faire le bien, à être justes, si faire le bien et être juste ne mène pas nécessairement au bonheur ? Car les hommes ne font une chose que si elle est susceptible de leur apporter le bonheur. De façon très étonnante, Platon passe du domaine pratique (c’est-à-dire du domaine de l’action, de la morale et de la politique) au domaine théorique : il affirme que l’homme juste est heureux, car il faut le dire pour pousser les hommes à être justes : c’est une nécessité pratique.

Voici ce que dit Platon : Toutes les qualités, sans la justice, sont en fait des maux. Une vie sans justice n’est pas agréable. L’homme injuste est nécessairement malheureux et misérable. En effet, demandons aux dieux ; ou plutôt, demandons à des pères et à des législateurs. Car nos pères nous exhortent à vivre justement, donc ils ne peuvent pas dire que la vie la plus agréable est la plus heureuse : ils doivent dire que c’est la vie la plus juste qui est la plus heureuse. Mais s’ils disaient que la vie la plus juste est la plus pleine de bénédictions, tout le monde demanderait ce qu’est ce bien et ce beau, supérieurs au plaisir : donc il ne faut pas séparer l’agréable du juste, beau, bien. « Ainsi, la thèse qui n’isole pas l’agréable du juste, le bon de la beauté morale, à supposer qu’elle ne soit plausible à l’égard de rien d’autre, l’est au moins pour nous faire consentir à mener l’existence qui est pieuse et juste : et, par conséquent, le législateur considérera la thèse qui nie que les choses soient ainsi, comme étant, entre toutes, la plus honteuse et la plus adverse : personne en effet ne consentirait de plein gré à faire ce qui n’a pas pour conséquence plus de joie que de peine. » (Platon, Lois, II, 663a – 663b). Et Platon ajoute : Même s’il n’en était pas ainsi le législateur devrait mentir : c’est le mensonge le plus utile.

Quelle curieuse idée ! Chez Platon les exigences pratiques commandent les thèses théoriques. Le devoir détermine la vérité. Le bien détermine le vrai. Comment y croire ?

Il est donc parfaitement clair que du point de vue moral, notre devoir n’est pas de rechercher notre bonheur. Et il est tout aussi clair que la supposition selon laquelle les hommes de bien seront heureux sont de pures suppositions postulées par une nécessité pratique, c’est-à-dire affirmées dans le but de pousser les hommes à faire le bien. Et à ce titre, on est en droit d’en douter fortement. Rien n’indique que les bons seront heureux.

 

5. Un exemple célèbre : Antigone

Antigone, fille d’Œdipe et héroïne éponyme[20] de la tragédie de Sophocle, nous offre un exemple intéressant de refus du bonheur au nom d’une valeur morale. En effet, elle veut offrir à son frère une sépulture digne de ce nom, bien que la loi – incarnée par le roi Créon – l’interdise en cette circonstance. Antigone persiste dans son combat désespéré, elle est prête à tout sacrifier, y compris son bonheur et même sa vie, pour parvenir à son but, à accomplir ce qu’elle considère comme son devoir moral. Dans la version de la tragédie de Jean Anouilh, Antigone exprime explicitement son refus du bonheur au nom d’une valeur morale :

 

Antigone, doucement : – Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents sont petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?

Créon hausse les épaules : – Tu es folle, tais-toi.

Antigone : – Non, je ne me tairai pas. Je veux savoir comment je m’y prendrai, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c’est tout de suite qu’il faut choisir. Vous dites que c’est si beau la vie. Je veux savoir comment je m’y prendrai pour vivre.

Créon : – Tu aimes Hémon ?

Antigone : – Oui, j’aime Hémon. J’aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais […] s’il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s’il doit apprendre à dire « oui », lui aussi, je n’aime plus Hémon !

Créon : – Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.

Antigone : – Si, je sais ce que je dis, mais c’est vous qui ne m’entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! C’est le même air d’impuissance et de croire qu’on peut tout. La vie t’a seulement ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.

Créon la secoue : – Te tairas-tu, enfin ?

Antigone : – Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que je sais que j’ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j’ai raison, mais tu ne l’avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.

Créon : – Le tien et le mien, oui, imbécile !

Antigone : – Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent.

