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Leçon 4 : L'Art est-il utile ? avec Van Gogh (Cliquez sur le lien !)

Leçon 4 : L'Art est-il utile ? avec Van Gogh

III-2-2/ « L’art est-il utile ? »

   Observation des « Vieux souliers aux lacets » de Vincent Van Gogh. Y-a-t-il une fécondité de l’inutile ?

 

III-2-2-1/ Observation et brève analyse du tableau « Les vieux souliers aux lacets » [1886] de Van Gogh.

 

III-2-2-2/ Van Gogh : un remake de l’éternel reproche fait aux artistes, dans l’esprit des fameux « lits » de Platon ?

 

III-2-2-3/ « L’art doit-il nécessairement être utile ? » Ébauche de dissertation sur la base d’autres références : Alain, Kant et Hegel.

 

III-2-2-1/ Observation et brève analyse du tableau « Les vieux souliers aux lacets » [1886] de Van Gogh.

 

Van Gogh Vieux souliers aux lacets. 1886.jpg
 

 

 

      S’agit-il d’une paire de souliers ? Rien n’est moins sûr, car si on observe de près la toile, il semble bien que l’on ait affaire à deux souliers dépareillés, deux pieds gauches, pour être précis. Peut-être, finalement, à l’image des deux frères : Théo et Vincent Van Gogh, qui se ressemblent, mais ne marchent pas toujours au même rythme : Théo est un affairiste efficace et prospère, tandis que Vincent est un peintre écorché et fragile :

   « S’il arrive un malheur, nous le braverons ensemble ; mon frère, demeurons fidèles l’un à l’autre. » Cette phrase est issue d’une lettre écrite par Vincent Van Gogh, adressée à Théo en 1883. Elle souligne la fraternité et l’entraide inaltérables entre les deux hommes pendant presque 20 ans. Installé à La Haye, aux Pays-Bas en 1872, Vincent commence le début d’une correspondance avec son frère cadet Théo. À l’époque, ce dernier travaille comme marchand d’art dans l’entreprise de son oncle à Bruxelles. Jusqu’à sa mort, le 29 juillet 1890, le peintre a écrit 652 lettres à son frère. Manuscrits que l’on retrouve dans le recueil Lettre à Théo, publié en 1914.

   Lorsque Vincent peint ce tableau, la « nature morte » est un genre assez mal considéré. Sur l'échelle du classement des genres, qui va de la matière pour s'élever vers l'esprit, la nature morte se trouve tout en bas, les scènes mythologiques, tout en haut. Fort heureusement, avec l'avènement de l'ère industrielle (nous sommes dans la seconde moitié du XIX° siècle) et l'ascension d’une petite bourgeoisie (moins éduquée mais plus riche), la question du bon goût change. Voilà donc que les nouveaux riches, s'entichent de paysages et de natures mortes. Toutefois Van Gogh pervertit ici totalement la nature morte. Comment imaginer qu'un bourgeois puisse accrocher des godillots au mur de son salon ? L'intention est fermement anti-commerciale : Van Gogh ne pourra jamais vendre ce tableau.

   Beaucoup plus que la simple représentation d'une paire de chaussures, c'est presque un portrait de la misère qu’offre ici le peintre. D'ailleurs, Van Gogh ne s'installe pas à Montmartre par hasard. C'est « the place to be. », le haut-lieu  de la vie d'artiste : mœurs légères, liberté, absinthe et misère économique, du côté des cabarets du Chat noir et du Moulin de la galette. Vit là, une population parisienne qui, dit le Larousse , « vit du produit précaire de son intelligence »... Van Gogh achète ces deux godillots aux puces et, en les peignant, brosse le portrait de l'artiste vagabond. L'artiste maudit dont Arthur Rimbaud, un autre de Montmartre, s'en fait plus tôt le porte-parole dans Ma bohème :

Comme des lyres, je tirais les élastiques

De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Finissons avec cette analyse du philosophe Heidegger :

 

« Prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan. Pour les décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme il y va d’une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d’une illustration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. Mais qu’y a-t-il là à voir ?

(…) D’après la toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et pourtant…

Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même.

Tout cela, peut-être que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais ce « tout simplement » est-il si simple ? Quand tard au soir, la paysanne bien fatiguée met de côté ses chaussures, quand chaque matin à l’aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d’elles, elle sait tout cela, sans qu’elle ait besoin d’observer ou de considérer quoi que ce soit…

Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. Dans la proximité de l’œuvre, nous avons soudainement été ailleurs que là où nous avons coutume d’être.

L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. »

Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, in Les Chemins qui ne mènent nulle part, 1936, Trad. Wolfgang Brokmeier, Gallimard, coll. Tel

 



08/04/2021
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