(Jean Anouilh, Antigone, 1944)

 

Conclusion

Nous avons donc vu qu’en droit, il semblerait que le bonheur ne soit pas le but de la vie, c’est-à-dire que nous n’avons pas pour devoir de chercher le bonheur. Pourtant, on peut sans difficulté critiquer l’ensemble de ces conceptions morales pour revenir au vieil eudémonisme grec. D’abord, en remarquant que toutes les morales sont toujours, fût-ce à leur insu, au service du bonheur du groupe humain : toutes les morales ne visent jamais qu’à contraindre l’intérêt individuel au nom de l’intérêt d’autrui : si elles nous enjoignent de renoncer à notre bonheur, ce n’est jamais qu’au nom du bonheur d’autrui. Et on peut penser, comme l’affirment les utilitaristes[21], que le fondement caché des morales est de maximiser le bonheur de l’ensemble de la société humaine considérée.

D’autre part, on peut aussi remarquer que la recherche du bonheur personnel et du bonheur d’autrui ne sont pas contradictoires, mais vont au contraire de pair. La meilleure manière d’essayer de rendre les autres heureux, n’est-ce pas de se rendre heureux soi-même, afin de partager ce bonheur ? Et réciproquement, peut-on être heureux si les autres ne le sont pas ? D’un certain point de vue, il semble que nous ne pouvons donner de bonheur aux autres si nous ne sommes pas heureux nous-mêmes, et que nous ne pouvons être heureux si les autres ne le sont pas aussi.

 

B. Bonheur et politique

 

La question de savoir si le bonheur est le but de la vie se décline naturellement dans la réflexion politique. En ce sens, la sphère politique constitue l’enjeu de nos réflexions morales précédentes (si le bonheur est le but à atteindre, il faut en faire un objectif politique : l’option philosophique choisie déterminera un choix politique). Mais nous verrons que la prise en compte de la question au niveau politique permet aussi d’apporter de nouveaux éléments de réponse.

 

1. Le bonheur doit être le but de la politique

Ainsi, si nous appliquons l’idée la plus simple, selon laquelle le but de la vie est d’atteindre le bonheur, et que les morales ne sont qu’un moyen d’y parvenir, nous serons enclins à faire du bonheur le but de toute politique. C’est au nom de ce principe utilitariste que l’idée d’un « droit au bonheur » a fleuri dans les constitutions des pays occidentaux à partir de la fin du XVIIIe siècle (cf. Saint-Just), par exemple dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis :

 

Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur.

Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, 1776

 

2. Le bonheur ne doit pas être le seul but de la politique

Tocqueville, penseur politique du XIXe siècle, fut le témoin de changements politiques, sociaux et économiques considérables, puisqu’il fut contemporain du passage de la société d’Ancien régime à la société  moderne, démocratique et égalitaire. Il jugeait cette évolution de manière très mitigée. En particulier, avec une remarquable perspicacité, il a cru pouvoir déceler dans cette évolution une tendance possible vers une forme de totalitarisme insidieuse :

 

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes[22] pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres (…)

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire[23], qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

(Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1835-1840)

 

Le bonheur ne doit pas être le seul but de la politique, dit Tocqueville : il est tout aussi important – voire beaucoup plus important – que les citoyens soient responsables et adultes. Un pouvoir qui infantiliserait les citoyens en assurant leur bonheur serait comme une « mère poule » : confortable, mais affaiblissant et aliénant : ce ne serait finalement qu’une forme lénifiante d’asservissement.

Aujourd’hui, par exemple, la diminution des droits et libertés individuelles et la croissance du pouvoir tutélaire de l’Etat sont admises, dans la plupart des pays occidentaux, au nom de la sécurité. « Désormais la sécurité est au-dessus des lois », écrivait Foucault en 1977 (Dits et écrits, III, § 211). Foucault a théorisé cette évolution : nous passerions, selon lui, du paradigme de la loi au paradigme de la norme : d’un rapport de pouvoir centré sur l’idée de gouvernement à un rapport de pouvoir qui prend pour modèle la gestion : gestion économique (gestion d’entreprise), gestion biologique (hygiène et médecine), gestion sociale, etc., tiennent désormais lieu de politique. Aujourd’hui, on ne juge et n’emprisonne plus les hors-la-loi : on les soigne. Le docteur a remplacé le geôlier. Il s’agit d’assurer le « bonheur » et surtout la « sécurité » de la population, ce matériau humain désormais placé en permanence sous perfusion étatique et sous caméra de surveillance. Nous reparlerons plus loin, de manière plus détaillée, de cette évolution vers ce que Foucault appelle le « biopouvoir » (pouvoir sur la vie).

Pour l’instant, retenons l’idée suivante : le bonheur n’est pas le seul but de la vie. Même si on admet que la morale et l’éthique sont au service du bonheur, il faut reconnaître que le bonheur ne saurait être le seul but de la politique : la liberté, l’autonomie, voire l’autarcie des individus sont tout aussi importantes. Nous pouvons nous attendre à des restrictions analogues à l’idée que le bonheur est le seul but de la vie, même en dehors de la sphère politique.

 

C. La question de fait

 

1. De fait, le bonheur est le but de la vie

Si nous nous abordons maintenant la question de savoir si le bonheur est le but de la vie de fait, la réponse semble évidente et indiscutable. Dire que le bonheur est le but de la vie de fait, c’est simplement dire que les hommes font du bonheur le but de leur vie : c’est dire qu’ils recherchent le bonheur. Comment nier une telle idée ? Elle semble absolument évidente. Pascal exprime clairement ce poncif[24] :

 

Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre.

Pascal, Pensées, § 425

 

2. Qui veut être un imbécile heureux, un porc satisfait ?

Pourtant, si on pense aux objections morales, qui se sont traduites dans le domaine politique, à l’idée que le bonheur doit être le seul but de la vie, on trouvera sans mal des objections à l’idée que les hommes cherchent toujours le bonheur.

En effet, la valeur bonheur n’est pas la seule valeur au monde. Nous voulons certainement être heureux, mais nous ne voulons pas uniquement cela. Et nous ne voulons pas être heureux à n’importe quelles conditions. Le philosophe utilitariste anglais John Stuart Mill prend un exemple éclairant pour poser la question de ce que nous voulons vraiment :

 

Incontestablement, l’être dont les facultés de jouissance sont d’ordre inférieur a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites ; tandis qu’un être d’aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit – le monde étant fait comme il est – est un bonheur imparfait. Mais il peut apprendre à supporter ce qu’il y a d’imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables ; et elles ne le rendront pas jaloux d’un être qui, à la vérité, ignore ces imperfections, mais ne les ignore que parce qu’il ne soupçonne aucunement le bien auquel ces imperfections sont attachées. Il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés.

John Stuart Mill, L’Utilitarisme, 1861

 

Imaginons par exemple un navire dans la tempête. Les hommes, terrifiés, se voient sur le point de périr et souffrent d’un grand malheur. Imaginons qu’il y ait là, sur ce bateau, un cochon. Celui-ci ne se rend pas compte du danger qu’il court, et jouit ainsi d’un bonheur sans défaut. Qui préférerions-nous être ? Un cochon satisfait, mais qui ignore tout de ce qui lui arrive, ou un homme alarmé parce qu’il a conscience de lui-même et de sa situation ? Et de même, préfère-t-on être un imbécile heureux, ou être un peu moins idiot, fût-ce au prix de quelques tracas existentiels ?

 

3. Le bonheur n’est jamais le but de la vie

On peut aller plus loin et prendre à contre-pied l’évidence apparente selon laquelle le bonheur est le but de tout être vivant. Nietzsche, en tout cas, y parvient, par une thèse extrêmement surprenante, profonde et puissante. A l’encontre des apparences les plus évidentes, il affirme que la vie ne cherche ni le plaisir ni le bonheur mais tout autre chose, dont plaisir, bonheur, malheur et douleur ne sont que des corrélats : la puissance.

 

Toute bête, par conséquent aussi la bête philosophe, aspire instinctivement à un optimum de conditions favorables dans lesquelles elle peut libérer complètement sa force et atteint son maximum de sentiment de puissance ; toute bête abhorre, de manière tout aussi instinctive, et avec une subtilité de flair qui est « plus haute que toute raison », toute espèce de fauteur de trouble et de gêne qui lui barre ou pourrait lui barrer le chemin conduisant à l’optimum (– ce n’est pas du chemin qui le conduit au bonheur que je parle, mais du chemin qui le conduit à la puissance, à l’acte, au faire le plus puissant, et dans la plupart des cas, en réalité, le chemin qui le conduit au malheur).

Nietzsche, La Généalogie de la morale, III, 7

 

De fait, l’homme ne veut pas le « bonheur ». La joie est un sentiment de puissance : lorsque l’on exclut les passions, on exclut les conditions qui provoquent au plus haut degré le sentiment de puissance, par conséquent la joie. La sagesse la plus haute est un état froid et clair qui est loin de provoquer ce sentiment de bonheur qu’apporte avec elle toute espèce d’ivresse…

Nietzsche, La Volonté de puissance, § 238

 

C’est donc une illusion, une interprétation erronée, de croire que l’homme (et tout être vivant) recherche le bonheur. C’est ce qu’il peut sembler à première vue ; mais si on regarde de plus près, on verra que bien souvent les désirs des êtres vivants les mènent inéluctablement à la souffrance, voire à la mort : c’est le cas de la mère prête à mourir pour ses petits, ou des multiples tendances à la lutte pour reproduction ou la domination. Ce que veut fondamentale-ment la vie, affirme Nietzsche, ce n’est pas le bonheur, mais la puissance.

 

Comment se fait-il que les articles de foi fondamentaux, en psychologie, sont tous la pire déformation et le plus odieux faux monnayage ? « L’homme aspire au bonheur », par exemple – qu’est-ce qui est vrai là-dedans ? Pour comprendre ce que c’est que la vie, quelle sorte d’aspiration et de tension exige la vie, la formule doit s’appliquer aussi bien à l’arbre et à la plante qu’à l’animal. « A quoi aspire la plante ? » – Mais là nous avons déjà imaginé une fausse unité qui n’existe pas. Le fait d’une croissance multiple, avec des initiatives propres et demi-propres, disparaît et est nié si nous supposons d’abord une unité grossière, « la plante ». Ce qui est visible avant tout, c’est que ces derniers « individus », infiniment petits, ne sont pas intelligibles dans le sens d’un « individu » métaphysique et d’un « atome », et que leur sphère de puissance se déplace sans cesse ; mais chacun de ces individus, s’il se transforme de la sorte, aspire-t-il au bonheur ? – Cependant toute tendance à s’étendre, toute incorporation, toute croissance, est une lutte contre quelque chose qui est accompagnée de sensations de déplaisir : ce qui est ici le motif agissant veut certainement autre chose en voulant le déplaisir et en le recherchant sans cesse. – Pourquoi les arbres d’une forêt vierge luttent-ils entre eux ? Pour le « bonheur » ? – Pour la puissance !… L’homme devenu maître des forces de la nature, l’homme devenu maître de sa propre sauvagerie et de ses instincts déchaînés (les désirs ont appris à obéir, à être utiles) – l’homme comparé à un pré-homme représente une énorme quantité de puissance – et non pas une augmentation de « bonheur ». Comment peut-on prétendre qu’il a aspiré au bonheur ?…

Nietzsche, La Volonté de puissance, § 305

 

V. Bonheur et technique

 

Si nous admettons que le bonheur est le but de la vie, nous pouvons alors nous demander quel est le moyen d’y parvenir. En particulier, l’histoire humaine, marquée par le développement fulgurant de la technique, mène-t-elle à un état où l’homme jouit d’un bonheur plus grand ?

 

A. La technique peut mener au bonheur (Descartes)

 

A première vue, il semble que la technique est un moyen privilégié pour atteindre le bonheur. En effet, par la science et la technique, les outils et les machines, l’homme parvient à extraire de la nature ce dont il a besoin avec peu d’efforts. La technique contribuerait donc fondamentalement à accroître les conditions de base (le « niveau de vie ») de notre bonheur.

Freud mentionne cette possibilité parmi les moyens d’atteindre le bonheur :

 

Il y a certes une autre et meilleure voie : en tant que membre de la communauté humaine, on passe à l’attaque de la nature avec l’aide de la technique guidée par la science et on soumet cette nature à la volonté humaine. On travaille alors avec tous au bonheur de tous.

Freud, Le Malaise dans la culture, II, p. 20

 

Descartes, par exemple, croyait en cette voie :

 

Mais sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher gravement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier lieu et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher.

Descartes, Discours de la méthode, VI

 

B. La technique nous éloigne du bonheur (Rousseau)

 

Mais il n’est pas si sûr que la technique nous approche du bonheur. Peut-être le bonheur des hommes, procédant du contraste (tout plaisir est passage d’une peine à une peine moins grande ou à une joie), est-il globalement stable et constant au cours de la vie.

 

Au cours des dernières générations, l’humanité a fait accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles, et à leurs applications techniques ; elle a assuré sa domination sur la nature d’une manière jusqu’ici inconcevable. Les caractères de ces progrès sont si connus que l’énumération en est superflue. Or les hommes sont fiers de ces conquêtes, et à bon droit. Ils croient toutefois constater que cette récente maîtrise de l’espace et du temps, cet asservissement des forces de la nature, cette réalisation d’aspirations millénaires, n’ont aucunement élevé la somme de jouissances qu’ils attendent de la vie. Ils n’ont pas atteint le sentiment d’être pour cela devenus plus heureux. On devrait se contenter de conclure que la domination de la nature n’est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu’elle n’est le but unique de l’œuvre civilisatrice, et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour « l’économie » de notre bonheur.

Freud, Le Malaise dans la culture

 

Mais on peut aussi, au contraire, aller plus loin. Une invention technique nous réjouit un court instant, au moment de son apparition, quand elle change notre vie en nous soulageant d’une tâche pénible. Mais aussitôt l’homme s’habitue à sa nouvelle condition : il se ramollit, s’affaiblit, et ne se rend plus compte de la peine que son outil lui épargne ; en revanche, si son outil vient à lui faire défaut il en éprouvera cruellement le manque. C’est ce que remarque Rousseau : Avec la technique, les hommes eurent du loisir ; ils l’utilisèrent à se procurer de nouvelles commodités ; ainsi ils continuèrent à s’amollir le corps et l’esprit ; par l’habitude, ces nouvelles commodités perdirent leur agrément, et dégénérèrent en de vrais besoins : « la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder. » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 2e partie).

Et il faut bien reconnaître que tout objet nous possède autant que nous le possédons : s’il nous est utile, nous dépendons de lui, nous avons peut de le perdre. Nous devons également organiser notre vie en fonction de cet objet. Enfin, nos objets nous coûtent parfois des efforts disproportionnés par rapport à leur utilité :

 

L’Américain type consacre plus de 1500 heures par an à sa voiture : il y est assis, en marche ou à l’arrêt, il travaille pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et les impôts. Il consacre quatre heures par jour à sa voiture, qu’il s’en serve, s’en occupe ou travaille pour elle… A cet Américain, il faut donc 1500 heures pour faire 10000 kilomètres de route, 6 kilomètres lui prennent 1 heure. Dans les « pays pauvres » les gens atteignent exactement cette vitesse… par l’usage de la marche. Ce qui différencie la circulation dans les pays riches et les pays pauvres n’est donc pas une plus grande efficacité mais l’obligation de consommer à haute dose l’énergie conditionnée par l’industrie du transport.

Ivan Illich, Energie et équité, 1973

 

Ainsi, toute la technique ne mènerait l’homme, dans le meilleur des cas, qu’à un monde plein de machines bien huilées et d’ennui ; et, dans le pire des cas, à un monde d’humains affaiblis, dégénérés, qui se comportent en enfants gâtés qui ne peuvent pas supporter d’être privés un seul instant de leur dernier jouet.

 

Conclusion (Freud)

 

Dans Le Malaise dans la culture, Freud fait une typologie[25] des méthodes possibles pour atteindre le bonheur. Voici le résumé de sa réflexion :

 

Les hommes désirent le bonheur, objectif à deux faces :

(1) but positif : vivre de forts moments de plaisir ;

(2) but négatif : ne subir ni douleur ni déplaisir.

L’activité des hommes se déploie dans ces deux directions.

Le principe de plaisir pose seul la finalité de la vie et domine le fonctionnement de l’âme. Il est au service d’une finalité mais en désaccord avec le monde. Il n’est pas réalisable. Le bonheur est limité par notre propre constitution car il ne persiste pas (on ne jouit intensément que de ce qui est contraste). La souffrance menace de trois côtés, en provenance :

(1) du corps condamné à périr et qui ne peut se passer de la douleur comme signal d’alarme ;

(2) du monde extérieur ;

(3) d’autrui (peut-être est-ce la menace ressentie le plus douloureusement).

Sous la pression de ces menaces, les hommes modèrent leur prétention au bonheur, le principe de plaisir se remodèle au principe de réalité : on s’estime déjà heureux d’avoir échappé à la souffrance, la fuite de la souffrance (but négatif) repousse à l’arrière-plan la recherche du plaisir (but positif).

De multiples voies permettant d’atteindre ces buts ont été recommandées par diverses écoles de sagesse et empruntées par les hommes :

* Spontanéité : satisfaction sans restriction de tous les besoins ; c’est le plus tentant mais cela signifie mettre la jouissance avant la prudence et cela trouve sa punition après une brève pratique.

* Action sur la réalité : attaquer la nature menaçante par la technique et la science.

* Action sur l’image de la réalité (modifier notre conception du monde) :

- Paranoïa : elle affecte tout le monde à des degrés variables : on corrige un aspect insupportable du monde.

- Les religions font partie de ces délires de masse, remodelages du réel. La religion brise la liberté, formate tout le monde à sa voie. Sa méthode : diminuer la valeur de la vie, déformer de façon délirante l’image du monde réel (ce qui présuppose une intimidation de l’intelligence). Elle réussit ainsi à épargner beaucoup de névroses mais c’est presque tout.

* Action sur soi-même :

- Agir sur l’appareil sensitif : intoxication chimique : les drogues agissent sur l’appareil sensitif ; c’est leur avantage qui fait leur nocivité.

- Agir sur la source intime du besoin par certains processus animiques. Cas extrême : mise à mort des pulsions (sagesse orientale, yoga). But : le bonheur du repos.

- Même voie plus modérée : domination des pulsions par les instances psychiques supérieures qui se sont soumises au principe de réalité : la visée de la satisfaction n’est pas abandonnée et l’inhibition des pulsions protège de la souffrance.        Mais cela diminue les possibilités de jouissance car le plaisir de l’assouvissement d’une pulsion sauvage est très supérieur au plaisir de l’assouvissement d’une pulsion domestiquée. (Cela expliquerait l’attrait pour l’interdit ?)

* Travail (investissement pulsionnel, sublimation) : déplacement de la libido par le travail : déplacement des buts pulsionnels vers un travail psychique (intellectuel ou artistique) qui n’est pas exposé au monde extérieur. Mais l’intensité de ces satisfactions est amortie par rapport aux plaisirs primaires ; de plus, cette stratégie n’est accessible qu’à une minorité (elle suppose des prédispositions particulières) ; enfin, elle ne protège pas totalement contre la souffrance (par exemple en provenance du corps). En l’absence de dispositions particulières, le travail ordinaire peut jouer le même rôle. Le travail permet d’affirmer et justifier son existence au sein de la société et de déplacer sa libido. Pourtant l’homme apprécie peu le travail en tant que voie vers le bonheur, d’où les problèmes sociaux.

* Choix des objets (orientation du regard) :

- Tourner le dos à la réalité, s’isoler des autres (ermite).

- Se centrer sur l’amour. Problème : risque de perdre l’objet aimé.

- Se centrer sur la jouissance de la beauté (humaine, naturelle, artistique, scientifique). Cela offre peu de protection à la souffrance mais apporte un dédommagement substantiel. Ex : les plaisirs de l’art : la recherche de la jouissance dans les œuvres d’art illustre la volonté de se rendre indépendant du monde extérieur. Mais si l’art est source de plaisir et de consolation, c’est de façon fugitive et faible.

       Conclusion : il n’y a pas de solution universelle : chacun doit chercher la solution adaptée à son cas : l’homme principalement érotique privilégie les relations de sentiment avec d’autres personnes, l’homme narcissique cherche dans ses processus animiques internes les satisfactions essentielles, l’homme d’action ne lâche pas le monde extérieur sur lequel il peut éprouver sa force.

On peut résumer cette typologie dans un tableau, et s’amuser à retrouver les grandes théories philosophiques que nous avons vues dans le cours :

 

Freud

Cours

satisfaction sans restriction de tous les besoins

hédonisme débridé (Calliclès)

action sur la réalité

attaquer la nature par la technique et la science

Descartes

action sur l’image de la réalité

paranoïa

 

religion

Kant, Christianisme

 

action sur

soi-même

agir sur l’appareil sensitif

drogue

 

 

agir sur notre désir

restriction des désirs

épicurisme, stoïcisme

mise à mort des désirs : sagesse orientale, yoga

Schopenhauer, bouddhisme

sublimation, travail

Nietzsche, Alain

 

choix des objets

s’isoler des autres

ermite

 

se centrer sur l’amour

 

Spinoza, Saint François d’Assise

se centrer sur la beauté

 

Nietzsche, esthètes (Baudelaire…)

 

 

Annexe

 

Quelques idées supplémentaires

 

Sois prêt à te suicider

Les Stoïciens : Si tu es prêt à te suicider, personne ne peut rien sur toi, personne ne peux te contraindre. Tu es parfaitement libre et heureux (pour une période de temps assez brève, certes). Par exemple, si on te demande quelque chose qui t’ennuie, si quelqu’un te demande un service et que tu n’as pas envie de le faire, si tu ne veux pas faire ton DM de philo, suicide-toi ! Par le suicide, tu peux t’évader et échapper à toutes les difficultés. Cet exemple permet de comprendre la logique et la limite du stoïcisme : la logique, c’est que celui qui est maître de ses désirs est libre ; la limite, c’est qu’il est bien difficile d’être maître de ses désirs, et la plupart des gens préfèrent être vivants, quitte à ne pas être absolument libre et heureux, plutôt qu’être parfaitement libres et heureux, mais morts.

Il n’y a que dans des circonstances extrêmes que les hommes appliquent effectivement ce précepte stoïcien : pensez aux agents secrets qui connaissent des informations capitales et qui gardent en permanence une pastille de cyanure afin de pouvoir se suicider plutôt que tomber aux mains de l’ennemi et révéler des secrets politiques sous la torture…

 

Le monde n’est pas un panorama

Le pessimisme de Schopenhauer peut paraître étonnant. Tout n’est pas si noir, avons-nous tendance à penser. Il y a tout de même des instants de bonheur, et puis la nature est belle, avec ses montagnes, ses forêts, etc. Schopenhauer rétorque : Le monde n’est pas un panorama. C’est une chose de voir ces paysages et ces êtres, mais c’est tout autre chose que d’être l’une de ces créatures. Chaque arbre de cette forêt, chaque plante, chaque animal, chaque être vivant est le tombeau vivant de mille autres. Et toutes ces bêtes vivent perpétuellement dans la souffrance, sans cesses poussées en avant par l’aiguillon de la souffrance. Tout est souffrance. Le monde est beau à voir, mais en tant qu’être, il est souffrance…

 

Et c’est ce monde, ce rendez-vous d’individus en proie aux tourments et aux angoisses, qui ne subsistent qu’en se dévorant les uns les autres, où, par suite, chaque bête féroce est le tombeau vivant de mille autre animaux et ne doit sa propre conservation qu’à une chaîne de martyres, où ensuite avec la connaissance s’accroît la capacité de sentir la souffrance, jusque dans l’homme où elle atteint son plus haut degré, degré d’autant plus élevé que l’homme est plus intelligent – c’est ce monde auquel on a voulu ajuster le système de l’optimisme et qu’on a prétendu prouver être le meilleur des mondes possibles ! L’absurdité est criante. – Cependant un optimiste m’ordonne d’ouvrir les yeux, de plonger mes regards dans le monde, de voir combien il est beau, à la lumière du soleil, avec ses montagnes, ses vallées, ses fleuves, ses plantes, ses animaux, etc. – Mais le monde est-il donc un panorama ? Sans doute ces choses sont belles à voir ; mais être l’une d’elles, c’est une tout autre affaire.

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, Suppléments, chap. 46

 

 

Illustrations  et références

 

La pilule du bonheur

Une question test : seriez-vous prêt à prendre la pilule du bonheur, si elle existait ? Cf. le film Matrix.

 

Citations

- « Le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous. » (Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, § 465)

- « La musique du meilleur avenir. – Le premier des musiciens serait à mes yeux celui qui ne connaîtrait que la tristesse du plus profond bonheur, et nulle autre tristesse : il n’en exista pas de tel jusqu’à présent. » (Nietzsche, Le Gai savoir, § 183)

 

Quelques lectures…

- Descartes, Discours de la méthode : un texte court et très connu, qui vous sera utile pour l’ensemble du cours de philosophie de cette année.

- Epictète, Manuel : très court, résumé de la théorie stoïcienne.

 

 

Questions et sujets

 

Questions d’auto-évaluation

Quelle est votre conception du bonheur ?

Donnez 4 manières de penser le rapport entre bonheur et désir.

Qu’est-ce que l’hédonisme ? Donnez-en deux versions.

Qu’est-ce que le stoïcisme ? Comment peut-on critiquer cette conception ?

Qu’est-ce qui distingue Spinoza des Stoïciens classiques (2 différences) ?

Qu’est-ce que l’ataraxie ?

Qu’est-ce que l’épicurisme ? Quelle est la différence entre l’épicurisme et le stoïcisme ?

Quels obstacles rendent périlleuse la quête du bonheur dans l’amour ? Quelles solutions peut-on imaginer ? Sont-elles faciles à appliquer ?

Faut-il espérer pour être heureux ?

Puis-je rendre autrui heureux sans l’être moi-même ?

Trouvez cinq idées importantes sur le bonheur qui ne sont pas dans ce cours.

 

Sujets de dissertation

La recherche du bonheur est-elle un idéal égoïste ?

La recherche du bonheur est-elle nécessairement immorale ?

L’homme injuste peut-il être heureux ?

Ai-je le devoir de faire le bonheur des autres ?

 

Bonheur et morale

Le bonheur est-il le but de la vie ? Le bonheur est-il le but de toute action humaine ? Le bonheur est-il la fin de toute vie humaine ? Le bonheur est-il nécessairement le but de nos actions ? Le bonheur est-il le bien suprême ? Peut-on donner pour fin à la réflexion philosophique la recherche du bonheur ?

 

Bonheur et finalité

Peut-on être heureux sans être libre ?

Faut-il choisir entre bonheur et liberté ?

Bonheur et liberté

L’Etat doit-il faire le bonheur des citoyens ?

Peut-on se contenter de vivre en paix ?

La recherche du bonheur est-elle une affaire privée ?

Peut-on dire que les peuples heureux n’ont pas d’histoire ?

Le bonheur dépend-il du régime politique sous lequel on vit ?

Le bonheur est-il un droit ?

 

Bonheur et politique

Le bonheur existe-t-il ? Le bonheur n’est-il qu’illusion ?

Peut-on atteindre le bonheur ? Le bonheur est-il inaccessible à l’homme ?

Un bonheur sans illusion est-il concevable ?

Est-ce seulement l’espoir d’être heureux qui rend heureux ?

Dans quelle mesure l’imagination contribue-t-elle au bonheur de l’homme ?

Peut-on être à la fois lucide et heureux ?

Faut-il s’abstenir de penser pour être heureux ?

 

 

Bonheur et illusion

N’y a-t-il de bonheur que dans l’instant ?

Qu’attendons-nous pour être heureux ?

Serions-nous plus heureux si nous étions immortels ?

 

Bonheur et temps

La raison conduit-elle toujours au bonheur ?

Que nous apprend sur le bonheur l’expérience du malheur ?

La recherche du bonheur peut-elle être un esclavage ?

Faut-il pour être heureux n’avoir plus de désirs ?

Est-il vrai qu’« il n’y a pas d’amour heureux » ?

Le bonheur est-il une question de chance ?

 

 

Autres

 



[1] Descartes, Discours de la méthode, III.

[2] « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde » (Descartes, Discours de la méthode, III).

[3] Les affects sont les sentiments (émotions, passions).

[4] Cf. supra, Le désir, I, B, 4.

[5] Chez Schopenhauer, la volonté est une catégorie générale qui inclut toutes les tendances, tous les désirs, toutes les volontés en l’homme et en toute chose.

[6] Certains traducteurs traduisent par : manque.

[7] Platon, Le Banquet, 208c – 209a. Cf. cours sur le désir, II, B, 4.

[8] Force, en latin.

[9] Energie psychique de la pulsion sexuelle.

[10] Cf. cours sur le désir, IV, C, 1.

[11] Lire par exemple Le Procès de civilisation de Norbert Elias : l’auteur y montre que c’est la curialisation (imitation des pratiques de la cour du roi) des mœurs qui est au principe du procès (processus) de civilisation en Europe.

[12] Cf. Herbert Marcuse, Eros et civilisation.

[13] Lire à ce sujet l’étonnant § 225 de Par-delà bien et mal.

[14] « Une autre technique de défense contre la souffrance se sert des déplacements de libido qu’autorise notre appareil animique (…). La tâche qu’il faut résoudre est de situer ailleurs les buts pulsionnels, de telle sorte qu’ils ne puissent être atteints par le refus du monde extérieur. La sublimation des pulsions prête ici son aide. On obtient le maximum si l’on s’entend à élever suffisamment le gain de plaisir provenant des sources du travail psychique et intellectuel. Le destin a alors peu de prises sur nous. » (Freud, Le Malaise dans la culture, II, p. 22).

[15] Montaigne, Essais, I, 19 : « Qu’il ne faut juger de notre heur qu’après la mort ».

[16] Qui relève de l’âme, du psychique.

[17] Freud insiste beaucoup sur l’importance de l’amour que nous recevons d’autrui. Il y voit l’origine et le nerf de toute conscience morale et de la définition même du bien et du mal : « Le mal est donc au début ce pour quoi on est menacé de perte d’amour ; c’est par angoisse devant cette perte qu’il faut éviter le mal. » (Freud, le Malaise dans la culture, VII, p. 67)

[18] Cf. texte de votre manuel, p. 514-515.

[19] Du grec eudaimonismos, bonheur.

[20] Qui donne son nom à quelque chose : la tragédie de Sophocle s’appelle Antigone.

[21] Partisans de l’utilitarisme, c’est-à-dire de la doctrine selon laquelle la maximisation du bonheur total est le fondement de la morale : entre deux actions, nous avons le devoir d’accomplir l’action qui apportera la quantité de bonheur maximale.

[22] Comme un jeune chat jouant avec sa queue, dirait Goethe.

[23] Qui joue le rôle de tuteur, c’est-à-dire qui prescrit aux citoyens ce qu’il est bien de faire.

[24] Lieu commun, idée sans originalité, truisme.

[25] C’est-à-dire une classification. On parle aussi de taxinomie.



16/06/2021
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